Chapitre 3.
Largo n’avait pas eu l’occasion de revoir Joy avant la soirée. A peine était-il monté dans les étages qu’il avait été de nouveau happé par le tourbillon des affaires. Il eût apprécié de pouvoir se reposer au moins une heure, mais cela fut impossible. Il aurait voulu pouvoir penser tranquillement à la prise d’otages de la matinée, aux propos de Simon, digérer un peu cette succession d’événements, mais non : le Groupe W ne le laisserait décidément pas en paix. Il y avait ces Polonais à rencontrer, l’audit sur Winch Optics à digérer, Michel Cardignac à voir pour l’achat de ces douze Airbus, et cette nouvelle secrétaire, Emma, qui voulait absolument lui faire signer une montagne de papiers.
Lorsqu’il put enfin redescendre au bunker, il était déjà 21 heures passées. L’heure idéale pour aller dans un bar de nuit, certes ; mais Largo ne pouvait s’empêcher de penser qu’un saint quelconque l’avait pris en grippe et avait décidé qu’il serait un bourreau de travail. Hélas, lui-même demeurait sceptique quant à sa vocation première.
Il entra dans le bunker avec le sentiment que la journée était loin d’être terminée. Ses trois amis l’attendaient. Largo regarda Joy, mais rien dans son comportement ne trahissait quoi que ce soit, sinon peut-être sa fatigue. Largo se morigéna : évidemment, elle n’était plus là lorsque Simon et Kerensky avaient évoqué sa jalousie. Elle n’était pas là, et c’était sans doute préférable. Car depuis qu’elle avait préféré le quitter, elle s’évertuait à agir en amie. Une bonne amie, certes, mais une amie. Et depuis le temps que la situation perdurait ainsi, Largo avait fini par en déduire qu’il était seul à être encore amoureux. Mais là… Là, on venait lui annoncer qu’elle l’aimait encore. Plus que jamais. Cela le réconfortait, mais l’inquiétait aussi un peu. Mais bon. Elle ne pouvait pas savoir qu’il savait désormais. Il détourna le regard : inutile de la mettre mal à l’aise.
- Alors, quoi de neuf ? se contenta-t-il de lancer à la cantonade.
- J’ai progressé sur les Di Martigliani.
- Et ?
- Marco a effectivement ses petites habitudes dans ce bar : tous les jeudis soirs. Le barman ne t’a pas menti.
- Pourquoi le jeudi soir ?
- EH HO ! ronchonna Georgi. Je suis chercheur, moi, pas devin ! Bon, ceci dit j’ai peut-être une petite idée.
- Je me disais, aussi…
- Régulièrement le jeudi soir, un certain Sam Bishop vient également. Et lui, par contre, c’est une pointure au-dessus : Marco ne vole et n’escroque que le nécessaire pour lui assurer un train de vie raisonnable, alors que Bishop le fait par goût. D’autant qu’il ajoute à son palmarès quelques petites choses auxquelles Marco n’a jamais touché : drogue, jeux et proxénétisme, entre autres. Mais ce n’est qu’un panel : il a une multitude d’activités toutes plus lucratives les unes que les autres. Marco est tout à fait inoffensif, à côté de Bishop.
- Et ils se connaissent ?
- En tout cas, Bishop recrute régulièrement dans ce bar. Pas pour ses gros coups, mais pour des petites choses comme conduire une voiture en toute discrétion ou jouer les coursiers sûrs.
- Et tu crois que Marco travaillerait occasionnellement pour ce Bishop ?
- Peut-être. C’est d’autant plus plausible que notre bonhomme semble s’être rangé des voitures : plus rien à son actif depuis ses cinq semaines de taule, l’année dernière. Il est possible qu’il se contente de faire les sales petits boulots de Bishop.
- Et Tosca, dans tout ça ? intervint Simon.
- Il faudrait l’interroger, elle, ou son frère. Et tu es une petit veinard, Simon : le bar est ouvert, et on est jeudi soir…
L’œil de Simon brilla soudain. Tosca lui avait vraiment fait une grosse impression, et la perspective de la revoir n’était pas pour lui déplaire, même si son rôle dans l’agression dont il avait été victime restait pour le moins confus.
