Chapitre 5.

Marco était parti depuis plusieurs heures déjà, et Joy commençait à s’inquiéter sérieusement. Et à dire vrai, la gravité du visage de Largo et la façon qu’avait Kerensky de taper sur les malheureuses touches du clavier de son ordinateur, touches qui pourtant ne lui avaient pourtant absolument rien fait, démontraient qu’elle n’était pas la seule à s’inquiéter. Marco aurait dû revenir depuis longtemps. Et s’il n’avait pas pu voir Evans à la mairie, au moins aurait-il dû appeler. Joy avait tenté de le joindre, en désespoir de cause. Trois fois durant la dernière heure. En vain : à chaque fois, elle était tombée sur la messagerie. Et l’attente perdurait, usante et lancinante.

Enfin le téléphone retentit, et tous se redressèrent d’un bond. Kerensky décrocha, prenant soin de brancher le haut-parleur.

- Kerensky, c’est Simon. Je descends tout de suite, Tosca vient d’avoir des nouvelles de Marco.
- Alors ?
fit Largo, posant la question le premier.
- Marco est à Saint Andrews.
- Quoi, l’hôpital ?
- On n’en sait pas plus pour l’instant, mais il a été passé à tabac.


Un silence de plomb accueillit la nouvelle. Kerensky, Largo et Joy se dévisagèrent, sans savoir que dire. Ils se sentaient tous les trois responsables. Responsables d’avoir exposé Marco ; responsables de l’avoir laissé partir malgré les risques. Que pouvaient-ils ajouter ?

Ils entendirent Simon qui parlementait avec Tosca. De toute évidence, les deux jeunes gens s’étaient considérablement rapprochés depuis le départ de Marco. Et avec non moins d’évidence, Simon aurait voulu accompagner la jeune femme, alors que celle-ci estimait que la présence du Suisse ne serait d’aucune aide à Marco, bien au contraire étant donné les circonstances et ce qu’ils venaient de faire.

En entendant la répartie de Tosca, Joy ne put réprimer un vague sourire. Certes la situation de Marco était pour le moins préoccupante. Un passage à tabac connaît plusieurs degrés, et ils ne savaient pas si Marco en serait quitte pour un œil au beurre noir ou s’il avait été gravement atteint. Sa présence à l’hôpital n’augurait rien de bon, dans la mesure où l’Italien serait rentré au building W s’il avait été en état de le faire par lui-même. Or il ne l’avait pas fait ; il avait été directement conduit à l’hôpital. Il était donc probablement assez mal en point. Joy en était parfaitement consciente. Mais Simon sautant sur l’absence du frère pour se rapprocher de la sœur, c’était… tellement Simon !

Kerensky finit par couper la conversation. De toute façon, les deux jeunes gens semblaient aboutir à un accord selon lequel Tosca irait à l’hôpital sans Simon, mais escortée de deux hommes de la sécurité du Groupe W. Et puis quoi ! Les tractations entre Simon et Tosca concernant l’opportunité pour la jeune femme d’être accompagnée par son tout nouvel amant pour aller voir son frère blessé n’entraient certainement pas dans le cadre de l’enquête sur Bishop, la Teams’Co et l’implication de la Commission. Kerensky préféra lancer son ordinateur sur les deux pistes qui lui paraissaient les plus intéressantes dans l’immédiat : les fichiers de la police de New York concernant les agressions de ces dernières heures, et les admissions à Saint Andrews. Ce serait plus constructif que d’écouter une conversation privée qui, finalement, ne les concernait en rien.

Durant plusieurs minutes, seul le cliquetis du clavier retentit. Les respirations elles-mêmes semblaient suspendues. L’attente avait repris, toujours aussi lancinante et agaçante. Pourtant, elle était différente, cette fois : Marco avait été reconnu ; et il avait été brutalisé. Il n’y avait plus de suspense sur le résultat de sa démarche. Mais il restait à découvrir l’ampleur des dégâts.

Le ‘bip’ émis par la carte magnétique parut incongru, tant il résonna dans ce silence relatif. La porte s’ouvrit dans un bruit de vérin hydraulique, et Simon apparut. Joy repensa à la veille, lorsqu’il avait déboulé tout hirsute au milieu du bunker. Il l’était encore. Simon hirsute, en soi, cela n’avait rien de vraiment surprenant. Mais c’était ce visage soucieux et inquiet, ce visage qu’il avait déjà la veille et qu’il arborait encore à cet instant. Simon était préoccupé et il le laissait paraître. C’était trop rare pour ne pas être remarqué.

- Tu daignes enfin t’occuper d’autre chose que de tes hormones ? lâcha Largo, glacial.

Surprise, Joy tourna la tête vers lui. Cela aussi, c’était inhabituel. Presque choquant. La première fois en tout cas qu’elle entendait Largo reprocher à Simon son côté ‘dragueur invétéré’. Kerensky lui-même avait relevé les yeux. Quant à Simon, il n’aurait pas été plus étonné s’il s’était trouvé à la place de Paul de Tarse lorsque ce dernier croisa le Christ sur la route de Damas.

- Pardon ? finit par dire Simon, après quelques secondes d’un silence lourd.
- Tu ne crois pas qu’il y avait certainement autre chose à faire que de t’envoyer en l’air avec Tosca ? fit Largo sur ce même ton froid.
- Mais… je…
- Oui, tu, justement. On bosse, Simon. On ne s’amuse pas. Tu n’avais pas à profiter de la situation avec Tosca.
- Moi ? Moi, j’ai profi…
- Parfaitement,
coupa sèchement Largo. Tu l’as trompé, Simon !
- Hein ?


