Chapitre 4.
La nuit avait été des plus courtes pour tout le monde : Kerensky avait affiné ses recherches, renvoyant Joy chez elle vers trois heures du matin. Lui-même avait fini par somnoler au bunker, vautré sur son fauteuil, les pieds à côté du clavier de son ordinateur, bercé par le ronronnement obsédant du ventilateur. Il en serait quitte pour un mal de dos, il le savait, mais ne se sentait pas le courage de traverser la moitié de New York pour rentrer chez lui.
Simon avait été mis à la porte de l’appartement par un Marco impatient de discuter avec sa sœur sans témoins, et agacé de l’empressement du Suisse auprès de Tosca. Maugréant, Simon avait accepté de les laisser seuls et était parti dans son propre appartement où, affalé sur son lit, il souriait vaguement tout en imaginant la jeune femme à ses côtés. Il s’endormit sur son image, et dans un geste inconscient passa son bras autour de l’oreiller.
Largo, pour sa part, était rentré au penthouse. Il aurait bien lui-même raccompagné Tosca jusqu’à l’appartement – juste histoire d’être poli, bien entendu. Mais Simon lui avait lancé un tel regard que Largo avait compris le message : chasse gardée. Depuis le temps qu’ils se connaissaient, les deux hommes avaient passé une sorte d’accord tacite : pas de concurrence entre eux. Enfin du moins, pas trop. L’un ou l’autre s’effaçait lorsqu’il voyait que son ami était bien placé pour parvenir à ses fins avec une femme. Et là, Simon avait posé une option en premier.
Et puis Largo n’était pas certain de vouloir vraiment draguer Tosca. Joy avait été jalouse, et cela lui ouvrait des perspectives nouvelles qu’il ne tenait pas à gâcher en se montrant trop empressé auprès de l’Italienne. Aussi avait-il refermé la porte de l’appartement sur Marco, Tosca et Simon, rejoignant le penthouse tout seul.
Hélas ! Il avait retrouvé sur son bureau un amas de dossiers plus ou moins urgents à traiter pour le lendemain matin. Il avait eu envie de tout jeter par la fenêtre, mais il s’était morigéné. Oh, sans enthousiasme, évidemment. Mais il s’était dit qu’au moins, ce qu’il expédierait ce soir, il n’aurait pas à le faire le lendemain matin. Il s’était donc attelé à la tâche, se convainquant (difficilement) de ce qu’il n’avait pas le choix, et s’admirant de travailler si tard. Il n’avait finalement refermé la dernière chemise revêtue du large ‘W’ qu’à deux heures du matin, avec ce sentiment du devoir accompli. Vaincu par les émotions, il s’était laissé tomber sur son lit, les bras en croix, sans même prendre la peine de se déshabiller.
Et pourtant, à huit heures, malgré leur fatigue, tous s’étaient rejoints dans le bunker. Avant de commencer à discuter, Joy avait fait une distribution de café – enfin du moins de cette ‘boisson insipide qu’on ose appeler café’, pour reprendre les termes de Simon. Bien que vivant aux Etats-Unis depuis que Largo avait repris la direction du Groupe W, le Suisse n’avait jamais pu s’habituer à cette chose liquide et brunâtre, chaude lorsqu’il avait de la chance, et que ces barbares d’Américains osaient qualifier de café. Simon, lui, avait usé de tous les qualificatifs : boisson insipide, écœurante, dégoûtante, mauvaise, imbuvable, ignominieuse, vomitive… Mais il ne pouvait se résoudre à parler de café.
En désespoir de cause, il avait tenté d’acheter lui-même des grains non moulus. Bel effort en vérité, mais totalement vain : même les paquets de ‘french coffee’, qu’il achetait pourtant un prix d’or, n’arrivaient pas à la cheville d’un café européen, même bas de gamme. Sa seule ressource était un petit troquet italien qu’il avait déniché par hasard dans le sud de Manhattan, où il pouvait savourer un véritable espresso. Chez ‘Luigi’. Un vrai trésor. Rien à voir avec cette chose terreuse que Joy venait de déverser et dont le nectar – enfin si on pouvait parler de nectar, ce qui restait douteux – ne pouvait éveiller la moindre papille gustative, fût-elle particulièrement avide de caféine.
Parfaitement indifférent aux grimaces de Simon, qui se forçait à avaler le contenu de sa tasse tout en tâchant sans grand succès de se persuader qu’il y avait pire exaction à travers le monde que de devoir boire ça, Kerensky entreprit de faire un rapport des plus détaillés sur ses découvertes de la nuit.
- Sam Bishop a été un petit truand sans envergure durant des années. Ce n’est que depuis cinq ans qu’il se fait remarquer. A l’époque, il a réussi à se débarrasser de la plupart de ses concurrents en quelques semaines. Et il a ainsi pu monter un gang particulièrement puissant.