*
Largo et Joy arrivèrent les premiers au bar. Ils s’installèrent à une table et commandèrent un verre. Tout en jouant au petit couple épris, épaule contre épaule et les mains entremêlées, ils regardaient attentivement autour d’eux. Joy repéra très rapidement Tosca au milieu des consommateurs. La jeune femme était assise seule à une table. Et à voir l’œil de son compagnon, Joy en conclut que Largo l’avait lui aussi remarquée.
- Largo, je te signale que si tu continues à dévisager cette fille avec autant d’avidité, notre couverture ne va pas tenir très longtemps, remarqua Joy tout en lançant un regard noir à son patron et en lui pinçant le dos de la main, qu’elle était supposée caresser vaguement.
- AÏE !?
- Sois un peu crédible, bon sang ! grommela-t-elle tout en offrant un sourire un peu forcé.
- Hein ? Ah oui, oui… Tu as raison…
Largo s’intéressa au contenu de son verre, et se rapprocha encore de Joy, tout en jetant des coups d’œil furtifs vers Tosca.
Joy haussa les épaules, agacée. Evidemment, cette Tosca était plus que jolie, mais tout de même, ce n’était pas une raison ! C’était parfaitement vexant ! Elle se souvint d’un soir où Simon lui avait fait la même chose : alors qu’ils dînaient ensemble, il avait passé la soirée à reluquer toutes les jolies femmes du restaurant. Joy se demanda si elle était maudite, si elle était condamnée à devoir systématiquement subir de genre d’affronts. Pour ne pas céder à la colère qu’elle sentait monter, elle décida de regarder les autres clients du bar.
Elle repéra assez facilement Marco Di Martigliani, dont Kerensky avait déniché la photographie. Il n’était pas avec sa sœur, mais accoudé au bar, devant un verre de Chianti. Sans doute assez grand, encore que le fait qu’il soit assis rendait difficile l’évaluation de la taille. Brun, les cheveux coupés courts, un visage glabre. Et lui aussi, ces mêmes yeux expressifs qu’elle avait déjà notés chez Tosca. Un garçon qui était indéniablement doté de charme, mais qui le savait sans doute, estima Joy.
Marco semblait attendre quelqu’un. Joy pensa à Bishop. Est-ce qu’il viendrait ce soir ? D’après ce que Kerensky avait pu trouver, Bishop ne venait pas systématiquement. Marco devait l’attendre, au cas où. Etait-il impliqué dans la prise d’otages de la matinée ? Joy n’eut guère le temps de pousser plus avant sa réflexion. Lançant un coup de pied dans le tibia de Largo, qui avait recommencé à déshabiller Tosca du regard, elle désigna d’un mouvement de tête Simon qui entrait. Largo consentit momentanément à s’intéresser à autre chose qu’à l’Italienne qui semblait tellement le fasciner.
Simon passa devant eux comme s’il ne les connaissait pas, ne leur accordant pas le moindre regard. Il jeta un coup d’œil circulaire sur les clients, puis sembla reconnaître quelqu’un. Il se dirigea d’un pas vif vers Tosca. La jeune femme releva les yeux et pâlit légèrement en le reconnaissant. Elle lança un coup d’œil inquiet vers Marco avant de sourire à Simon, qui déjà s’installait devant elle.
Pourtant, Simon eut à peine le temps de commencer à parler : Marco se levait, et à son tour il se dirigeait vers la table, rejoignant sa sœur.
- Laissez Tosca en paix ! cracha-t-il d’un ton peu amène.
- Ce serait avec plaisir, rétorqua Simon d’une voix calme parfaitement maîtrisée. Mais vous voyez, Tosca et moi, on a quelques petits trucs dont nous devons discuter. Et ce sera sans vous. A moins que vous ne puissiez m’expliquer pourquoi j’ai terminé ma soirée au fond d’une ruelle sordide hier ?
- Je ne sais pas de quoi vous parlez.
- Ben voyons ! Et si nous sortions, pour discuter de tout ça ?
- Je n’ai aucune intention de sortir, mais vous, je ne vous retiens pas.. Tosca ? Tu viens.
Marco avait parlé d’un ton sec. Tosca se leva, mais Simon l’imita aussitôt. Joy et Largo ne bougeaient pas, sans pour autant perdre une miette de la scène. Marco prit sa sœur par la main et l’entraîna vers le comptoir, Simon sur les talons.
- Je ne voudrais pas avoir à m’énerver, alors discutons tranquillement, poursuivit imperturbablement Simon. Que sais-tu de mon agression d’hier soir ?