Simon était totalement perdu, il ne comprenait plus rien. Quid ? Pourquoi Largo s’énervait-il de la sorte ? Il avait raté un épisode, là, ou quoi ?

Et pour tout dire, Kerensky lui-même se demandait où Largo voulait en venir. Qui avait trompé qui ? Certes Simon avait une vie amoureuse bien remplie, mais enfin pourquoi faire une scène pareille, même s’il était censé avoir déjà une petite amie ? Connaissant Simon, ce ne serait sûrement pas la première fois ! Et puis quoi, Largo lui-même était bien du genre à s’être déjà trouvé dans la même situation, alors il était sans doute le dernier à devoir jouer les moralisateurs ! Et justement, Kerensky se souvint de ce que Simon se lamentait d’une ‘traversée du désert affective’ depuis plus d’une semaine. Alors ? Pourquoi cette scène ? Et puis surtout, surtout ! Etait-ce vraiment le moment plus opportun pour ce genre de conversation ?

Joy pour sa part commençait à froncer sérieusement les sourcils. Un doute germait en elle. S’insinuait en elle. Insidieux. Obsédant. Un doute désagréable et qu’elle n’aimait pas.

- Tu as trompé Marco, poursuivit Largo. Il est parti en sachant qu’il courrait des risques, et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu t’envoies en l’air avec sa sœur !
- Oui mais je…
- Rien du tout. Tu n’avais pas le droit de faire ça. Pas avec Tosca, en tout cas !


Joy pâlit légèrement et se crispa. Elle évita le regard que Kerensky avait tourné vers elle, alerté par un raidissement qu’elle espérait pourtant avoir dissimulé au mieux. Le doute se confirmait. Et il lui était vraiment très désagréable.

Certes, elle avait quitté Largo, six mois plus tôt. Mais justement : c’est ELLE qui avait quitté Largo. Et Largo s’était toujours montré un peu jaloux envers elle. Ça l’irritait, évidemment, mais enfin ce n’était pas non plus pour lui déplaire totalement. Dans un sens, elle en était rassurée. Elle se disait qu’elle maîtrisait le processus, que Largo l’attendait, que le jour où elle trouverait enfin le courage pour se lancer vraiment dans l’aventure, il serait là, prêt à l’accueillir.

Et voilà qu’il faisait une crise de jalousie à Simon. Pour Tosca. C’était… Largo avait eu des femmes, depuis qu’ils s’étaient séparés, évidemment. Mais aucune n’avait vraiment été une histoire sérieuse ; et en tout cas pour aucune d’entre elles Largo n’aurait fait montre de jalousie. Or là, il était particulièrement incisif envers Simon. Et une seule explication venait à l’esprit de Joy : il était jaloux parce qu’il avait lui-même des visées sur Tosca. Il était jaloux parce qu’il aurait voulu, lui, s’envoyer en l’air avec elle. Ce qui signifiait sans conteste qu’il était accroché. Vraiment.

Joy détourna légèrement la tête et déglutit. Pour la première fois depuis leur séparation, elle eut le sentiment que Largo lui échappait. Et elle sentit que si elle n’était pas encore prête à vivre quelque chose avec lui, elle n’était pas prête non plus à faire une croix sur cet avenir qu’au fond d’elle-même elle attendait et espérait.

Joy se composa un visage qu’elle espéra aussi froid et neutre que possible. Elle ne poussait pas la naïveté jusqu’à croire qu’elle tromperait ainsi la sagacité de Kerensky, mais avec un peu de chance ni Largo ni Simon ne comprendraient ses tourments. Et puis elle ne voulait pas entendre la suite. Elle ne voulait pas entendre Largo dire qu’il voulait Tosca. Elle ne voulait pas l’entendre dire qu’il en aimait une autre. Elle ne voulait pas, tout bonnement. Aussi passa-t-elle devant lui – passage hélas obligé mais qu’elle eut préféré éviter si cela avait été possible –, aussi droite qu’un i. Elle ouvrit la porte et sortit, sans un mot, incarnation vivante de la dignité bafouée. Ou plutôt de la frustration et de la rage contrôlées – momentanément tout au moins. Tout sortirait et s’exprimerait, mais plus tard, et certainement pas devant eux.

Surpris par ce comportement inattendu de la jeune femme, Largo se tut. Simon lui-même ouvrait des yeux étonnés. La dispute entre les deux hommes semblait s’être tarie d’elle-même au moment où la porte se refermait sur Joy.

- Qu’est-ce qui lui prend ? s’étonna Largo.
- Ben… je sais pas, moi ! se défendit Simon, alors que l’œil que Largo dardait sur lui le tenait manifestement pour responsable de ce départ inattendu.
- Kerensky ?
- Pense à ce que t’a dit Simon récemment, Largo.
- Quoi, sur sa jalousie ? Mais on parle de Simon et Tosca, là, pas de moi !?
- Décidément tu es totalement obtus dès qu’il s’agit de Joy, mon pauvre Largo.
- Merci de cet éclairage tout à fait nouveau sur ma personnalité, et qui m’aidera sans doute à mieux assumer mon ‘moi’ profond. Mais franchement, je ne vois pas le rapport.
- Alors je vais tâcher d’être aussi clair que possible,
fit Kerensky.