- En quelques semaines ? s’étonna Simon, tout en reposant sa tasse encore à moitié pleine, estimant ne pas pouvoir venir à bout de ce liquide saumâtre dont pourtant Joy se versait déjà une seconde rasade. Comment il a pu faire aussi vite ?
- Visiblement il n’était pas seul. Un groupement s’est chargé de certains de ses… opposants, dirons nous. Il a tout de suite bénéficié d’hommes de main sûrs, et il disposait d’un joli pactole qui lui a permis de soudoyer qui il fallait et quand il le fallait.
- Je vois. Mais si c’était jusque là un petit truand sans envergue, comme tu dis, comment a-t-il pu avoir tout cet argent ? demanda Largo.
- Et bien en fait tu as deux Ecoles de pensée en la matière : la première est que c’est un petit veinard et qu’il a gagné beaucoup d’argent aux courses ; la seconde, c’est…
- C’est que quelqu’un lui a donné cet argent pour qu’il contrôle le banditisme new-yorkais, ce qui donnait à ce quelqu’un la main-mise sur le crime organisé sans pour autant être directement impliqué, fit Joy, raisonnant à haute voix.
Largo soupira. Ce quelqu’un ne pouvait être qu’un organisme puissant et suffisamment malsain pour vouloir contrôler les activités criminelles de New York. Et il ne voyait qu’un organisme qui répondait à ces critères. Ils ne le laisseraient donc jamais en paix ?
- Est-ce que ça veut dire que Bishop serait affilié à la Commission ? dit Simon, qui avait suivi le même raisonnement.
- C’est possible. N’oublie pas que la famille Valence a manqué d’être infiltrée, rappela Joy.
- Vous connaissez les mafiosi de New York ? sursauta Marco, totalement ébahi par cette révélation à laquelle il était loin de s’attendre.
- Pas exactement, mais nous savons qu’ils ont été la proie de la Commission et qu’ils ont bien failli être mangés tout cru, expliqua Largo. Nos chemins se sont croisés il y a quelques temps déjà. John Valence a pour l’instant toujours réussi à maintenir la Commission loin de lui, mais ça n’a pas été facile.
- Le gang de Bishop est aujourd’hui l’un des plus puissants de New York, précisa Kerensky. En fait, c’est même l’un des concurrents directs de John Valence. Là où Valence a pu résister, peut-être que Bishop, lui, y a trouvé son compte ?
- Ce qui voudrait dire que le crime organisé sur New York est à la solde de la Commission.
- Mmmh… approuva le Russe, avant de continuer : Mais ça ne colle pas.
- Pourquoi ?
- Que vient faire la Teams’Co là-dedans ?
Largo soupira à nouveau. Il n’avait pas la réponse. Et il détestait ne pas avoir de réponse à ses questions.
- Une société écran de la Commission ? hasarda Joy.
Kerensky leva un regard admiratif. Elle avait vu juste, il le sentit instinctivement. Il était un peu contrarié de ne pas y avoir pensé lui-même, mais estima qu’il pouvait se pardonner cette lenteur inaccoutumée de son cerveau en raison du manque de sommeil. Une petite voix lui fit bien remarquer que Joy n’avait pas beaucoup dormi non plus, mais il balaya ladite petite voix. Ce serait trop vexant d’admettre que Joy Arden (estampillée CIA) triomphait de Georgi Kerensky (KGB). La victoire de l’Amérique triomphante sur la défunte URSS. Non, inavouable. Mieux valait ne pas y penser. De toute façon, la jeune femme continuait, réfléchissant à haute voix et coupant par là-même les réflexions du Russe.
- La Commission tient Bishop, c'est-à-dire le crime organisé, poursuivit-elle d’une voix lente. Ça leur permet de contrôler une partie de l’activité souterraine de New York, qui est l’une des villes les plus importantes des Etats-Unis. Mais c’est également là que se trouve le siège d’un puissant holding à vocation internationale et qui leur échappe encore : le Groupe W.
- Or avec l’aide des criminels, ils peuvent espérer contrôler enfin le Groupe, observa Kerensky.
- Exact. Les moyens criminels de Bishop leur ouvrent une voie royale. Ils ne peuvent pas utiliser Valence, puisqu’il leur a échappé ; reste Bishop. Ils utilisent son réseau pour prendre Largo en otage et le contraindre à céder ses parts à la Teams’Co, qu’ils contrôlent en douce.
- Ça expliquerait pourquoi il est si difficile de trouver quoique ce soit sur la Teams’Co et ses dirigeants.
