Chapitre 6.

Le jet survolait déjà l’Espagne. Ils atterriraient à l’aéroport de Barajas d’ici une vingtaine de minutes, le pilote venait de l’annoncer. Joy se repositionna sur son siège, duquel elle avait tendance à glisser. La cabine du jet, qu’elle partageait habituellement avec Simon et Largo, comptait aujourd’hui également Tosca et Marco. Moralité : Joy n’avait pu s’étendre sur une banquette entière, et elle en avait été réduite à prendre un fauteuil. Ce qui, sur un vol de presque dix heures et compte tenu du fait qu’elle avait très peu dormi les deux nuits précédentes, était une épreuve supplémentaire.

D’autant que la journée avait déjà été longue : pour éviter d’arriver à Madrid au beau milieu de la nuit, ce qui ne leur aurait été d’aucune utilité, ils n’avaient décollé que le soir venu, aux environs de 22 heures. Ils arriveraient ainsi en début d’après-midi dans la capitale espagnole. Cela avait laissé le temps à Marco de récupérer un peu mieux, et surtout cela avait permis de convaincre le corps médical, qui était tout sauf enthousiaste à l’idée de le voir sortir aussi tôt. Largo avait expédié les affaires courantes du Groupe W, enchaînant rendez-vous sur rendez-vous, étudiant ses dossiers, réunissant le Conseil. Le sommet de la journée avait été une réception à laquelle il n’avait pu se défiler, et où Joy avait dû l’accompagner malgré ses réticences à exposer ainsi Largo compte tenu des circonstances. Ce n’est que relativement tard qu’ils avaient pu s’éclipser en toute discrétion. Ils avaient rejoint le building W, récupérant leurs amis. Puis tout ce petit monde avait regagné l’aéroport.

Alors seulement, ils avaient décollé. Pour eux, la nuit commençait enfin. Mais elle avait été courte, indéniablement : ils avaient longuement discuté, mettant au point plusieurs stratégies successives, toutes écartées les une après les autres. Ils avaient surtout essayé de comprendre les tenants et les aboutissants, les liens entre tous les protagonistes de l’affaire. En réalité, le silence ne régnait dans la cabine que depuis deux heures. Peut-être trois, pour être honnête, mais certainement pas davantage. Joy se fit la réflexion de ce qu’elle devait vieillir : elle supportait moins bien les décalages horaires. Elle se sentait vidée de toute énergie à la simple perspective de se trouver emportée par le maelström de la vie madrilène, alors qu’elle ressentait tellement le besoin de dormir.

Joy jeta un coup d’œil sur ses compagnons de voyage, qui n’avaient pas réagi lorsque le pilote avait annoncé qu’ils survolaient l’Espagne. Tosca et Simon étaient vautrés sur la même banquette, côte à côte. Enfin plus exactement, recroquevillée sur elle-même, Tosca somnolait, la tête blottie contre l’épaule d’un Simon totalement endormi, la bouche entrouverte, et dont le bras pendouillait lamentablement par-dessus l’accoudoir. Joy sourit. Simon avait l’air heureux, malgré tout. Elle pensa qu’il avait même l’air particulièrement ravi, ce que pourtant rien ne justifiait a priori. La seule explication était la présence de Tosca.

Pour être tout à fait sincère, Simon était souvent ravi dès lors qu’il s’agissait de femmes. Mais il était rarement aussi… comment dire ? Joy chercha le mot le plus adéquat et malgré ses efforts elle n’en trouva qu’un seul. Heureux. Oui, Simon était heureux. Elle pensa que peut-être pour la première fois de sa vie, il était réellement amoureux. Le coup de foudre. Cela existait donc ? Vraiment ? Ailleurs que dans les séries B ? Elle sourit malgré elle. Oui, cela existait. Même si elle-même n’en avait jamais connu, cela existait.

Elle fronça les sourcils. Isolée dans ses pensées, bercée par le ronronnement de l’air conditionné, elle décida que le moment était peut-être venu de faire preuve d’honnêteté avec elle-même, fut-ce dans ses sentiments les plus intimes. Se disait-elle réellement la vérité ? Avant Largo… Non, là elle était sincère : elle n’avait jamais connu de coup de foudre. Elle n’avait jamais vraiment aimé, non plus. Elle avait été attendrie par David Crosley, qui le premier avait su s’adresser à elle comme à une femme. Elle en avait été amoureuse, oui ; du moins elle l’avait cru. Mais elle avait su tout de suite qu’ils avaient fait une erreur en se mariant. Elle avait sans doute été amoureuse de David, mais elle ne l’avait pas aimé. Elle n’avait donc jamais aimé ?

Ah, si, une fois. John Donovan. Oui, lui, elle l’avait aimé. A sa manière, mais elle l’avait aimé. Mais cela avait été tout sauf un coup de foudre. Dans le cadre de sa mission, elle s’était attachée à lui, elle lui avait découvert des qualités. Et cela avait été un déchirement lorsqu’elle avait ouvert ce maudit fichier informatique qui l’accusait. Elle l’avait cru coupable ; coupable de trahison, le pire des crimes au sein de la CIA. Et elle-même, elle l’avait trahi, d’autant plus gravement qu’elle l’avait dénoncé sans approfondir davantage. Elle l’avait dénoncé sans vérifier que c’était bien lui qui avait créé ce fichier accusateur. Comment avait-elle pu être aussi naïve ? Comment avait-elle pu penser que John aurait laissé sur son propre portable une preuve aussi accablante ?

Elle secoua la tête et pinça les lèvres. Comment avait-elle pu le croire ? Mais c’était évident ! Justement parce qu’elle l’aimait, et que découvrir sa trahison l’avait blessée plus profondément qu’elle n’avait bien voulu l’admettre. Parce qu’elle s’en était voulu d’avoir accepté la mission que lui avait confiée son père ; parce qu’elle s’en voulait de s’être attachée à John plus qu’elle n’aurait dû ; parce qu’elle s’en voulait de découvrir qu’elle était amoureuse d’un traître, qu’elle s’était trompé sur lui. Alors plutôt que de raisonner, elle l’avait trahi. Par dépit amoureux. A cet instant, Joy ne douta plus : oui, elle l’avait trahi. Parce qu’elle l’aimait, paradoxalement.

