Kerensky pétrifia Douggie du regard et se redressa de toute sa hauteur, tentant de l’impressionner. L’Irlandais, quant à lui, continuait à mélanger savamment les trois cartes, déblatérant tout seul, et faisant tout pour éviter le regard de tueur du Russe.
“ Allez Kerensky, quitte ou double, vous trouvez la Reine de Cœur, je vous rends vos cent dollars. Sinon, deux cents dollars pour ma pomme ! Les jeux sont faits ! ”
Kerensky acquiesça, vexé de s’être fait avoir par cet arnaqueur à la petite semaine, et se promit de récupérer son argent. Il observa attentivement le mouvement virtuose des mains de l’Irlandais, qui après avoir manipulé la troisième et dernière carte, désigna le jeu.
“ A vous de jouer ! ”
Le Russe esquissa un sourire carnassier. Cette fois-ci, il en était sûr, la Reine de Cœur se trouvait à droite. Il pointa du doigt la carte et Douggie la retourna aussitôt. Valet de trèfle.
“ Pas possible, vous trichez forcément ! ” gronda Kerensky.
Pour montrer sa bonne foi, Douggie dévoila son jeu. Kerensky put constater qu’aux côtés du Valet de trèfle siégeaient un As de pique et la fameuse et insaisissable Reine, à gauche.
“ Ca nous fait deux cents, M’sieur Kerensky ! éclata la voix enjouée de Douggie. Quitte ou triple ?
- Non merci, pas cette fois. ”
Georgi ouvrit avec une certaine difficulté son portefeuille pour en retirer les billets verts gagnés habilement par l’arnaqueur. Puis, sans un regard, il retourna à son poste, devant son ordinateur, là où il était certain qu’il pourrait tout contrôler et défier les lois du hasard.
“ De toute façon je préfère les échecs ... lâcha-t-il. C’est un véritable jeu, qui permet d’exercer ses méninges, sa logique, sa déduction et son esprit stratégique.
- Ah je crois que tu l’as vexé Douggie ! s’amusa Simon.
- Solidarité entre escrocs ? grinça Kerensky.
- Hey ! protesta Simon. On n’est pas dans la même catégorie, moi j’étais un gentleman, je volais avec panache, pour la beauté du plan bien mené !
- On sait, on sait ... “ C’est le plus grand des voleurs, oui mais c’est un gentleman ”. Tu as passé l’âge de te prendre pour Arsène Lupin, Simon.
- Jaloux ! ”
Douggie continuait à mélanger ses cartes.
“ Et toi ça te tente ? ”
Simon fixa Douggie d’un air goguenard.
“ Je regrette Douggie, mais tu ne m’auras pas ! Je ne suis pas un pigeon que tu peux plumer ...
- Bon, si tu es si sûr de toi, joue ! ”
Simon hocha la tête malicieusement. Il avait encore au travers de la gorge les trois cent soixante dollars qu’il avait perdus au poker contre Douggie. Et là, il était certain que l’Irlandais avait triché.
“ Très peu pour moi, reprit Simon. Et je ne désespère pas de prouver que tu as triché au poker ! Tu cachais tes cartes quelque part, trois quinte flush royales d’affilée, c’est impossible.
- Ben tu m’as fouillé, j’avais aucune carte dissimulée !
- Peut-être mais je ne suis toujours pas convaincu. Et ne fais pas cette petite tête triomphante, sinon je t’envoie rejoindre Lou Bakerfield en prison, tu partageras sa cellule avec ses deux porte-flingues ! Je suppose que ça ne te dit rien ?
- Hey ça va, j’ai déjà accepté de témoigner contre eux, alors on ne retourne pas le couteau dans la plaie, ok ? C’est pas de ma faute si t’es nul au poker ... ”
Simon allait répliquer quand la sonnerie du téléphone retentit.
“ Ouais, tu ne perds rien pour attendre Sutherland, s’il le faut je te sortirai l’argent par les narines ! râla-t-il en décrochant. Allô ?
- C’est moi ! s’exclama Largo à l’autre bout du fil.
- Ah des nouvelles de notre pigeon voyageur ! s’amusa Simon en mettant le haut parleur. Tu sais que Joy nous a appelés ? Elle n’était pas du tout contente que tu sois parti comme un voleur ... A son ton, j’ai l’impression que votre petit tête-à-tête ne s’est pas si bien fini que je l’imaginais ...