Il ôta ses lunettes, positionna ses coudes sur le rebord de la console centrale, et, joignant le bout de ses doigts, regarda Largo avec cet air sentencieux du professeur certes patient, mais tout de même excédé par l’hermétisme intellectuel de son élève – un hermétisme d’autant plus incompréhensible que l’enseignant se souvient rarement d’être passé par exactement les mêmes affres que son élève, lorsqu’il avait le même âge. Simon, qui pourtant n’avait pas mieux compris que Largo, recula d’un pas et s’adossa sur la balustrade, savourant par avance ce qui allait suivre. Le cours de Maître Kerensky sur la psychologie féminine pouvait commencer.

- Alors voici : tu as crié après Simon parce qu’il avait soit-disant trahi la confiance de Marco…
- Non, pas ‘soit-disant’, il…
- Ok ok,
coupa Kerensky Mais tu veux refaire ton plaidoyer ou comprendre le comportement de Joy ?
- Comprendre le comportement Joy.
- Alors tu te tais et tu m’écoutes. Donc toi, tu as crié sur Simon à cause de Marco. Mais Joy, elle, a cru que c’était à cause de Tosca.
- De Tosca ?
répéta Largo, perplexe.
- Elle a cru que tu étais jaloux parce qu’elle avait couché avec Simon et pas avec toi.
- Ah.
- Exactement : ah. Moralité, étant donné que certes Joy t’a quitté mais qu’elle est toujours amoureuse de toi, elle a été jalouse. CQFD.


Largo dévisagea Kerensky, puis se tourna vers Simon. Par la moue qu’arborait le Suisse, Largo en conclut qu’il était d’accord avec Georgi. Il se dit qu’il avait été décidément inspiré, le jour où, suivant les conseils du Père Maurice, il avait demandé au Russe de travailler pour lui. Kerensky était précieux. Indispensable. La clef de voûte de l’intel unit, finalement. Joy était la sécurité, Simon l’humour, lui-même l’argent… Mais Kerensky, lui, c’était la raison et la sagesse. La finesse d’analyse. La compétence, voire le génie en matière informatique. Indispensable, oui, c’était le mot. D’autant qu’il était aussi un psychologue hors pair. Car exposées par Kerensky, les pensées de Joy paraissaient limpides. Et lui, Largo, il était vraiment le dernier des crétins pour ne pas l’avoir compris tout seul.

Largo secoua doucement les épaules. Revenant dans le monde réel, il se rendit compte de ce que Simon et Kerensky avaient parfaitement suivi le cheminement de sa réflexion. Je ferais un piètre comédien ! pensa-t-il. Il décida cependant qu’une hypothétique carrière théâtrale n’était certainement pas ce qui importait pour l’instant. Avant tout, il devait éclaircir les choses avec Joy. En attendant d’avoir des nouvelles plus détaillées sur l’état de Marco, il ne voyait rien d’autre à faire en ce qui le concernait. L’urgence était Joy. Enfin du moins l’urgence pour lui. Quant aux autres…

- Simon ? Tosca avait raison, Marco n’a peut-être pas envie de te voir, surtout s’il comprend… disons ton intimité avec elle. Et puis j’ai besoin de toi. Alors tu ne vas pas à l’hôpital, tu vas sur les lieux de l’agression. Essaie de trouver quelque chose qui pourrait nous aiguiller pour l’identification des hommes qui s’en sont pris à Marco. Kerensky, tu l’accompagnes.
- Mais je…
- Oui, je sais, pas de terrain,
coupa Largo. Mais là, ce n’est pas vraiment du terrain. Je veux simplement que vous meniez l’enquête : témoins éventuels, empreintes, et tout le toutim.
- Et on peut savoir pourquoi les empreintes ? Largo, je te rappelle que la police a déjà commencé l’enquête. Alors oui, Simon pourrait peut-être trouver des témoins qui s’ouvriraient plus facilement à lui qu’aux autorités. Mais pour les empreintes, le plus sûr est encore d’utiliser les fichiers de la police : on ne retrouvera rien, là-bas, c’est trop tard. Tous ces flics ont dû tripoter tout ce qui traînait une fois qu’ils ont relevé ce qui les intéressait. Et je n’ai pas l’intention de faire une base de données de tous les policiers de New York.
- Ok. Alors Simon tu vas sur le terrain, et toi tu restes là et tu identifies les agresseurs.
- Parfait. J’appelle Joy et on file.
- Non Simon, tu y vas seul,
le retint Largo. Je sais que ce n’est pas habituel, mais j’ai besoin de la voir, maintenant. Et l’enquête ne peut pas être repoussée.

Simon regarda fixement Largo, les yeux légèrement plissés, visiblement perplexe. Etait-ce qu’enfin Largo se sentait prêt à affronter la jeune femme ? Etait-il enfin décidé à mettre clairement les choses au clair, à lui avouer qu’il ne savait plus où il en était dès qu’elle s’éloignait, à lui dire ce que lui, Simon, avait déjà compris depuis longtemps : qu’il était fou amoureux d’elle ? A moins que Largo ne se borne à préciser qu’il n’était pas jaloux, ce qui reviendrait à laisser Joy décider pour eux deux, encore une fois. Auquel cas… Auquel cas ce n’était pas gagné !

