Chapitre 8.

Georgi Kerensky était vraiment un homme extraordinaire, de cette race des sur-hommes ; de ceux auxquels vous pouvez demander la lune, et qui trouveront toujours un moyen de la décrocher. Tous en étaient parfaitement conscients, tout en découvrant son visage fatigué qui s’étalait sur l’écran de l’ordinateur du jet. Ils se faisaient tous la réflexion que, sans Kerensky, ils n’auraient jamais pu remonter la piste à partir de la Teams’Co ; et maintenant, grâce à lui, ils allaient peut-être enfin être en mesure de mettre à mal les projets de la Commission Adriatique.

Joy avait contacté Kerensky à 9 heures du matin, le réveillant au beau milieu de la nuit compte tenu du décalage. Elle lui avait raconté les événements de la nuit, de l’intrusion de Guizantes à son assassinat, en passant par la découverte macabre de sa fille. Elle lui avait expliqué ce que l’Espagnol leur avait appris, et lui avait demandé de l’aide : seul Kerensky était capable de mettre un nom sur ce pseudonyme d’André Pierre. Le Russe avait baillé bruyamment, mais il n’avait pas élevé la moindre protestation. Il s’était rendu immédiatement au bunker pour lancer des recherches.

Pendant que Kerensky travaillait, confrontant les éléments qu’il avait en sa possession, et tâchant d’aboutir dans sa mission, Largo et ses amis s’étaient envolés pour Paris. Ils voulaient être sur place, dès que les recherches aboutiraient.

Et le résultat était tombé. Il était 14 h 30, le jet venait d’atterrir à Villacoublay. Kerensky s’encadrait sur le moniteur du portable. En face de lui, penchés sur la webcam, cinq faces le contemplaient : Marco, Simon, Tosca, Joy et Largo. Ils étaient tous présents, attentifs à ce qu’il leur révélait : Kerensky avait identifié André Pierre. Il avait retrouvé un haut dirigeant français, introduit dans les plus éminentes sphères politiques et financières, et qui vivait dans un appartement cossu du VIIe arrondissement. Un homme qui voyageait beaucoup et avait un carnet d’adresses particulièrement impressionnant.

André Pierre, de son vrai nom Louis Peydarmens, sénateur français et PDG de ‘France Export’, une multinationale particulièrement puissante à travers le monde, était le numéro deux de la Commission Adriatique. Selon Kerensky, le doute n’était pas permis. Et tous avaient approuvé en hochant de la tête : Georgi ne parlait jamais à la légère.

- Bon, ben... Il ne nous reste plus qu’à agir, en conclut Largo.
- En faisant quoi ?
- Euh…
- Bon plan, ça, Largo. C’est sûr, on va progresser !
ironisa Simon.
- Non mais attends, je vais trouver…
- Il faudrait donner tous ces éléments à Trujillo,
intervint Joy.
- Tu rigoles ? sursauta Marco.
- Non. Trujillo doit contacter la DST. Or les services secrets français prendront sans doute au sérieux les éléments transmis par lui, alors que si nous, nous nous pointons là-bas…
- On va vous rire au nez, c’est évident,
acheva Kerensky.

Tout en haussant des épaules, Marco maugréa quelque chose d’incompréhensible. L’idée générale n’en était pas moins claire : l’Italien n’appréciait pas d’avoir dû prendre tous les risques pour en arriver à se défausser sur une administration à laquelle, de toute évidence, il n’accordait qu’une confiance des plus limitées. Qui sait s’ils ne préfèreraient pas enterrer le dossier ?