- Fichez le camp ! grogna l’Italien.
- Tu veux que j’attende ici Bishop avec vous ? J’aurais sûrement des tas de choses à lui dire, tu sais.
La ruse de Simon avait de toute évidence porté. Marco se retourna lentement. Son visage se voulait hermétique, mais pourtant Joy crut y discerner une certaine peur. Il avait indéniablement perdu une partie de son aplomb. Simon eut sans doute le même sentiment, car il enfonça le clou :
- Je pourrais lui raconter des tas de trucs sur toi, mon grand. Des trucs passionnants, mais qu’il n’apprécierait sans doute pas.
- Tu ne me connais pas, objecta Marco.
- C’est vrai. Toi et moi, on le sait. Mais Bishop, lui, il n’en sait rien. Et il réagirait comment, d’après toi, si je lui racontais que tu as des accointances avec les flics ? Que tu leur balances des infos ? Que c’est pour ça que tu n’as pas plongé depuis un an ?
Marco perdit instantanément ce qui lui restait de sa superbe, et ne put retenir un frisson. Joy et Largo échangèrent un regard : tous deux étaient impressionnés par Simon. Lorsqu’il le voulait, il pouvait être redoutable. Confronté à l’Italien, il manœuvrait de main de maître.
Simon, lui, continuait sans relâche. Il avait senti qu’il venait de marquer un point, et entendait pousser encore son avantage.
- Alors ? On sort pour discuter, ou j’attends Bishop pour lui faire quelques confidences ? Je suis très en verve ce soir, tu sais ?
- Ok, t’as gagné.
- Tant mieux. Tosca, tu viens avec nous, intima Simon.
- Elle n’a rien à voir là-dedans ! contesta Marco, en tendant le bras pour empêcher sa sœur de les suivre.
- Je tiens à avoir un œil sur elle. J’ai des raisons de croire que si elle n’est pas avec nous, elle pourrait avoir des soucis pour son avenir.
- Tu la menaces ? gronda Marco.
- Non, pas moi. Mais elle a été impliquée dans mon agression. Et qu’elle en ait été consciente ou non, qu’elle ait été d’accord ou pas, il n’en reste pas moins qu’elle a vu des choses. Ce matin, des types qui avaient MON portefeuille ont déposé une bombe dans un immeuble et tenté de défenestrer deux jeunes femmes.
- QUOI ? Tu rigoles ?
- A toi de deviner, mais je peux vous dire que ces types là ne rigolent pas, en tout cas. Et Tosca est peut-être en danger.
- Tu… tu crois ? articula Marco, qui avait progressivement changé de couleur.
- C’est parce que je le crois qu’elle vient avec nous, exposa calmement Simon d’une voix parfaitement assurée.
Marco sembla réfléchir, puis il hocha de la tête. Prenant Tosca par les épaules, il sortit, suivi de Simon. La jeune femme n’avait pas prononcé un mot, laissant son frère intervenir pour elle. Au moment où le trio passait près de leur table, Joy leva vers Simon un regard admiratif.
*
Simon ne tenait pas à rester près du bar. Trop de mauvais souvenirs. Et puis trop dangereux, puisque Bishop et ses hommes pouvaient débarquer à tout moment. Aussi conduisit-il Marco et Tosca dans un petit jardin public, à quelques centaines de mètres de là. L’endroit était tranquille, tout à fait propice à des confidences ‘spontanées’. Marco n’était de toute évidence pas à son aise, mais il suivait, bon an mal an. Ce satané petit homme brun avait insinué un doute dans son esprit.
Simon leur désigna un banc, sur lequel Marco et Tosca s’installèrent l’un près de l’autre.
- Alors ? s’enquit Marco. C’est quoi le programme, maintenant ?
- On attend un peu.
- On attend quoi ?
Marco s’était raidi. Ça sentait le coup tordu, l’embuscade. Il sentit l’adrénaline monter en lui. Et s’il s’était laissé berner ? S’il ne s’agissait que d’un guet-apens ? Il savait des choses, peut-être trop. Bishop avait-il voulu se débarrasser de lui ? Ou quelqu’un d’autre ?
