Chapitre 1er.

La première chose qu’il sentit fut cette odeur écœurante de détritus. Il ouvrit les yeux, et constata qu’il était vautré au milieu des poubelles. Il sentit une douleur dans la nuque et se massa, espérant faire partir cette sensation désagréable. Il avait la tête lourde. Que faisait-il là ? Il regarda autour de lui : une petite ruelle sordide, jonchée de vieux cartons, de poubelles renversées, avec une eau peu ragoûtante stagnant le long des murs. Un sale coin, de toute évidence, que la nuit ne rendait guère avenant.

Simon essaya de se relever, mais ses jambes se dérobèrent sous lui. Il préféra patienter un peu, histoire de reprendre des forces. Il se concentra pour rassembler ses souvenirs. Car il n’avait toujours pas réussi à répondre à la question principale : que faisait-il là ?

Il réfléchit. Il avait quitté le building W vers 23 heures, alors que Largo, ronchonnant, épuisé par le retour d’Europe le matin même, préférait se coucher. Lui, Simon, avait dormi dans l’avion. Et il avait envie d’oublier un peu la pression de ces derniers jours, avec ces menaces sur la sécurité de Largo. Des mails étaient arrivés, un chaque matin depuis neuf jours, prévenant Largo de ce qu’il devait démissionner et donner ses parts à un groupement appelé Teams’Co. Faute de quoi il mourrait. Kerensky n’avait pas réussi à remonter la piste. Joy était sur les dents depuis lors. Durant le voyage en Europe, elle avait été particulièrement stressée et stressante, sursautant à chaque fois qu’un détail clochait. Et Dieu sait qu’avec Largo, les choses se déroulaient rarement comme prévu et les détails clochaient souvent.

Mais ils étaient rentrés, et Largo était parti se coucher au dernier étage de la tour du Groupe W, en sécurité. Joy en avait profité pour rentrer chez elle prendre enfin un peu de repos. Et lui, Simon ? Simon n’avait pas voulu se coucher. Quelle idée de rentrer chez soi pour dormir, lorsqu’on est inquiet ?! Il n’aurait pas pu : il aurait pensé et repensé à la situation, se serait stressé lui-même. C’eût été idiot. Alors il avait préféré sortir. Il faisait bon, le printemps prenait possession de Manhattan…

Il avait rejoint un bar dont il avait lu un panégyrique dans un article sur les bons plans à New York. Il s’en souvenait, maintenant, se massant toujours la nuque. Il l’avait vue : une jeune femme splendide, grande et brune avec des yeux clairs et un sourire à vous damner. Une italienne. Tosca. Ils avaient parlé, ils avaient bu, tout s’était passé au mieux. Ils s’étaient rapprochés au cours de la soirée… ils avaient quitté le bar ensemble… Oui, il se souvenait, maintenant. Ils avaient contourné le bar pour rejoindre la voiture de Simon, mais ils ne l’avaient pas trouvée : elle avait disparu, sans doute volée… et il avait senti cette présence, dans son dos. Puis plus rien, le trou noir. Il s’était réveillé au milieu de ces poubelles nauséabondes.

Il rassembla ses forces, et parvint à se redresser, en s’appuyant contre le mur. Vue de sa hauteur, la ruelle semblait peut-être encore plus glauque. Titubant, il s’éloigna des poubelles pour regagner la rue qu’il devinait. Il déboucha dans un quartier qu’il ne connaissait pas. Il continua sa route, puis arriva sur un axe un peu plus fréquenté. La civilisation, enfin ! Il héla un taxi, qui ne s’arrêta pas. Un second taxi. Le chauffeur ralentit, le scruta, puis accéléra. Evidemment. Ils voyaient un homme, au petit matin, la mine défaite, titubant. Ils craignaient qu’il ne vomisse ses excès nocturnes dans leur voiture. Il décida que le plus simple était peut-être de demander à Joy de venir le chercher. Elle râlerait, mais au moins il pourrait rentrer se coucher et demander à Kerensky de localiser sa voiture.

Simon tâta ses poches, à la recherche de son téléphone portable. Il pâlit. Non seulement il n’avait plus son téléphone portable, mais en plus son portefeuille avait disparu. Evidemment, c’était logique. Mais il y avait des choses importantes, dans son portefeuille. Il devait rentrer au Groupe W au plus vite, prévenir Kerensky et les autres. C’était urgent. Se plaçant au milieu de la route, il arrêta un taxi et expliqua la situation. Maugréant, l’homme finit pas se laisser convaincre, Simon ayant promis un bon pourboire. Il grimpa dans la voiture, et donna l’adresse du Groupe W.


*


Joy avait mal dormi, malgré la fatigue. Evidemment, maintenant ils étaient rentrés à New York et l’immeuble du Groupe W offrait toute sa protection à Largo, qui ne risquait quasiment plus rien. Il n’empêche : les menaces demeuraient, et Largo ne resterait pas jusqu’à la fin de ses jours enfermé dans le penthouse.

La jeune femme s’était résolue à se lever alors qu’il faisait encore nuit. Elle s’était habillée rapidement et avait pris sa voiture pour regagner le Groupe W. Arrivée à bon port, elle s’était dirigée vers le bunker, espérant s’y rassurer, seule dans la pénombre bleutée et sécurisante. Elle passa sa carte magnétique et composa le code d’accès. La porte s’ouvrit, et elle découvrit Kerensky. Le Russe était devant son ordinateur, comme d’habitude. Immuable. Un monolithe indifférent aux bourrasques. Du moins en apparence.

- Déjà ? se contenta-t-il de formuler en l’apercevant.
- Bonjour aussi, Georgi ! bougonna la jeune femme. Et pour répondre à ta question, oui, déjà. Je n’arrivais pas à dormir. Tu as du nouveau ?
- Toujours rien. La Teams’Co est une boîte sans envergure, créée il y a juste quatre mois. L’organigramme est d’une banalité affligeante, avec deux types qui ont l’air correct – encore qu’il s’agisse sûrement d’hommes de paille. Quant au personnel, c’est du menu fretin : trois secrétaires, une standardiste et un coursier, qui visiblement ne sont au courant de rien du tout. Quant à savoir qui est derrière, ça…
- C’est pourtant ça qui serait intéressant.
- Sûrement. Mais si tu trouves que je ne bosse pas correctement, tu peux toujours essayer ?
objecta-t-il sèchement.
- Je suis désolée, je ne voulais pas être désagréable… Excuse-moi, Georgi. Je sais que tu fais le maximum.
- Excuses acceptées, mais n’y reviens pas.