- Simon, si tu pouvais arrêter de te faire des idées, ne serait-ce que cinq minutes, je te jure, ça me ferait des vacances. ”
Douggie qui rangeait ses cartes, fit un clin d’œil à Simon.
“ J’ai aussi gagné ce pari. Ca fait vingt dollars en plus !
- Toi, la ramène pas mon vieux ! gronda Simon.
- Tu ne t’entends pas avec Douggie, Simon ?
- Pas de commentaire. ”
Largo émit un petit rire, puis son ton redevint sérieux.
“ En fait j’appelais pour avoir des nouvelles de tes recherches Kerensky ...
- Oui, et je t’annonce que j’ai découvert qui était ta mère ... lâcha avec assurance le Russe, non sans avoir réfrigéré du regard Douggie qui lui proposait un autre jeu de cartes.
- Ce que Sullivan m’a dit sur la famille Cavachiello a aidé ?
- Tout à fait, en 1949, Antonia Cavachiello, l’unique héritière des Industries Cavachiello, alors âgée de dix-huit printemps, épouse Pier Gorcci, jeune homme d’affaires en poupe de dix ans son aîné. Leur premier bébé naît deux ans plus tard et s’appelle les Industries Cavagorcci. Cela dit leur union donna aussi et surtout naissance à quatre enfants, trois garçons et une fille. Le 9 juin 1951 naquirent leurs premiers enfants, de faux jumeaux, Luigi et Zoé.
- Zoé Gorcci, qui choisit de porter le nom de jeune fille de sa mère, Cavachiello, en émigrant aux États-Unis ... comprit Largo, lâchant un grand soupir de soulagement. Les gars, je sais qui je suis ...
- Je continue à faire des recherches croisées sur les familles Gorcci et Cavachiello, cela dit j’ai du mal à trouver de la documentation. San Ferdino est un petit village, qui n’a pas encore de système informatique, et je rame pour trouver de la documentation. D’ailleurs je ne saurais toujours pas qui est ta mère si elle n’était pas née à Agrigente. Et les données sur ces familles ne semblent pas avoir été mises à jour.
- Cela signifie quoi à ton avis ?
- Qu’il n’existe plus personne de ces deux familles vivant encore à San Ferdino. ”
Largo garda le silence pendant quelques temps, semblant réfléchir.
“ Il s’est forcément passé quelque chose, dit-il au bout d’un instant. Il y a une raison au fait que Zoé Gorcci ait quitté précipitamment la Sicile pour les USA, changeant son nom de famille pour celui de sa mère.
- Attends une minute Largo ... marmonna Kerensky. Essayer de suivre les traces de ta mère, c’est une chose. Mais tenter de découvrir des secrets de famille datant de plus de trente ans, c’est une tâche beaucoup plus ardue.
- Je n’ai pas fait tout ça pour rien. Je veux aller jusqu’au bout, hors de question d’abandonner en si bon chemin.
- Tu restes longtemps à Montréal ? s’enquit Simon.
- Je pensais rentrer rapidement, mais il y a un nouvel élément. Quand on visitait l’hôtel particulier où Zoé a vécu, quelqu’un nous espionnait. Je veux essayer de lui mettre la main dessus, ça me paraît suspect.
- Besoin d’un coup de main ? demanda Simon, inquiet.
- Ca ira. Et comment vont les affaires à New York ? Vous avez retrouvé les ravisseurs de Joy et de Douggie ?
- Pff, râla aussitôt l’Irlandais. M’en parle pas, ils m’ont forcé à faire tous les points de rendez-vous des books de la ville, pour retrouver Lou. Je suis grillé maintenant, catalogué balance pour les flics. Plus personne ne voudra de mes paris.
- Tu aurais préféré qu’il reste dans la nature et te tue dans ton sommeil ?
- Non, mais comment je fais moi pour gagner ma vie ? Vous m’enlevez le pain de la bouche ... bougonna-t-il en comptant les centaines de dollars qu’il avait arnaqué à Simon et Kerensky.
- Tu as toujours su rebondir Douggie, je ne m’en fais pas pour toi ...
- En tout cas, on garde ton copain au Groupe pendant un moment. Lou Bakerfield a été arrêté mais sa caution a été payée et il est libre jusqu’au procès. Et comme Douggie est un témoin gênant ...