- Je dois dire que moi aussi, ça me coûte de leur filer toute l’affaire, appuya Simon. A titre personnel, on peut quand même faire quelque chose, non ?
- Non, hors de question de s’exposer encore une fois. Je te rappelle qu’au rythme actuel, il y a plus d’un mort par jour. Ça fait beaucoup, et je n’ai aucune envie que le prochain sur la liste soit l’un de vous.
- C’est gentil de penser à nous, mais ce pourrait aussi bien être toi, Joy.
- Merci de me rappeler ma triste condition d’être mortel, Marco. Mais je maintiens : les risques sont trop importants.
- Elle a raison,
fit Kerensky. En assassinant Guizantes sous vos yeux, la Commission vient de nous donner un sacré coup de semonce. Alors soyez raisonnables, pour une fois : ne vous en mêlez pas et acceptez de refiler le bébé aux services compétents.
- On peut peut-être faire les deux ?
émit Largo.
- C'est-à-dire ?
- Joy, tu appelles Trujillo et tu lui donnes les éléments que Georgi a récupérés, pour qu’il les transmette aux services français. Pendant ce temps, je rentre en contact avec Peydarmens sous couvert d’une affaire quelconque que le Groupe W voudrait conclure avec son propre holding, France Export.
- Tu ne veux pas que je te tire directement une balle dans la tête, par hasard ? Ce serait beaucoup plus simple, et le résultat serait parfaitement identique.


Joy avait parlé on ne peut plus froidement, mais elle était trahie par son regard : en réalité, elle bouillonnait. Décidément, Largo n’en ratait jamais une ! Aller se jeter dans la gueule du loup, alors même que le loup en question était sans doute parfaitement au courant de la situation et de l’enquête menée par l’intel unit ! Non mais il lui arrivait de réfléchir, parfois ? Il était suicidaire ? Ou bien il avait peut-être décidé de la rendre folle ? Non parce que à ce rythme, il allait y arriver, cela ne faisait aucun doute !

- Dois-je déduire de tes sarcasmes que tu n’approuves pas mon idée ? s’enquit Largo avec un sourire à peine dissimulé.
- Dois-je m’abaisser à répondre ? rétorqua aussitôt la jeune femme.

Largo ne put cacher plus longtemps son sourire, et leva les mains en signe de paix. Puis, répondant à une impulsion tout aussi subite qu’inattendue, il se pencha et déposa un rapide baiser sur les lèvres de la jeune femme, qui se raidit instantanément.

- Alors c’est d’accord, on va se contenter d’en référer à Trujillo, fit-il en se redressant, sans laisser le temps à Joy de réagir.
- Donc on n’entre pas en contact avec Peydarmens ? s’étonna Marco.
- On écoute Joy, pour une fois, confirma Largo. La DST prend la suite de l’enquête, et nous on retire nos billes.
- Mais… Pourquoi ?
- Parce qu’elle a raison, je ne veux pas que quelqu’un soit tué.


Largo avait parlé sans quitter Joy des yeux. C’était surtout à elle, qu’il pensait. Oui, elle avait raison : s’il entrait en contact avec Peydarmens, il s’exposait dangereusement. Et la dernière fois qu’il s’était exposé aux griffes de la Commission, Joy avait pris une balle. Il avait bien failli la perdre définitivement. Il ne voulait pas revivre ce cauchemar.

- Alors là, non, j’y crois pas ! lâcha Simon.
- Quoi ?
- Tu te montres raisonnable et tu baisses les armes devant Joy ? Toi ?
- Ben…
- Il a intérêt à m’écouter, pour une fois,
coupa la jeune femme d’un ton sec. Et toi Simon, tu ferais bien de prendre le temps de réfléchir avant de proférer une ânerie qui pourrait te coûter très cher, si tu vois ce que je veux dire.
- Tu n’oserais tout de même pas t’en prendre à un Vice-Président du Groupe W, si ?
protesta le Suisse.
- Dis une seule bêtise, et tu verras si j’ose !
- Mouais. Le pire, c’est que tu en es capable ! D’autant que si tu me tuais, tu serais protégée par le PDG de notre Groupe bien-aimé, lequel PDG bien évidemment ne laisserait pas sa maîtresse être accus…
- C’était exactement la chose à ne pas dire, Simon !
gronda la jeune femme.

Joy voulut faire un pas vers Simon, mais elle sentit les bras de Largo l’enserrer et la retenir. Simultanément, Tosca se plaçait devant un Simon qui tentait pourtant de l’écarter pour la mettre à l’abri, préférant affronter seul l’orage. Joy, furieuse, se retourna vers Largo, dardant sur lui un œil qui aurait fait fuir un régiment entier de uhlans. Et du fond de la tombe, l’œil d’Abel poursuivait Caïn, pensa Largo. A voir le regard que Joy posait sur lui, le jeune homme se sentit une affinité inattendue avec le fils d’Adam.