Elle lui sourit. Oh, pas un sourire fulgurant ; plutôt un rictus forcé. Mais il accepta ses excuses et le rictus qui l’accompagnait. Elle n’avait pas beaucoup dormi, et elle supportait visiblement mal d’être ainsi mise sur la sellette 24 heures sur 24. Elle était en première ligne, ce serait à elle de voir l’assassin avant que celui-ci ne voie Largo. Georgi savait combien ce genre de responsabilités pouvait être écrasante. Et en plus, Joy ne faisait pas que protéger son patron. Elle protégeait aussi son ami. Et plus encore. Elle était sur les nerfs, et c’était compréhensible.

Georgi s’absorba dans l’écran de son ordinateur. Il faudrait bien qu’il finisse par remonter une piste à partir de la Teams’Co. Et pour l’instant, rien de rien. Sinon que la boîte avait deux dirigeants bien réels et qui auraient pu être intéressants : son PDG, John Smith, et un certain Jim Jones, l’associé et administrateur de la boîte. Des noms qui empestaient le faux à 1.000 verstes à la ronde.

Il avait certes obtenu leur portrait, mais à croire qu’ils n’existaient pas. Ou plutôt, si : il avait bien retrouvé la vie d’un John Smith et celle d’un Jim Jones. Mais lorsqu’il avait approfondi, il était apparu que ces vies n’étaient que mensonges. Tout était faux. Ces deux hommes avaient donc une existence physique et réelle, mais pas de vie derrière. Un vrai mystère. Rien à partir du visage, rien à partir des empreintes. Il n’avait rien trouvé, que ce soit sur les fichiers de la CIA, du FBI, d’interpol, du fisc, de l’état civil... Rien. Ni sur eux, ni sur l’origine des fonds. C’était à devenir fou. Lui, le grand Georgi Kerensky, le génie de l’informatique, il cannait devant la Teams’Co. Il en avait fait une affaire personnelle, mais pour l’instant, cela n’avait pas changé grand chose à l’affaire. Il n’avait pas progressé d’un pouce.

Joy se servit un café et s’installa en face de Georgi. Elle ouvrit la boîte aux lettres électronique sur laquelle les mails étaient arrivés jusqu’à présent. Rien. Elle consulta sa montre : 7 h 35. Trop tôt. Jusqu’à présent, les mails avaient toujours été reçus à 8 heures précises. C’était réglé comme du papier à musique. Chaque matin, à 8 heures, le même message. Et chaque matin à 8 heures, la jeune femme sentait son cœur se serrer, l’angoisse monter et la frustration prendre possession de son être. Ces menaces, et rien pour y répondre, rien pour enquêter. Rien.


*


Ils entendirent des coups contre la porte du bunker. Quelqu’un tambourinait en criant. Simon. Joy releva un sourcil étonné, tandis qu’un vague sourire agacé se dessinait sur les lèvres de Kerensky. Le Russe appuya sur le bouton déclenchant l’ouverture de la porte. Aussitôt, Simon leur apparut, et ils comprirent que quelque chose n’allait pas. Il était dans un état lamentable, sale et hirsute, pas rasé. Mais surtout, il avait ce regard affolé.

- ILS ONT MA CARTE ! s’écria-t-il en entrant.
- Pardon ?
- ILS ONT MA CARTE, ILS PEUVENT RENTRER DANS LE GROUPE W !


Joy ne comprenait pas vraiment, mais de toute évidence Kerensky n’était pas beaucoup plus avancé. Le Russe réussit à le faire asseoir, et Simon reprit un peu son calme. Il leur raconta sa soirée avec Tosca, son agression, et son réveil au milieu des poubelles, pour réaliser qu’il n’avait plus son portefeuille. Il conclut son exposé :

- …et la carte magnétique qui me permet d’entrer dans le Groupe W était dans mon portefeuille.
- Donc ceux qui t’ont agressé ont désormais une carte d’accès ?
- C’est ce que je vous dis depuis dix minutes !
- Ok, pas de panique,
coupa Joy. Ils peuvent rentrer dans le Groupe, mais ils seront coincés s’ils veulent rentrer dans un bureau puisqu’ils n’ont pas de code.
- Sauf qu’avec un bon logiciel pirate, ils peuvent tromper l’ordinateur central de la sécurité,
objecta Kerensky en pianotant sur le clavier de son ordinateur. Enfin du moins tant que je n’ai pas reparamétré l’ordinateur, ce qui va me prendre tout de même une dizaine de minutes. Sans compter qu’ils ont la voiture de Simon.
- Et alors ?
s’étonna le Suisse.
- Et alors avec ta voiture et ta carte, ils peuvent rentrer dans la tour par le parking souterrain, en toute discrétion, et monter dans les étages.
- Et là, ils peuvent prendre n’importe qui en otage,
ajouta Joy, pensant à haute voix. Et ils pourront espérer obtenir beaucoup de choses.

La jeune femme avait blêmi. Elle consulta sa montre : 7 h 53. Et si ce matin ils avaient décidé de passer à l’action, à 8 heures précises, au lieu d’envoyer un mail ? L’Intel Unit se méfiait d’une attaque en dehors de la tour, mais ils n’avaient pas vraiment envisagé que Largo puisse être menacé à l’intérieur. Ils avaient fait confiance au système de sécurité qu’ils avaient bâti. Mais voilà : en quelques minutes, tout était remis en cause. Elle releva les yeux et croisa le regard de Kerensky.

- Tu ferais bien de monter rejoindre Largo au pas de course, observa le Russe. Il te reste 7 minutes.