Joy haussa imperceptiblement les épaules, mal à l’aise. Simon avait légèrement bougé, et Tosca s’était confortablement repositionnée contre lui. Ah oui, le coup de foudre. Donc, elle avait déjà aimé sans coup de foudre. Et depuis John Donovan ? Non, elle n’avait pas… Joy ne put réprimer un vague sourire. Ça y est, elle recommençait, elle se mentait à elle-même ! Depuis, oui, elle avait été amoureuse. Et même plus : elle aimait, vraiment, profondément. De ce sentiment qui fait qu’on se demande comment on a pu vivre sans l’autre jusqu’alors. Largo. Elle aimait Largo.

Mais s’agissait-il d’un coup de foudre ? Elle fronça à nouveau les sourcils et s’humecta les lèvres. La question était difficile. Elle lui avait tout de suite trouvé des qualités, indéniablement. Mais l’avait-elle tout de suite aimé ? Elle n’en était pas sûre. Elle n’avait découvert son amour que lorsqu’elle avait été droguée, en Arctique. Mais justement : la drogue n’avait fait que révéler des sentiments dont elle n’était pas consciente, et qui pourtant existaient déjà. Alors ? Depuis quand l’aimait-elle réellement ?

Inconsciemment, Joy tourna son regard vers l’objet de ses pensées, et instantanément elle se figea. Largo la dévisageait tranquillement, un demi-sourire aux lèvres. De toute évidence, cela faisait un moment déjà qu’il l’observait.

- C’est si embêtant et drôle ? fit-il en se penchant légèrement en avant, se rapprochant ainsi de la jeune femme.
- Pardon ?
- Cela fait cinq bonnes minutes que tu regardes Simon et Tosca, en alternant les expressions dubitatives et les sourires. Alors ?
- Euh… Non, rien, rien. Je pensais à… à… Simon. Simon et ses amours. Et je me demandais s’il n’était pas amoureux, pour une fois.
- Peut-être,
admit Largo.
- En tout cas il a drôlement intérêt s’il veut continuer à vivre en un seul morceau, maugréa une voix.

Largo et Joy se retournèrent. Juste derrière eux, tentant de se redresser tout en réprimant une grimace de douleur, Marco les regardait. Malgré ses blessures, il avait tenu à les accompagner. Dans le jet, il s’était installé au mieux, dardant dans les premières heures un œil mécontent sur Tosca et Simon. Et finalement, alors qu’ils survolaient l’Atlantique, Marco avait fini par céder à la fatigue. Obnubilée par ses pensées, Joy avait totalement oublié qu’il était là.

- Vous trouvez que je la protège trop, n’est-ce pas ?

Joy leva un sourcil ironique. Au moins, Marco était lucide !

- Disons que tu es très attentif, et que Tosca est grande, répondit prudemment Largo.
- Je sais. Mais Tosca n’a pas eu une vie facile, et je ne veux pas qu’elle souffre encore une fois.
- Si tu nous racontais ?


Marco regarda attentivement Largo, puis Joy, avant de revenir sur Largo. Il hésitait. Puis il sembla se décider. Il prit le temps de prendre une position dans laquelle il sentirait moins la douleur due ses contusions, puis se lança dans son récit :

- Tosca a déjà aimé. Il y a deux ans elle vivait à Rome, et elle s’est amourachée d’un type de chez nous. Elle disait que Giulio était sa vie, qu’il l’aimait, et toute la palanquée des choses qu’on croit dans ces cas là. Il était médecin, et il partait souvent au beau milieu de la nuit en quatrième vitesse. Il revenait au petit matin, parfois dans un état… bizarre, disons.
- Mais il n’était pas médecin, c’est ça ?
comprit Joy.
- Non. Il y a quelques mois, Tosca s’est blessée avec un couteau de cuisine. Trois fois rien, mais il fallait des points de suture. Alors tout naturellement, elle est allée à l’hôpital San Pietro, où il était censé bosser. Mais ils n’en avaient jamais entendu parler.
- Classique.
- Oui, si on veut. Toujours est-il qu’ensuite, les choses se sont gâtées très vite : Tosca a interrogé Giulio, ce qui paraissait logique, et ça a dégénéré. Il est devenu fou de rage, lui ordonnant de se mêler de ce qui la regardait. Et comme elle s’énervait en disant que ce que ce qu’il faisait de ses nuits la regardait au premier chef, il l’a frappée.
- Frappée ?
sursauta Largo.
- Ça a mal tourné. Les voisins sont intervenus, et Tosca a eu peur. Elle s’est enfuie et elle a pris le premier vol pour les Etats-Unis : elle voulait mettre de la distance entre Giulio et elle. Et puis je vis à New York depuis plusieurs années ; elle savait qu’elle n’y serait pas seule.
- Et c’est pour ça qu’elle ne peut pas retourner à Rome ?
- Oui. Je me suis renseigné sur lui : je ne suis peut-être qu’un rouage sans importance dans les projets de Bishop, mais j’ai quand même quelques relations dans le milieu italien. Ça m’a permis de découvrir le pot aux roses : en fait, sous ses airs de gentil garçon Giulio est un tueur réputé. On lui attribue au moins sept meurtres, mais il y a en a sans doute d’autres. Il est même considéré comme l’un des meilleurs dans son domaine.


Marco avait murmuré les dernières phrases, tout en jetant un coup d’œil inquiet vers sa sœur.

Largo siffla doucement. Evidemment ! Il comprenait mieux pourquoi Tosca avait accepté de piéger Simon plutôt que de prendre le risque d’être expulsée vers l’Italie. Il leva les yeux vers la jeune femme, qui somnolait toujours. Oui, il comprenait mieux Marco, maintenant. Simon devait faire attention à elle. Elle avait dû beaucoup souffrir en découvrant qu’elle s’était tellement trompée sur cet homme.