Marco sursauta en entendant du bruit derrière lui. Il se retourna d’un bloc : un couple les rejoignait. Un grand blond escorté d’une petite brune. Il reconnut les amoureux du bar. Il les avait remarqués parce que la fille semblait un peu en colère, et le type plutôt distrait, même s’ils se tripotaient les mains. Un comportement relativement inhabituel, qui ne l’avait pas intrigué outre mesure sur le moment, mais qu’il se reprocha d’avoir mal analysé. Marco sentit une suée dans son dos. Il s’était laissé avoir ; c’était la fin. Il en savait trop, et on allait se débarrasser d’eux. Il avait été un imbécile.
Indifférents à l’angoisse pourtant patente qui avait envahi l’Italien, Largo et Joy rejoignirent Simon. Eux trois face à la fratrie Di Martigliani. Deux entités qui s’étudiaient dans le silence relatif de la nuit new-yorkaise.
Marco les observa, tâchant de dissimuler son malaise. Allaient-ils les tuer ? Il n’en était plus certain, en fait. Ils n’avaient pas vraiment l’air de tueurs. Sauf la fille, peut-être. Elle avait un regard sombre qui ne lui disait rien qui vaille. Et puis son blouson était très légèrement déformé sur le côté gauche. De cette déformation qu’il avait souvent remarquée chez les hommes de Bishop. Une arme. Elle était armée. Et donc dangereuse. Il se redressa, tentant de dissimuler ainsi le frisson qui le parcourait. Il se décida à parler.
- Qui êtes-vous ? lança-t-il d’un ton agressif.
- Largo Winch. Je pense que vous connaissez déjà Simon ?
- Largo… Winch ? Le milliardaire ?
- Que s’est-il passé hier soir ? se contenta de répondre Largo. Simon est sorti de ce bar avec toi, Tosca. La suite ?
Elle ne répondit pas immédiatement, cherchant d’abord du regard l’approbation de Marco. Ce dernier lui offrit un vague sourire. Cela sembla lui suffire, puisqu’elle se tourna vers Largo, Simon et Joy.
- Je…
Elle se tut, se mordant la lèvre inférieure, et dévisagea les trois amis.
- On t’écoute, encouragea Largo.
- Nous sommes sortis, et Simon m’a proposé de me ramener chez moi…
- On sait, on sait, grommela Joy, peu désireuse d’écouter les frasques de son ami. Mais que s’est-il passé lorsque vous avez réalisé que la voiture avait disparu ?
Tosca leva vers elle un regard affolé. Cette femme lui faisait peur. Imperceptiblement, Tosca se rapprocha de son frère.
- Tosca n’a rien à dire, fit Marco tout en resserrant son étreinte sur sa sœur.
- Je crois que si, justement, objecta Largo. Alors ? Qui étaient ces types ? C’était toi, Marco ?
- NON !
Il avait presque crié sa réponse. Il était manifestement nerveux, très nerveux, même. Trop nerveux pour avoir la maîtrise nécessaire à ce type d’opération. Non, Marco n’était sans doute pas parmi les agresseurs. Mais il savait qui ils étaient. Et il avait peur de ces hommes.
- Les menaces de Simon n’étaient pas dites en l’air, annonça Joy d’un ton calme et froid. Nous pouvons retourner dans ce bar, attendre Bishop et lui parler de toi. Et Bishop n’est vraiment le genre à faire dans la mansuétude. Il ne te pardonnera pas, s’il croit que tu l’as trahi.
- Qui étaient les agresseurs ? répéta Largo, plus insistant.
- Si je parle, Tosca et moi sommes morts.
- Tu crois que Bishop vous laissera la vie sauve si nous lui parlons ?
- Mais pourquoi est-ce que vous voulez tellement savoir ? demanda Marco, s’efforçant vainement de maîtriser sa nervosité. Il ne s’agit que d’une voiture et d’un portefeuille, bon sang ! C’est pas la mort, surtout quand on est copain avec Largo Winch !
- Il ne s’agit pas de ça.
Largo consulta ses amis du regard. Simon hocha de la tête, de haut en bas. Quant à Joy, elle restait les yeux fixés sur Tosca et Marco, concentrée. Elle ne protestait pas contre l’idée de tout révéler. Alors Largo se décida. Il raconta à Marco les événements de la matinée : le vol de la carte d’accès, la prise d’otages au Groupe W, la bombe. A mesure qu’il progressait dans son récit, Tosca et Marco écarquillaient les yeux et pâlissaient.