- Joy aussi ... intervint Largo. Vous l’avez prévenue ?
- Bien sûr, mais elle est à l’abri. La tempête de neige souffle encore sur le Maine, elle est coincée là-bas.
- D’accord ... Je dois vous laisser, Sullivan profite de ma présence à Montréal pour me forcer à travailler ... Appelez-moi dès que vous avez du nouveau ! ”
La communication fut interrompue et Douggie agita dans les airs les billets qu’il avait pris à Simon.
“ Je te propose d’essayer de te refaire !
- Je n’ai plus de liquide sur moi Douggie ...
- Ok, un coup gagnant, si je perds, tu récupères tout.
- Si tu gagnes ? ”
Douggie eut un sourire malicieux.
“ Tu m’arranges un dîner avec Miss Arden ! ”
Simon éclata de rire.
“ Ok, je suis partant ! ”
Kerensky fit une moue désapprobatrice.
“ Simon, tu risques de payer de ta vie ce genre de pari ... Tu sais que tu as plus de chance de perdre que de gagner ?”
Simon eut un sourire faussement angélique.
“ Oui je le sais ... C’est ça qui est drôle ! ”
*****
... 1972
Zoé se préparait à descendre du train. Elle se sentait lasse, épuisée, sans force. Sa confrontation avec Nério lui avait fait l’effet d’une agression par un vampire. Il lui avait comme aspiré tout ce qui vivait de fort en elle. Elle se sentait malade aussi, les nausées matinales. Et elle avait atrocement mal dormi sur cette banquette du train. Des cauchemars, des réveils en sursaut, oppressée. Et l’étrange sentiment qu’une ombre fuyante la suivait et l’observait. Elle soupira. Les ombres avaient un nom et la suivaient pas à pas depuis des années. Avant qu’elle ne tombe enceinte d’un Héritier du Groupe W. Avant qu’elle ne rencontre Nério. Avant même qu’elle quitte la Sicile.
Cela faisait en réalité des années qu’elle était devenue l’ombre de ces ombres, en tentant de les fuir comme de les combattre. Rien à faire. Ne jamais se résoudre à la reddition. Elle mourrait jeune. Aucune autre issue. Une nouvelle nausée. Elle respira un grand coup, comme pour se retenir, puis courut vers les toilettes de son compartiment pour vomir. Livide, elle hoqueta au-dessus des cabinets, puis tira la chasse d’eau avant de se passer de l’eau froide du lavabo sur son visage las. Elle aurait voulu sourire en pensant à l’être qui grandissait en elle, mais elle ressentait trop de fatigue pour ça.
Elle se contenta de songer qu’il fallait qu’elle résiste, au moins le temps de le mettre au monde. Après, il adviendrait ce qui était sa destinée. Elle n’avait plus eu peur de mourir depuis des années. Mais cette vie à protéger lui faisait à nouveau sentir l’adrénaline qui parcourait ses veines. Se battre encore.
Elle quitta les toilettes et s’apprêtait à débarquer. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas de bagages, toutes ses affaires étaient restées chez Connie. Elle n’avait avec elle que son sac à main, contenant son faux passeport, quelques dollars et un nécessaire à maquillage qui ne lui servirait sans doute pas avant un bon moment.
En descendant sur le quai, elle se rendit compte qu’il n’y avait presque personne. Les premières lueurs du jour perçaient et les rares personnes voyageant de nuit se hâtaient autour d’elle pour entrer à l’intérieur de la gare, où ils seraient au chaud et pourraient trouver un café qui leur servirait des boissons chaudes. Elle frissonnait, dans sa robe crème, uniquement couverte d’un gilet. Délit de coquetterie, c’était idiot, mais elle n’avait pas voulu rencontrer Nério en jean et en pull-over épais. Elle aimait lui plaire. Elle l’aimait toujours malgré tout.
Un homme debout sur le quai la dévisageait. Il attendait qu’elle remarque sa présence. Elle scruta son regard un instant, mais ses yeux enfoncés dans leurs orbites ne lui apprirent rien sur son identité, pas plus que les ombres noires qui dissimulaient à moitié son visage. Elle fit quelques pas vers lui, maladroitement.
“ Vous êtes envoyé par Nério ? ” demanda-t-elle.