- D’autant qu’ils comptent sans doute garder Largo sous la main, le temps que les tensions dues à la cession du Groupe s’apaisent. Ils usent d’un moyen de pression quelconque, comme des menaces de mort sur ses proches – ce qui expliquerait pourquoi ils ne t’ont pas tué l’autre soir, Simon.
- Toujours agréable de constater qu’on entre dans les projets d’avenir de quelqu’un, bougonna l’intéressé.
- La Commission contraint Largo à quelques apparitions publiques au cours desquelles il réitère sa volonté d’abandonner la direction du Groupe W, continua Joy, concentrée sur sa démonstration. Une fois les doutes apaisés, ils le liquident. A partir de là, la Commission contrôle le Groupe W à travers la Teams’Co. Bishop aura été le moyen de cette réussite.
- Ça colle, admit Largo.
Le jeune homme était impressionné par le jeu de ping-pong de Kerensky et Joy : à eux deux, ils avaient reconstitué une large partie de l’histoire. Lorsqu’ils voulaient bien collaborer, ils étaient redoutables.
- Mais Tosca et moi, on vient faire quoi, là-dedans ? objecta Marco.
- Pas grand chose, fit Kerensky. Je suis désolé de te le dire aussi brutalement, mais il me paraît plus qu’évident que dans les plans de la Commission, toi et Tosca êtes un menu fretin dont elle se débarrassera sans états d’âme. Votre seul rôle était de permettre à Sanchez de récupérer le ‘pass’ de Simon pour entrer dans la tour sans bobo et en toute discrétion. C’est tout. Vous n’êtes qu’un rouage ; et en plus un rouage à usage unique.
- Ça veut dire qu’ils vont vouloir nous tuer ? murmura Tosca d’une voix blanche.
- C’est pour ça qu’on n’est pas rentrés à la maison hier, fit Marco, s’approchant de sa sœur. On a bien fait, on serait sûrement déjà morts.
Tosca frissonna et déglutit avec difficulté. Elle réalisait seulement maintenant la situation. Oui, maintenant cela lui paraissait évident, implacable : Bishop voudrait les tuer. Ce qui voulait dire qu’ils n’étaient en sûreté nulle part dans New York, sauf peut-être dans cette tour.
Jusqu’à présent, Tosca n’avait jamais pensé que de telles menaces puissent peser sur elle. Elle avait parfois rendu un ou deux services à Marco, ces derniers mois, mais rien de bien méchant. Mis à part l’agression de Simon, évidemment, mais elle ne s’était pas réellement inquiétée. Ce serait un mauvais moment à passer, c’est tout ; et puis Simon avait tout bonnement été assommé et délesté de son porte-feuille, ce qui était certes très désagréable, mais enfin sans conséquence majeure. Et voilà que subitement, tout apparaissait sous un jour nouveau. On voulait les tuer, elle et Marco. Elle eut le sentiment d’entrer brutalement dans un monde dont elle ignorait tout. Un monde dans lequel elle ne se sentait absolument pas à sa place.
Marco, lui, se tourna vers Largo. De toute évidence, ce qu’il allait dire lui coûtait.
- Largo ?
- Oui ?
- Je… Merci. Si toi et tes amis n’étiez pas venus hier soir, si vous n’aviez pas insisté pour nous parler, si tu ne nous avais pas offert l’hospitalité ici pour cette nuit, Tosca et moi serions sans doute morts à l’heure qu’il est. Tu as toutes les raisons de ne pas nous faire confiance, mais pourtant je tiens à te le dire : nous autres Italiens avons certes des défauts, mais aussi des qualités dont nous sommes fiers. Notamment le sens de la reconnaissance et la fidélité envers nos amis. Nous te devons quelque chose. Demande-moi tout ce que tu veux. Toi et vous tous, ajouta-t-il en désignant d’un geste circulaire Simon, Joy et Kerensky.
- Vraiment tout ?
- Sauf Tosca.
Joy ne put s’empêcher de sourire. Elle avait vu juste : Marco était sur-protecteur vis-à-vis de sa sœur. Simon aurait du mal à parvenir à ses fins, il devrait composer avec le frère. Simon... et Largo aussi, s’il voulait lui aussi se rapprocher de Tosca. Joy trouva l’idée moins plaisante et la chassa de son esprit.
- C’est pas tout ça, mais on fait quoi, maintenant ? intervint Kerensky. On sait que la Commission couvre Bishop et qu’elle est derrière la Teams’Co. Alors ?
- Ben…
- On les shoote tous ?
- Simpliste, Simon. Nous nous lancerions dans une guerre ouverte avec la plupart des malfrats de New York, et crois-moi, on en s’en sortirait pas sans dégâts. C’est justement le type de scénario qu’il faut éviter.