Simon était convaincu que Joy aimait profondément Largo. Mais il était également convaincu de ce qu’elle avait peur. Oh, pas d’avouer ses sentiments, non. Enfin si. Pas exactement. C’était plus compliqué. Simon pensait qu’elle avait peur de se trouver en situation de vulnérabilité. C’était pour ça que lui-même ne s’était jamais vraiment attaché à une fille, jusqu’à présent : parce qu’aimer quelqu’un, et surtout le lui dire, c’était se placer en situation de vulnérabilité. Et de dépendance. Lui-même n’avait jamais eu le courage de le faire ; et il était persuadé que Joy non plus ne se sentait pas encore le courage d’affronter le regard de l’autre une fois qu’on lui a tout dévoilé.

Mais Simon n’eut pas véritablement le temps d’expliquer la situation à Largo. Il eût fallu le renseigner sur ce qui était sans doute l’état d’esprit de Joy : Largo n’en était certainement pas conscient. Il fallait le lui dire, qu’il ne la laisse pas tout décider, une fois encore. Mais déjà Largo sortait. Et Kerensky pianotait placidement sur son clavier. Il était trop tard. Il ne restait plus à Simon qu’à aller se promener dans les environs de la mairie pour trouver des éléments et aider Marco.


*


Cela faisait déjà bien cinq minutes que Largo tambourinait contre la porte de l’appartement. Il avait triomphé sans difficulté du digicode : Joy le lui avait donné lorsqu’ils étaient devenus plus proches, après Montréal. 0697. Cela faisait partie de ces informations qu’il aurait pu trier et évacuer de son cerveau, libérant ainsi un peu de place au sein de ses petites cellules grises. Mais c’était une information pour laquelle il refusait de faire le nettoyage par le vide. Le code d’accès de l’immeuble de Joy semblait inscrit de façon indélébile au fond de sa mémoire.

Malheureusement, pour l’appartement, il était coincé. Certes, s’il avait pensé ne serait-ce que trois secondes avant de quitter le Groupe W, il ne se retrouverait pas là, comme un imbécile, face à une porte close. Il aurait pris la clef, celle que Joy – tout comme Kerensky, d’ailleurs –, laissait en permanence au bunker, juste au cas où. Mais là… Non, évidemment. Penser avant d’agir, ça, ce n’était pas digne de lui. Largo, le grand Largo Winch, lui, il ne POUVAIT PAS réfléchir avant d’agir. Non, impossible. IM-POS-SI-BLE. Il fallait toujours qu’il fonce tête baissée. Une sorte de marque de fabrique. Un brevet à déposer.

Largo soupira. Cela ne servirait à rien de s’énerver contre lui-même. La porte ne s’ouvrirait pas plus vite s’il se convainquait de l’idiotie de son impulsivité. Il fallait rationaliser. Point barre. RA-TION-NA-LI-SER.

Largo se pencha et colla son oreille contre la porte. Avec un peu de chance… Non, rien. Le silence total. Evidemment ! Il se croyait où, là ? Dans un feuilleton à deux dollars où le gentil, par la simple puissance surnaturelle de sa pensée et en raison du lien cosmico-métaphysique qui l’unirait avec l’être chéri, ferait en sorte que la porte s’ouvre ? Largo sourit, malgré sa rage et sa frustration. Lui-même n’avait pas très bien compris la phrase qu’il venait de formuler dans son cerveau ‘légèrement’ contrarié. Allons bon ! S’il ne se comprenait pas lui-même, comment espérait-il faire comprendre ses vues à un Cardignac !?

Bon, reprenons, pensa Largo. Rationaliser. Oui, c’était ça. Joy était chez elle, c’était une certitude. Sa voiture était sur le parking. Et puis lorsqu’il était entré dans l’immeuble, il avait perçu les échos de ‘Dos gardenias’, la chanson d’Ibrahim Ferrer. Pas très politiquement correct, pour une Américaine censée par diktat gouvernemental haïr tout ce qui vient de Cuba. C’était tout Joy, ça : on bosse à la CIA, on expose sa vie pour son pays, et on écoute en boucle Ibrahim Ferrer et Omara Portuondo, allant même, après quelques verres, jusqu’à contester non pas la qualité mais le côté trop commercial de l’œuvre de Compay Segundo. Mais bon, il s’éloignait du sujet, là. Ce n’était pas la musique cubaine qui l’intéressait pour l’instant.

Joy, donc. La musique dans le hall. Cette musique qu’elle aimait et sifflotait régulièrement dans le bunker, horripilant au plus haut point Kerensky. Par le plus grand des hasards bien sûr, c’était la chanson qu’elle aimait tant qu’il avait entendue dans le hall de l’immeuble ; et toujours par ce même hasard décidément taquin aujourd’hui, la chanson s’était tue au moment où il avait sonné à la porte. Curieux hasard, en vérité ! Il voulait bien être impulsif, maladroit, mais non : il n’était pas stupide. Enfin si, parfois, surtout lorsqu’il s’agissait d’elle. Mais pas là. Elle était chez elle. Et elle ne voulait pas lui ouvrir. Il fallait donc trouver une astuce.

Largo eut une idée. Il la repoussa d’abord, mais elle revint, insistante. Non, ce ne serait pas… Non non, elle monterait sur ses grands chevaux et aurait raison. Non, il ne pouvait pas.

Il fronça les sourcils et plaça sa main gauche devant la bouche, réfléchissant. Il frappa à nouveau ; il l’appela ; toujours en vain. Et cette idée, absurde, grotesque, mais qui revenait sans cesse. Oh, et puis après tout !? C’est elle qui l’aurait voulu, non ? Elle n’avait qu’à ouvrir, bon sang ! Il n’en serait pas réduit à de tels expédients si elle faisait moins l’huître, se refermant sur elle-même dès qu’elle se sentait menacée !

