Chapitre 7.
Ils étaient tous les trois assis sur le canapé, dans la pièce qui tenait lieu de salon. Côte à côte, Joy et Largo ne quittaient pas des yeux l’homme qui s’était installé en face d’eux. Un petit bonhomme replet, aux cheveux grisonnants. Il se dégageait de lui une sorte d’élégance naturelle, en dépit des vêtements miteux qu’il portait.
Il n’avait pas encore dit un mot. Alors que Largo se précipitait pour secourir Joy, catapultée par l’ouverture brutale de la porte qu’elle n’avait absolument pas anticipée (avec le recul, elle estima avoir commis là sa première faute professionnelle en raison de ses amours avec Largo), l’homme avait levé vers lui son revolver en ôtant le cran de sûreté. Largo avait compris le message et s’était instantanément immobilisé, tandis que Joy se relevait, essayant de maîtriser la vague de colère qui l’étreignait. Une colère d’autant plus frustrante qu’elle était dirigée contre elle-même. Quel garde du corps, en vérité ! Elle avait été minable ! Tétanisée par ce que lui disait Largo, elle avait préféré fuir plutôt que d’affronter sa déclaration. Moralité : elle avait ouvert la porte sans se méfier, obnubilée par les mots qu’elle venait d’entendre. Une erreur impardonnable.
Ensuite, les deux jeunes gens n’avaient pas eu le choix. Se soumettant aux ordres muets de Guizantes, ils s’étaient assis. Enfin plus exactement Largo avait autoritairement pris la main de Joy et l’avait contrainte à s’asseoir, avant de prendre place à ses côtés : il n’avait aucune intention de la voir jouer les super-héros face à Guizantes.
Joy mesurait la situation et tentait d’analyser toutes les possibilités qui s’offraient. Miguel Guizantes n’était pas un pro, c’était manifeste. La main qui tenait son arme tremblait, trahissant sa nervosité. Il allait forcément se déconcentrer à un moment ou à un autre ; ce serait à elle de profiter de l’occasion et de le désarmer. C’était dangereux mais parfaitement faisable, à condition de bondir au bon moment. Elle n’aurait sans doute pas droit à l’erreur et en était consciente.
Largo, pour sa part, attendait. Oh, pas que Joy intervienne, non. Il avait même refusé de lâcher sa main, afin d’être certain qu’elle ne ferait pas de bêtise. Largo estimait que pour l’instant, ils manquaient d’éléments pour agir : ils ne savaient pas quelle serait la réaction de l’homme et ils ignoraient s’il appuierait effectivement sur la gâchette s’il se sentait menacé. Ils ne savaient pas s’il avait des complices juste derrière la porte. Et puis l’essentiel : ils ignoraient ce qu’il voulait exactement. Et pour l’instant, il les voulait vivants – ce qui était primordial à court terme.
Le silence perdura ainsi plusieurs minutes : chacun s’observait attentivement. Joy avait réussi doucement à dégager sa main, mais elle ne bougeait toujours pas, raide comme un piquet. Ce serait à qui craquerait le premier. Ce fut Largo, qui ne parvint pas davantage à contenir sa curiosité et son impatience.
- Vous pouvez nous expliquer ? demanda-t-il froidement.
- Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
- Si vous êtes l’homme auquel je pense, je ne vous ai jamais rencontré.
- Effectivement. Mais vous avez récemment entendu parlé d’une société que j’ai créée aux Etats-Unis il y a quelques mois.
- Je vois.
Joy sourit imperceptiblement. Là, elle retrouvait Largo : cette expression, ‘je vois’, il l’utilisait souvent. En fait, il le disait presque à chaque fois que quelque chose le contrariait. Et alors, il le prononçait toujours sur le même ton : grave et calme tout à la fois – alors qu’en général il bouillonnait.
- J’ai besoin de votre aide, Winch, poursuivit Guizantes.
- Pardon ?
- Il faut que vous m’aidiez.
- C’est une plaisanterie ?
- S’il vous plaît, écoutez-moi.
Largo le dévisagea, ne parvenant que très difficilement à dissimuler sa perplexité. Guizantes avait été l’un des commanditaires dans l’affaire de la tour W, il était au moins en partie responsable des menaces qui avaient pesé sur Joy et l’avaient lui-même tellement traumatisé ; de même l’Espagnol était-il impliqué dans l’agression de Simon et Tosca, puis celle de Marco. Autrement dit, Guizantes était l’un des responsables des nuits blanches et des angoisses que Largo venait de vivre. Et il faudrait qu’il l’aide ? Sérieux ?
Puis Largo se reprit : Guizantes avait vraiment l’air perdu. Il levait un regard implorant. Se pourrait-il qu’il y ait autre chose qu’une immonde crapule, chez cet homme ?
- Je ne vous veux pas de mal, Winch, croyez-moi, dit Guizantes d’une voix mal assurée. J’ai été emporté par une machinerie qui m’écrase et contre laquelle je ne peux rien. Aujourd’hui, vous seul pouvez m’aider.
En signe de bonne foi, il replaça le cran de sûreté de son revolver et le tendit à Joy. La jeune femme s’en saisit immédiatement, et dans un geste rapide et sûr, elle ouvrit le chargeur. Il était vide. Elle redressa la tête, interrogative.
- Je n’ai jamais eu l’intention de vous tuer, expliqua Guizantes. Même pour Elantxobe, je ne voulais pas le tuer. Mais là, je n’avais pas le choix.
- Vous vouliez expliquer la situation, alors faites-le. Inutile de chercher notre compassion par avance.
Largo avait parlé d’un ton sec. Cet Espagnol l’agaçait, à jouer les martyrs. Il était tout de même lié à la Commission, bon sang de bois ! D’accord, il avait peut-être été un instrument, mais tout de même ! On ne traîne pas avec ces gens-là ! Largo le regarda froidement. Guizantes hocha la tête, puis se lança :
- Vous savez sans doute déjà beaucoup de choses. J’ai été admis au sein de la Commission il y a plusieurs années déjà. Au début ils n’étaient pas très exigeants, mais progressivement ils en ont demandé de plus en plus. J’ai été lâche, je n’ai pas osé refuser. J’ai obéi. Il y a quelques mois, j’ai quitté l’Espagne et j’ai rejoint les Etats-Unis. Je devais créer une société écran.
- Et vous l’avez fait.
- La Team’sCo, oui. Je devais vous convaincre de nous céder vos parts du Groupe W. La Commission m’a dit de contacter un certain Sam Bishop, et là encore j’ai obéi. Et puis tout m’a glissé entre les doigts, je n’ai rien pu contrôler.