- Et tu proposes quoi, toi ?
- Je ne sais pas encore.
- Je suis peut-être simpliste, Joy, mais toi, tu es très constructive !
- Bon ça va, ce n’est pas le moment ! intervint Largo. J’ai une réunion du Conseil dans cinq minutes, il faut donc que je remonte en quatrième vitesse, d’autant que j’ai deux ou trois choses à préciser à Buzzetti concernant ses envies d’ouvrir un centre de loisirs au beau milieu des bayous. Vous réfléchissez à tout ça, ok ? Il me faut un plan d’action pour ce soir.
- Tu rigoles ?
- Je vais me taper Cardignac et Del Ferril pendant deux heures, alors crois-moi Simon, je n’ai pas du tout envie de rigoler.
Largo sortit sans attendre de réponse. Il ne put entendre le commentaire de Kerensky :
- Si, moi je crois qu’il rigole…
*
Largo était fou de rage. Ils n’avaient pas avancé d’un pouce. Enfin si, ils avaient avancé. Mais cela ne leur permettait pas d’aller de l’avant. Ils avaient avancé sans avancer, ce qui était peut-être encore plus énervant que s’ils avaient stagné. Il repensa à Flambeau, le grognard de Napoléon dans la pièce d’Edmond Rostand. Que disait-il déjà ? Ah, oui : ‘Et nous, nous qui marchions toujours et jamais n’avancions’. C’était exactement ça. Ils avaient marché mais n’avaient pas avancé. C’était à devenir dingue ! Ils tournaient en rond, coincés au fond d’une impasse dont ils ne voyaient pas la sortie.
Fort des éléments nouveaux relatifs à Bishop, Kerensky avait enfin progressé sur la Teams’Co. Il avait découvert que Jim Jones, l’administrateur de la société, était en réalité le nom d’emprunt de l’un des barons de Bishop. Ce qui liait indéniablement la Teams’Co avec le grand banditisme. Ils avaient donc effectivement avancé. Mais c’était une avancée stérile : le lien avait rapidement été fait par la police. L’un des preneurs d’otages du building W était un homme de Bishop, ils l’avaient vite découvert ; et l’attaque avait un seul bénéficiaire : la Teams’Co. Il ne fallait pas être grand chef sioux pour comprendre que les deux avaient partie liée. La justice avait été saisie. Bishop restait inaccessible, mais selon John Sullivan, la dissolution de la société n’était qu’une question de jours.
Et c’était tout. Depuis, rien d’autre n’était venu éclaircir l’horizon. Le pseudo-PDG de la Teams’Co, John Smith, s’était subitement volatilisé dans la nature. Personne ne l’avait vu depuis deux jours. La montagne avait accouché d’une souris. Les efforts de l’équipe n’avaient abouti qu’au démantèlement d’une structure fantoche ; et au renvoi de cinq employés parfaitement innocents, qui n’avaient rien demandé à personne et faisaient les frais des agissements de la Commission. Des innocents payaient. Encore.
Nerveux, Largo recommença ses allées et venues. Depuis dix minutes que Joy lui avait fait le rapport définitif sur la situation, il arpentait le penthouse, cherchant vainement à se calmer. Appuyée contre le bureau, elle le suivait du regard tout au long de ses pérégrinations. Sans bouger. Mais la tension de ses épaules trahissait sa propre frustration. Elle aussi enrageait de ne pas pouvoir avancer, même si elle s’efforçait de le cacher.
Marco était au bunker ; il aidait Kerensky à identifier les agents de Bishop qu’il connaissait. Ce serait toujours ça : autant de rouages en moins dans le dispositif ‘bishopien’. Mais ce n’était qu’une escarmouche. Cela ne permettait pas de remettre en cause la tête de la machine : Bishop, et surtout la Commission.
Quant à Simon, il avait réussi à tromper la vigilance du jaloux de service. Il avait prétexté une affaire importante qui nécessitait sa présence et avait déserté le bunker. Rejoignant Tosca dans les hauteurs de la tour, il l’avait persuadée de le suivre. Elle avait certes commencé par rechigner, mais Simon avait déployé des trésors de charme, et elle avait fini par céder, attendrie par ses yeux noirs et pétillants de malice. Ils étaient donc sortis tranquillement pour déguster un véritable espresso chez Luigi.
*
Simon était ravi. Il avait réussi à se défaire de l’emprise quelque peu envahissante de Largo, et commençait enfin à voir l’avenir en rose. Car Tosca lui avait indéniablement fait de l’effet. Elle était ravissante, intelligente, vive, et avait un sourire qui eut fait fondre n’importe quel iceberg. A n’en pas douter, le Fram n’aurait jamais passé trois années dans les glaces polaires si Tosca avait été à son bord. Et le charme naturel de la jeune femme était agrémenté d’une pointe d’accent italien qui attendrissait le Suisse. Tosca était tout à fait celle qu’il lui fallait, il en était convaincu.