Elle frissonna en entendant le son de sa voix, rauque, faible. Elle était mal en point, jamais elle ne s’était entendue parler comme cela. L’homme vêtu d’un pantalon de toile gris et d’une veste en tweed acquiesça.
“ Je vais vous protéger. J’ai travaillé au service de sécurité de Nério autrefois. Vous n’avez plus rien à craindre maintenant.
- Je voudrais vous croire ... ” lâcha-t-elle.
L’homme tenta d’esquisser un sourire. Son visage se fit un peu plus doux, à y réfléchir, une certaine lueur de bonté luisait dans son regard. Il portait une alliance.
“ Je connais ceux qui vous poursuivent. Ils sont la raison qui m’ont poussé à quitter le Groupe W. Mais ne vous en faites pas, j’ai une dette envers Nério. Il ne vous arrivera rien.
”
La jeune femme hocha la tête.
“ Je m’appelle Zoé.
- Moi Vince. Venez, je vais vous conduire à votre nouvelle demeure. ”
Zoé acquiesça et les deux ombres disparurent dans la pâleur terne des brumes matinales, avalées par l’arrivée d’un nouveau train. L’homme en noir, son revolver près du cœur, dissimulé par l’imperméable informe, était descendu un peu avant elle et avait observé la scène. Comme on le lui avait ordonné, il les suivit.
*****
Le claquement précipité des talons sur le carrelage. Un souffle haletant, entrecoupé de gémissements d’angoisse. Elle court. Elle est rapide, et l’homme qui la suit marche lentement, pourtant il est proche, trop proche. Elle n’a aucune issue. Elle se retrouve dans une impasse, toutes les portes du corridor se ferment les unes après les autres, elle tire avec force sur toutes les poignées, elle donne des coups, hurle, griffe les sombres portes en bois. Ses doigts sont en sang. Rien n’y fait, elle est prise au piège.
Acculée au mur, elle ne peut que le regarder venir. Ses yeux d’une fraîche limpidité baignent dans des larmes de terreur. Au loin, Nério s’en va et l’abandonne, prenant son fils par la main. Elle ne veut pas mourir mais c’est trop tard. L’homme est déjà en train de dégainer son arme en argent. Elle luit dans l’obscurité du long corridor. Le coup part.
Largo se réveilla en sursaut.
Encore un cauchemar.
Il se frotta les yeux, comme pour mieux se tirer de cette phase déroutante intermédiaire entre le sommeil profond et le réveil. Il sentit quelques gouttes de sueur qui perlaient le long de son visage, peut-être aussi sur son corps. Il mit quelques instants avant de reconnaître la luxueuse chambre d’hôtel dans laquelle il était descendu le temps de son séjour à Montréal. A l’intérieur, tout lui sembla familier. Son sac de voyage, ouvert, sur une chaise. Quelques uns de ses vêtements traînant ça et là. Un dossier qu’il avait étudié avant de s’endormir et dont les feuilles volaient en vrac au pied de son lit. Le verre de whisky à moitié vide sur la table de chevet. La quiétude de la chambre l’enveloppa et le rassura.
Depuis plusieurs jours il rêvait de sa mère. Et même, depuis qu’il connaissait son visage, il rêvait d’elle, tuée par une de ces ombres. Les mêmes ombres qui le poursuivent lui aussi aujourd’hui et dont personne ne peut se défaire. La vie peut se montrer d’une redoutable cruauté parfois.
Il soupira et se rallongea au fond de son lit. Il fixa le plafond, et se laissa hypnotiser par la contemplation de ce blanc crémeux uniforme pour reprendre un souffle lent et un rythme cardiaque apaisé.
Sa tentative pour se détendre fut brutalement interrompue par une sonnerie de téléphone. Il décrocha le combiné à l’aveuglette. Songeant qu’il devait s’agir de Kerensky il s’apprêtait déjà à ouvrir grand ses oreilles et à lui poser mille questions.
“ Laissez tomber Mr Winch. ”
Largo se redressa.
“ Qui êtes-vous ? ” demanda-t-il.
Du temps, gagner du temps.
“ Ca n’a aucune importance, répondit la voix, éraillée, d’un homme plutôt âgé.
- Vous êtes l’homme que j’ai vu aujourd’hui ? A Parkside, dans l’hôtel particulier ?