- Mais encore ?
- La Commission a monté cette opération commando contre vous. Lorsque je l’ai découvert, j’ai voulu faire marche arrière, mais je n’en ai pas eu la possibilité. Ils me tiennent, Winch. Et maintenant, j’ai peur : ils ont éliminé Elantxobe, ce qui prouve bien qu’ils ne s’encombrent pas de ceux qui échouent. Cet après-midi, ils ont réussi à me faire évader, et j’ai bien failli y rester. Ils voulaient me tuer.
- Et vous vous en êtes sorti ? demanda Joy, sceptique.
- J’ai eu de la chance – enfin dans un sens. Je suis né à Madrid, je connais la ville comme ma poche. Et pour les types qui m’ont récupéré, ce n’est visiblement pas le cas. Ils se sont retrouvés coincés dans les embouteillages, et j’en ai profité. Ils regardaient un plan. J’ai bousculé le gars qui était à côté de moi, j’ai ouvert la portière et je me suis enfui. Nous étions à Sol, il y avait pas mal de monde, je me suis dit qu’ils ne pourraient pas tirer. Et effectivement, ils ne l’ont pas fait. Je me suis engouffré dans un grand magasin, et je me suis mélangé à la foule. J’ai réussi à les éviter, je suis ressorti par l’autre côté, à Callao. J’ai pris le premier bus qui passait.
- Comment nous avez-vous retrouvés ? insista Joy, soupçonneuse : l’explication était certes plausible, mais elle restait sur ses gardes.
- En téléphonant au siège du Groupe W à New York. J’ai expliqué que je représentais le siège madrilène du Groupe et que puisque vous étiez à Madrid, je tenais à vous rencontrer personnellement, Winch. La secrétaire m’a dit que vous étiez descendus au ‘Cuzco’. Alors je suis venu.
- Et si vous ne voulez que parler, vous étiez vraiment obligé de venir armé ? releva Largo.
- Je tenais à ce que vous me laissiez entrer. Ecoutez, j’ai quelque chose à vous proposer : mon témoignage et les éléments que je possède contre la Commission, en échange de votre aide.
- Quelle aide attendez-vous de nous ?
- Je vous en parlerai plus tard. C’est dans vos cordes, Winch, du moins je le crois. Je connais votre réputation, vous pouvez m’aider. Vous êtes même sans doute le seul à pouvoir le faire. Et vous voudrez sans doute sauver la vie d’une personne innocente.
- Vous ? lâcha Joy, plus caustique que jamais.
- Non. Mais quelqu’un que j’aime plus que tout et qui n’a rien à voir là-dedans. Moi, je sais qu’ils me retrouveront tôt ou tard ; et ils me tueront, c’est certain. Mais j’ai besoin de votre aide pour mettre quelqu’un à l’abri de leurs représailles.
Guizantes se tut. Il lançait vers le jeune homme qui lui faisait face un regard implorant. Il avait peur. Il s’était mis dans de sales draps et en était parfaitement conscient. Il avait cru que la Commission ne l’écraserait pas, mais il s’était lourdement trompé : il s’était laissé manger tout cru. Et aujourd’hui, il était dépassé. Il ne voyait pas comment s’en sortir. Lui, lui qui avait travaillé dans les milieux politiques et fréquenté les cercles les plus huppés de son pays, il était finalement aussi minable que le dernier des truands. Il avait contribué indirectement à une prise d’otages, il avait déposé une bombe destinée à tuer… Et par l’enchaînement de ses actes, il l’avait entraînée là-dedans, elle qui pourtant n’était pour rien dans toute cette sinistre affaire. Il fallait la sauver ; et lui-même en était parfaitement incapable. Sa dernière chance, sa seule chance en réalité, c’était ce jeune homme qui le regardait froidement, assis à côté de son garde du corps. Mais Winch pourrait-il la sauver ? Guizantes aurait voulu en être certain.
Même s’il ne le montrait, Largo hésitait. Guizantes le dégoûtait, mais finalement, n’était-il pas un pauvre type qui avait cru être plus fort que la Commission ? Il était loin d’être innocent, c’était incontestable. Mais avait-il réellement voulu tout cela ? Largo se demanda si effectivement l’Espagnol n’avait pas été entraîné par un maelström qu’il n’avait pu maîtriser. Il doutait de la décision à prendre.
Largo finit par tourner les yeux vers Joy. La jeune femme ne bougeait pas, le revolver toujours dans les mains. Elle fixait Guizantes. Largo eut une moue dubitative : il était décidément bien seul, pour une telle décision. Il aurait aimé qu’elle le soutienne, qu’elle lui donne son avis, qu’elle le regarde, tout bonnement. Mais elle restait professionnelle, concentrée sur l’homme qui les avait menacés. Largo regarda à nouveau Guizantes. L’Espagnol attendait. Il devait parler.
- Je ne suis pas certain de pouvoir vous aider, répondit froidement Largo. Mais de toute façon, pourquoi le ferais-je ?
- Parce que j’ai en ma possession des documents essentiels qui prouvent l’implication d’au moins un haut dirigeant dans la Commission, et à partir desquels vous pourrez sans doute remonter toute une partie de leur réseau.
Guizantes avait parlé à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu. Mais Largo et Joy avaient compris. Et ils avaient eu la même réaction : ils s’étaient brutalement penchés en avant.
- Expliquez-vous ! intima Largo.
- Les membres de la Commission s’échangent régulièrement des documents ultra-confidentiels. Durant deux années, j’ai été l’un de leurs agents les plus éminents pour l’Espagne. Et souvent, c’est à moi qu’il incombait de faire transiter un certain nombre de documents confidentiels vers les dirigeants de la Commission.
- Vous voulez dire que vous connaissez les grands pontes ? articula Joy, totalement sidérée de la chance qui, peut-être, s’offrait à eux.
- L’un d’eux, oui, murmura Guizantes. Et j’ai des preuves de son implication dans la Commission.
- Où ? Quelles preuves ?
Largo s’agitait de plus en plus, gagné par une fébrilité qu’il ne parvenait guère à maîtriser. Etait-ce qu’enfin ils allaient progresser ? De l’enfer qu’ils vivaient ces derniers jours allait-il enfin ressortir du bien ? Il essaya de se raisonner, de rationaliser l’espoir qu’il sentait l’étreindre ; mais il n’y parvenait pas vraiment.