Ils sortaient du bar, de chez ‘Luigi’. Rien que d’y penser, Simon en souriait. Sa bonne humeur tenait certes dans une très large mesure au fait qu’il avait passé son bras autour de la taille de la jeune femme qui l’accompagnait, et qu’elle ne l’avait pas repoussé, loin de là. Tosca avait même souri et s’était un peu rapprochée de lui. Ce qui évidemment avait ravi Simon.
Mais cet espresso, en plus… Il en ressentait encore le goût au bout de sa langue. Et se disait avec une joie à peine dissimulée que si tout se poursuivait bien, d’ici quelques minutes ils auraient atteint ce petit parc arboré qu’il devinait au bout de la rue. Là, ils pourraient s’isoler un peu de la foule des passants. Et lui, Simon, il pourrait goûter les lèvres de Tosca, voir s’il retrouvait cette même saveur inimitable de l’espresso de Luigi sur…
Il n’acheva pas sa pensée. Impossible. Une voiture s’arrêtait devant eux dans un crissement de pneus, leur bloquant le passage. Simon sentit les ennuis à plein nez. Tosca avait poussé un petit cri et s’était instinctivement collée à lui. A contrecœur, il délaissa la taille de la jeune femme pour tâtonner dans son dos et récupérer son arme. Mais il sentit une main s’abattre sur son bras et le lui relever vers les épaules. Il se raidit sous l’effet conjugué de la surprise et de la douleur. Ils étaient pris en tenaille, et lui-même se trouvait dans l’incapacité de faire le moindre geste.
- Bouge pas si tu veux pas entendre le joli craquement de tes os, Ovronnaz !
L’homme avait parlé dans son oreille. Il empestait ; une odeur écœurante de tabac froid. Simon était totalement immobilisé. Quand bien même il aurait voulu faire un geste, il en aurait été incapable. Il regarda du côté de Tosca. Un autre type avait surgi d’on ne sait où et se tenait à ses côtés. Simon entraperçut l’éclat d’une lame, là où lui-même avait posé sa main quelques instants plus tôt. Autant dire qu’il n’y avait pas beaucoup de perspectives d’évolutions dans l’immédiat : ils étaient coincés. Faits comme des rats. Simon retint difficilement le juron qui lui vint aux lèvres.
Un petit bonhomme revêtu d’un loden sombre sortit de la voiture. Ni Simon ni Tosca ne pouvaient bouger. Simon en déduisit que l’homme qui s’avançait vers eux, avec ce sourire mauvais, devait être un grand ponte. En tout cas, il s’agissait de quelqu’un qui avait les moyens de ne pas prendre de risques inutiles. Simon songea à Largo. Comme quoi on peut être important tout en prenant des risques inutiles. Mais bon, c’était Largo. Et Largo était hors compétition, en ce domaine.
L’homme parla. Simon se dit que décidément, tout se liguait pour l’empêcher de poursuivre ses propres réflexions.
- Ne faites pas d’idioties, M. Ovronnaz, nous ne vous voulons aucun mal.
- Tiens donc ! Et c’est votre manière de dire bonjour à vos amis ? Vous ne devez pas en avoir beaucoup, alors !
- Je veux juste m’assurer que vous m’écouterez sans faire l’imbécile, M. Ovronnaz. C’est tout.
- Alors allez-y, je vous écoute.
- Je n’en doute pas. J’ai un message pour votre ami Winch. Qu’il se contente d’annihiler la Teams’Co. Dites-lui d’oublier Bishop. Bishop et ses amis. Ou ses commanditaires, comme vous préfèrerez. Que Winch oublie, tout bonnement.
- C’est tout ?
- Oui. Dites-lui bien que l’amnésie est préférable, dans son cas. Il regretterait de persévérer dans son enquête.
- Regretter comment ?
- Regretter, c’est tout. Vous savez parfaitement ce que je veux dire. Son garde du corps n’a pas été loin de faire le grand saut. Et un accident peut toujours arriver, à n’importe qui. Prenez Mlle Di Martigliani, par exemple. Vous imaginez ? Elle se promène tranquillement, et voilà qu’un fou passant en moto lui balance de l’acide en pleine figure. Ce serait regrettable, non ?
Simon dévisagea l’homme. A côté de lui, il avait senti la peur envahir Tosca, prendre possession de la jeune femme. Elle ne put réprimer un frisson. Lui-même enrageait. Il voulut bouger, mais l’autre, dans son dos, remonta encore la prise. Il sentit la douleur s’accroître, l’épaule se tordre, le bras forcer. Ses os se briseraient si l’homme continuait ne serait-ce que d’un demi-centimètre.