- C’est un conseil amical. Vous allez les faire fuir. Vous êtes gênant.
- Vous voulez m’aider ?
- Vous serez tué demain si vous n’abandonnez pas. Il n’y a rien ici pour vous, renoncez.
- De quoi vous me parlez ? De mes investigations sur ma mère ? Que pouvez-vous m’en dire ? Que savez-vous ? ”
La voix poussa un soupir, une sorte de plainte, teintée d’un léger agacement.
“ Votre mère n’est sûrement plus depuis longtemps. Vous subirez le même sort qu’elle. Elle s’en prendra à vous. A tous vos êtres chers.
- Qui elle ? La Commission ? ”
Le vieil homme fit une nouvelle pause, plus longue.
“ Rentrez chez vous. ”
Double déclic. La conversation s’arrêterait là. Une lueur déterminée passa dans le regard de Largo. Il raccrocha le combiné et se passa la tête dans les mains.
“ Sûrement pas ... ” répondit-il à un écho fantôme.
*****
Joy fit quelques pas vers la fenêtre, entrouvrit les rideaux bleus et jeta un coup d’œil au dehors.
“ La tempête s’est calmée on dirait ... murmura-t-elle.
- Les bulletins météo sont positifs, confirma Anabeth. Vous devriez rester un peu allongée Joy.
- Je me sens bien mieux, merci, je ne suis plus fiévreuse. ”
La jeune femme retourna vers Anabeth, qui buvait un thé, assise au coin du feu.
“ Vous en voulez ? demanda la vieille femme.
- Non, je vous remercie. Votre hospitalité était très généreuse, mais il va falloir que je rentre à New York. J’ai des responsabilités à assumer. Et il faut que je rapatrie avec moi les affaires appartenant à la mère de Largo.
- Bien entendu. Ca m’a fait plaisir de vous avoir chez moi.
- Je suis très heureuse de vous avoir rencontrée. Et c’était adorable de vous être occupée de moi. D’habitude je ne suis jamais malade ... rajouta-t-elle en souriant intérieurement de son obsession à ne jamais admettre ses faiblesses.
- C’est Largo qui m’a fait promettre de bien veiller sur vous.
- Oui, celui-là, il entendra parler du pays quand je lui aurai mis la main dessus. ”
Anabeth éclata de rire.
“ Allons, je ne crois pas qu’il voulait vous écarter. Il semblait juste vouloir vous laisser l’occasion de vous reposer.
- Les derniers jours ont été riches en émotions ... admit-elle.
- En tout cas, vous formez un très joli couple.
- Nous ne sommes pas un couple.
- Disons que vous l’êtes à votre manière. Les jeunes sont trop compliqués à notre époque. Je me souviens que les choses étaient bien différentes avant, je n’ai moi-même connu personne avant de me marier. Quand j’ai été en âge de le faire, mon père m’a présentée à un charmant jeune homme. Au début il ne me plaisait pas du tout. Et puis j’ai fini par tomber éperdument amoureuse de lui. Par fierté, j’ai refusé pendant un an de l’épouser. Et puis, par peur de le perdre, j’ai mis de côté mon orgueil, et j’ai vécu la plus belle de toutes les unions. On peut faire ce qu’on veut pour fuir l’amour, mais il finit toujours pas nous rattraper.
- J’ai l’impression d’entendre ma Grand-mère Molly. Elle me racontait toujours de jolies histoires quand j’étais petite, qui se terminaient bien, et qui louaient des valeurs comme l’amour vrai, l’amitié, la sincérité. Elle le faisait pour que je n’oublie jamais l’essentiel. ”
Joy fronça les sourcils.
“ J’étais encore jeune quand elle est morte. Mais je sais qu’elle n’aimerait pas voir ce que je suis devenue. C’est comme si j’avais oublié tout ce qu’elle m’a enseigné.
- Je suis certaine que vous vous trompez Joy. Vous êtes une jeune femme dont on peut être fier.
- Vous ne connaissez pas ma vie. Elle comprend beaucoup de parts d’ombre. ”
Anabeth hocha la tête.
“ Nous avons tous nos regrets, et nos sombres secrets. Ca ne fait pas de nous des êtres mauvais.
- Vous avez aussi vos secrets Anabeth ? ”
La vieille femme leva un regard humide vers Joy.