Joy ne répondit pas. Elle récupéra deux chargeurs dans l’une des armoires, et sortit d’un pas vif, sous l’œil ébahi de Simon. Dans son dos, alors que la porte se refermait, elle entendit la voix de Kerensky qui expliquait la situation au Suisse.


*


Elle appela l’ascenseur et y prit place, appuyant sur la touche du 59e et dernier étage. Elle devait rejoindre Largo au plus vite. L’ascenseur monta, pour s’arrêter aussitôt. Au niveau du 2e sous-sol, trois hommes entrèrent, en costume-cravate, portant des sacoches. Ils regardèrent Joy et lui sourirent. Elle trépigna intérieurement. Evidemment ! A cette heure-ci, les employés arrivaient, et il était normal que l’ascenseur s’arrête au parking. Mais enfin, elle était pressée. Elle regarda sa montre : 7 h 55.

Elle pensa alors qu’elle n’avait toujours pas prévenu Largo. Et elle n’était pas certaine que Georgi et Simon l’aient fait de leur côté. Elle tâtonna sa poche et sentit son téléphone portable. L’ascenseur montait toujours. Le temps d’appeler, elle serait déjà devant la porte de l’appartement. Elle renonça donc à téléphoner. L’ascenseur grimpait toujours : 24e, 25e, 26e étage…

Un doute traversa son esprit. Les trois hommes étaient toujours là. Elle regarda le boîtier de commande. Ils n’avaient appuyé sur aucun étage. L’ascenseur montait directement au 59e. L’étage de Largo et des bureaux de certains administrateurs… Mais voilà : ces trois hommes ne faisaient pas partie du personnel qui évoluait dans ces sphères. Et s’ils étaient venus pour un rendez-vous, ils seraient passés par le hall d’entrée, pas par le parking souterrain.

En un éclair, elle comprit. S’ils n’étaient pas employés, s’ils ne venaient pas pour un rendez-vous avec l’un des administrateurs, alors ils venaient pour autre chose. Pour Largo. Le message, à 8 heures précises…

Elle leva les yeux vers l’homme le plus proche d’elle et ébaucha un geste vers son holster. L’homme lui souriait, ne la quittant pas des yeux. Alors qu’elle avait à peine bougé, elle sentit le canon froid d’un revolver contre sa tempe.

- Ce ne serait pas raisonnable, Mlle Arden, fit l’homme qui lui souriait. C’est trop tard. Si vous bougez un cil, vous mourrez et ne servirez plus à rien à M. Winch. Si vous jouez le jeu, qui sait ? Vous aurez peut-être l’occasion d’intervenir, en profitant d’une erreur de notre part. Vous ne croyez pas ?

Elle le dévisagea, sidérée par son réalisme cynique. L’homme devait être particulièrement sûr de son fait pour oser formuler de telles hypothèses ! Mais au fond, il avait raison, et elle le savait. Tout ce qu’elle pouvait espérer, c’est qu’ils ne se débarrasseraient pas d’elle avant qu’elle puisse agir. Elle regarda les trois hommes les uns après les autres. Elle s’était laissé berner par leurs mises, et se retrouvait dans cet ascenseur avec trois tueurs, se dirigeant directement vers Largo. Largo, dont la vie avait été clairement menacée.

Elle sentit quelques gouttes de sueur perler sur son front. Elle avait été en-dessous de tout. Et maintenant, elle mettait Largo en danger.

Elle voulut jeter un coup d’œil sur sa montre. Elle aurait été prête à parier qu’il était 8 heures. Elle esquissa un geste pour relever la main gauche afin de faire entrer le cadran de sa montre dans son champ de vision, mais sentit le canon du revolver s’appuyer un peu plus fort contre sa tempe. Un autre canon se positionnait presque instantanément au-dessus de sa hanche gauche. L’homme en face d’elle sourit de plus belle.

- Il est 7 h 58. Rassurez-vous, nous serons à 8 heures précises chez M. Winch. Je déteste être en retard.

Elle déglutit, rageant intérieurement. Elle sentit l’ascenseur qui ralentissait. 55e, 56e… Il s’arrêta au 57e étage. Deux niveaux en-dessous du penthouse. Est-ce qu’enfin le vent tournerait ? Le canon de revolver sur sa hanche remonta légèrement. Une personne qui se trouverait en face d’eux, attendant l’ascenseur ou circulant dans le couloir, ne pourrait rien voir de la menace. Mais si Joy bougeait, la balle se logerait directement dans son cœur. Elle le savait. Elle s’effondrerait sans avoir le temps de faire quoique ce soit. L’homme qui menaçait sa tempe détourna son revolver.


*


Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur une jeune femme. Gabriella, la secrétaire de Largo, apparut, les bras chargés de dossiers. Elle pâlit et poussa un petit cri en découvrant le canon froid d’une arme pointé sur elle. L’homme qui la menaçait la prit par le bras et l’entraîna dans l’ascenseur. Les portes se refermèrent, et ils repartirent vers le dernier étage.

Gabriella était de toute évidence affolée. Tremblante, elle laissa tomber ses dossiers, qui se répandirent sur le sol. Elle dévisageait alternativement Joy et chacun des trois hommes.

- C’est parfait, vous allez pouvoir tenir compagnie à Mlle Arden, se contenta d’observer l’homme qui jusqu’à présent avait toujours parlé, semblant être le chef du petit commando. Vous êtes ?
- Je… Gabriella…
hoqueta la secrétaire, paniquée.
- Parfait. Alors Gabriella, je vous dirai la même chose qu’au garde du corps de M. Winch : obéissez, restez calme, et vous pourrez revoir le soleil demain matin. Enfin, pour Mlle Arden, il a fallu que je le lui explique avec une arme sur la tempe… Que voulez-vous, ces jeunes femmes modernes, parfois, elles ont de ces lubies ! Figurez-vous qu’elle aurait voulu se défendre, seule contre nous trois ! Est-ce bête, non ?