Convaincu de cette pensée qu’il tint pour être hautement profonde – il écarta d’un mouvement de tête la petite voix qui lui disait que c’était la dernière chose à faire –, il passa donc à l’action.

Il se jeta lourdement contre la porte, émit un grognement, protesta hautement contre un agresseur imaginaire, heurta à nouveau la porte. Puis, tout en faisant maints gestes plus bruyants les uns que les autres, il répéta plusieurs fois la phrase qui, l’espérait-il, serait le sésame : Mais enfin vous voulez quoi, à la fin !?

Il arrêta de s’agiter et se tourna vers la porte lorsqu’il entendit le verrou que l’on actionnait.

Joy ouvrit dans un geste brusque, et planta son arme sous le nez de Largo, prête à bondir. Elle le regarda, médusée. Il était seul. Absolument aucune menace ne planait sur lui. Et il lui souriait, de ce sourire qu’il arborait lorsqu’il était content de lui. Elle s’était laissée rouler dans la farine. Elle le sentit instantanément. Il voulait qu’elle ouvre, et elle était bêtement tombée dans le panneau.

- Joy, tu étais là ? Non ! Ben ça alors ! Figure-toi que c’est idiot, je m’apprêtais à partir. Mais puisque tu es là, tu veux bien que j’entre quelques minutes ?

Joignant le geste à la parole, et sans lui laisser le temps de reprendre totalement ses esprits, il la repoussa gentiment et entra d’un pas assuré dans l’appartement, grimpant déjà les quelques marches qui le mèneraient au salon. Il ne se retourna pas, mais sentit le regard furibond de la jeune femme dans son dos. Puis le bruit de la porte qui se refermait. Elle acceptait la discussion. Une première victoire qu’il savoura, tout en sachant qu’elle ne lui pardonnerait pas si facilement sa ruse.

Parvenu dans le salon, il lui fit face et décida que la meilleure tactique était sans doute encore la franchise. Aussi lui offrit-il son plus beau sourire pour se lancer dans l’explication qu’il estima la plus rationnelle. Mais il n’eut guère la possibilité d’argumenter : déjà elle parlait, d’un ton sec souligné d’un regard noir, sans ciller, le revolver toujours à la main.

- Je peux savoir ce qui t’a pris, Largo ? Ça t’amuse vraiment, de me faire tourner en bourrique ?
- Mais…
- Je vais être très claire, et je ne me répèterai pas. Ne recommence jamais ça, Largo. Jamais.
- Promis. Ecoute, je voulais juste…
- Rien du tout, Largo. Tu pars.
- Non mais c’est…
- S’il te plaît, va-t-en.
- BON, C’EST FINI, OUI, A LA FIN !?
finit-il par crier, exaspéré par l’obstination hermétique de la jeune femme.

Elle ne répondit pas, mais ses yeux lançaient des éclairs. Sans un mot, elle rangea précautionneusement son arme. Puis, contournant le canapé, elle vint s’asseoir sur l’un des accoudoirs, droite et froide, les yeux légèrement plissés. Elle était furieuse et ne cherchait pas à le dissimuler.

- Je peux au moins savoir pourquoi tu es venu jusqu’ici ? lâcha-t-elle, glaciale. Surtout que si c’est seulement pour passer ta mauvaise humeur sur moi, c’était inutile. Simon convenait parfaitement.
- Justement, c’est de Simon que je voulais te parler.
- Je ne suis pas certaine de vouloir entendre tes confidences.
- Tu n’as pas compris, c’est…
- Merci. Alors non seulement tu te crois le droit de venir jusque chez moi pour me crier dessus, mais en plus maintenant tu m’expliques que je suis la dernière des imbéciles ?
- Joy, écoute-moi attentivement. Il faut que tu le saches, parce que je ne sais pas si tu en es consciente : tu es parfaitement exaspérante lorsque tu joues la carte de la mauvaise foi.


Elle se redressa, excédée. Largo lui souriait, tout en arborant la moue typique de l’enfant qui veut un jouet et espère que sa maman cèdera. Il la regardait avec cet air qui la toujours faisait fondre : entre le merlan frit et le cocker – ce qui constituait indéniablement une originalité signée ‘LW’, et qui la faisait craquer à chaque fois.

Mais Joy se reprit. Non non et non, hors de question qu’elle se laisse avoir cette fois-ci ! Elle pensa le sortir manu militari, mais finalement rejeta l’idée. En réalité, au plus profond d’elle-même, elle voulait savoir : comprendre pourquoi Largo était venu jusqu’ici. Pourquoi il tenait tellement à lui parler qu’il avait joué cette comédie absurde, devant la porte. Une comédie d’autant plus absurde qu’elle s’y était laissée prendre, preuve indéniable de ce qu’elle n’était guère capable de raisonner convenablement dès lors qu’il était concerné.

- Bon, tu veux bien m’écouter, cette fois ? Sans t’énerver ?
- Je t’écoute.


Largo prit une profonde aspiration. Décidément, Joy ne lui facilitait pas la tâche. Mais au fond, qu’espérait-il ? Elle avait toutes les raisons de lui en vouloir.