*


Arrivé à Madrid, le groupe se scinda en deux. Malgré tous ses efforts, Marco avait du mal à récupérer. Il est vrai que cela faisait moins de vingt-quatre heures qu’il avait été agressé et laissé inconscient sur le bitume humide. Aussi accepta-t-il de suivre Tosca et Simon ; tous trois s’occupèrent de trouver un hôtel (paradoxalement, concentrés sur leurs problèmes, personne n’avait pensé à ce détail), et d’y réserver les chambres. CINQ CHAMBRE S, avait insisté Marco. Tosca avait souri ; elle avait déposé un baiser sur la joue de son frère, et avait répété à son tour : cinq chambres.

De leur côté, Joy et Largo avaient loué une voiture à l’aéroport. Ils roulaient à une vitesse quasi-déraisonnable compte tenu de la densité du trafic, dévalant la Castellaña vers le sud : Nuevos ministerios, Colón, Atocha, les étapes se succédaient rapidement. Ils enfilèrent le Paseo de las Acacias et débouchèrent dans Carabanchel. Ils étaient impatients. Avec un peu de chance, ce soir ils auraient des éléments concrets contre la Commission. Tout dépendrait de leur entrevue avec ce Miguel Guizantes que Kerensky avait identifié.

Enfin, après avoir demandé plusieurs fois leur route, ils finirent par repérer la prison. Ils se garèrent sur le vaste parking tout proche, et descendirent de voiture d’un pas décidé. Rien ne les arrêterait. Sauf peut-être…

- Largo, tu as remarqué ?
- Quoi, la présence des deux cars de la Guardia civil, avec des tas de voitures qui ont des gyrophares et des dizaines de policiers armés qui vont et viennent ? Non, non. C’est très discret.
- Très amusant.
- Moui, je suis assez fier de moi !
lâcha Largo sans pouvoir réprimer un sourire devant la tête vexée de la jeune femme. Plus sérieusement, oui, je suis d’accord. Il se passe de toute évidence quelque chose d’anormal.

Sans attendre de réponse de la part de son amie, il se dirigea vivement vers un officier qui semblait diriger les opérations et l’apostropha. L’homme le dévisagea, incrédule, puis fronça les sourcils.

- FUERA ! cria l’homme en le congédiant d’un geste.

Ben c’est pas gagné ! pensa Largo. Il décida pourtant de s’entêter, malgré le manque manifeste de bonne volonté de l’officier. Il commença par lui demander ce qui se passait, dans un espagnol approximatif mais parfaitement compréhensible pour qui n’était pas un maniaque des règles grammaticales.

Voyant que Largo ne s’éloignait pas, l’homme s’impatienta et fit un autre geste. Aussitôt, cinq gardes civils les encerclèrent, arme dégainée. Instinctivement, Joy fit un geste vers son propre revolver. Elle se retint cependant à temps : les hommes qui les maintenaient en respect représentaient l’autorité. Et il s’était manifestement produit un événement grave dont elle ignorait tout. Il était inutile de les inquiéter davantage et d’accroître une tension qui était déjà palpable. Une explication serait sans doute préférable.

- Wahou ! Calmez-vous ! fit Largo, tout en mettant en évidence ses mains vides. Nous sommes simplement venus voir un prisonnier, c’est tout.
- Les visites sont interdites pour aujourd’hui, alors repartez sans faire d’histoire !
répondit sèchement l’officier. - Je ne veux faire aucune histoire, mais ce n’est pas par plaisir que je suis venu jusqu’ici. Je viens voir un homme qui pourrait sans doute m’en apprendre beaucoup.
- Plus tard !
- Ecoutez-moi, au moins !
s’impatienta Largo. Le siège social de mon Groupe a été la cible d’un attentat il y a deux jours. Il nous avons notamment dû faire face à une prise d’otages qui a failli mal tourner. Les hommes qui nous ont menacés étaient prêts à tuer. Et ce n’est qu’ici que je pourrai trouver un début d’explication. Alors je vous en prie, laissez-nous passer. Nous ne sommes pour rien dans vos problèmes, nous voulons juste obtenir des renseignements.

L’officier dévisagea Largo. L’exposé des faits l’avait manifestement intéressé, voire intrigué. D’un signe de main, il donna l’ordre aux gardes d’abaisser leurs armes, sans pour autant les éloigner. Tendue, Joy ne le quittait pas des yeux.

- Qui êtes-vous ? demanda l’homme.
- Largo Winch. Et mon garde du corps, Joy Arden.

Joy serra les mâchoires lorsqu’elle sentit le regard ironique que l’officier jetait sur elle. Elle ne baissa pas les yeux. Elle détestait quand les hommes les considéraient avec supériorité : elle était aussi efficace qu’eux, sacré nom d’une pipe ! Et elle l’avait prouvé ! L’officier se tourna à nouveau vers Largo.

- Suivez-moi.

Il n’avait rien dit d’autre, et s’éloignait déjà vers la porte grise blindée. Lui emboîtant le pas, Largo et Joy pénétrèrent dans le cénacle de la prison, quelque peu intrigués.


*


Bien que n’étant pas de grands habitués de ce genre de lieu, Largo et Joy sentirent que l’effervescence était inhabituelle. Les visages fermés, les armes à portée de main, les gardes arpentaient les couloirs, à cran. Les cris des prisonniers mécontents envahissaient les couloirs, se répercutant contre les parois grisâtres et dans les escaliers métalliques. Il ne s’agissait pas d’un exercice. La population carcérale était surexcitée, et les gardes inquiets.

Largo et Joy passèrent trois barrières de contrôle successives. L’officier qui les avait pris en charge parut impressionné des deux revolvers et quatre chargeurs que Joy dût déposer à l’entrée. Sans faire le moindre commentaire cependant, il leur fit signe de le suivre. Depuis qu’ils avaient quitté le parking, il avait prononcé deux mots tout au plus.

Parcourant des couloirs sinistres, ils débouchèrent enfin dans la partie administrative de la prison, qui paraissait peut-être un peu plus civilisée. L’officier les précéda dans une pièce plus vaste que les autres. Sur la porte, Joy lut rapidement un nom et une fonction. Elle suivit Largo et l’officier, et entra d’un pas sûr.