- Largo, tu ne vas quand même pas m’empêcher de le tuer ? maugréa Joy.
- Si.
- Tu n’as pas le droit !
- Tant pis, je le fais quand même.


Alors que Joy se dégageait brutalement de l’étreinte de Largo et s’apprêtait à répondre vertement, une sonnerie stridente envahit la cabine du jet.


*


Une alarme résonnait, déchirant les tympans. Tous sursautèrent. Tous, sauf Marco, qui avait suivi le manège de Kerensky à travers l’écran. L’Italien souriait, de ce petit air supérieur de celui qui sait alors que ceux qui l’entourent ne savent pas. Excédé par l’attitude de ses amis, le Russe avait actionné l’alarme incendie de l’avion – tout en prenant préalablement soin de désolidariser ladite alarme de la balise de détresse. Il ne s’agissait pas non plus d’ameuter le ban et l’arrière-ban, et les secours avaient sans doute autre chose à faire qu’à répondre à de fausses alertes.

Mais Kerensky était à bout de patience, il fallait bien l’avouer. Depuis des semaines il dormait peu, et il venait encore de passer une nuit blanche ; les catastrophes s’amoncelaient tout autour d’eux. Et eux, quelle réaction avaient-ils ? Ils se disputaient comme des gamins, comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Certes, c’était sans doute un excellent moyen de relativiser les événements, mais pas maintenant !

Kerensky pensa que Largo avait bien oublié les enseignements du Père Maurice : la Bible ne disait-elle pas qu’il y avait un temps pour chaque chose ? Dans l’Ecclésiaste, se souvint le Russe – s’étonnant lui-même de sa mémoire. Et là, le temps n’était certainement pas aux enfantillages. Ils traquaient la Commission, bon sang !

- Est-ce que ça intéresse quelqu’un de savoir où on en est avec Peydarmens ? lâcha-t-il d’une voix glaciale.

Kerensky n‘ajouta rien, jetant sur ses amis un œil noir. Paradoxalement, le simple fait de les avoir ainsi rappelés à l’ordre avait calmé le Russe. Après tout, il comprenait leurs réactions : ils faisaient face du mieux qu’ils pouvaient, combattant l’inquiétude par la dérision, quitte à avoir des attitudes puériles.

Du fin fond de son bunker new-yorkais, Kerensky avait envie de rire, maintenant. Un rire nerveux, certes ; mais ces grands dadais avaient des réactions d’élèves du primaire. Pris en faute, ils se regardaient, gênés, et tentaient de faire oublier leurs écarts en arborant des visages attentifs.

Kerensky glissa un coup d’œil vers Marco, qui apparaissait sur l’extrême bord de son écran. L’Italien était le seul à avoir compris. Il esquissa un vague sourire. Les deux hommes se comprenaient. Kerensky se dit qu’il aimerait ne pas perdre le contact avec Marco, quel que soit l’avenir que cette affaire leur réservait. Malgré son passé quelque peu mouvementé, il était un homme sûr ; et il était extrêmement intelligent, ce qui ne gâtait rien.

- Les choses évoluent vite, reprit le Russe, tout en se concentrant à nouveau. Ce n’est pas la peine de savoir si Joy a raison ou pas en refusant que tu prennes rendez-vous avec Peydarmens, Largo. Parce que de toute façon, tu en serais réduit à entrer en contact avec sa veuve.
- Sa veuve ?
répéta Tosca, incrédule.
- Je vois, se contenta de dire Largo. Il est mort ?
- La dépêche vient tout juste de tomber sur les serveurs de la police française, acquiesça Kerensky. Le sénateur Louis Peydarmens vient d’être retrouvé dans sa propriété de campagne, tué d’une balle dans la tempe.
- C’est une plaisanterie ?
- Je ne suis pas adepte de ce genre d’humour,
se contenta de répondre Kerensky, tout en fusillant sur place Simon – le malheureux ayant eu l’outrecuidance de mettre en doute son sérieux.