- Alors voilà. Je crois que tu… enfin… Ce n’est pas à cause de Tosca que j’en veux à Simon, mais à cause de Marco.
- Marco ? Tu es jaloux de Marco ?
s’étonna-t-elle.
- Mais je ne suis pas jaloux, c’est là justement que réside le malentendu ! En fait… En fait j’en veux à Simon parce que Marco a pris des risques pour nous. Il est parti pour essayer de reconnaître Matt Evans, et il l’a fait en sachant pertinemment ce à quoi il s’exposait. Il l’a fait parce que nous avions besoin d’avoir des certitudes. Lui personnellement, il était déjà persuadé que c’était le même homme. Mais il a accepté d’aller vérifier sur place, pour nous. Et en retour, il reçoit quoi ? Simon qui couche avec Tosca. C’était une question de confiance. Il est parti en nous faisant confiance, et Simon a trahi cette confiance.
- Tu ne crois pas que tu es un peu dur ?
objecta Joy, subitement radoucie. C’est Simon après tout, et...
- Peut-être, oui. Mais ce n’est pas pour autant qu’il pouvait coucher avec Tosca. Nous manquons d’éléments, et il paraît évident que nous aurons du mal à progresser dans cette affaire. S’il n’y a pas de confiance entre nous, ce sera encore plus difficile. Et comment veux-tu que Marco fasse confiance à Simon, maintenant ?
- Je crois que c’est à Tosca de gérer tout ça, Largo. Pas à toi. Après tout, elle était consentante, non ? Marco ne peut pas empêcher sa sœur de vivre ses amours, bon sang !
- Je sais, mais…
- Non. Largo, crois-moi : tu ne devrais pas t’en mêler. C’est à Tosca d’expliquer la situation à Marco, c’est à elle d’assumer ses faits et gestes. Elle n’a pas 15 ans, elle savait parfaitement ce qu’elle faisait et elle était parfaitement consciente de la réaction qu’aurait son frère, non ? Et puis ce n’est certainement pas la première fois. Rappelle-toi ce que Marco nous a dit, la première fois que nous l’avons rencontré : Tosca ne peut pas retourner en Italie. Je suis certaine qu’il y a une affaire du même ordre là-bas.
- Peut-être,
admit Largo.

Joy n’ajouta rien, tandis que Largo semblait hésiter. Elle jubilait intérieurement. Elle était à la fois rassurée et satisfaite. Rassurée parce que Largo ne lui tournait pas le dos. Certes il avait ‘flashé’ sur Tosca, mais c’était tout. Largo ne se détournait pas d’elle-même pour autant. Et Joy en ressentit un réconfort certain.

Et puis soyons honnête : Joy était en outre ravie. Certes parce que Largo avait pris la peine de venir en faisant tout ce cirque pour justifier sa colère contre Simon. Mais aussi parce qu’elle avait réussi à instiller un doute dans l’esprit de Largo. Un doute sur les raisons qui poussaient Marco et Tosca à rester aux Etats-Unis. Oh, évidemment, c’était indéniable, ce n’était pas très charitable. Pas charitable du tout, même.

Elle se souvint de la maxime que lui répétait sa mère, lorsqu’elle était enfant : ‘ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse’. Oui, elle n’aimerait sans doute pas que quelqu’un lui fasse la même chose, que quelqu’un profite de son absence pour tenir des propos insidieux sur son compte. C’était déjà arrivé, par le passé ; et elle n’avait pas apprécié. Elle avait trouvé ça à la fois méchant et puéril. Elle sourit pour elle-même. Après tout, cela prouvait une chose : lorsqu’il s’agissait de garder Largo, elle était prête à tout, même à ces comportements qu’elle détestait chez les autres, ce qu’elle appelait les ‘attitudes de midinette en manque’. Elle se trouva pathétique, finalement. Pathétique d’en arriver là.

Joy releva la tête et croisa le regard de Largo. Il la dévisageait, surpris. Elle se rendit compte qu’elle se pinçait les lèvres pour ne pas sourire, et que cela n’avait pas échappé au jeune homme. Elle redressa les épaules. Soit, elle réprouvait son comportement vis-à-vis de Tosca et tâcherait d’atténuer la portée de ses actes, puisque Largo n’en était pas amoureux. Mais Largo, justement. S’il la regardait ainsi, silencieux, se frottant compulsivement les mains, c’est qu’il avait encore quelque chose à dire.

Le silence dura encore quelques secondes. Largo hésitait encore. Mais de toute évidence, la jeune femme qui se tenait devant lui attendait qu’il parle. Elle avait compris qu’il y avait une suite. Alors il ne pouvait plus reculer, il devait se jeter à l’eau.

- Joy, je voulais te dire autre chose. Je… Ce n’était pas de la jalousie envers Tosca. Je ne suis pas amoureux d’elle ; et finalement, même si je trouve que le moment était sans doute le plus mal choisi, je pense qu’elle ira très bien avec Simon.

Il s’interrompit. Il ne savait trop comment formuler ce qu’il voulait dire. Il voulait lui crier qu’il l’aimait, elle, Joy. Mais cela aurait sans doute fait fuir la jeune femme. Il fallait être plus subtil : le lui faire comprendre, le lui dire sans réellement le lui dire. Elle attendait toujours. Il fallait se jeter à l’eau.

- En fait… Joy, je suis déjà amoureux de quelqu’un. Je suis même amoureux fou d’elle, comme je n’ai jamais aimé personne. Je ne rêve que d’une chose, c’est de la posséder toutes les nuits, de me promener des heures avec elle, de rire avec elle, de…

Il ne continua pas : Joy s’était levée et dardait sur lui un œil noir. Elle réprima l’envie de pleurer qui la taraudait. Mais Joy Arden ne pleure pas. Son père le lui avait appris ; il le lui avait même rabâché. Joy Arden ne pleure pas, en tout cas jamais lorsqu’il y a quelqu’un en face d’elle.