Un homme aux tempes grisonnantes était assis derrière un large bureau. Visiblement fatigué, il se tenait la tête entre les mains et contemplait d’un œil vide le téléphone qui trônait à côté de lui. Le bureau était surchargé de dossiers, mais ce n’était pas ce qui attirait l’attention : c’était une attitude générale, qui transpirait l’abattement. L’homme semblait porter toute la misère du monde sur ses épaules voûtées.

Il releva les yeux en entendant la porte s’ouvrir. Sans accorder un regard à Largo et Joy, il fixa l’officier qui s’était posté devant lui.

- Quoi encore ? maugréa-t-il, secouant ses épaules.
- Largo Winch et son garde du corps viennent voir un prisonnier, se contenta d’expliquer l’officier.
- Et alors ? rétorqua l’homme d’un ton sec. Trujillo, vous comptez m’amener tous les visiteurs un peu fortunés ? Je sais que c’est rare, ici, mais quand même ! Vous devriez savoir que ce n’est pas le moment de faire des mondanités !

Ledit Trujillo, posant une main assurée sur sa ceinture, offrit un sourire narquois. Il adressa un regard navré à Joy et Largo, puis se retourna vers l’homme et poursuivit :

- Réfléchissez un peu, monsieur le directeur. A votre avis, qui Largo Winch pourrait-il avoir envie de rencontrer, ici, à Carabanchel ?

Le directeur regarda Trujillo, puis les deux visiteurs. Il était un peu perdu, de toute évidence. Trujillo, lui en revanche, semblait finalement s’amuser. Joy ne put s’empêcher de penser que l’officier tenait là une petite vengeance personnelle qu’il savourait. L’inimitié entre lui et le directeur de la prison était flagrante.

- Quoi, vous veniez pour Guizantes ? interrogea le directeur, tout en scrutant attentivement celui qu’on lui avait présenté comme étant le célèbre Largo Winch.
- Pourquoi ‘veniez’ ? s’étonna Largo. Il est mort ?
- Non, du moins pas encore, intervint Trujillo, ne laissant pas au directeur le loisir de répondre. Notre hôte nous a faussé compagnie parce que monsieur le directeur ici présent a accepté que notre bonhomme soit conduit jusqu’au juge d’instruction sous escorte de la Guardia civil. Etant donné les relations politiques de Guizantes, monsieur le directeur l’a expédié sans vérifier qu’il s’agissait effectivement de nos hommes.

Joy se mordit la lèvre inférieure, retenant un commentaire. La façon qu’avait l’officier d’insister sur le ‘monsieur le directeur’ ne pouvait tromper : sous son attitude détachée, Trujillo était en réalité furieux. Et il tenait le directeur pour l’entier responsable de la situation.

- Ça veut dire… Guizantes s’est évadé ?
- Vous avez parfaitement compris, M. Winch. Grâce au directeur et à sa négligence, pfouit ! plus de Guizantes. Merveilleux, non ?


Le ton sarcastique de l’officier était démenti par son regard. Un regard empli de rage et de frustration. Joy en était certaine : à cet instant Trujillo haïssait le directeur.

- Maintenant que le directeur est au courant de votre présence, suivez-moi dans un coin plus tranquille. Nous avons probablement des choses à nous dire, M. Winch. Et vous aussi bien évidemment, Mlle Arden.

L’officier quitta le bureau sans prendre congé du directeur, qui de toute façon semblait totalement effondré. Il avait commis une erreur, et comprenait manifestement qu’il y aurait des conséquences graves – tout au moins pour son avenir professionnel immédiat. La politesse semblait être le cadet de ses soucis pour le moment.


*


Joy dévisageait attentivement Trujillo, intriguée malgré tout par le ton qu’il avait employé envers le directeur de la prison. Pour un capitaine, il ne mâchait pas ses mots et ne semblait pas s’encombrer de préséances. Doté d’une prestance certaine, affichant une petite trentaine selon l’estimation de la jeune femme, il semblait attentif à tout ce qui l’environnait ; les gardes qui passaient lui adressaient un léger signe de tête, même les gardiens qui n’appartenaient pas à la Garde civile.

Trujillo les avait conduits dans une petite pièce sombre qui servait visiblement de lieu de repos pour les agents de sécurité. Joy s’appuya contre une table et, les bras croisés, elle attendit. Largo se tenait à ses côtés.

- Que savez-vous sur Guizantes, M. Winch ? interrogea Trujillo.
- Vous d’abord ! coupa Joy, empêchant Largo de répondre. Pourquoi Guizantes était-il ici exactement ?

Trujillo parut surpris par l’interruption de la jeune femme. Elle ne manquait pas de culot, de parler à la place de son patron ! Mais Winch s’était fait une réputation d’humaniste, après tout peut-être était-il dans ses habitudes de laisser les autr… Non non non ! se reprit Trujillo. Non, ce n’était pas ça. Machinalement, il regarda la main de la jeune femme. Pas d’alliance. Célibataire ? Plausible. Mais elle avait parlé avant Winch, et celui-ci n’avait pas réagi. Alors peut-être pas célibataire, finalement. Trujillo contint un sourire naissant. Il ne perdait pas la main, décidément ! Moui, c’était sans doute ça. Il avait tout compris : Winch avait réussi à le cacher aux médias pourtant avides de ce genre de choses, mais il avait probablement une liaison avec son garde du corps.

Trujillo se rendit compte de ce que les deux jeunes gens le dévisageaient, attendant une réponse de sa part. Il fallait qu’il se décide. Il savait des choses. Pouvait-il les dire ? Il pensa à ce qu’il avait appris ces derniers jours ; à ce qu’il savait sur Winch et sur sa propension à défendre la veuve et l’orphelin au nom de ses principes et idéaux. Oui, on devait pouvoir révéler certaines choses à ces deux-là. De toute façon, avec ce petit bout de femme qui le fixait d’un œil noir (un adorable œil noir, corrigea-t-il mentalement), il sentait qu’il ne pourrait guère biaiser.