Nul ne parla. Le silence avait instantanément pris possession de la cabine. Et les regards échangés entre les protagonistes de la scène disaient la même chose : on s’arrêterait là. Ils le sentaient tous, instinctivement. La Commission triomphait, finalement ; elle s’en sortait presque indemne, même si elle avait dû pour ce faire sacrifier certains de ses éléments. Evans, Elantxobe, Guizantes, et maintenant Peydarmens… Oui, l’enquête menée par Largo et ses amis avait coûté cher à la Commission, c’était indéniable. Mais les efforts qu’ils avaient déployés n’avaient pu mettre un terme aux agissements de ce groupe multi-séculaire qui subsistait envers et contre tous.

- Alors… c’est… fini ? balbutia Tosca, tout en se serrant contre Simon.
- On dirait, oui.

Largo avait parlé d’une voix grave. Il venait de reconnaître brutalement le goût amer de la défaite, et sentit un poids qui lui tombait sur les épaules. Il n’aimait pas ça. Il se sentit vieilli, subitement.

Tout recommencerait, donc : la Commission, ses menaces, ses coups montés, ses manipulations, ses attaques… Largo et son équipe lui avaient porté un coup, mais la blessure était loin d’être mortelle. Et en tout état de cause, c’était trop peu pour se mettre à l’abri de ses agissements. L’avenir du Groupe W serait encore hanté par la Commission. Largo secoua la tête. Il devait s’avouer vaincu, et enrageait de devoir l’admettre. Il avait tellement cru que cette fois-ci ce serait différent ! Il avait mis tellement d’espoirs dans cette affaire ! Et ils venaient de s’évanouir en quelques secondes.

Il leva un regard fatigué vers ses amis, qui évitaient consciencieusement de se regarder. Tout avait changé pour eux aussi. Ils étaient affreusement lucides sur la signification de la mort de Peydarmens : l’enquête s’arrêtait là. Voie sans issue. On n’irait pas plus loin.

Largo se tourna d’abord vers Joy. La jeune femme ne bougeait pas. Catatonique, elle regardait fixement la moquette du jet, comme si elle pouvait y trouver une solution à l’impasse dans laquelle ils se trouvaient désormais. Elle devait partager la même rage et la même frustration que lui. Largo sentit un élan l’envahir, et il s’approcha d’elle pour la serrer dans ses bras, tenter de trouver un peu de réconfort. Elle s’écarta en faisant un petit pas de côté. Largo en fut déçu.

Dépité, il se tourna vers Simon. Le Suisse avait pris Tosca dans ses bras, la berçant doucement pour la rassurer. Mais son visage trahissait ses sentiments : lui aussi était anéanti. Simon savait parfaitement ce qu’était la Commission, et il était pleinement conscient de leur échec. Il en souffrait, à la fois pour lui et pour la jeune femme qu’il serrait contre lui.

Largo détacha ses yeux de Simon et continua son tour d’horizon. Marco… Marco regardait attentivement le tarmac, à travers le hublot. Il semblait fasciné par le bitume, qu’il fixait intensément.

- Je suis désolé, Largo, finit par dire Kerensky, dont la voix résonna étrangement dans la cabine silencieuse. Ils sont redoutables dans leur efficacité. Je vais faire mon possible, mais étant donné leur rapidité de réaction… Franchement, je ne suis pas sûr de pouvoir trouver quoi que ce soit.
- Je m’en doute,
répondit Largo d’une voix atone, tout en tournant un visage défait vers le Russe. Fais ton possible, Georgi. Mais je suis tout à fait conscient qu’ils nous ont eus : quoi que tu puisses faire, ils auront toujours une longueur d’avance. La Commission survit depuis plus de six cents ans ; nous avons été naïfs de croire que nous pourrions l’anéantir.
- Dis-toi qu’on leur a quand même fait mal.
- Je sais. Mais à nous aussi, ils ont fait du mal.


Largo avait détourné le regard en prononçant ces derniers mots. Il fixait Marco. L’Italien était toujours perdu dans sa contemplation du bitume. A quoi pouvait-il bien penser ? Largo se demanda si Marco se rendait compte de ce que signifiait leur échec, pour lui et Tosca. Ils ne pouvaient pas retourner à New York : Bishop les y attendrait. Qu’il agisse de sa propre initiative ou sur l’ordre de la Commission, le puissant chef de gang voudrait très certainement faire taire définitivement les Di Martigliani, et par là-même les punir pour leur collaboration avec le Groupe W. Quant à retourner à Rome, ce n’était même pas la peine d’y songer : ils y étaient attendus par ce fameux Giulio. Ce qui voulait dire que Marco et Tosca étaient dans une situation des plus inconfortables.