- Nom de Dieu ! lâcha Marco d’une voix blanche, lorsque Largo eut achevé.
- Alors, vous voulez bien nous éclairer un peu sur tout ça ? demanda Joy.
- C’était bien un coup monté, fit Tosca, intervenant spontanément pour la première fois. Des types ont contacté Marco.
Tosca s’interrompit à nouveau, se mordant encore une fois la lèvre inférieure. Simon trouva la mimique parfaitement sensuelle ; d’autant plus sensuelle qu’il s’agissait manifestement d’un tic involontaire. Tosca hésitait.
- Et ? s’impatienta Joy, qui commençait à trouver prodigieusement agaçants les regards attendris que Largo et Simon jetaient à la jeune femme.
- Je… Je ne suis pas en situation régulière au regard de l’immigration : j’aurais dû retourner à Rome il y a…
- Déjà trois semaines, nous savons, coupa Joy. Quel rapport avec Simon ?
- Bishop a expliqué à Marco que si je ne coopérais pas, il s’assurerait que les services de l’Immigration me renverraient en Italie.
- Charmant, ce Bishop ! commenta Largo.
- Bon bon, et la suite ? s’énerva Joy.
- Je ne voulais pas que Tosca reparte, intervint Marco. Le détail manque d’intérêt, mais toujours est-il qu’il vaut mieux qu’elle ne retourne pas à Rome. Elle y est attendue, et pas par des gentils.
- Je vois.
- Pour éviter qu’elle soit expulsée, j’ai accepté de monter le coup. C’était simple : Tosca devait séduire Ovronnaz, l’entraîner dehors et laisser les hommes de Bishop faire le reste. Bishop m’avait promis qu’il ne voulait pas le tuer, juste récupérer un papier important pour un coup qu’il voulait monter.
- Effectivement, je suis toujours en vie et ils ont pris ma carté d’accès, constata Simon.
- Que s’est-il passé exactement ? insista Joy.
Tosca se tortilla les doigts. Marco ne quittait pas des yeux la jeune femme, visiblement inquiet. Elle se tourna vers lui, lui adressa un sourire un peu contrit, puis se lança, le regard plongé dans celui de Simon :
- Lorsque tu as constaté que ta voiture avait disparu, trois types sont passés derrière toi et t’ont donné un coup de matraque. Ils nous ont embarqués tous les deux. Ensuite, ils m’ont déposée chez Marco. Ils sont repartis avec toi… Voilà, c’est tout.
- Ces trois hommes, tu les connaissais ?
- L’un d’eux, oui. C’est un homme de Bishop. Tom… Tom Peters, je crois. Les deux autres, je ne les avais jamais vus. Mais celui qui avait l’air d’être le chef avait un accent.
- Espagnol ?
- Oui. Ou sud-américain.
- Jaime Sanchez, en déduisit Joy.
- Et je mettrais ma main au feu que le troisième larron était Rolf Weinsberg, renchérit Simon.
- Ok, donc on sait que ceux qui t’ont agressé sont ceux qui sont venus au Groupe W ce matin, résuma Largo. Ce qui est assez logique, d’ailleurs. Mais pourquoi Bishop ? Que vient-il faire là-dedans ? Quel est le lien avec la Commission ?
- Quelle Commission ? demanda Marco, qui n’avait rien perdu de la conversation.
- Un groupuscule très puissant, la Commission Adriatique. Ça ne vous dit rien ?
- Rien du tout.
- Moi si !
Tous se tournèrent vers Tosca, qui venait de jeter un pavé dans la mare. Marco lui-même avait l’air totalement abasourdi par la sortie fracassante de sa sœur. Celle-ci regarda de ses grands yeux bleus chacun des protagonistes, qui attendaient la suite, et reprit la parole :
- Lorsqu’ils ont assommé Simon, ils l’ont chargé dans une sorte de fourgon et m’ont embarquée avec eux. Simon et moi étions à l’arrière, et eux devant. Il y avait une paroi entre eux et nous, mais comme je n’étais pas rassurée malgré tout ce qu’ils avaient promis. Alors j’ai collé mon oreille et j’ai écouté leur conversation. Ils ont parlé d’une Commission. Je suppose que c’est celle dont vous voulez parler ?
- Il y a des chances, approuva Largo. Que disaient-ils?
- Celui qui avait un accent espagnol expliquait que ce matin ils devaient entrer dans la deuxième phase du plan, et que la Commission serait contente du boulot.