- Je crois que c’est le numéro deux de la Commission, fit Guizantes, conscient de l’agitation qui avait gagné ses interlocuteurs. C’est un Français.
- Son nom ?
- Pierre. André Pierre.
- Ça ne me dit rien du tout, fit Largo en fronçant les sourcils.
- Je ne pense pas que ce soit son véritable nom, avoua Guizantes. Mais je sais qu’il dirige une multinationale française et qu’il est influent dans plusieurs cercles de pensée réunissant des philosophes et des hommes politiques.
- Le CV idéal pour le poste de membre important de la Commission, nota Joy.
- Avec ce que j’ai, je pense que vous pourrez l’identifier : j’ai une adresse électronique à laquelle je peux lui faire parvenir toutes sortes de fichiers. J’ai également conservé une copie papier de tous les documents que je lui ai transmis. Si je vous donne tout ça, je pense que vous pourrez remonter la piste, non ?
Guizantes avait parlé plus vite. Il s’énervait et perdait patience. Ses mains s’étaient crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, et de fines gouttelettes de sueur perlaient sur son front. Joy pensa que l’homme était au bout du rouleau : l’angoisse prenait possession de lui, et il n’en pouvait plus d’attendre la décision définitive de Largo. Sans doute le jeune milliardaire se fit-il la même réflexion :
- Restez calme, vous énerver ne changera rien à la situation.
- J’ai pourtant toutes les raisons de m’énerver, non ? J’ai été naïf, c’est évident. Mais aujourd’hui je paie, et même le prix fort. Mais je ne veux pas que d’autres paient pour mes fautes. Qu’attendez-vous de moi, Winch ? Que je vous présente mes plus plates excuses pour tout ce qui s’est produit et dont je suis responsable ? Vous les avez ! Que je vous dise que je suis affreusement désolé, que les remords me rongent nuit et jour ? C’est la vérité ! Aidez-moi, Winch !
- Ecoutez, ce n’est pas…
- JE VOUS EN PRIE !
Guizantes avait crié et s’était précipité vers Largo. Agenouillé devant le jeune homme, il lui avait pris les mains et les serrait convulsivement. La scène était d’autant plus incongrue que Joy, dans un geste réflexe, avait armé le revolver et le maintenait contre la tempe de l’Espagnol, prête à faire feu s’il devenait menaçant. La scène aurait pu être comique, si la tension n’avait été aussi vive.
Largo se sentit on ne peut plus mal à l’aise et se leva, contraignant par là-même Guizantes à reculer.
- Ne soyez pas ridicule, marmonna le jeune homme.
- Je ne suis pas ridicule, je suis désespéré. Aidez-moi.
- Où sont ces documents ?
- Chez moi.
Joy cilla. Chez lui ? Comment Guizantes avait-il pu laisser de telles preuves chez lui ? Décidément, non seulement il était naïf, mais en plus il était idiot ! Joy secoua imperceptiblement la tête et se morigéna : non, après tout il n’était pas idiot. Ce n’était pas un pro, voilà tout. Il n’avait pas su où dissimuler ces documents, et comme un imbécile il les avait gardés chez lui. Mais enfin tout de même, quel naïveté ! Ils auraient bien de la chance s’ils les retrouvaient, ces documents !
Largo, lui, se dégagea de l’étreinte fébrile de Guizantes. La situation dérapait, et il trouvait qu’ils étaient en train de tomber dans le grotesque. Ce quinquagénaire devant lui, qui refusait de se relever et lui lançait un regard implorant, cela le gênait. Largo n’était pas homme à se délecter de la misère des autres. Guizantes était de toute évidence réellement aux abois. Ce n’était pas un piège, Largo le sentait instinctivement. Il jeta un coup d’œil à Joy, désireux d’avoir son approbation. Il rencontra un regard concentré. Elle réfléchissait.
Largo sentit à nouveau ce sentiment de solitude qu’il avait parfois ressenti, depuis qu’il avait repris la tête du Groupe W. Il avait ses amis, certes, et ils étaient toujours là. Mais il n’empêche : par moments il devait prendre seul des décisions majeures. Et cela lui était à chaque fois difficile. Ce soir, il aurait voulu que Joy lui donne un avis, l’aiguille. Mais rien. Un mur. C’était à lui de choisir de suivre ou non l’Espagnol.
Guizantes ne bougeait pas. Joy ne parlait pas. Poussant un soupir, Largo décida.
- C’est d’accord, nous allons vous aider, lâcha-t-il, un peu inquiet malgré lui de la réaction qu’aurait Joy. Mais elle ne dit rien, et il décida de poursuivre : Nous allons aller chez vous pour récupérer ces fameux documents sur André Pierre. Et vous nous expliquerez ce que vous attendez de nous.
Guizantes s’était relevé d’un bond. Il ne savait trop comment exprimer sa reconnaissance, mais ses yeux parlaient à sa place. Largo eut le sentiment d’avoir fait le bon choix.
*
Lorsqu’ils avaient quitté l’hôtel, elle avait jeté un regard furieux à Largo. Elle n’appréciait sans doute pas de le voir sortir ainsi au beau milieu de la nuit, avec un homme dont ils n’étaient pas sûrs à 100 %, et alors que la Commission rôdait dans les environs. Mais elle n’avait rien objecté et s’était contentée de s’installer autoritairement au volant – façon indirecte d’éviter Largo. Car malgré Guizantes et ses aveux, elle ne pouvait totalement oublier ce que le jeune homme lui avait confié, juste avant l’intrusion de l’Espagnol.
Joy conduisait, suivant fidèlement les indications de Guizantes. Ce dernier vivait à proximité de la Plaza Mayor, et la jeune femme tâchait de repérer le trajet, pour le retour. Les ruelles se succédaient les unes aux autres. Assis à l’arrière, Largo avait passé sa tête entre les sièges avant et écoutait attentivement : Guizantes leur expliquait comment il avait succombé aux attraits de la Commission.
- Il y a une chose que je ne comprends pas, intervint Largo. Si vous étiez un proche collaborateur du chef du gouvernement, pourquoi avez-vous dit ‘oui’ à la Commission ?
- Je me suis souvent posé cette question, ces derniers mois, avoua Guizantes. Et la seule explication qui me vienne à l’esprit, c’est la cupidité.
Malgré sa concentration sur sa conduite, Joy glissa un rapide coup d’œil vers Guizantes. Il avait parlé sur un ton désabusé, trahissant son mépris pour lui-même. Elle en fut émue, malgré l’animosité qu’elle aurait dû ressentir contre lui. Il était amer et parfaitement lucide sur lui-même. Et l’image qu’il avait de lui était loin d’être reluisante. Il avait dépassé les remords et se détestait sans doute.