- Ok, je le lui dirai, lâcha Simon à contrecœur, conscient d’être à la merci de leurs agresseurs.
- Parfait. N’oubliez pas non plus de lui dire que nous ne plaisantons pas. Nous n’hésiterons pas à intervenir, s’il insiste. Bonne journée, M. Ovronnaz.
L’homme sourit, s’inclina légèrement devant Tosca, et tourna les talons, remontant dans sa voiture. Ce ne fut qu’une fois que le véhicule eut disparu au coin de la rue que Simon sentit l’étreinte se desserrer. Il se retourna. Goguenard, l’homme qui l’avait maintenu si fermement lui souriait. Il avait récupéré le revolver. Avant que Simon n’ait pas esquissé le moindre geste – ce qui d’ailleurs eut été difficile compte tenu du fait que son bras droit était totalement ankylosé –, il vit un poing arriver sur lui. Il l’esquiva, mais ne put éviter le deuxième coup. Il s’effondra, encore conscient mais totalement groggy.
Dans le demi-brouillard qui avait subitement envahi son crâne, il entendit un cri d’effroi. Il distingua Tosca qui se penchait vers lui. Tosca qui le palpait, qui l’appelait, qui le secouait précautionneusement et lui parlait. Tosca, toujours elle. Charmante. Mais ce n’est pas aujourd’hui qu’il goûterait la saveur de l’espresso de Luigi sur la langue de la jeune femme.
*
- TU ES TOTALEMENT CINGLE ! ET JE T’INTERDIS DE T’APPROCHER A NOUVEAU DE TOSCA ! C’EST COMPRIS ?
- Calme-toi Marco, il…
- NON NON ET NON ! PAS D’EXCUSES FOIREUSES ! IL L’A EMMENEE ALORS QU’IL SAIT QU’ELLE EST MENACEE ! POURQUOI ? HEIN ? TU ES COMPLETEMENT MALADE, SIMON ! UN INCONSCIENT DE PREMIERE !
Penché en avant, les deux mains appuyées sur le bureau et le visage flamboyant de colère, Marco engueulait copieusement Simon. Avachi dans le fauteuil, celui-ci faisait fonctionner ses méninges pour tenter de trouver LA parade. Malheureusement, il n’en voyait aucune pour le moment, et subissait le flot de colère.
Ils étaient rentrés depuis un petit quart d’heure. Tosca avait intercepté un taxi, et ils avaient rejoint le building W. Simon avait pensé qu’en venait directement au penthouse, il éviterait Marco. L’Italien était sans doute toujours au bunker avec Kerensky, occupé à identifier les hommes de Bishop. Simon avait pressenti que l’entrevue ne se passerait pas au mieux, et qu’il serait sans doute préférable dans un premier temps de préparer le terrain. Peine perdue. Lorsqu’il avait ouvert la porte, Marco, Largo et Joy s’étaient retournés d’un bloc pour les découvrir : Tosca, lui-même, et cet énorme hématome qu’il devinait sur son visage et lui brûlait la joue. Il avait bien été obligé de s’expliquer.
- Marco, calme-toi je t’en prie, intervint Tosca d’une voix douce. Nous sommes juste sortis prendre un café, c’est tout.
- UN CAFE ? TU TE MOQUES DE MOI ? UN CAFE ALORS QU’IL Y A DES MENACES SUR TA VIE ?!
- J’étais armé, je pensais que je pourrais la protéger, observa Simon.
- La preuve que non ! Je comprends mieux pourquoi c’est Joy et non pas toi, le garde du corps de Largo. Tu es un incapable !
Simon encaissa l’injure. C’était la vérité, il le savait depuis longtemps. Non pas qu’il était incompétent : il avait déjà prouvé plusieurs fois qu’il était efficace, quand il le voulait. Et il l’avait rappelé pas plus tard que la veille, lorsqu’il avait franchi ce satané mur en se balançant dans le vide. Mais il y avait meilleur que lui, tout au moins pour assurer la sécurité quotidienne de Largo. Il était trop imprévisible, trop hédoniste, pour être un véritable garde du corps. Il n’avait pas aimé ces quelques semaines où il avait dû remplacer Joy, après la fusillade de Montréal. Simon était parfaitement conscient de tout cela, Marco ne lui apprenait rien. Mais il y a des vérités qui font mal. Et là, ça faisait mal.
- De toute façon, je ne vois pas pourquoi je m’énerve ! poursuivit Marco. Je sais très bien que ce n’est pas un café qui t’a poussé à sortir. Tu voulais être seul avec Tosca. Je connais ta réputation, Simon. C’est d’ailleurs à cause d’elle que Tosca est entrée en contact avec toi, la première fois. Mais je t’interdis de t’approcher de ma sœur. C’est clair ?