- Guizantes est impliqué dans un attentat contre un certain Juan Elantxobe, un député basque des Cortes, expliqua-t-il.
- Les Cortes ?
- Notre parlement. Guizantes a été arrêté il y a quelques jours : il n’avait aucun alibi, et Elantxobe l’accusait. En outre on a identifié les restes de sa sacoche, qui semble avoir contenu la bombe. Il était plutôt mal parti pour le premier prix de l’innocence..
- C’est pour ça qu’il s’est évadé ?
- Il ne s’est pas évadé tout seul, on l’a aidé. Je ne suis même pas certain qu’il ait été averti de ce qu’il ne rentrerait pas à la prison de Carabanchel ce soir. Guizantes venait de passer un accord avec le juge d’instruction : il était prêt à balancer certaines informations.
- Lesquelles ?
s’enquit Largo.
- Il était prêt à parler mais ne l’avait pas encore fait, M. Winch. Jusqu’à présent, il ne nous a pas permis de tout comprendre. Il était convoqué pour cet après-midi.
- Comment avez-vous su que nous venions voir Guizantes
? interrogea Joy.
- Mais par Guizantes lui-même. Il se vantait de pouvoir expliquer la disparition de plusieurs dirigeants d’entreprises en Espagne ces derniers mois. D’après lui, ces hommes auraient été assassinés par un groupuscule international sur-puissant qui veut contrôler le monde économique et politique. Cet organisme se serait débarrassé de quelques PDG trop récalcitrants pour adhérer à leurs vues sur l’économie à mener dans le pays. Ça vous dit quelque chose ?
- J’en ai peur, oui. La Commission Adriatique ?
- Effectivement. Guizantes a expliqué que par son entremise, la Commission avait tenté de prendre le contrôle du Groupe W il y a quelques jours. Ayant échoué, elle entendait à présent se débarrasser de certains de ses appuis qu’elle jugeait finalement indésirables compte tenu du fiasco de New York.
- Et le député que l’on a voulu tuer serait l’un de ces ‘appuis indésirables’ ?
hasarda Joy.
- Sans doute. Les circonstances laissent à penser qu’effectivement Elantxobe ne devait pas être clair : il a échappé à l’attentat orchestré par Guizantes, mais s’est suicidé hier soir.
- Suicidé ?
- Oui. Pour la version officielle, tout au moins. En pratique… il faudra quand même qu’on m’explique pourquoi un droitier se tire une balle dans la tempe gauche.


Joy releva la tête et plongea son regard dans celui de Trujillo. Quelque chose l’intriguait chez cet homme, mais du diable si elle comprenait ce qui clochait.

- Mais si Guizantes a effectivement des appuis politiques, s’il est un gros bonnet, pourquoi est-ce lui qui s’est occupé de l’attentat ? releva Largo. Il n’y avait pas d’hommes de main pour faire ça ?
- Oui, c’est étonnant, je vous l’accorde. Mais nous venons de démanteler un commando de l’ETA. Les arrestations sont intervenues la veille de l’attentat contre Elantxobe.
- Parce que l’ETA aurait partie liée avec la Commission Adriatique ?
- A vrai dire, nous ne savons pas encore si l’ETA a été infiltrée par la Commission. Mais c’est la seule explication que nous ayons pour l’instant. Guizantes nous a dit qu’il ne devait pas poser la bombe, initialement. Mais au dernier moment, les hommes qui étaient prévus pour faire le boulot n’ont pas pu le faire. Or ça coïncide avec l’arrestation du commando de l’ETA. Mais ce n’est peut-être qu’une coïncidence : c’est toujours surprenant, mais ça existe, parfois. Toujours est-il que c’est Guizantes qui s’est tapé le sale boulot.
- Comment a-t-il fait ?
demanda Joy.
- Il s’est arrangé pour monter dans la voiture de notre cher député, et il y a ‘oublié’ sa sacoche piégée. Mais comme il avait affaire à un fumeur invétéré, lorsque la bombe a explosé, Elantxobe achetait une boîte de cigares. Comme quoi fumer peut vous sauver la vie, parfois.
- Pas si longtemps que ça, puisqu’il est mort,
objecta Largo.
- Je vous l’accorde. En tout cas, certains éléments sont surprenants, notamment le fait que ce soit Guizantes qui ait été chargé du boulot. D’où l’hypothèse du commando ETA – mais il y a peut-être une autre raison. Et puis Elantxobe était réputé pour ses accointances avec les milieux indépendantistes extrémistes.
- Vous croyez à un règlement de comptes entre indépendantistes ?
suggéra Largo.
- Plutôt à une infiltration, nota Joy.
- Plutôt, oui, avoua l’Espagnol. Des structures indépendantistes ont pu être infiltrées par la Commission, ce qui expliquerait l’implication à la fois de l’ETA et du député Elantxobe. Mais ce ne sont que des suppositions qui se fondent sur une simple coïncidence. Nous n’avons pas le moindre début de preuve pour le moment.
- Ce ne serait pas la première fois que la Commission utilise des structures déjà existantes,
dit Largo.
- Nous le savons, et c’est pourquoi nous y avons pensé, admit Trujillo.
- Et vous ? Qui êtes-vous exactement ? demanda Joy, tout en regardant fixement l’officier.
- Francisco Trujillo, dit ce dernier en s’inclinant légèrement en avant. Simple capitaine dans la Guardia civil.
- Tiens donc ! Et un simple capitaine de la Guardia civil, comme vous dites, ça sait tout ça ?


Trujillo sourit. Cette fille qu’il avait d’abord ignoré lui plaisait, finalement. Elle avait un mordant certain, un minois adorable, et ce petit quelque chose qu’il appréciait tant chez les femmes : cette étincelle pétillante qui l’attirait à chaque fois. Sans oublier qu’elle se révélait redoutable. Elle n’était certainement pas un garde du corps ordinaire : elle se posait trop de questions pour ça. Non, il y avait autre chose.

Instinctivement, Trujillo sentit que cette Joy Arden devait être comme lui. Elle travaillait pour Winch, oui. Etant donné les regards que le milliardaire lui lançait, ce n’était pas une simple couverture. Ils se connaissaient depuis longtemps déjà, et elle bossait vraiment pour lui. Ils étaient peut-être même très intimes. Mais Trujillo aurait été prêt à parier que sur le plan professionnel, Joy Arden était autre chose. Ou avait été autre chose. Elle parlait espagnol avec un accent américain. CIA ? Si c’était le cas, alors elle et lui avaient bien des choses en commun. Le travail dans l’ombre pour son gouvernement, par exemple.