- Ils ont fait miroiter l’argent et le pouvoir, et comme un imbécile j’ai marché, continua l’Espagnol. C’était stupide, mais je ne m’en suis par rendu compte, au début. C’est après. L’année dernière, l’homme qui m’avait contacté pour intégrer la Commission m’a expliqué qu’il envisageait de les quitter.
- Qui était-ce ? demanda Joy.
- Un ami que je connaissais depuis plusieurs années. Nos chemins se sont croisés pour la première fois il y a plus de vingt ans, lors de la démocratisation du pays ; nous avions alors sympathisé, discutant des heures durant sur la Constitution que le pays était en train d’adopter. Nous ne nous étions jamais perdus de vue, depuis, Luis et moi.
- Et bien entendu, il n’a pas pu quitter la Commission ? suggéra Largo.
- C’est ça. Lui et sa femme ont un accident de voiture, alors qu’ils étaient à Navacerrada. C’est un col de montagne, au Nord de Madrid. La Guardia civil a dit que Luis avait bu et qu’il avait perdu le contrôle de sa voiture. Mais Luis avait un ulcère ; il ne buvait jamais.
- Je vois.
- Alors j’ai eu peur, vous comprenez ? J’ai voulu faire marche arrière, tout plaquer ; mais j’ai eu peur d’un accident du même genre. J’ai réfléchi des nuits entières, et finalement je me suis dit que si je quittais mes fonctions, je ne les intéresserais plus. J’ai suggéré au Président du gouvernement de me congédier en toute discrétion, ce qu’il a accepté de faire.
- Sans poser de questions ?
- J’ai invoqué mon désir d’être plus proche de ma fille, que je ne voyais pas beaucoup.
- Vous avez une fille ? sursauta Joy.
Ça y est, elle avait compris. Guizantes avait peur pour quelqu’un, il l’avait dit ; il avait peur pour sa fille. L’Espagnol s’était raidi, sur le siège passager.
- Tournez à gauche, on va reprendre vers San Isidro, fit en appuyant sa phrase d’un vague geste de la main, dont il ne put cependant dissimuler le tremblement.
Joy s’exécuta, tout en attendant que Guizantes continue ses explications. Largo lui aussi devait attendre : il s’était encore penché en avant, et, les sourcils froncés, il ne quittait pas l’Espagnol des yeux.
- Maria a dix-sept ans. Elle a disparu il y a un peu plus de trois mois, expliqua Guizantes d’une voix nouée. Un soir, elle n’est pas rentrée du Lycée français. Son amie m’a dit qu’elles avaient pris le métro jusqu’à Sol, comme d’habitude. Et là, elles se sont séparées : la petite Ana vit du côté du théâtre. Elle ne l’a pas revue, et Maria n’est jamais arrivée à la maison.
- Vous avez prévenu la police, lancé des recherches ?
- Oui et non. En fait… Quand je suis rentré chez moi, ce soir là, l’appartement était vide : Maria n’était pas là. Mais j’avais une lettre, posée en évidence sur mon bureau. La Commission me demandait de partir à New York, où je serais contacté pour de plus amples informations. Un post-scriptum m’indiquait qu’ils… ils…
La voix de Guizantes se cassa. Il semblait incapable de continuer. Il respira profondément, et trouva le courage de poursuivre :
- Ils disaient qu’ils s’occuperaient de mes… mes intérêts… en Espagne. Je n’ai pas compris tout de suite, évidemment... Quand j’ai vu que Maria ne rentrait pas, j’ai commencé à paniquer, mais sans faire le lien. Et le téléphone a sonné.
- C’était eux ?
- Oui. Je n’oublierai jamais cette voix : un homme m’a dit que Maria prenait des vacances avec des amis de Luis, et que ces amis m’avaient laissé une lettre. Il a raccroché avant que je n’aie pu dire quoi que ce soit. Là, j’ai compris : ils avaient Maria et je devais partir pour les Etats-Unis… C’est là, prenez à droi…
Il n’acheva pas sa phrase : la rue était bloquée. A quelques dizaines de mètres, plusieurs camions de pompiers étaient déployés, et des hommes s’agitaient dans une pénombre incertaine. Au cinquième étage d’un immeuble cossu, un appartement était la proie des flammes.
- C’EST CHEZ MOI !
Guizantes avait crié. Sans attendre que Joy ne se gare, il avait déjà ouvert la portière et se précipitait vers les lieux du sinistre.
Le coup de feu claqua, sec, froid. Malgré le bruit des secours, Joy eut l’impression de n’entendre que lui.
Guizantes s’effondra sur le bitume, sans un mot.
*
Ils n’étaient rentrés qu’à cinq heures du matin, épuisés et écœurés. Encore un mort. Guizantes n’avait pas eu le temps de comprendre : le tireur embusqué ne lui avait laissé aucune chance. La balle l’avait atteint en pleine tête.
Largo et Joy avaient été happés par le tumulte consécutif à l’assassinat de Guizantes. La police les avait retenus, leur posant toutes sortes de questions, et surtout une, qui revenait constamment, lancinante et usante : pourquoi deux étrangers traînaient-ils la nuit avec un homme qui venait de s’évader de prison ? Largo et Joy avaient tenté d’expliquer la situation, en vain. L’officier de police qu’ils avaient en face d’eux n’était pas réceptif à leurs arguments. L’archétype du flic obtus, avait décidé Largo.
Vers trois heures, Joy avait eu un éclair : Trujillo ! Elle avait demandé à l’appeler. Vingt-cinq minutes plus tard, il débarquait et s’isolait pour parlementer avec le ‘flic obtus’. Après un bon moment, il avait rejoint Largo et Joy et leur avait annoncé qu’ils étaient libres. Mais lui aussi était intrigué par leur présence auprès de Guizantes, et il exigeait des explications. Fatigués, Joy et Largo les avaient données. En échange, ils avaient appris que l’incendie était dû à une bombe incendiaire. La Commission, encore et toujours.
Et puis sur les coups de quatre heures du matin, ce pompier était arrivé. Il semblait atterré. Joy avait ressenti un pincement au cœur. Encore une mauvaise nouvelle ? Non, elle en avait assez, elle n’en pouvait plus. Elle ne voulait plus de mauvaise nouvelle, plus de mort, plus d’alertes. Elle voulait dormir, c’est tout. La fatigue avait pris possession d’elle, et elle sentait que ses nerfs étaient mis à rude épreuve. Une étincelle, et elle s’effondrerait, elle le sentait.