- Quoi d’autre ?
Joy commençait à s’énerver prodigieusement : Tosca avait un don pour faire lanterner les gens lorsqu’elle parlait.
- Ce type, l’Espagnol…
- Sanchez, précisa Simon.
- Oui, Sanchez. Il expliquait aux deux autres que la moitié de l’argent avait déjà été versée, et que le reste leur serait donné lorsqu’ils auraient le papier signé.
- Sûrement la cession des titres pour la Teams’Co, remarqua Largo.
- Comme Peters mettait en doute l’honnêteté de cette Commission, Sanchez lui a expliqué qu’ils ne donneraient le papier qu’une fois le solde du paiement effectué.
- Il voulait faire du chantage sur la Commission ? s’étonna Simon. Plutôt gonflé, le bonhomme !
- Qu’ont-ils dit d’autre ?
- Ben… pas grand chose. Sanchez avait l’air de tenir à ce qu’ils soient à l’heure pour passer à l’action : à 8 heures précises, il l’a redit deux fois… Ah, oui, et il a insisté sur le fait qu’ils devaient être synchros avec un hélico.
- Ils avaient donc effectivement prévu une issue de sortie pour le cas où je ne signerais pas… Par le toit, sûrement. Joy, je crois bien qu’ils t’auraient vraiment balancée dans le vide !
- Ça me paraissait déjà évident avant, rétorqua l’intéressée d’un ton sec.
- Ouais, heureusement que Superman est intervenu ! fit Simon, tout fier.
- Quoi d’autre sur la Commission ? interrogea brusquement Joy en se tournant vers Tosca. Elle n’était certainement pas d’humeur à écouter pour la quarantième fois le récit, toujours enjolivé, de Simon.
- C’est tout.
Joy fixa longuement la jeune femme. Elle ressentait une animosité instinctive envers elle, et se demanda si Tosca leur avait vraiment tout dit. Elle regarda ses compagnons : Simon s’était approché et avait passé un bras protecteur autour des épaules de Tosca, tandis que Largo ne la quittait pas des yeux, attentif. Joy haussa les épaules et s’éloigna de quelques pas. Elle éprouvait un furieux besoin de se défouler et, étant donné que ses deux compagnons ne lui pardonneraient certainement pas un coup d’éclat, elle estima qu’il était préférable de tenter de se calmer. Si tant est que ce soit possible, ce dont elle doutait.
- Donc il faut qu’on voie ce Bishop, conclut Largo.
- HEY ?! VOUS AVIEZ DIT QUE SI ON VOUS PARLAIT, VOUS NOUS LAISSERIEZ TRANQUILLES !
- Calmez-vous, Marco. Ce n’est pas pour lui parler de vous. Mais j’aimerais bien savoir pourquoi l’un de ses hommes a agi au nom de la Commission… Si on a besoin de vous revoir, on vous trouve où ?
- Je n’en sais rien, lâcha Marco d’une voix atone.
Largo et Simon se dévisagèrent, surpris. Tosca elle-même s’était retournée vers son frère, et ses traits disaient tout son étonnement.
- D’après ce que vous venez de nous apprendre, ces types n’hésiteront pas à se débarrasser de tous les éléments qui pourraient les identifier, expliqua Marco. Et ces éléments, c’est Tosca et moi. Si on rentre chez moi…
- Ils vont vous tuer, c’est évident, compléta Joy qui s’était à nouveau rapprochée du petit groupe.
- Ouais. Alors je ne sais pas encore où on va.
- Venez au Groupe W ? suggéra Largo. Vous y serez en sécurité, là-b…
- LARGO, TU DEVIENS TOTALEMENT FOU, OU QUOI ?
- Quoi ?
- Ils… Ce sont… nous…
- Joy, tout ce que tu me dis là n’est pas très cohérent, sourit Largo. Alors c’est emballé : vous venez avec nous, on vous logera dans l’un des appartements d’hôte.
- Mais…
- Joy, essaie d’être un peu enthousiaste quand j’ai une idée, pour une fois ! Ils viennent avec nous, un point c’est tout. C’est encore là qu’ils seront le plus en sécurité.
- Moi, je trouve que c’est une très bonne idée ! approuva Simon, qui voyait d’un excellent œil la perspective d’avoir Tosca logée au même étage que lui.