- Tosca est majeure, c’est à elle de décider, tu ne crois pas ?
- Tosca est majeure, oui. Elle est en âge de décider, oui. Mais je refuse que tu joues avec elle comme avec n’importe quelle fille. C’est ma sœur, et je veux qu’on y fasse attention. C’est bien compris ?
- Marco, arrête de me prendre pour une enfant, pour une fois ! soupira l’intéressée. Je sais parfaitement ce que je fais, alors laisse-moi respirer un peu.
- La dernière fois, ça n’a pas été un franc succès, que je sache ! lâcha-t-il froidement.
Tosca pâlit sensiblement. De toute évidence, Marco avait touché un point sensible. Joy se demanda quel secret cela cachait. Ainsi la douce Tosca aurait un passé houleux ? Joy se dit qu’une telle information ne pouvait lui échapper, et qu’elle pourrait toujours lui être utile. Elle se promit de faire une petite enquête sur l’Italienne. Et de voir notamment ce qui avait poussé Tosca à rester aux Etats-Unis plutôt que de retourner à Rome. Marco avait dit qu’il valait mieux qu’elle ne rentre pas, qu’elle y était attendue. Joy se demanda qui pouvait bien l’attendre. En tout cas, il ne s’agissait certainement pas de sa mère !
- Marco, je crois sincèrement que Simon est désolé d’avoir mis Tosca en danger, intervint Largo, soucieux de calmer des esprits qui s’échauffaient un peu trop à son goût.
- Et je te promets que je ne pensais qu’au café lorsqu’ils nous ont attaqués, renchérit Simon.
Marco le dévisagea. A la colère succéda une certaine perplexité. Il haussa les épaules. Simon n’avait pas à toucher Tosca. Mais il n’empêche : c’était bien le dernier des imbéciles s’il pensait à du café alors qu’il était seul avec elle.
Largo et Joy, eux, observèrent plus attentivement leur ami. Simon avait parlé avec une certaine lueur. Cette lueur particulière qui brillait dans ses yeux lorsqu’il était fier de lui. Il pensait au café, oui. Simon n’aurait pas menti. Mais il y avait autre chose, de toute évidence. Simon leur adressa un clin d’œil complice et se passa lentement la langue sur les lèvres. Largo et Joy sourirent en même temps. Ça y est, ils avaient compris. Simon pensait effectivement au café. A la saveur que laissait le café.
*
Le téléphone retentit alors que Tosca, qui n’avait pas suivi les échanges de regards et de mimiques entre les trois amis, s’approchait de Simon et passait un doigt réconfortant sur l’hématome naissant de la joue. Le Suisse lui offrit un large sourire, tandis que Marco tourna ostensiblement le dos, croisant les bras dans un geste de rage contrôlée. Largo connecta son téléphone et brancha l’interphone.
- Kerensky ? Tu as du neuf ?
- Peut-être. L’un des hommes que Marco a reconnu, ce matin. Il bosse à la mairie.
- Quoi, l’un des hommes de Bishop ? sursauta l’Italien tout en se rapprochant.
- En tout cas ils se connaissent. Il s’agit de Matt Evans, le grand rouquin dont tu m’as parlé. Il est en charge des relations entre la ville et les commerçants.
- Un paravent idéal pour un malfrat, nota Joy. Mais comment se fait-il que personne n’ait fait le rapprochement entre eux ?
- Sûrement parce que personne ne sait qu’un lien existe entre Evans et Bishop, expliqua Marco. J’ai souvent joué les chauffeurs pour Bishop, ce qui m’a permis de connaître l’existence de certains rendez-vous ultra-secrets.
- Toi ? Pas un homme à lui ?
- Il se méfie peut-être de certains de ses hommes, intervint Kerensky. > Il y a parfois des entrevues qui doivent rester secrètes pour tout le monde, y compris pour ses propres troupes. On ne vous apprend pas ça, à la CIA ?
- On nous…
- Ok, ça va, ce n’est pas le moment de jouer la Guerre Froide version II dans le genre ‘il revient et il est pas content’, coupa Largo. Georgi, tu es certain que c’est le même homme ?
- Presque. Pour une certitude absolue, il me faudrait ses empreintes.
- Pas besoin d’empreintes. Je le reconnaîtrais, si je le revoyais.
Marco avait parlé d’un ton froid et mécanique. Largo se tourna vers l’Italien. Il n’avait pas bougé, les yeux fixés sur l’écran en plasma. Et donc sur Kerensky.