Joy, pour sa part, attendait une réponse à sa question. En pensée, elle avait suivi sensiblement le même cheminement : elle aussi était convaincue que Trujillo était bien plus qu’un capitaine de la Guardia civil. Pour en savoir autant, il était probablement un agent du gouvernement – ce qui était parfaitement logique si effectivement l’affaire présentait les ramifications qu’il leur avait exposées.

Ils se dévisagèrent durant de longues secondes, n’osant se sourire. Mais tous deux avaient compris la même chose et en étaient parfaitement conscients. Un lien invisible venait de se tisser entre eux. Se sentant exclu, Largo finit par s’impatienter.

- Bon, alors, et Guizantes ?

Aussitôt, les deux agents reprirent leur masque impassible.

- Guizantes s’est envolé, probablement aidé par la Commission. De deux choses l’une : soit ils ignorent encore que leur petit protégé était prêt à parler et ils espèrent pouvoir l’utiliser ; soit ils veulent s’assurer de ce qu’effectivement il ne nous dira rien.
- Ce qui hypothèque lourdement son avenir.
- Sans doute. Et vous, vous pouvez m’apprendre quoi ?


Il y eut un court silence, une hésitation de deux ou trois secondes. Puis Joy parla. Elle raconta la Commission Adriatique, ses tentacules multiples, son implication dans l’attentat contre le Groupe W. Elle raconta tout, de Sanchez à John Smith, en passant par l’implication de Bishop. Elle ne cacha rien – enfin presque rien.

Largo l’écoutait, sidéré. Comment pouvait-elle en dire autant à ce type ? D’accord, ça il l’avait bien compris, Trujillo n’était pas capitaine de la Guardia civil. Et alors ? Qui leur disait qu’il n’était pas affilié à la Commission ? Comment Joy pouvait-elle tout déballer sans être certaine qu’il était VRAIMENT du bon côté ? Elle délirait, bon sang ! Il voulut l’interrompre, mais elle écarta son objection d’un : ‘attends deux secondes, Largo’. Quatre mots qu’elle avait lâché sans même le regarder, en lui adressant un simple geste de la main pour lui intimer le silence. Elle préférait parler avec ce type, regarder ce type, plutôt que de le regarder, lui, Largo !

A ce moment, Largo comprit. Il comprit même deux choses. D’abord que cet ‘instinct de l’agent’ dont lui avait un jour parlé Kerensky existait bel et bien. Joy savait ce qu’elle faisait, ou tout au moins elle acceptait le risque qu’elle prenait. Et puis dans le fond, en y réfléchissant bien, tout ce qu’elle racontait n’était pas si secret que ça : l’existence de la Commission, le détail des menaces de Sanchez dans le penthouse, l’implication de la Teams’Co, l’identification de John Smith et Miguel Guizantes comme une seule et même personne… Tout cela pouvait être découvert par quiconque avait le temps de chercher et savait où chercher. Elle ne dévoilait rien, finalement. Elle informait, tout bonnement.

Mais Largo comprit également autre chose. Ce n’était pas véritablement le fait qu’elle parle, qui le gênait. Non. C’était qu’elle parle à Trujillo. Il était un agent, comme elle ; et à ce titre il était, sur un certain plan tout au moins, beaucoup plus proche d’elle que lui, Largo, ne le serait jamais. Et puis Trujillo était plutôt bel homme, il fallait bien l’admettre. Ajouté à cela qu’il trouvait de toute évidence la jeune femme à son goût… Largo s’analysa lui-même : il était jaloux, tout simplement. Joy parlait à Trujillo, souriait à Trujillo, tandis que lui-même se sentait exclu ; il était sur la touche. Et il n’aimait pas, mais alors pas du tout, être exclu de la vie ou des agissements de la jeune femme.

Lorsqu’enfin ils repartirent, ayant récupéré quelques informations concernant Guizantes et le numéro de téléphone cellulaire de Trujillo, Largo ne put retenir un profond soupir.

- Quoi, Trujillo te manque déjà ? ironisa Joy, tout en s’insinuant dans le trafic dense de la M-30 afin d’éviter le centre ville à l’heure de pointe.
- Si quelqu’un manque à quelqu’un, c’est plutôt toi à lui. Je n’aime pas ce type.
- Tiens donc ! Et pourquoi ?
- Parce que je ne crois pas une seule seconde qu’il soit vraiment capitaine de la Guardia civil.
- Ah. Et tu aimes tellement les capitaines de la Guardia civil ?
- Faut croire.



*


L’hôtel était des plus luxueux : Simon avait voulu s’assurer un certain confort, pour ne pas dire un confort certain. Et il avait pris cinq chambres – encore que, de l’avis de Joy, l’une desdites chambres ne serait certainement pas utilisée. Elle se garda cependant de formuler à haute voix son opinion. Et puis cela prouvait que Simon était très attentif à ne pas excéder outre mesure Marco. Il avait agi sur un coup de tête, la veille, en couchant avec Tosca. Il avait répondu à un désir irrésistible. Mais il ne voulait pas hypothéquer son avenir avec la jeune femme en s’aliénant son frère.

Réunis dans la suite de Largo, tous fixaient l’écran de l’ordinateur portable. Kerensky les avait contactés, depuis son bunker favori. Son regard soucieux ne présageait rien de bon. Pourtant, il avait d’abord voulu connaître le résultat des démarches à Carabanchel. Et il n’avait pu réprimer un sourire lorsque Joy avait exposé tous les éléments dont Trujillo leur avait fait part. Kerensky non plus n’était pas dupe sur la réalité des activités professionnelles de l’Espagnol.