Il rit. Joy était blême de rage. Gabriella la regardait, terrifiée, totalement dépassée par les événements. Les portes s’ouvrirent à nouveau. 59e étage. Le penthouse était sur la droite, au bout du couloir. En face d’eux, le couloir du bureau des administrateurs était désert. Tout au fond, la salle du Conseil, vide. L’effervescence des affaires n’avait pas encore pris possession des lieux. Joy se souvint, sans savoir pourquoi, d’ailleurs, qu’il y avait un Conseil d’administration prévu, à 10 h 30.

L’un des hommes sortit en premier. Gabriella et Joy le suivirent, poussées par le deuxième homme, toujours armé. Celui que Joy avait baptisé en elle-même le ‘chef’ sortit en dernier. D’un signe, il répartit son commando. L’homme qui était sorti en premier plaça les deux jeunes femmes contre le mur, et s’adossa en face d’elles, pointant son arme dans leur direction, sans relâcher sa vigilance. Le premier homme s’avança prudemment dans le couloir des administrateurs, et entra dans les toilettes.

Le chef, lui, s’approcha de Joy. Il avait toujours ce sourire malsain sur les lèvres. Il passa la main sous la veste de la jeune femme, et récupéra le beretta dans son holster. Continuant la fouille, il récupéra le deuxième revolver qu’elle avait glissé dans son dos. Il trouva des chargeurs dans sa poche, et leva vers elle un œil ironique.

- Et puis non. Voyez, je suis généreux : je vous laisse les balles. Vous pourrez toujours les lancer, encore qu’elles soient nettement moins efficaces, sans revolver !

L’homme revint des toilettes. Il ne portait plus sa sacoche. Il regarda son chef, et se contenta d’opiner de la tête.

- Allons-y, nous allons finir par être en retard, fit le chef en souriant.

L’homme pointa son revolver vers Gabriella, et lui désigna la porte du fond du couloir. Le penthouse. Et donc Largo.

Joy sentit un frisson lui parcourir l’échine. Quel fiasco ! Parce qu’elle n’avait pas pu ou pas voulu réagir dans l’ascenseur, voilà qu’ils menaçaient Gabriella, et bientôt Largo. Joy se réprimanda mentalement. Il ne servait à rien de faire son propre procès. D’une part parce qu’elle n’aurait rien pu faire, d’autre part parce que Largo était là-bas, à quelques mètres, et qu’elle devait penser avant tout à lui. Agir au mieux pour qu’il s’en sorte, pour que tout le monde s’en sorte sans mal.

L’un des hommes de mains la bouscula, et elle suivit Gabriella. Le petit groupe arriva en quelques pas devant la porte. Le chef passa la carte magnétique de Simon, et fit signe à la secrétaire de composer le code. La jeune femme hésita. Etant loin d’être sotte, elle avait parfaitement compris la situation. Accepter, c’était exposer Largo Winch, sa vie et son empire. Ne sachant que faire, elle regarda Joy. L’homme vit cet appel muet, et pointa son revolver sur la tempe de Joy.

- Composez ce code, répéta-t-il. Je vous jure que je n’ai pas besoin de deux otages, et que je me débarrasserais sans état d’âme de Mlle Arden. Si vous ne voulez pas avoir sa mort sur la conscience, je vous conseille d’ouvrir. Et vite.

Gabriella jeta un coup d’œil vers Joy. Celle-ci fixait le chef d’un regard indéchiffrable, immobilisée par l’un des hommes qui la maintenait d’une poigne de fer. Gabriella vit l’homme ôter la sécurité de son revolver, toujours pointé sur le garde du corps. A contrecœur, elle se décida et composa les trois chiffres du code. On entendit la porte se déverrouiller.

Le chef ouvrit et poussa Gabriella devant lui, suivi de ses deux acolytes et de Joy. Le salon était désert. La porte se referma derrière eux.

- C’est déjà toi, Simon ? fit la voix de Largo, montant de la chambre.

Personne n’eut le temps de répondre, Largo déboulait déjà dans le salon. Il s’immobilisa en découvrant le spectacle qui s’offrait à lui : un homme d’une quarantaine d’années qui lui souriait d’un air goguenard ; un deuxième homme qui maintenait fermement Joy ; et un troisième larron, qui pointait vers lui un revolver. Deux secondes s’écoulèrent, dans le plus parfait silence.

- M. Winch, vous me voyez ravi de vous rencontrer enfin, commença le chef du commando. Je vous ai souvent écrit, ces derniers jours. A 8 heures, le matin.
- Je vois,
se contenta de dire Largo.
- Je n’en doute pas un instant. Comme vous le voyez, nous avons dû venir avec certaines personnes qui ont absolument voulu se joindre à nous… Mais soyons sérieux. Vous savez ce que je veux. Alors ?
- Alors quoi ?
- Vos actions, M. Winch. La Teams’Co attend une lettre signée de votre part et officialisant la cession. J’ai même un modèle, si vous voulez.
- Et vous espérez que je vous donnerai mes actions du Groupe W ? Comme ça, juste en débarquant chez moi à 8 heures ?
- C’est un bon résumé de la situation.
- Etes-vous conscients de ce que mon service de sécurité doit déjà être au courant ? Qu’ils sont sans doute en train de se positionner en ce moment même ? Que vous n’avez aucune chance de vous en sortir ?
- Vous me décevez, M. Winch. Vous me prenez pour un débutant ?


Largo ne répondit pas. Tout cela était surréaliste. Il était évident que ces hommes avaient un plan. Mais lequel ? Il regarda Joy, puis Gabriella, avant de revenir vers Joy. L’une tremblait comme une feuille, l’autre semblait raidie, indéchiffrable, froide. Il se demanda ce que pouvait bien penser son garde du corps à cet instant.


*


Kerensky avait expliqué à Simon la situation et leurs doutes, à lui et à Joy. La carte avait disparu ; l’heure du message approchait. Ils pouvaient craindre que les hommes de la Teams’Co ne passent à l’acte. Simon soupira profondément, se sentant responsable de cette mise sous pression brutale de leur équipe. Et ils n’avaient pas besoin de ça. Sans compter que Largo se retrouvait exposé, par sa faute à lui.