- Tosca ?

Marco avait parlé sans tourner la tête, regardant toujours à travers le hublot. Il n’osait pas affronter le regard de sa sœur. Mais il devait le lui dire, il le sentait. Il avait fait rigoureusement la même analyse que Largo s’agissant de leur situation. Et il devait avertir Tosca des conséquences que la victoire de la Commission avait pour eux – même s’il considérait que cette victoire était des plus relatives, compte tenu des pertes.

- Tosca, tu aimes Simon ?

La jeune femme frémit. Marco avait parlé d’un ton neutre, mais elle le connaissait parfaitement : elle avait discerné l’inquiétude derrière le timbre pondéré de sa voix. Marco avait peur.

Elle hésita. Aimait-elle Simon ? Elle ne s’était pas vraiment interrogée sur ses sentiments, en fait. Elle l’avait trouvé attachant, et lui avait cédé sans se poser de questions, comme si cela avait été naturel. Ce n’était pourtant pas son genre, mais elle avait agi en suivant l’impulsion du moment. Avec Simon, elle éprouvait un sentiment de bien-être et de sécurité qu’elle n’avait plus connu depuis longtemps. Cela signifiait-elle qu’elle l’aimait ?

- En tout cas, moi je l’aime.

C’est Simon qui avait répondu. Simon qui avait resserré son étreinte autour de la jeune femme, comme s’il avait peur qu’elle ne lui échappe. Il en avait pris conscience le matin même, alors qu’il se levait : sans doute pour la première fois de sa vie, il aimait vraiment une femme. C’était un sentiment étrange, tout nouveau pour lui ; mais il était convaincu qu’il l’aimait.

Il sentit sur lui les regards étonnés de Largo et Joy. En d’autres circonstances, il se serait sans doute étonné lui-même. Il ne pensait pas être homme à aimer. Et pourtant, en quelques heures Tosca avait su trouver le chemin de son âme.

- Je te crois, Simon, fit Marco en tournant enfin la tête vers l’intérieur de la cabine.
- Merci.

Simon levait un regard reconnaissant vers Marco. Il le croyait, et cela touchait incroyablement le Suisse. Il était parfaitement conscient du fait que sa réputation pouvait jeter un doute sur sa sincérité ; et pourtant, Marco le croyait. Simon s’en sentit ému. Et il le fut plus encore lorsque Tosca leva vers lui un regard enamouré et lui murmura les quelques mots qu’il espérait.

Mais Marco ne laissa pas le temps à Simon de savourer l’aveu de la jeune femme :

- Le problème, c’est que Tosca et moi ne pouvons pas retourner à New York.
- J’en suis conscient,
dit Simon, reprenant instantanément pied dans la réalité. Bishop ?

Marco approuva de la tête, et Tosca se raidit. Elle comprit à cet instant toute l’ampleur du désastre : elle aimait Simon, tout au moins c’est ainsi qu’elle avait décidé d’analyser ses sentiments. Mais que ce soit une réalité ou un aveu provoqué par la confidence de Simon, est-ce que cela changerait quelque chose, dans le fond ? Simon vivait à New York, et elle… elle… elle ne pourrait plus y vivre. En tout cas pas tant que Bishop y serait, ce qui risquait d’être long, très long même.

- Tosca, il faut qu’on décide de ce que l’on fait, insista Marco.
- Je sais…

Elle n’avait pas pu dire autre chose : les larmes arrivaient, retenant au fond de sa gorge tout ce qu’elle aurait pu ajouter. Simon la serra plus tendrement, collant son corps au sien. Et pourtant, il eut le sentiment qu’elle allait lui échapper. Il leva un regard alarmé vers ses amis. Largo et Joy le regardaient intensément, partageant sa détresse. Ils ne trouvaient rien à dire – sans doute parce qu’il n’y avait rien à dire. La situation concernait le trio Marco-Tosca-Simon ; ils n’étaient que des spectateurs compatissants.