- Je l’ai baladé sur la moitié de New York, et pour être plus discret, il s’était installé à côté de moi. Ça faisait moins chauffeur, plus balade entre deux potes. Nous n’avons pas parlé, mais je le reconnaîtrais. J’en suis certain.
- Ça pourrait être dangereux, objecta Joy. On ne connaît pas les moyens que Bishop a déployés pour remettre la main sur toi et Tosca.
- Ils auraient tué Tosca ou l’auraient enlevée, si vraiment ils voulaient remettre la main sur lui, releva Simon. Ils le jugent assez peu important pour ne pas se donner la peine de se salir les mains. Ils pensent que les menaces sur Tosca suffiront à le faire tenir tranquille.
Marco se tourna et darda sur lui un œil polaire. Simon pensa que même Joy et Kerensky réunis n’auraient pu le réfrigérer autant. Mais il est vrai qu’il n’avait tourné autour de la sœur d’aucun des deux ex-agents. Pour l’excellente raison qu’ils n’avaient pas de sœur. Sans baisser les yeux, Simon sourit intérieurement. Etait-ce à dire que si Joy ou Kerensky avaient eu une sœur, il aurait dragué la jeune femme en question ? Pour Joy, il répondit d’office par l’affirmative. Une Joy plus douce et moins introvertie, qui ne serait pas raide-dingue de Largo, ça aurait pu lui plaire. Oui, sans hésiter : il aurait tenté sa chance. Quant à un Georgi au féminin… Il se dit qu’exceptionnellement, il l’aurait peut-être laissée tranquille, même si elle avait été très mignonne. Il tenait trop à la vie.
- Simon a raison, même si ça me fait mal de l’admettre, finit par dire Marco. Je ne risque pas grand chose. Et puis je ne vois pas pourquoi Bishop aurait prévenu Evans. Evans est l’un de ses contacts, pas l’un de ses hommes. Bishop n’aurait pas fait appel à moi pour le balader, s’ils avaient été très liés. Ils sont en affaires, et seulement en affaires. Et Bishop ne préviendrait certainement pas Evans de ses… petits soucis.
Marco avait prononcé ces derniers mots avec une amertume non dissimulée. Avec la démonstration de Simon, il avait pleinement pris conscience de ce qu’il n’était qu’un pion. Un pion sans importance. Tellement insignifiant qu’on ne prenait même pas la peine de le tuer.
Mais ce n’était pas là l’essentiel. L’essentiel, c’est qu’il était le seul à pouvoir identifier avec certitude cet Evans.
Kerensky ne dit rien, mais il approuva de la tête. Largo et Joy, légèrement en retrait, ne dirent rien non plus. Marco avait vu juste ; tous le savaient. Tosca, pour sa part, se contentait de regarder alternativement Simon et Marco, visiblement embarrassée. Toute cette histoire la dépassait.
- Et ça donnera quoi, si on sait que Matt Evans est effectivement en cheville avec Bishop ? s’enquit Simon, désireux de sortir de l’impasse des regards sombres échangés avec Marco.
- Ça prouvera l’implication de ce type dans des réseaux louches. Et il est probable que ça affaiblira au moins en partie Bishop : ses contacts avec Evans facilitent sans doute le blanchiment d’une partie de l’argent du crime, fit calmement Kerensky. Et puis dernier argument : ça rendra service au maire, qui ne sait sans doute pas qu’il abrite une brebis galeuse en son sein.
- Ce qui veut dire que ça ne peut que renforcer la position du Groupe W vis-à-vis de la ville, approuva Largo. Nous sommes partie prenante dans la rénovation des quartiers Nord. Je n’aime pas ces pratiques, mais il faut être lucide : si le Groupe aide la ville, la ville aura plus souvent recours à nous.
- Parce que tu fais dans la planification économique, maintenant ? ironisa Joy.
- Qu’est-ce que tu veux, c’est un capitaliste, il fait ce qu’il peut ! fit Kerensky, narquois.
- Ça vous embêterait de revenir à nos moutons ? objecta Largo. Evans et Bishop ?
- Tu as raison. Donc, il faut savoir si c’est bien le même type qui bosse à la mairie et rencontre secrètement Bishop, conclut Joy. Si c’est le cas, on aura progressé et aidé à la fois notre enquête, le Groupe W et la mairie. Sans compter que nous aurons sauvegardé un certain nombre de principes auxquels nous sommes attachés.
- Alors j’y vais, annonça Marco d’une voix froide qui ne souffrirait manifestement aucune opposition. Dans une heure, vous saurez si Evans est effectivement un pote de Bishop.
Sans ajouter un mot, Marco récupéra sa veste. Il lança un regard indéchiffrable sur sa sœur, qui ne broncha pas, et sortit.