Kerensky se retourna devant son ordinateur. Il voulait vérifier la date de la dernière utilisation de la carte de Simon, le dernier moment auquel sa voiture était passée par le capteur installé à l’entrée du parking souterrain, et qui permettait de comptabiliser les entrées et les sorties. Ce qu’il lut le fit réagir.

- Oh oh.
- Quoi, ‘oh oh’ ?
- Ta voiture est entrée dans le parking souterrain il y a quelques minutes.
- Ma voiture ?
- Ta voiture.
- Alors ils sont là ?
- Ouais.


Kerensky pianota sur le clavier. L’écran montra les images de la vidéosurveillance. La voiture de Simon était bien dans le parking, garée, mais désertée de ses occupants.

- Ils se sont garés au 2e sous-sol, zone C. Ils ont donc pris l’ascenseur… oui, le 4.
- Parce que les ascenseurs sont numérotés ?
s‘étonna Simon.
- Ça permet de savoir lequel est en panne. Attends, je me connecte sur la caméra du plafond de l’ascenseur… voilà !

Derrière eux, sur le grand écran, apparut l’intérieur de l’ascenseur. Ils comprirent immédiatement la situation : sous leurs yeux, Joy était menacée par trois hommes, et Gabriella venait de les rejoindre, visiblement apeurée. Ils suivirent le petit groupe jusqu’au dernier étage, puis Georgi se connecta sur les caméras du couloir. En temps réel, ils pouvaient suivre la prise d’otage. Ils les virent entrer dans l’appartement de Largo. Après, plus rien d’autre que la porte. Il n’y avait pas de vidéosurveillance dans le penthouse.

Simon réagit en un éclair : il prit son portable et avertit la sécurité. Plusieurs hommes partirent s’équiper pour la circonstance. Ils rejoindraient Simon au dernier étage. Georgi, lui, continuait de pianoter fébrilement.

- Simon, tu vas faire précisément ce que je te dis. La première chose, c’est de savoir ce que c’est que cette mallette qui a été déposée dans les toilettes. Et méfie-toi : c’est sûrement une bombe.
- Une… bombe ?
- Ne la bouge surtout pas, on ne sait pas quel est son déclencheur. Quant aux gars de la sécurité, il vaut mieux ne pas les laisser traîner dans le couloir. Tu leur diras d’attendre dans un bureau, ou dans la salle du Conseil. Si ces trois types ressortent et qu’ils voient qu’ils sont attendus, ils risquent de perdre les pédales et ça se terminera en carnage. Largo, Joy et Gabriella en feraient sûrement les frais.
- Ok.
- Et tu fais évacuer tout le monde dans la plus grande discrétion. Sullivan va sûrement râler, mais dis-lui bien qu’on ne sait pas comment ça va finir, et qu’on aura peut-être besoin de lui pour faire tourner le Groupe W.


Simon pâlit. Besoin de John pour faire tourner le Groupe ? Est-ce que cela voulait dire que la situation était si mal barrée que ça ? Que Kerensky lui-même ne soit pas certain que Largo s’en sortirait sans bobo ? Simon se sentit soudain très seul. Joy lui manquait. Et Largo. Mais ils étaient là-haut, ils comptaient sur eux. Il devait se reprendre.

- Et toi, pendant ce temps ? demanda Simon.
- J’essaie d’identifier ces types. J’ai leur photo, grâce à la caméra. Ce qui veut dire que je devrais pouvoir les identifier. Enfin j’espère ! A moins qu’ils ne soient comme ces types de la Teams’Co…
- C’est si mauvais que ça ?
- Oui. Ce sont des pros. Joy l’a senti tout de suite, instinctivement, et elle a eu raison : ils l’auraient descendue sans états d’âmes. Et je crois qu’ils n’hésiteront pas à tuer. Celui qui est le chef a une tête qui me dit quelque chose, mais du diable si je me souviens pourquoi.
- Ah. Donc, des pros…
- Sois prudent, Simon. Ce sourire supérieur du chef du commando ne me dit rien qui vaille. Je te tiens au courant de ce que je trouve.


Simon sortit du bunker, l’arme au poing et peu rassuré. Pour la première fois, il se sentait dépassé. Il espérait qu’il saurait faire face, tout seul là-haut. La vie de Largo et celle de Joy en dépendaient. Sans oublier Gabriella.


*


Dans l’appartement, Joy ne pensait qu’à une seule chose : elle devait neutraliser ces trois hommes. Et elle ne voyait pas comment. Au premier mouvement, elle et Gabriella seraient tuées. Quant à Largo… Elle tentait de se concentrer pour trouver une solution, tout en écoutant la conversation autour d’elle, espérant y déceler un élément qui l’aiderait.

- Voyez-vous, M. Winch, ma position est des plus simples, continuait le chef du commando. Vos parts doivent être cédées à la Teams’Co pour 10 heures précises. Sinon, je serai dans l’obligation de me fâcher. Et je n’aime pas ça
. - Inutile de me menacer, vous n’aurez rien.
- J’en suis navré. Mais peut-être pourrais-je préciser un peu la situation ? A 10 heures, donc, si vous n’avez pas obéi, je pourrai enfin savoir combien de temps met un garde du corps défenestré du 59e étage pour s’écraser sur le sol. Ce qui me permettra de faire une analyse comparative tout à fait instructive avec le temps que met une secrétaire pour effectuer le même trajet, ce qui arrivera à 10 heures 15 si vous n’avez pas changé de position.
- Vous êtes complètement malade,
fit Largo, qui avait pâli.
- Et à 10 heures 30, j’ai prévu un petit feu d’artifice tout à fait intéressant. Vous et moi serons déjà dehors, évidemment. Non non, ne me demandez pas comment : j’aime garder un peu de secret autour de mes opérations. Mais vos amis, vos employés, eux seront toujours ici. S’il veut éviter la panique, votre service sécurité n’aura pas le temps de procéder à une évacuation complète. Alors tout ce petite monde sautera en même temps que la partie supérieure de l’immeuble. Qu’en pensez-vous ?
- Pourquoi ?
gronda Largo. Pourquoi tout ce cinéma ? Comment pouvez-vous espérer gérer le Groupe W après de tels méfaits ? Si jamais j’acceptais la cession de mes parts, vous savez parfaitement que le premier tribunal venu annulerait la transaction en raison des menaces qui l’ont accompagnée !
- Ça, ce n’est pas mon problème. A chacun sa spécialité.
- Pardon ?
- J’ai été engagé pour vous faire céder vos parts. Pour le reste, mes employeurs se débrouilleront. Et rassurez-vous, ils ont sûrement tout prévu. Eux non plus, ce ne sont pas des débutants.
- Et ils ont un nom, ces employeurs ?