- Bon alors, Georgi, maintenant que tu sais où nous en sommes, si tu nous disais ce qui se passe de ton côté ? fit Largo.
- Rien de bien folichon non plus. Matt Evans vient d’être assassiné.
- Le type de la mairie ?
sursauta Tosca.
- Lui-même. On l’a retrouvé tué d’une balle dans la tempe. La police a pensé à la thèse du suicide, mais j’ai un doute.
- Un gros doute, même : le député basque, Juan Elantxobe, vient lui aussi d’être tué d’une balle dans la tête. La police aussi pense à un suicide, mais Trujillo n’est pas convaincu.
- Une marque de fabrique, alors ?
suggéra Simon.
- Possible

Ils se regardèrent. Toute cette histoire commençait à être parsemée de cadavres, et cela n’avait rien de réjouissant. Tosca semblait particulièrement touchée.

Joy se fit alors la réflexion que, six mois auparavant encore, la vie de l’Italienne était banale et bien réglée : Tosca menait alors la même existence que la plupart des jeunes femmes en Occident, une existence préservée de toute violence. Et du moment où ce Giulio s’était révélé être autre chose qu’un respectable médecin, tout avait basculé pour elle : elle avait dû fuir, s’était retrouvée dans les milieux douteux new-yorkais, avait été partie prenante bien malgré elle dans les agissements de Sanchez ; elle avait été agressée avec Simon, avait retrouvé Marco couvert d’ecchymoses et gisant sur son lit d’hôpital ; elle avait découvert les menaces de mort, la violence. Et maintenant les cadavres qui s’accumulaient tout autour d’elle. Ce n’était pas son monde, et elle devait souffrir de le découvrir.

L’espace d’un instant, Joy se demanda comment elle-même aurait réagi à la place de Tosca. Comment aurait-elle vécu si sa vie avait été… comment dire ? normale, oui. Mais elle ne trouva pas la réponse : sa vie n’avait jamais été normale. Il y aurait toujours un mur entre elle et les autres femmes. Jamais peut-être Joy n’en avait été aussi pleinement consciente.

- Bon, récapitulons, fit Largo, coupant court aux réflexions de la jeune femme. La Commission utilise Bishop pour avoir le Groupe W par l’intermédiaire de la Teams’Co, mais l’opération échoue. En raison de la venue de Marco à la mairie, Bishop se rend compte que ses liens avec Evans sont éventés : ton témoignage, Marco, et le fait que tu aies été tabassé, auraient pu amener l’ouverture d’une enquête sur les liens entre Evans et lui. Bishop avertit la Commission, laquelle ne veut prendre aucun risque et fait éliminer Evans, qui en sait sans doute un peu trop.
- Plausible.
- De la même façon, John Smith alias Miguel Guizantes est expatrié des Etats-Unis, histoire de le dégager de la Teams’Co.
- D’accord, jusque là ça va,
coupa Simon. Mais je ne comprends pas le lien avec le député.
- Ben là, moi non plus,
avoua Largo, dépité.
- Parce que vous oubliez un élément essentiel, rétorqua Kerensky. Sanchez, le type qui a infiltré le building W : c’est un ancien de l’ETA.
- Et donc si ce que Trujillo soupçonne est vrai, Sanchez a pu être recruté par Elantxobe,
fit Joy.
- Le député ?
- Oui, ce ne peut être que ça,
continua Joy, réfléchissant à haute voix. Guizantes dirige la Teams’Co, mais Largo ne vend pas. Il leur faut un moyen de pression. La Commission pense à Bishop, mais elle ne peut pas l’impliquer directement en utilisant ses réseaux : trop dangereux si l’affaire ne marche pas, la Commission perdrait tout à la fois ses espoirs sur le Groupe W et sa maîtrise du crime new-yorkais. Elle préfère donc brouiller les pistes en faisant appel à un pro qui ne vit pas aux Etats-Unis. Elle contacte donc un autre de ses agents, le député Elantxobe, qui fait jouer ses liens avec certains milieux indépendantistes et lui fournit l’homme de la situation : Sanchez.
- Compris !
se réjouit Simon, visiblement soulagé de constater que ses neurones n’étaient pas atrophiés. Sanchez réunit une petite équipe avec l’aide de Bishop, et s’attaque au Groupe W. Mais il échoue et se retrouve en prison. Et comme la Commission ne veut pas que l’on puisse remonter la piste, elle décide donc d’éliminer son recruteur, à savoir Elantxobe.
- C’est exactement ça,
approuva Joy. Le seul problème, c’est que la police espagnole a frappé l’ETA. La Commission se retrouve alors sans main d’œuvre. Mais la situation est urgente, puisque nous enquêtons. Elle décide donc d’utiliser Guizantes pour faire le sale boulot. Malheureusement pour eux, ce n’est pas un habitué de ce genre d’opérations, et tout rate : Guizantes est arrêté et Elantxobe vit toujours.
- Mais maintenant il est mort,
objecta Marco.
- Ce qui veut dire qu’entre-temps, la Commission a réussi à réunir une nouvelle équipe. Des pros, cette fois, puisque Elantxobe peut passer pour s’être suicidé. Ils finissent le boulot et éliminent le député. Reste Guizantes, qu’il faut récupérer pour s’assurer de lui. Ils le font donc évader, profitant de la naïveté du directeur de la prison.
- Ou de sa complicité,
objecta Largo.
- Peut-être. Mais Trujillo ne le mépriserait pas autant s’il pensait que le directeur puisse être impliqué. La façon qu’il avait de le rabrouer prouve qu’il le tient plutôt pour un fieffé imbécile que pour un agent de la Commission. Et je pense que Trujillo sait parfaitement ce qu’il fait.

Largo ne put se retenir de jeter un coup d’œil à Joy. Ainsi, elle lui faisait confiance, alors qu’elle ne le connaissait pas ? Largo pensa qu’elle avait mis des semaines à lui faire confiance, à lui ; à accepter de se fier à son jugement – et encore, d’une façon qui était loin d’être systématique. Là, elle se rangeait à l’avis de Trujillo les yeux fermés. Largo écarta cependant la pointe de jalousie qu’il sentit venir. Ce n’était pas le moment. Et puis quoi, il n’y avait rien : Joy et Trujillo ne s’étaient parlé que quelques dizaines de minutes, et encore n’étaient-ils pas seuls.