Mais la pression était trop forte. Comment Largo osait-il ? Comment osait-il venir lui avouer qu’il l’avait remplacée ? Comment osait-il venir lui dire qu’il rêvait d’une autre femme ? Son cerveau enfiévré fonctionnait à toute vitesse. Une idée y apparut. Et s’il parlait d’elle ? Si cette femme, c’était elle-même ? Est-ce que Largo était tout bonnement en train de lui dire qu’il l’aimait ? Qu’il l’aimait, elle, Joy Arden ? Voyons voyons… Elle, ou une autre ?

Elle sentit la peur qui montait en elle, insidieuse. Une poigne de fer lui enserra le cœur, et il lui sembla que l’air passait difficilement dans ses poumons. Que voulait-il dire ? Qui aimait-il, en définitive ? Elle aurait aimé le savoir, mais la vérité, c’est qu’elle était terrifiée du nom qu’elle entendrait. Que ce soit le sien ou un autre, elle ne voulait pas l’entendre. Elle n’était pas prête.

- Largo, s’il te plaît, arrête, s’entendit-elle dire. Pars, je t’en prie. Je te reverrai demain. Et demande à Kerensky de me donner des nouvelles de Marco.

C’était tout. Tout ce qu’elle avait pu dire. Si elle avait ajouté ne serait-ce qu’un mot, elle avait le sentiment qu’elle n’aurait pas été capable de réprimer le sanglot qui l’étouffait. Largo ne bougeait pas, catatonique. Elle s’approcha de lui, le prit doucement par le bras et le reconduisit à la porte de l’appartement. Il se laissa faire. Il ne comprenait pas. Il se retrouva dans le hall d’entrée de l’immeuble sans savoir comment il était arrivé là.

Joy, elle, referma la porte, regagna le salon et se jeta dans son canapé. Elle ralluma la chaîne hi-fi et plaça le CD du ‘Stabat Mater’ de Pergolese. Elle n’aurait rien pu écouter d’enjoué. Elle se recroquevilla sur elle-même et laissa les pleurs l’envahir. Elle avait eu peur et n’avait pas été capable d’affronter cette peur. Elle pouvait lutter contre des méchants, contre leurs armes, mais elle se sentait tellement désarmée dès que des sentiments intimes étaient en jeu !

Maintenant, en y réfléchissant, elle était à peu près certaine d’avoir compris. Largo était certes parfois maladroit, mais il était loin d’être stupide. Il ne lui aurait pas dit qu’il était fou d’une femme si elle n’avait pas été la femme en question. C’était évident. Il l’aimait. Et elle aussi, elle l’aimait. Mais elle avait peur de l’avenir avec Largo. Elle avait peur de s’engager. Peur de ne pas être à la hauteur de l’image qu’il se faisait d’elle. Peur que la Joy de la vie quotidienne ne soit décevante, que Largo ne s’en lasse, qu’il ne finisse par s’en éloigner. Joy avait peur de s’ouvrir, tout bonnement.


*


Kerensky, lui, était un homme heureux. Après plusieurs jours de purgatoire, où son flegme avait été mis à rude épreuve, enfin il avait quelque chose à se mettre sous la dent. Oh, évidemment, l’enquête sur place menée par Simon n’avait pas donné grand chose : il s’était vainement démené comme un beau diable. On avait vu Marco, oui. Certains se souvenaient même d’une grosse berline sombre et de quatre hommes qui en sortaient. Quatre hommes qui entraînaient Marco dans une ruelle. Et puis rien. Personne n’avait rien vu d’autre. Personne ne voulait parler. Personne ne voulait se souvenir. Simon avait eu beau déployer des trésors de patience, il n’avait pas abouti à grand chose. On pouvait se faire tabasser en plein cœur de New York, personne ne verrait rien. Rassurante perspective ! avait maugréé Kerensky.

Et depuis, tout le monde piétinait. Marco s’en sortait avec plusieurs contusions, deux côtes cassées, une entorse au poignet, et un visage violacé qui lui faisait incontestablement perdre de son charme. Mais il s’en tirait bien : quelques semaines et il n’y paraîtrait plus. Lorsque Tosca avait appelé le bunker pour donner des nouvelles, tous avaient été soulagés. La jeune femme elle-même semblait rassurée.

Simon et Largo s’étaient rendus à l’hôpital, mais Marco n’avait pas pu leur apprendre grand chose : il n’avait pas vu Evans. Celui-ci était en déplacement et ne reviendrait pas avant une heure. Et comme Marco ressortait en se disant qu’il prendrait un café pour faire passer le temps, quatre types l’avaient abordé et entraîné dans une ruelle. Ils l’avaient tabassé et Marco ne se souvenait que d’une douleur fulgurante à laquelle avait succédé un grand trou noir. Les secours étaient arrivés avant qu’il n’ait pu alerter Largo et ses amis, et il n’avait repris pleinement ses sens que dans l’ambulance.

Savait-il qui étaient les agresseurs ? Oui, il en connaissait trois. C’étaient des hommes de Bishop. Et avaient-ils dit quelque chose ? Seulement que Marco n’aurait jamais dû jouer au plus malin, et qu’il ferait bien de quitter New York s’il ne voulait pas avoir de gros ennuis. Autre chose ? Oui, que la prochaine fois ils les tueraient, lui et Tosca. Rien d’autre ? Rien d’autre.