L’homme rit, d’un rire sadique. Il regarda Largo, qui n’avait pas bougé.

- Voyons voyons, en cherchant bien, je suis certain que vous pourriez trouver par vous-même !
- La Commission Adriatique ?
- Vous voyez ! Alors ne posez pas de questions aussi grotesques. Et installez-vous plutôt confortablement à votre bureau pour rédiger l’acte de cession. Ce serait beaucoup plus intelligent.


Largo le regarda froidement, puis il regarda Joy. Il lut dans ses yeux la détermination. Il comprenait sans qu’elle parlât : il ne devait pas céder. Mais il imagina malgré lui Joy jetée par la fenêtre, Joy s’écrasant en contrebas, comme Nério l’avait fait déjà 18 mois auparavant. Il frissonna. Il ne pourrait pas le supporter. Mais il ne pouvait pas non plus abandonner le Groupe W et sa puissance économique et financière entre les mains de la Commission Adriatique. Il se sentit pris au piège. Il hésita et se dirigea vers son bureau, bien décidé à gagner du temps. Il fallait que Simon et Georgi aient le temps d’intervenir. Et il avait jusqu’à 10 heures. Alors il tempèrerait d’ici là. Après…


*


Simon avait réussi à faire évacuer le 59e étage dans la plus grande discrétion. Par chance, tous les administrateurs n’étaient pas encore arrivés. Et ceux qui étaient déjà présents ne se firent pas prier. John Sullivan voulut demeurer, mais Simon invoqua l’argument de Kerensky, celui devant lequel John céderait toujours : l’intérêt du Groupe W. A contrecœur, il était descendu, tout en demandant à Simon de le tenir informé en temps réel.

Une fois ce premier souci réglé, Simon intima aux hommes de la sécurité de se tenir parés dans la salle du Conseil. Ils obéirent sans un mot. Le deuxième souci était réglé. Restait le troisième : la bombe. Simon se dirigea vers les toilettes, et découvrit sans peine la mallette. Il sortit la webcam que lui avait confiée Georgi, et filma. En bas, au 3e sous-sol, Kerensky pouvait ainsi suivre les évolutions du Suisse et le conseiller.

- Montre-moi tous les côtés, intima la voix du Russe dans l’oreillette.
- Ça va, comme ça ? demanda Simon, tout en filmant la mallette.
- Ok… Bon, a priori il n’y a pas de mécanisme piège, ça paraît relativement simple… mais efficace… Zoome sur le mécanisme de fermeture… Je vois… Bon, Simon, tu vas ouvrir la mallette le plus délicatement possible.
- Ça ne va pas exploser, au moins ?
interrogea Simon, inquiet.
- Si c’est le cas, rassure-toi : tu n’auras pas le temps de comprendre.
- Si tu crois que ça me rassure !
- Simon, ouvre cette satanée mallette. Et sois délicat, pour une fois !


Simon déposa la webcam à côté de lui, orientée vers la mallette. S’accroupissant, il prit une profonde aspiration pour se donner du courage, et fit jouer les serrures. Le déclic se fit, et la mallette s’entrouvrit. Il prit délicatement les deux pans, et les écarta précautionneusement. Il déglutit difficilement.

- Bon sang !
- Simon, tu m’expliques ?
s’énerva la voix de Kerensky. Je ne vois rien, là !
- Pour ce qu’il y a à voir !


Simon prit la caméra et la positionna au-dessus de la mallette. Kerensky découvrit la bombe : des fioles de liquide saumâtre et des pains de plastique reliés entre eux, dans lesquels plusieurs fiches étaient plantées, toutes reliées à un boîtier noir d’où sourdait un léger ‘bip’. Un clavier à touches numériques trônait sur le dessus ; une lumière rouge clignotait.

- Et maintenant ? demanda Simon.
- Essaie de stabiliser l’image… oui, comme ça… oh oh…
- J’aime pas quand tu fais ‘oh oh’ ! Ça sent la catastrophe à des kilomètres !
- C’est que là, on est plutôt mal barrés. Pour désamorcer, il faut ouvrir le boîtier. Mais si tu essaies de le faire sans composer le bon code, tu sautes.
- Je saute ? Comment ça, je saute ? Mais je ne veux pas sauter, moi !
- Je m’en doute, figure-toi ! Et de toute façon, tu ne serais sûrement pas le seul : d’après ce que je vois, il y a de quoi dévaster tout l’étage et déstabiliser tout le haut du building.
- Merci de me rassurer !
- Je fais ce que je peux.
- Et si je débranche les fiches plantées dans le plastique ? suggéra Simon.
- Tu sautes.
- Alors je fais quoi ?
- Tu reposes tout ça délicatement et on s’occupe de Largo.
- Et la bombe ?
- C’est un déclenchement à distance. Et tant que nos zigotos sont chez Largo, il est peu probable qu’ils fassent exploser leur bombe. Ils feraient partie des tués. Et on peut toujours espérer qu’ils ne sont pas suicidaires.


Simon s’éloigna donc de la bombe, avec une boule au fond de la gorge. Savoir cette épée de Damoclès au-dessus de la tête ne lui paraissait pas de particulièrement bon augure pour aller affronter les trois hommes qui retenaient Largo, Joy et Gabriella. Ça sentait mauvais, vraiment mauvais. Il commençait à se demander s’ils s’en tireraient tous, cette fois.