Joy haussa les épaules, tourna les talons et quitta le jardin public d’un pas raide.
- Quoi, qu’est-ce qu’elle a, encore ?
- Tu le sais très bien, Largo, répondit Simon.
- Elle m’en veut peut-être pour… enfin pour… Enfin elle m’en veut sans doute, ajouta Tosca, qui ne s’était guère méprise sur les regards noirs que lui avait lancés la jeune femme.
- Le principal est pour l’instant de vous garder en vie, rétorqua Largo. Les humeurs de Joy s’arrangeront bien un jour ou l’autre. Elle est toujours très tendue lorsque quelqu’un m’approche, et c’est normal puisque c’est son métier. Ne vous en inquiétez pas.
Largo offrit un sourire radieux à Tosca, mais celle-ci ne sut pas comment l’interpréter. Elle se leva, imitée par Marco et Simon. Ensemble, ils regagnèrent la voiture. Joy les attendait déjà, installée au volant. Crispée sur le volant, serait-il plus juste de dire. Durant tout le trajet du retour, les efforts de Largo pour engager la conversation se heurtèrent à un mur. Il finit par renoncer, laissant la jeune femme se calmer d’elle-même.
*
Arrivés au building W, Largo décida de s’assurer lui-même de l’installation des deux Italiens. Aussi monta-t-il directement au 58e étage, fidèlement suivi par un Simon qui ne quittait guère Tosca des yeux.
Joy, pour sa part, préféra regagner le bunker. Voir Simon et Largo jouer les coqs pour les beaux yeux de Tosca n’était pas réellement le genre de spectacle dont elle rêvait. D’autant qu’aucun des deux amis ne semblaient se rendre compte des regards plus que méfiants que leur lançait Marco. Intérieurement, Joy se dit en souriant qu’elle ne serait pas surprise d’apprendre que les Di Martigliani avaient des origines siciliennes.
Elle repensa à une réplique qu’elle avait lue dans une bande dessinée quelques temps auparavant : ‘Quoi, elle te plaît pas, ma sœur ?… Si si… Quoi, elle te plaît ma sœur ?’. Ce Marco avait l’air du genre plutôt jaloux avec les éventuels prétendants de Tosca. Et Joy aurait été prête à parier que si Simon avait été trop entreprenant la veille, Marco serait intervenu. Quitte à aller contre les ordres de Bishop.
Finalement, c’est le sourire aux lèvres qu’elle pénétra dans le bunker, où Kerensky, imperturbable, semblait définitivement scotché à sa console informatique. Immuable et monolithique.
- Alors, la petite Tosca est aussi jolie que le dit Simon ? interrogea-t-il sans prendre la peine de regarder la jeune femme qui entrait.
- Sans commentaire.
- Je vois. Ravissante, donc.
- Kerensky, si c’est pour jouer les Simon bis, ce n’est pas la peine. Du neuf ?
Le Russe releva les yeux et ne put retenir un large sourire. Evidemment, elle avait un sale caractère. Mais la voir tenter de jouer les superwoman dénuée de tout sentiment alors qu’elle crevait de jalousie avait quelque chose de jouissif. Tout au moins c’était l’avis de Kerensky. Mais devant le regard meurtrier de la jeune femme, il s’avisa qu’elle n’apprécierait certainement pas d’avoir son avis. Aussi se concentra-t-il de nouveau sur l’affaire Di Martigliani – Bishop.
- Peut-être une piste, oui.
- Enfin ?
- Tu trouves que je suis lent ?
- Je t’ai connu plus rapide.
- Je pensais que tu savais que ce qui est rapide n’est pas toujours le plus top. Il faut parfois savoir prendre son temps pour savourer toutes les potentialités de son activité et en tirer tout le plaisir qu’elle promet.
- Kerensky… Je rêve ou tu te lances dans le grivois ?
- L’influence de Simon, sûrement ?
- Et bien ce n’est pas la meilleure qu’il ait sur toi. Alors, Bishop ?
Kerensky sourit à nouveau. C’était trop facile ! A chaque fois, elle tombait dans le panneau et lançait ce regard noir à vous faire damner un saint. Il adorait. Décidément, travailler avec des femmes avait de ces petits avantages qui faisaient oublier les désagréments de la vie capitaliste.
- Bien, donc, Bishop, fit-il en se penchant sur le problème en cause.