- Il n’y a pas trente-six possibilités, exposa Marco. Nous ne pouvons pas rester aux Etats-Unis, ni retourner en Italie. Quant à la France et l’Espagne, je crains d’y être un peu trop populaire si l’on considère les avis de recherche de la police.
- Il nous reste quoi, alors ?
- Tosca… Que dirais-tu de venir avec moi au Canada ?


Simon sentit son cœur faire un bond dans la cage thoracique. Le Canada ? Le Canada ? Mais c’était… C’était à moins de deux heures d’avion de New York, ça ! Ils pourraient continuer à se voir très régulièrement, ils pourraient…

- Va pour le Canada !

Tosca avait parlé avec un enthousiasme que l’on n’eut jamais pu déceler chez elle quelques secondes auparavant. Le Canada, c’était à la fois sûr et près des Etats-Unis, donc près de Simon. Et c’est tout ce qui importait : elle continuerait son aventure avec Simon. Tout n’était pas fini.


*


Largo, Simon et Joy avaient rejoint le building W depuis quelques heures, après avoir déposé Tosca et Marco à Montréal. Kerensky avait fait joué ses quelques relations, tandis que Joy et Largo passaient quelques coups de téléphone depuis le jet. Lorsqu’ils avaient débarqué, tout était réglé : ils avaient tous les deux une autorisation de résidence dans le pays, et un contrat de travail. Le petit groupe s’était donc quitté – et Simon avait promis à Tosca de venir passer le week end suivant à Montréal.

Sur les quatre-vingt-dix minutes de vol entre Montréal et New York, Largo et Joy avaient tenté de somnoler vaguement. Simon, lui, n’était pas parvenu à se défaire d’un sentiment de plénitude. Il en avait des remords : ils avaient connu beaucoup de violence, ces derniers jours, et trop de vies avaient été fauchées. Mais Simon ne pouvait s’empêcher de repenser au baiser que Tosca lui avait donné, au moment de repartir. Et il ne pouvait s’empêcher de rêver à la nuit qu’ils passeraient ensemble, dans trois jours.


*


Arrivés à New York, Largo avait été littéralement assailli par John Sullivan, qui avait cruellement besoin de son patron (ou plutôt de sa signature) pour officialiser certains documents majeurs. Quant à Joy et Simon, ils avaient rejoint Kerensky au bunker. Un Kerensky rendu un peu plus pâle que d’ordinaire par le manque de sommeil.

- Alors c’est réglé ? avait demandé le Russe en découvrant les deux amis.
- Pour Tosca et Marco, oui. Ils doivent déjà être en train de chercher un appartement.
- Parfait.


Kerensky avait parlé d’un ton détaché. Trop détaché. Simon était encore sur son petit nuage, mais Joy se rendit compte que Kerensky avait encore quelque chose à leur annoncer. Une mauvaise nouvelle. Cela n’aurait donc jamais de fin ?

- Alors ?

Kerensky l’avait regardée, étonné qu’elle ait pu comprendre. Elle commençait à le connaître redoutablement bien ; presque autant que lui-même la connaissait. Tous deux se fixèrent silencieusement quelques secondes. Frappé par ce silence, Simon condescendit à quitter momentanément son petit nuage.

- Alors la Commission était plus efficace encore que tu ne l’imagines, fit le Russe d’une voix grave.

Simon sentit un frisson glacé dans son dos. Non, pitié ! Pas ça !

- TOSCA ? cria-t-il.

La violence de la réaction de Simon fit sursauter Kerensky – fait exceptionnel si l’on considérait sa tendance à se prendre pour un monolithe.

- Non, rassure-toi : Tosca et Marco n’en savent pas plus que nous. Or la Commission cherche à nous empêcher de remonter une piste, pas à nous éliminer. Il va sans doute lui falloir un peu de temps pour digérer ses pertes, et je ne crois pas que nos amis aient quoi que ce soit à craindre. La Commission a d’autres chats à fouetter que de se venger.
- Bon alors ?
s’impatienta Joy.
- L’attaché parlementaire de Peydarmens vient de perdre malencontreusement le contrôle de sa voiture, et il est allé s’encastrer contre un platane. Il avait une passagère qui elle aussi est morte sur le coup.
- Laisse-moi deviner : Mme Peydarmens ?
- Oui.
- Elle n’aura pas profité longtemps de son veuvage !
- De fait.