Alors que le pompier entraînait Trujillo à l’écart, Joy avait détourné la tête vers Largo. Elle avait été effrayée : le jeune homme était d’une pâleur impressionnante. Elle s’était rapprochée, inquiète, et avait posé sa main sur son bras. Comme il ne réagissait pas, elle avait resserré son étreinte et l’avait appelé doucement. Plusieurs fois. Il avait eu l’air de revenir d’une autre planète et l’avait dévisagée sans rien dire. Longuement. D’un regard qui disait beaucoup. Joy avait préféré ne rien dire et lui avait offert un ersatz de sourire, tout en retirant sa main. Il n’avait pas pipé mot, mais avait déposé un baiser sur la joue de la jeune femme. Lui aussi se sentait vidé.
Et puis Trujillo était revenu, la mine grave. Encore une catastrophe en perspective. Le pompier ne l’aurait pas entraîné à l’écart s’il n’y avait pas quelque chose de grave. Joy avait senti une nausée monter. Elle en avait assez. Largo s’était raidi et avait passé un bras réconfortant autour des épaules de la jeune femme.
- Ils viennent de retrouver un corps au milieu du salon, avait annoncé Trujillo d’une voix rauque. Une jeune femme.
- QUI ?
Mais Joy avait secoué la tête en même temps qu’elle posait la question. Il ne pouvait s’agir que d’une personne : une jeune fille qui avait disparu dans le vieux Madrid depuis trois mois, alors qu’elle rentrait tranquillement du lycée. Une jeune fille qui avait représenté un moyen de pression incomparable, mais qui n’était plus d’aucune utilité dès lors que l’on se débarrassait de son père.
- L’autopsie identifiera sans doute Maria Guizantes, s’était contenté de répondre Trujillo d’une voix lasse.
Largo et Joy étaient repartis alors que cinq heures sonnaient, vidés de toute énergie. Ecœurés, ils avaient regagné leur hôtel. Joy avait raccompagné Largo jusqu’à sa chambre ; et alors qu’elle allait prendre congé, elle avait eu un vertige. Largo l’avait convaincue de rester là. Elle s’était endormie à ses côtés, terrassée par les événements. Lui-même, qui pourtant aurait tant voulu passer une nuit différente avec la jeune femme dans son lit, n’avait pas esquissé le moindre geste, vaincu par le sommeil.
*
Simon s’étira langoureusement, déplaçant légèrement la tête brune qui était affalée contre lui. Il tourna la tête et la regarda. Elle était magnifique. Et tellement… tellement… Oui, tiens, tellement quoi ? Simon se gratta le cuir chevelu sans la quitter des yeux, un sourire aux lèvres. C’était une sacrément bonne question, ça. Elle était tellement quoi ? Attachante, ravissante, drôle, naïve, épanouie, vivante, craquante, apeurée, tendre… Tout ça, et tellement plus encore !
Il n’était pas certain d’avoir déjà ressenti ça, auparavant. Il ne s’était jamais vraiment attaché à une femme. Parfois pour quelques semaines, mais il avait beau fouillé au plus profond de sa mémoire… Non, son flirt le plus long… Bianca… Non, Mary. Ça avait bien duré quatre semaines, avec Mary… Non non non, il délirait, là ! Il oubliait Svetlana… Ah non, ce devait être avec Anne, cette adorable petite française qu’il avait rencontrée il y a quelques années… Anne, cela s’était étalé sur… pfou ! Bien deux mois et demi !
Simon regarda à nouveau la jeune femme à côté de lui. Pour Tosca, c’était différent. C’était la première fois que cela lui arrivait : la première fois qu’il était avec une femme et n’avait pas envie de regarder les autres. Il ne voyait pas la fin de l’histoire, du moins pas encore. Il n’avait pas envie d’être avec une autre. Il voulait être avec elle, et seulement avec elle. Il voulait l’entendre rire sans fin, voir cette étincelle au fond de ses yeux, celle qui le faisait fondre ; il voulait lui faire l’amour nuit et jour comme un fou ; il voulait parler avec elle des heures entières, juste pour entendre sa voix ; il voulait… Il ne voulait pas la perdre, tout bonnement. Et il la protègerait contre les méchants.
Simon sourit, tout en lui caressant doucement le bras. Allons bon, voilà qu’il avait les mêmes pensées que Marco ! Serait-il un jour lui aussi envahissant que pouvait l’être parfois son frère ? Il se pencha et déposa un baiser sur la tête brune. La réaction ne se fit pas attendre : Tosca se retourna et, s’éveillant difficilement, lui offrit le plus beau des sourires. Une onde de chaleur envahit le cœur de Simon. Il sut à cet instant qu’il était vraiment amoureux. Sans réfléchir davantage, il l’embrassa.
- Joli réveil, commenta la jeune femme dans un sourire, alors que Simon s’écartait légèrement d’elle.
- Tosca, je crois que je vais aller dans l’autre chambre.
Elle se redressa et le dévisagea, ne parvenant que très mal à dissimuler sa surprise et son inquiétude.
- Quelque chose ne va pas ?
- Marco nous a demandé de faire chambre à part, rappela Simon d’une voix douce. Je ne pense pas qu’il soit si naïf que ça, mais ce n’est peut-être pas la peine d’insister.
- C’est vrai… admit Tosca à contre-cœur.
Simon l’embrassa à nouveau, puis il se leva. Il enfila rapidement ses vêtements, et revint déposer un rapide baiser sur les lèvres de la jeune femme avant de quitter la chambre. Malgré son départ, il était ivre de bonheur.
*
Il referma doucement la porte sur lui et fit un pas dans le couloir, pour s’immobiliser aussitôt. La scène qu’il découvrait était pour le moins insolite : agenouillé devant une serrure, un homme d’une trentaine d’années avait déposé un stéthoscope contre le bois de la porte et semblait écouter.
Simon ne bougea pas, estomaqué par sa fracassante découverte. Dans un hôtel aussi classe il y avait donc des monte-en-l’air qui traînaient dans les couloirs à la recherche de leur prochain casse ? Machinalement, Simon leva les yeux sur le numéro de la chambre. 456. La chambre de Largo ? C’est pas vrai ! Quelqu’un avait créé une ligue de ‘ceux-qui-plomberaient-le-plus-la-vie-de-Largo-Winch-et-ses-amis’, ou quoi ?!