- Vous croyez que Guizantes est mort à l’heure qu’il est ? demanda Tosca d’une voix blanche, ramenant Largo à des préoccupations plus urgentes.
- Bonne question.
- En tout cas, j’espère pour sa famille qu’il a pris une bonne assurance-vie,
lâcha Simon.

Marco se leva, s’appuyant lourdement sur les accoudoirs du fauteuil et retenant un gémissement. Il avait le sentiment que tout son corps était contusionné.

- De toute façon, pour l’instant il n’y a pas grand chose à faire, n’est-ce pas ?

D’un mouvement de tête, il désignait le petit réveil qui trônait sur la table basse. Il était presque une heure du matin. Marco avait raison : il était trop tard pour aujourd’hui. Ils ne pourraient rien faire avant le lendemain.

Prenant congé d’un geste las de la main, Marco quitta la suite. Simon s’approcha de Tosca et lui chuchota deux mots à l’oreille. La jeune femme sourit et jeta un coup d’œil vers la porte qui s’était refermée sur Marco. Puis elle acquiesça d’un hochement de tête.

- Bon, ben nous aussi on va prendre un peu de repos, annonça Simon tout en passant un bras autour de la taille de Tosca.
- Bonne nuit.
- Ouais ! Et vous deux, faites pas de folie, hein ? C’est une question de confiance, Largo, je te le rappelle.
- Oh ça va, Simon, t’es lourd, là !
maugréa Joy, subitement mal à l’aise.
- Bonne nuit, Simon et Tosca.
- Bonne nuit !


Les deux jeunes gens quittèrent à leur tour la suite. Plus aucune doute n’était permis : la cinquième chambre resterait bel et bien inoccupée cette nuit.

- Je vais également me coucher, annonça Joy, désireuse avant tout de briser la gêne qui s’était installée dès que la porte s’était refermée sur Simon et Tosca.
- Joy, attends…

Largo s’était redressé d’un jet et la retenait par le bras. Joy aurait voulu partir au plus vite, mais elle comprenait bien malgré elle que la fuite n’était pas une solution. Du moins pas à cet instant. Aussi affronta-t-elle le regard de Largo, puisant au plus profond d’elle-même la force nécessaire pour calmer la fébrilité qui la gagnait. Son cœur s’était noué, et elle appréhendait ce que Largo allait dire.

- Joy… Je… Je voulais te dire que… Je suis content que tu sois là, avec moi.
- C’est mon job, Largo,
répondit la jeune femme plus sèchement qu’elle ne l’aurait souhaité.
- Je sais, mais tu m’as parfaitement compris. Joy, il faut que je te dise quelque chose.
- Je ne suis pas certaine que…
- C’est à propos de Trujillo.


Joy ouvrit de larges yeux. Trujillo ? Pourquoi Trujillo ? Que venait-il faire là-dedans ? Benoîtement, elle avait pensé qu’il voulait une conversation plus intime que parler d’un agent du gouvernement espagnol ! Ne comprenant plus véritablement le pourquoi du comment, elle attendit la suite, perplexe. Le nœud qui s’était formé au niveau de son cœur se resserra encore un peu.

Quant à Largo, il avait lâché le nom de Trujillo sous une impulsion. Lui non plus ne savait pas vraiment pourquoi il en avait parlé. Enfin si, il le savait ; mais il n’était pas certain d’avoir choisi la voie la plus facile pour dire ce qu’il voulait dire.

- En fait… J’étais jaloux, cet après-midi.
- Pardon ?


Joy le considéra en fronçant les sourcils. Décidément, elle avait énormément de mal à le suivre, ce soir. Etait-elle tellement fatiguée qu’elle était incapable de comprendre le moindre raisonnement ? Ou était-ce Largo qui manquait d’un minimum de clarté dans ses propos ? Elle préféra la seconde solution, même si la première n’était pas à écarter d’office. Après tout, il ne lui était pas désagréable de croire qu’elle ait pu rendre Largo jaloux – encore qu’elle ne comprenne pas réellement en quoi elle avait réussi ce tour de force. Et surtout, elle ne comprenait pas ce que Trujillo, qu’elle avait vu cet après-midi pour la première fois de sa vie, venait faire dans toute cette histoire.

- Lorsque tu parlais à Trujillo, j’étais jaloux, expliqua Largo, regardant attentivement le bout de ses chaussures.
- Mais… pourquoi ?
- Parce que je t’aime.


Un blanc accueillit sa déclaration. Largo s’agita, mal à l’aise. Il n’osait pas relever la tête, et les deux fois où il s’y hasarda, il ne put affronter son regard. En face de lui, Joy le fixait mais ne semblait pas réellement le voir. Le silence perdura. Largo mourait d’envie de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, de la sentir tout contre lui, mais il n’osa pas. Il poursuivit :

- Je sais que tu veux qu’on prenne le temps, tu ne veux pas qu’on mélange tout, mais… Joy, j’ai mûri durant ces six mois de purgatoire que tu m’as imposé. Et maintenant, je suis vraiment prêt à construire quelque chose de durable. Je t’aime vraiment, et je pense que nous pouvons tout à fait…

Il étouffa un juron. Des coups étaient violemment frappés à la porte. Sacré nom d’un chien ! Le soir où enfin il osait se jeter à l’eau, le soir où enfin il trouvait le courage de tout avouer, un sinistre crétin venait l’interrompre au plus mauvais moment ! Il eut envie d’ignorer le bruit sourd et lancinant qui montait de la porte, mais n’en eut guère le loisir : Joy avait détourné le regard.

- Sûrement Simon, dit-elle.

Elle s’éloigna de Largo pour ouvrir la porte. Que ce soit Simon ou un autre, de toute façon cette interruption était une bénédiction de Dieu. Elle aurait dû s’attendre à cette déclaration de Largo, mais voilà : elle ne l’avait pas prévue. Pas ce soir et pas ici, en tout cas. Et elle se sentait incapable de fournir la réponse que Largo attendrait forcément.

Aussi est-ce sans une hésitation qu’elle actionna la poignée.

Ce fut une erreur. Prise par surprise, elle se retrouva catapultée par la porte qui s’ouvrait en grand. En face d’eux, un magnifique revolver au poing, Guizantes leur faisait signe de reculer.





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