Simon souffla bruyamment. Décidément, il n’aimait pas cette accumulation de morts. Cela prouvait une chose : la Commission ne pardonnait pas les erreurs et ne s’encombrait pas des vies humaines. Ce n’était certes pas un scoop, mais là, Simon eut le sentiment de prendre cette vérité en pleine figure. Et à voir la pâleur de Joy, la jeune femme aussi avait du mal à encaisser.


*


Finalement, Kerensky avait suivi Simon et Joy, et, rejoignant Largo, tout le monde avait dîné au penthouse. Un dîner morose, même si Simon dénotait : bien qu’il ait été bouleversé par les dernières révélations, il semblait heureux malgré tout. La Commission le dégoûtait plus que jamais, mais il ne pouvait s’empêcher de penser à la jeune femme qui l’attendait, à Montréal.

Largo se prit à envier son ami : Simon aimait, et surtout ses sentiments étaient partagés. Il pouvait vivre son amour, même si c’était à plusieurs centaines de kilomètres de distance. C’était mieux que rien. Lui, tout milliardaire qu’il était, il se sentait affreusement seul, ce soir.

Aussi, lorsque le dîner s’acheva, Largo n’hésita pas : laissant Kerensky et Simon quitter l’appartement, il retint Joy par le bras, ponctuant son geste d’un ‘il faut qu’on parle’ autoritaire et qui ne souffrirait aucune protestation.' Les deux autres comprirent qu’ils étaient de trop.

Joy se sentait affreusement mal à l’aise, et ce sentiment s’accentua lorsqu’elle entendit la porte du penthouse se refermer sur Simon et Kerensky. Elle était seule face à Largo ; et elle savait déjà ce qu’il allait dire. Le moment était venu de décider, et elle s’en sentait incapable. La peur la gagnait, encore une fois.

- Joy, je t’en prie, n’ouvre à personne tant que je n’ai pas fini de parler, fit Largo tout en s’approchant d’elle. Ce que je veux te dire est important.

Elle déglutit difficilement. Elle songea à reculer, mais y renonça : cela ne servirait à rien. Il avancerait. Et puis il avait l’air décidé, ce ne serait pas un mètre de plus entre eux qui ferait la différence.

Elle sentit qu’elle rougissait et se maudit de laisser son corps exprimer son angoisse. Largo allait parler, il allait le lui dire ; et elle devrait répondre. Elle retrouva la même sensation qu’à Madrid : une main de fer qui enserrait son cœur et l’empêchait de respirer normalement.

- Joy, je t’aime. Je veux qu’on recommence, sérieusement cette fois. Je ne veux pas que tu files comme il y a six mois. S’il te plaît, laisse-nous une chance de construire quelque chose tous les deux.

Ça y est, il attendait. Elle devait répondre. Il attendait toujours. Le temps s’éternisait. Elle devait parler. Le lui dire. Mais lui dire quoi ? Qu’elle était morte d’angoisse ? Qu’elle était tiraillée entre son envie de l’embrasser sauvagement et sa peur de le décevoir ? Qu’elle l’aimait ? Qu’elle l’aimait mais qu’elle manquait de confiance en elle, tout au moins pour ce genre de choses ?

- Joy, je t’en prie…

Il recommençait : il avait ce regard si caractéristique qui balayait toujours toutes les bonnes résolutions de la jeune femme. Il s’approchait lentement. Il se penchait. Elle sut que c’était maintenant ou jamais. La peur la fit frissonner et elle eut le sentiment que son cœur s’arrêtait de battre. Oui, il le fallait ; il le fallait ; elle devait le repousser ; elle avait trop peur de l’avenir, trop peur de se dévoiler, de se rendre vulnérable, de se mettre à sa merci.

Il s’approchait de ses lèvres, et elle sentait déjà son souffle.
Elle devait le repousser.
Elle ferma les yeux pour trouver le courage de le faire.
Ses lèvres effleurèrent les siennes.
Son cœur manqua un battement.
Elle devait le repousser.
Mais elle ne le fit pas.




Fin.





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