Largo et Simon étaient ressortis de là comme ils étaient entrés, guère plus avancés. Enfin Largo, tout au moins. Simon, lui, avait progressé. Etant donné le regard glacial de Marco, il en avait déduit l’Italien connaissait tout de la situation. Et si jamais Simon avait eu des doutes, la façon que Tosca avait de s’agiter en évitant soigneusement se tourner la tête vers son frère l’aurait renseignée. Donc, Marco était au courant de leur liaison naissante. Et il n’appréciait pas. Mais il n’avait rien dit sur le sujet, ce qui était déjà un bon point.

Quant à Kerensky, lui, il avait tout de suite biffé cette partie du récit circonstancié que lui avaient fait les deux hommes à leur retour de l’hôpital. Les vicissitudes de la vie amoureuse de Simon étaient sans intérêt pour lui. En revanche, ce que disait Marco était intéressant : il avait été victime des hommes de Bishop, et ce alors qu’il avait demandé à rencontrer Evans. Pour le Russe, le lien s’imposait, il n’était besoin d’aucune autre sorte de confirmation. Averti que Marco le cherchait, Evans avait demandé la protection de Bishop. Ce qui prouvait une chose : Evans et Bishop travaillaient bien ensemble, Marco ne s’était pas trompé.

Et depuis, Kerensky avait progressé. Il avait détaillé minutieusement les fichiers des employés de la mairie de New York. Et c’est là qu’il avait reconnu un visage. Un visage qui l’avait hanté depuis des jours. Un visage auquel il n’avait pu donner qu’un faux nom, auquel il n’avait pu rattacher aucune empreinte, aucune vie. Un visage qui pour l’instant n’avait rien donné. Mais un visage qui parlait enfin, qui se révélait.

Kerensky avait retrouvé John Smith, le PDG de la Teams’Co, celui dont il n’avait pas pu remonter la trace.

La mairie de New York était bien organisée. Chaque cadre, ancien ou actuel, avait un fichier à son nom. Un fichier complet, avec de très jolies empreintes. John Smith avait travaillé à la mairie pendant quatre mois sous le nom de John Caballero. Un nom hispanique qui avait étonné Kerensky. Alors, se servant des empreintes de Caballero, il avait lancé des recherches sur les sites hispanophones, et il avait enfin trouvé : John Smith, alias John Caballero, se nommait en réalité Miguel Guizantes. C’était un Espagnol qui avait grenouillé dans les hautes sphères du pouvoir politique, et qui venait d’être mis en cause dans un attentat à la voiture piégée à Madrid. Un attentat qui n’avait tué personne, mais visait un député basque.

John Smith avait disparu depuis quatre jours ; personne ne l’avait revu à New York. Mais ô miracle : Miguel Guizantes avait réapparu à Madrid depuis trois jours. Et il avait été arrêté la veille. Il croupissait actuellement en prison.

Tout heureux de sa découverte, Kerensky monta au penthouse. Largo devait être informé ; et le Russe était prêt à parier que le jet partirait pour le sud de l’Europe au plus tôt.

Kerensky s’étonna cependant que les couloirs fussent aussi vides. Machinalement, il consulta sa montre : 4 heures 17. Il sursauta. Hein ? La nuit ?! Nom d’un petit Spoutnik !? Concentré sur ses découvertes, tout entier à la joie d’avancer enfin, il n’avait pas vu le temps passer. Débarquer chez Largo à cette heure ne lui vaudrait sans doute pas l’enthousiasme qu’il estimait mériter.

Il fit demi-tour et retourna au bunker, bien décidé à savourer les quelques heures qui restaient avant le début de journée. Il pensa appeler Marco pour lui demander si ce nom de ‘Guizantes’ lui disait quelque chose. Il haussa les épaules et se dit qu’il était très fatigué, finalement : il venait à peine de remarquer l’heure et de renoncer à réveiller Largo, mais il envisageait déjà de réveiller quelqu’un d’autre ! Non. Marco avait été gardé en observation à l’hôpital, de toute façon. Il ne sortirait que dans l’après-midi, au plus tôt. Et il était fort à parier que les infirmières refuseraient de transmettre la communication. Pas au beau milieu de la nuit.

Mais Kerensky était trop heureux d’avoir enfin progressé pour ne pas partager sa joie. Il songea à Joy. Non, elle dormait ou bien se torturait les méninges sur ses états d’âme sentimentaux. Pas la peine. Et Simon ? Non non ! Certes non ! Lui, Kerensky, appeler Simon pour le tenir au courant en avant-première ? Non, soyons réaliste ! Et puis quoi, Simon était certainement dans les bras de Tosca, et se ficherait probablement de savoir tout de suite que John Smith de la Teams’Co s’appelait Miguel Guizantes et était à la prison de Carabanchel, dans la banlieue sud de Madrid. Il estimerait que l’information pouvait attendre le petit jour.

Kerensky soupira alors qu’il ouvrait la porte du bunker. Il était bien seul, décidément ! Mais non, il ne terminerait pas la nuit à chercher un sommeil qui ne viendrait pas. Il s’installa devant son ordinateur et lança une partie d’échecs. A défaut de parler, au moins il essaierait de battre ce petit rigolo qui jouait souvent la nuit sur le net et s’avérait être un adversaire redoutable…





Intel Unit