Doucement, retrouvant le pas silencieux qui avait fait sa réputation lorsque lui-même s’était laissé aller au vol, Simon se glissa derrière l’homme. Celui-ci avait remballé son stéthoscope et s’était redressé. Planté devant la porte, il semblait hésiter. Simon, lui, n’hésita pas. Il s’approcha de lui et lui tapota l’épaule.
- Alors mon grand, comment ça va ?
L’homme se retourna, surpris. Il n’eut pas le temps de réagir : déjà le poing de Simon arrivait à une vitesse défiant toute concurrence. Trujillo eut juste le temps de lâcher mentalement un juron, avant d’être propulsé violemment en arrière. Il s’effondra contre la porte.
Simon, lui, tout à fait satisfait de lui-même, entreprit de lier les mains de l’homme, utilisant sa ceinture. N’ayant jamais rencontré l’agent espagnol, il était convaincu d’avoir mis la main sur un redoutable voleur. Une pensée traversa cependant son esprit. Un voleur ? Mais c’était curieux, ça, un voleur, dans un hôtel comme celui-là ! D’autant qu’il s’intéressait à la chambre de Largo. Simon ne croyait pas vraiment à ce genre de hasard. Alors ? Et s’il s’agissait d’un agent de la Commission ?
Simon ne se posa pas davantage de questions. S’étant assuré de la solidité des liens, il redressa l’homme, qui, bien que dolent, reprenait peu à peu ses esprits.
- Tu voulais rentrer dans la chambre de Largo, et bien tu vas être servi, fit Simon tout en maintenant l’homme contre le mur d’une poigne ferme.
- Vous êtes de ses amis ?
- Je suis même le chef de sa sécurité.
- Ah. Ravi de faire votre connaissance, M. Ovronnaz. Mais peut-être pourriez-vous me délier ?
Simon dévisagea l’homme, incrédule. Non, de toute évidence il n’avait pas affaire à un voleur. Restait donc la deuxième hypothèse : la Commission.
- Je suis certain que Winch et son adorable garde du corps vous ont déjà parlé de moi, ajouta l’homme, parfaitement sûr de lui.
- Tiens donc ! Et vous êtes ?
- Francisco Trujillo.
Trujillo s’était présenté avec un petit sourire agaçant. Il devait bien reconnaître qu’il s’était fait avoir comme un bleu, mais d’un autre côté le quiproquo était finalement des plus amusants. Enfin tout au moins il aurait pu l’être si Trujillo n’avait ressenti cette brûlure au niveau du maxillaire gauche. C’est qu’il cognait sacrément fort, ce type !
Quant à Simon, il avait froncé les sourcils. Oups ! Avait-il commis LA boulette ? Devait-il le libérer ? Oui, mais s’il avait menti ? Simon tendit la main et récupéra le porte-feuille dans la veste de l’homme. Il en sortit une carte d’identité et lut : ‘Trujillo Francisco, Felipe, Carlos, nacido…’
Simon releva les yeux et fronça les sourcils. Il rangea la carte dans le porte-feuille, et le porte-feuille dans la veste.
- Au moins, ça prouve que je suis efficace, non ? claironna Simon.
- Indéniablement, admit Trujillo. Ou bien que je suis le dernier des imbéciles.
- Disons les deux.
- Et maintenant ?
- Maintenant quoi ? Je suis censé vous détacher ?
- Ce serait un bon début.
- Oui, mais voilà : ce n’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace.
Trujillo leva un regard étonné vers Simon. Allons bon ! C’était quoi, encore, cette histoire ? Décidément, c’était bien sa veine ! Non seulement il se faisait prendre par la patrouille – ce qui était déjà vexant en soi pour un agent de sa trempe –, mais en plus il fallait que ce petit bonhomme fasse du zèle !
Pour sa part, Simon s’était décidé. Il ne prendrait aucun risque, et préférait pécher par excès de prudence que par excès de confiance. Il en avait assez, des drames à répétition. Après tout, même s’il s’agissait de l’agent espagnol, il pourrait bien patienter encore quelques minutes, non ?
- Votre carte pourrait être un faux, argumenta Simon. Mais si vous êtes bien Trujillo, Largo va vous reconnaître, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Alors on y va.
Joignant le geste à la parole, Simon frappa deux grands coups contre la porte de la chambre du milliardaire, tout en surveillant Trujillo du coin de l’œil. L’Espagnol, lui, ne peut réprimer un sourire ironique. Simon Ovronnaz était bien plus sérieux que l’image qu’il renvoyait.
*
L’inquiétude le gagna. Bon sang, pourquoi Largo n’ouvrait-il pas ? Cela faisait déjà trois fois qu’il frappait, mais toujours sans réponse. Il l’avait laissé avec Joy la veille au soir, et voilà que ce matin il découvrait un homme devant sa porte, et personne n’ouvrait. Et s’il s’était passé quelque chose, cette nuit ?
Simon s’agenouilla à son tour devant la porte, et palpa ses poches pour en sortir un petit étui en cuir noir.
- Vous comprenez maintenant pourquoi j’étais dans cette position ? ironisa Trujillo.
Simon ne répondit pas et entreprit de forcer la serrure. Trujillo poursuivit :
- Moi aussi j’ai frappé à la porte, ce matin. Personne n’a répondu. Même chose chez Joy Arden. En désespoir de cause, j’ai voulu entrer. Et je peux d'ores et déjà vous dire que personne n’a dormi dans le lit de votre amie. Je comptais aller vérifier chez Winch.
Simon souleva un sourcil intrigué. Intrigué et inquiet. Comment ça, Joy n’avait pas dormi dans son lit ? Et là, dans la chambre de Largo, personne ne répondait ? Pourquoi ? Ils n’étaient pas là ? Oui, mais s’ils n’étaient pas là, où étaient-ils ? Simon frissonna. Tout ceci n’était pas normal.
Il entendit le cliquetis de la serrure qui jouait et se releva. Il posa la main sur la poignée et tourna la tête vers Trujillo. Les mains toujours liées dans le dos, l’Espagnol semblait lui aussi quelque peu inquiet. Simon hésita, mais préféra ne pas le détacher, même s’il était de plus en plus convaincu d’avoir effectivement Trujillo en face de lui. Un petit quelque chose le retenait. Et puis il avait senti la peur le gagner. Et si Largo et Joy avaient été enlevés au cours de la nuit ? Ou pire encore ?
Il actionna la poignée et entra, talonné par Trujillo. Il jeta un coup d’œil rapide : le salon était désert. Les deux hommes échangèrent un autre regard, plus anxieux. Ils devaient savoir. D’un pas décidé, Simon se dirigea vers la chambre et ouvrit la porte.