- Simon ? La voix de Kerensky le tira de ses pressentiments morbides. J’ai identifié nos trois lascars. Celui qui a l’air d’être le chef s’appelle Jaime Sanchez. Il a un casier long comme le bras, principalement pour assassinats et actes de terrorisme. Ancien membre de l’ETA, c’est pour ça que sa tête me disait quelque chose : je l’ai croisé il y a 6 ans, à Madrid. Il avait déjà sa petite réputation, et avait pas mal bourlingué. Depuis, il a continué son bonhomme de chemin : le Sentier Lumineux, les Brigades Rouges, la mafia… Il semble être actuellement en free-lance.
- Un mercenaire ?
- En quelque sorte, mais qui a toujours mariné dans le milieu des terroristes. Il est dangereux.
- Et les deux autres ?
- Rolf Weinsberg et Tom Peters. Eux aussi ont un casier qui ne tiendrait pas sur une seule page, mais ce ne sont que des seconds couteaux. Sanchez, lui, a dirigé un commando de l’ETA. Il sait organiser une équipe.
- C’est pas bon,
commenta Simon.
- Non, c’est pas bon, admit Kerensky. D’autant que tous les trois sont recherchés pour meurtre aux Etats-Unis. S’ils tombent, c’est la chaise électrique. Ils n’ont donc rien à perdre.

Simon sentit à nouveau ce frisson qu’il détestait tant le parcourir. Ce frisson qu’il ressentait à chaque fois que la mort passait près de lui. Il parcourut le couloir et regarda la porte du penthouse, en face de lui. Elle était obstinément close. En s’approchant, il distingua vaguement des bruits de voix. Ça parlait, là-dedans. Mais pour combien de temps encore ? Qu’allait-il se passer ?

Il recula et réintégra le couloir des bureaux. Si Sanchez et ses hommes sortaient, inutile qu’ils paniquent en le voyant.

- Georgi ? Et on fait quoi, maintenant ?
- Tu attends. Je suis en train de voir s’il n’y a pas un moyen discret d’entrer chez Largo.
- Et comment ?
- Il y a peut-être deux solutions, mais les deux vont faire appel à tes qualités sportives.
- Je t’écoute ?
- La première serait de passer par les conduits d’aération. C’est sûrement le moins dangereux, mais il faudrait que tu débouches dans la salle de bains, si on ne veut pas qu’ils te repèrent avant même que tu n’arrives… Attends, je vérifie… Non, ça ne colle pas. Le conduit mesure à 45 centimètres. Trop petit, tu ne passeras pas…
- Alors, la seconde solution ?
- La terrasse. Tu sors sur la terrasse de la salle du Conseil et tu rejoins la terrasse de l’appartement de Largo. - Tu te moques de moi, là, c’est ça ?
- Non. Il faudra que tu passes de l’une à l’autre, ce qui veut dire contourner le mur qui les sépare.
- ET JE FAIS COMMENT ?!
s’énerva Simon. JE VOLE ?
- Il te faudra des harnais. Mais effectivement, tu devras te balancer dans le vide, puisque le mur va jusqu’au bout de la terrasse.
- Dans le vide, oui ! Et au 59e étage !
- Il faudra être prudent : il y aura pas mal de rafales de vent. Et tu devras être discret.
- C’est infaisable !
- C’est la seule solution. Tu contournes le mur en te balançant au-dessus du vide, et tu atterris sur la terrasse de Largo. Dans ce coin là, il y a des plantes. Elles te cacheront dans une certaine mesure.
- Donc si jamais je ne me rétame pas 59 étages plus bas, je me prends une balle, c’est ça ?
- Ils ne t’attendront pas et ne te verront donc pas si tu sais être discret. Mais il faudra sûrement que tu tires directement dans la vitre et que tu la casses, ce qui veut dire que tu dois emporter un pistolet mitrailleur à haute cadence, puisque c’est du verre sécurisé. La porte-fenêtre est trop exposée, tu ne pourras pas passer par là.
- Mais ils auront le temps de riposter, de se débarrasser de leurs otages !
- Pas si tu es rapide. D’autant que Joy agira, et que les hommes de la sécurité entreront par la porte en même temps.
- …
- Simon, je sais que ce sera difficile, mais on n’a pas d’autre choix.


Simon soupira à nouveau profondément. Il connaissait Georgi. Si le Russe lui proposait une telle voie, c’est qu’il n’y avait pas d’autre solution.

- On peut faire appel à un gars de la sécurité, si tu préfères, suggéra Georgi. Mais il ne sera pas mieux entraîné que toi, et surtout il pensera avant tout à sauver Largo, pas Joy. Ni Gabriella. Tu es le seul à connaître Largo et Joy suffisamment pour savoir lequel des deux il faudra que tu aides en premier. Simon, je suis désolé, mais tu es le seul à pouvoir le faire au mieux. Je ne peux pas y aller, j’ai été blessé au genou il y a quelques années.
- Je sais, tu nous l’avais dit… Ok… Je vais y aller…
- Tu dois t’équiper. Et explique la situation aux gars de la sécurité : il faudra mettre au point un signal, qu’ils entrent au moment où tu interviens dans le penthouse. Comme ça nos trois compères seront pris entre deux feux.
- Ça peux marcher ?…
- Ça marchera.


Simon partit s’équiper. Il ne sentait pas l’idée de Georgi, mais alors pas du tout. Mais il n’en voyait pas d’autre. Aucune alternative. Donner l’assaut des deux côtés, compter sur Joy et Largo à l’intérieur. C’était la seule solution. Il rejoignit la salle du Conseil et expliqua la situation aux hommes de la sécurité.


*


Joy évitait obstinément de regarder Largo. Elle sentait son regard qui revenait régulièrement vers elle, mais le fuyait. Comment aurait-elle pu l’affronter ? Elle ne voyait aucune issue. Elle avait tenté de réfléchir, mais ne voyait aucune solution. A moins que Kerensky n’ait pensé aux gaines d’aération ? Oui, peut-être… Encore qu’elle n’était pas certaine que ces conduits soient suffisamment larges pour laisser passer quelqu’un. Et puis il faudrait défaire la grille, ce qui ferait du bruit. Non, Kerensky ne pourrait pas les aider comme ça… Alors peut-être ?… non…

Elle s’était creusé la tête, mais n’avait rien trouvé. Rien de réaliste, en tout cas. La situation lui paraissait sans issue.