*
Une tornade. Ce fut la première pensée de Joy. Une tornade balayait son lit. Elle grogna vaguement. Pourquoi une tornade, alors qu’elle était si bien ? Si fatiguée, mais si bien ! Elle sentit le matelas qui bougeait, une voix qui parlait, qui l’appelait doucement, une main qui lui caressait gentiment l’épaule. Hein ? Elle n’était pas seule dans son lit ? Seigneur !
Affolée, elle recula brutalement et ouvrit de larges yeux. Juste à côté d’elle, assis dans le lit, Largo la regardait tendrement, lui offrant un sourire timide.
- On a de la visite, Joy, il faudrait revenir dans le monde des vivants, dit-il.
Joy sursauta à nouveau. Les vapeurs du sommeil embrumaient encore son cerveau. Où étaient-ils ? Pourquoi se réveillait-elle dans le même lit que Largo ? Bon sang, avaient-ils donc… ? Non non non, elle s’en souviendrait, tout de même ! Et c’était quoi, cette histoire de visite ? C’était quoi, cette chambre ? Sacré nom d’une pipe, pourquoi son cerveau était-il si lent, ce matin ?
Elle remarqua que Largo regardait en face de lui, un vague sourire aux lèvres. Elle suivit la même direction et se figea. Non, elle vivait un cauchemar, c’est tout. Elle allait se réveiller chez elle, dans SON lit. Un cauchemar. Oui, ce ne pouvait être que ça. Mais bon sang, pourquoi ne se réveillait-elle pas ? C’est vrai, quoi ! Un cauchemar, c’est affreux, mais on se réveille toujours quand on se dit que l’on est en train de vivre la pire des situations ! Et là, c’était exactement le cas. Alors, ce réveil ? Il allait venir, oui ou non ? Pourquoi est-ce que tout cela s’éternisait ?
Elle cligna plusieurs fois des yeux, mais la vision ne partit pas. Le cauchemar était réel. Accoudés au chambranle de la porte, Simon et Trujillo les regardaient, avec des sourires oscillant entre le narquois et l’ironique.
Trujillo ne pouvait s’empêcher de s’estimer génial. Oh évidemment, il s’était laissé avoir par Simon, et il avait toujours les mains liées dans le dos. Mais c’était là un détail, une petite erreur passagère. En revanche, ce qui faisait ses qualités était toujours là : il avait devant lui, dans le même lit, la confirmation de ce qu’il avait cru deviner la veille. Largo Winch et Joy Arden avaient bel et bien une liaison. Et lui l’avait compris tout seul comme un grand. Et étant donné l’air ahuri d’Ovronnaz, même leurs amis les plus proches n’étaient pas au courant. Trujillo estima qu’il était le meilleur et ne put réprimer un sourire de satisfaction.
Mais bon, il y avait peut-être autre chose à faire pour l’instant. Il était génial, soit. Mais un génie toujours attaché, ce qui nuisait tout de même au tableau d’ensemble.
- Auriez-vous l’amabilité de bien vouloir confirmer mon identité à Simon Ovronnaz, qui me prend toujours pour un affreux prêt à vous tuer ? demanda cérémonieusement l’Espagnol.
Largo remarqua alors les liens. Finalement, la journée s’annonçait meilleure que celle de la veille : il avait dormi avec Joy (même s’il aurait préféré quelque chose de plus intime, c’était déjà un bon début), et voilà que Simon, gaffeur invétéré, avait rabattu son caquet à un agent du gouvernement espagnol ! Moui, c’était prometteur.
- Simon, tu peux le libérer : c’est bien Trujillo.
- Ah.
Sans tergiverser davantage, Simon dénoua la ceinture. Trujillo lui adressa un vague sourire en guise de remerciements, et se frotta les poignets.
- Je voulais vous tenir au courant des derniers éléments, annonça Trujillo.
- Vous avez du nouveau ?
- Hélas non, justement. Guizantes a été tué par un fusil à longue portée ; le tireur s’était posté dans un appartement inoccupé. Les propriétaires sont en vacances. Les voisins ont entendu le coup de feu, et tout ce qu’ils ont vu c’est une silhouette qui s’éloignait dans l’escalier.
- Des empreintes ? Une douille ? Je ne sais pas, moi, il y a bien quelque chose ! s’énerva Largo.
- La police scientifique est sur place, mais c’est sans grand espoir. Le type n’était pas un amateur : je vous rappelle qu’une seule balle a suffi.
- Et bien c’est déjà quelque chose, ça ! Il n’y a pas 3.500 tireurs d’élite dans Madrid, si ?
- Ne vous faites pas plus naïf que vous ne l’êtes, Winch : vous savez parfaitement que ce genre de piste ne mène jamais bien loin, et qu’il faut des semaines et des semaines pour les remonter.
- Est-ce que ça vous ennuierait de continuer cette conversation dans cinq minutes dans le salon ?
Les trois hommes se retournèrent vers Joy. Elle était toujours dans le lit, dardant sur eux un regard des plus furibond. Elle était coincée, se trouvant une tenue qu’elle jugeait parfaitement inappropriée pour sortir des couvertures devant eux sans perdre un minimum de dignité. Et ces imbéciles qui ne bougeaient pas, discutant tranquillement comme s’ils étaient dans un bar quelconque !
*
Pendant que Joy et Largo s’habillaient rapidement, Trujillo avait mis Simon au courant des événements de la nuit. Le Suisse n’en revenait pas. Puis Largo les avait rejoints, expliquant que Joy lui ayant laissé la primeur de la salle de bains, elle arriverait à son tour d’ici quelques minutes. Trujillo avait esquissé un sourire ironique, tandis que Simon avait, lui, adopté une attitude nettement moins discrète : la lueur dans son œil laissait parfaitement apparaître ce qu’il pensait.
- Si je comprends bien, la nuit a été agitée pour tout le monde ? constata-t-il, goguenard, sans quitter son ami des yeux.
- Non non, tu fais fausse route, Simon.
- Mais oui, mais oui.
- C’est la vérité ! se défendit Largo. Nous étions épuisés par la nuit, et elle a eu un malaise. J’ai eu peur qu’elle n’en fasse un autre sans personne pour l’aider, et j’ai préféré qu’elle dorme là.
- Ben voyons ! Top crédible, Largo !
- Mais c’est la vérité !
- Oui oui, c’est ça, c’est ça…
- Mais ce n’est pas ce que tu crois ! Nous…
- Et si nous en revenions à nos affaires ? coupa Trujillo.
Son intervention eut l’effet d’une douche froide : Simon et Largo reprirent pied dans le monde réel, loin, très loin de leurs amours et de leurs éventuelles concrétisations. Il y avait plus urgent.
- L’assassinat de Guizantes et la mort de sa fille nous ferment à nouveau une piste, poursuivit Trujillo.
- Et ce n’est pas Elantxobe qui risque de parler non plus ! nota Simon.
- C’est certain. D’autant que les types du commando ETA que nous avions arrêtés sont muets comme des carpes. Impossible de les faire parler, ils sont plus fermés qu’un crustacé ! Je viens de passer le reste de la nuit à la cuisiner, pour rien. Ils sont bornés, de vrais basques. Et nous revoilà à la case départ. Ça me rend totalement dingue ! Toutes les pistes disparaissent les uns après les autres !
Largo regarda longuement Trujillo. Et finalement, il se dit que l’homme devait être sympathique. Il prenait l’affaire à cœur, c’était manifeste. Largo et lui partageaient ce même sentiment de frustration face à la situation. La Commission était décidément très forte.
- Mais il y aura peut-être quelque chose sur le tireur de cette nuit ?
- On peut toujours espérer, mais à mon avis…
- Alors ça veut dire que l’affaire s’arrête là ? bougonna Simon, dépité.
- Non, il reste encore une piste.
Tous les trois se retournèrent vers Joy, qui venait de les rejoindre dans le salon. Elle avait les traits tirés, marqués par une fatigue que sa courte nuit n’avait pas permis de combler.
- Largo, rappelle-toi ce pourquoi nous allions chez Guizantes, cette nuit.
- Euh… Les papiers contre la Commission ?
- Oui.
- Mais ils ont brûlé.
- Je sais, mais il reste un nom : André Pierre.
- Un faux nom, objecta Largo.
Joy fronça les sourcils. Oui, c’était un faux nom ; mais c’était leur seule piste. Et avec un peu de chance, peut-être Kerensky pourrait-il identifier ce Pierre ? Après tout, ils avaient déjà pas mal d’éléments : ils savaient qu’il dirigeait une multinationale basée à Paris, qu’il appartenait à des cercles de pensée… En recoupant tout cela et en mettant en parallèle les mails reçus…
- Moi, il y a quand même quelque chose qui me chiffonne, lâcha Simon, pensivement.
- Quoi ?
- Il y a quelque chose qui ne colle pas, dans toute cette histoire.
- Quelle chose ?
- Ben…
- Simon, tu comptes nous faire lanterner encore longtemps ou tu craches le morceau ? s’impatienta Joy.
- Tous ces renseignements, vous les avez eus parce que Guizantes a débarqué ici au beau milieu de la nuit, c’est ça ?
- Oui, admit Largo, qui ne voyait pas très bien où Simon voulait en venir.
- Ben c’est là que ça ne colle pas.
- BON SANG SIMON, TU VAS ETRE PLUS EXPLICITE, OUI !
Ça y est, Joy craquait. C’est fou comme on peut être efficace et impatient ! songea Simon. Mais il se reprit. Il avait parfaitement bien manœuvré jusqu’à présent : elle s’énervait, ce qui était exactement ce qu’il voulait. Il allait pouvoir donner le coup de grâce. Car les explications de Largo étaient certes plausibles, mais personne ne lui ôterait l’idée que si ces deux-là avaient fini la nuit dans le même lit, ce n’était pas à cause d’un simple malaise !
Et puis Simon devait bien l’admettre : il avait été vexé de constater que Largo et Joy s’étaient rapprochés sans l’avoir tenu informé quasiment en temps réel. Bon d’accord, cette nuit lui-même était bien trop occupé avec Tosca ; mais ce n’était pas une raison ! Les retrouver tous les deux ce matin, cela avait été… surprenant, oui. Il n’avait rien vu venir, et surtout personne ne l’avait prévenu. Alors qu’il y ait quelque chose ou pas, que Largo ait été sincère ou non, Simon était bien décidé à les faire enrager.
- Ben… Comment ça se fait que Guizantes vous ait trouvés tous les deux dans la même suite au beau milieu de la nuit ?
- D’autant que je suis témoin : ce matin, vous étiez toujours ensemble dans la même suite… appuya Trujillo.
Joy s’agita, mal à l’aise, et foudroya les deux hommes du regard. Trujillo sourit de plus belle. Elle était décidément ravissante, lorsqu’elle était en colère. Winch avait bien de la chance. Et étant donné le sourire qu’il essayait vainement de contenir, il en était parfaitement conscient. Trujillo estima cependant que le moment était peut-être venu de recentrer le débat : Joy allait de toute évidence s’énerver définitivement. Il anticipa donc la remarque cinglante qu’il sentit poindre.
- Pour André Pierre, je ne peux pas faire grand chose, fit-il. Je suis limité dans mon rayon d’action : ma mission se limite à l’Espagne. Je ne suis pas habilité à bosser sur un Français vivant en France. Ce qui veut dire que je vais devoir donner le renseignement à la DST française. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de retrouver le réseau de relations de ce Luis, l’ami de Guizantes qui l’a fait rentrer dans la Commission.
- Vous savez de qui il s’agit ?
- Peut-être, répondit-il évasivement. Mais de toute façon, ça n’ira sans doute pas très loin. Si c’est bien lui, il est mort il y a plus de dix mois. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour remettre un certain nombre d’affaires en ordre : les contacts qu’il a pu avoir avec la Commission seront sans doute impossibles à remonter. Mais c’est tout ce que je peux faire.
- Alors faites-le.
- J’y compte bien, Winch. Mais je vous rappelle que j’ai des supérieurs, dont vous ne faites malheureusement pas partie. Et ils ne me laisseront pas éternellement sur une affaire sans issue.
- Je vois.
- Et nous Largo, on fait quoi ?
- On contacte Kerensky pour qu’il identifie André Pierre, répondit Joy.
Simon la regarda. Elle était vraiment admirable. Il l’avait prodigieusement agacée, mais elle avait su repasser en mode professionnel en quelques secondes. Trois phrases, et elle redevenait la Joy Arden plus solide qu’un roc. Il devait bien l’admettre, sa maîtrise le laissait pantois. Puis il pensa que si Joy entrait effectivement en visioconférence avec Kerensky, cela lui laisserait le temps de cuisiner Largo pour savoir exactement ce qui s’était passé cette nuit, avant l’intrusion de Guizantes et après leur retour à l’hôtel…