Sanchez tournait autour de Largo, comme un aigle autour de sa proie. Avec son revolver, il menaçait régulièrement Largo, Gabriella ou Joy. Mais le milliardaire tenait bon. Il avait jusqu’à 10 heures ; il espérerait jusqu’à 10 heures. Après… Oui, d’ailleurs, que ferait-il, après ? Il ne voulait pas que Joy soit tuée. Il voulait la sauver. Elle et Gabriella. Alors faudrait-il qu’il cède ? Qu’il signe ce fichu papier ? Ce serait peut-être une solution, LA solution. Mais ce Sanchez les tuerait probablement dès qu’il aurait ce qu’il voulait. Ce qui voulait dire que Joy mourrait de toute façon. Et même si par miracle il leur laissait la vie sauve, Largo savait que Joy ne lui pardonnerait pas d’avoir cédé. Il ne pourrait jamais plus la regarder en face.

Il devrait donc s’obstiner, refuser. Et laisser Joy mourir. Ça lui paraissait insupportable, impossible, mais il n’y avait guère d’autre solution. Et à chaque fois qu’il parvenait à cette conclusion, il sentait son cœur s’étreindre et une nausée monter. Il ne pourrait pas. Mais il devrait. Oui ? Non ? Il verrait bien…

- M. Winch ? Vous devriez commencer la rédaction de votre jolie lettre, suggéra Sanchez avec un sourire malsain. Il était déjà 9 h 54, vous le saviez ?
- Je sais.
- Alors ?
- …
- C’est à vous de décider, après tout !


Sanchez prit le pistolet à fléchette et l’arma. Il leva les yeux vers Joy, toujours ce sourire sur les lèvres.

- Rassurez-vous, Mlle Arden. C’est une excellente came. Et puis j’ai mis la dose minimale : vous ne pourrez pas résister à Rolf, mais en revanche vous ne perdrez pas conscience. Ça vous permettra de goûter pleinement tout le spectacle. Il paraît que c’est très joli, la chute libre… Vous savez qu’il y a même des gens qui paient, pour ça ?

Il rit, d’un rire sadique. Rolf s’approcha de Joy. Depuis presque deux heures, il n’avait pas lâché son revolver. Ni lui ni l’autre homme, qui depuis le début pointait son arme vers Gabriella, ne s’étaient déconcentrés. En d’autres circonstances, Joy eut sans doute admiré leur professionnalisme. Ils n’avaient pas relâché leur attention une seule seconde.

Joy jeta un coup d’œil tout autour d’elle. Elle ne voyait pas ce qu’elle pouvait faire. L’impasse était totale. Celui qui tenait Gabriella en joue, ce Peters, appuierait sur la gâchette avant même que Joy ait pu faire un pas vers Rolf. Quant à Sanchez, il restait près de Largo, et pourrait le tuer lui aussi…


*


Rolf était maintenant tout près d’elle. Elle hésita à l’attaquer. Mais il y avait Gabriella… Elle tourna les yeux vers Largo, affrontant pour la première fois son regard. Après tout, si elle devait mourir dans les prochaines minutes, c’était peut-être la dernière fois qu’elle croisait ce regard bleu auquel elle s’était attachée plus que de raison.

Et elle le vit. Derrière Largo, sur la terrasse. Simon prenait discrètement position, sortant du vide.

Simon ???

C’était sa seule chance. Elle ne réfléchit pas davantage. Hurlant, elle bondit de côté vers l’homme qui menaçait toujours Gabriella. Surpris, Rolf tira dans le vide ; Peters, lui, fut bousculé et roula au sol, emporté par le poids de Joy. Largo, aussitôt, s’était redressé et tenta de neutraliser Sanchez, lui sautant à la gorge et tâchant d’immobiliser son bras droit, celui qui agitait ce magnum 357.

Des coups de feu.
Des cris.
La baie vitrée qui vole en éclats.
La porte du penthouse qui s’ouvre à la volée.
Des cris, des ordres.
Un chaos indescriptible.
Des détonations.

Rolf s’écroula le premier : il fut surpris par l’arrivée des hommes de la sécurité alors qu’il tournait le dos à la porte. Il commença à se retourner pour tirer, mais ils furent plus rapides. Sanchez, de son côté, continuait de se battre contre Largo. Simon tira et brisa la vitre. Sanchez sursauta, ne s’attendant pas à une attaque du côté de la terrasse. Largo en profita pour lui asséner un monumental crochet qui l’envoya au pays des songes. Joy, de son côté, se débattait comme un beau diable pour récupérer l’arme de Peters. Lorsque Largo se précipita, elle avait déjà le dessus.

Ils avaient réussi. Au chaos succéda un silence impressionnant. Les trois hommes étaient neutralisés, l’un d’eux avait même été tué, et Sanchez avait été blessé à la jambe par l’une des balles de Simon. Les hommes de la sécurité furent rejoints par des policiers, que Georgi avait fait venir.

Avant d’expliquer quoique ce soit, Simon se précipita vers Sanchez, encore inconscient, et le fouilla. Il récupéra une télécommande dans l’une des poches, tandis que les policiers s’approchaient pour menotter Sanchez et Peters.

- Et c’est quoi ? demanda Largo en regardant d’un œil médusé Simon, la télécommande entre les mains.
- Grâce à ça, il comptait faire sauter l’étage. La bombe est dans les toilettes. Et d’après Georgi, c’est plutôt du gros calibre.
- Simon ?
Joy avait parlé d’une voix douce, inhabituelle. Tu ne voudrais pas donner la télécommande à Largo ?
- Je ne vais pas appuyer dessus, si c’est ce que tu insinues !
- Non non, c’est pas ça… mais enfin…
- Je vois : je vous sauve en volant par les airs, et déjà on se méfie de moi ?
- Non non…


La voix de Joy manquait tellement de conviction que Largo en rit. De mauvaise grâce, Simon donna la télécommande au milliardaire, qui la déposa précautionneusement sur le bureau. Le service de déminage ne tarderait pas.





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