“ C’est très dur de voir les êtres que vous chérissez disparaître les uns après les autres. J’ai eu ce malheur. J’ai commis beaucoup d’erreurs dans ma jeunesse que j’ai payées chèrement. Dorénavant, je n’aspire qu’à mourir dans la paix et la dignité. ”
Joy prit la main de la vieille femme, et la lui serra, apportant du réconfort.
“ Je reviendrai vous voir, vous voulez bien Anabeth ? ”
Elle hocha la tête en souriant.
“ Bien sûr. ”
*****
Largo était arrivé à l’adresse que lui avait indiquée Kerensky. C’était un hôtel miteux et médiocre doté d’un gérant peu regardant sur la clientèle, qui avait renseigné le jeune homme sans la moindre difficulté. Parmi les clients récents, le seul homme âgé qui figurait au registre, demeurait à la chambre douze. C’était sûrement son homme.
Largo progressait silencieusement dans le couloir, à l’affût du moindre bruit. Lui-même se concentrait pour n’en produire aucun. Sous la porte de la chambre numéro douze filtrait un léger filet de lumière. Le vieil homme qui l’avait espionné, puis appelé, se trouvait là. Sans doute ne l’attendait-il pas, mais mieux valait être prudent. Le milliardaire saisit son revolver et compta jusqu’à trois avant de donner un coup de pied dans la porte pour la défoncer.
Le vieil homme se trouvait assis au secrétaire de la chambre et examinait des documents. L’entrée fracassante de Largo le fit sursauter, et s’il eut le réflexe de chercher son revolver, il ne fut pas assez rapide. Largo l’en dissuada.
“ Comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il, vaincu et agacé.
- J’ai demandé à mon expert en informatique de repérer votre appel. Un système d’écoute a été mis en place quand je l’ai informé que quelqu’un à Montréal m’épiait. Maintenant je veux savoir qui vous êtes, et pour qui vous travaillez. ”
Le vieil homme haussa les épaules et quitta le secrétaire auquel il était attablé. Pointé par le revolver de Largo qui ne baissait pas sa garde, il se dirigea vers le mini-bar et se servit un verre d’une petite bouteille de scotch bas de gamme.
“ Vous en voulez ? proposa-t-il entre deux gorgées.
- Non, je souhaite seulement avoir des réponses. ”
Le vieil hocha la tête et but plusieurs rasades avant de reposer la bouteille.
“ Je m’appelle Corel. Vince Corel. J’ai travaillé pour votre père, dans le temps. J’étais son gorille.
- Pourquoi me surveillez-vous ? Et pourquoi m’avez-vous téléphoné hier soir ?
- Pour vous mettre en garde. Pour que vous vous en alliez. Vous remuez trop de vieilles choses, qui, croyez-moi, ne valent pas la peine qu’on meure pour elles.
- Ca c’est à moi d’en juger. Et qui en voudrait à ma vie ? ”
Corel esquissa un sourire sardonique.
“ Le Diable en personne, un de ses suppôts, peu importe. Tous les mêmes.
- Vous voulez parler de la Commission Adriatique ?
- Si c’est leur nom, oui, entre autres. Je n’en ai jamais su très long sur eux, je ne voyais que les choses en surface. Zoé les appelait “ les ombres ” pour ne pas m’en dire trop.
- Comment l’avez-vous connue ? ”
Corel se rassit au secrétaire et se racla légèrement la gorge avant de commencer.
“ Comme je vous l’ai dit, j’ai longtemps été attaché à la protection rapprochée de votre père. J’étais un marine’s, et j’ai déserté pendant la guerre de Corée. Après avoir été jugé en Cour Martiale, et avoir purgé ma peine, j’ai trouvé du boulot grâce à votre père. Il cherchait des hommes forts, malins et, disons, assez flexibles question moralité. C’est là que “ les ombres ” sont apparues dans ma vie, sauf qu’au début elles étaient du même camp que votre père. Et puis, comme ce boulot ne me réussissait pas vraiment, j’ai fini par aller voir ailleurs, couvert par Nério. Comme je lui avais sauvé la vie plusieurs fois, il ne voulait pas que “ les ombres ” me cherchent des problèmes ou tiennent à s’assurer mon silence. Je suis parti vivre au Canada, en 1970. Je me suis marié, j’avais une petite vie bien agréable. Mais j’avais des comptes à rendre à votre père. Et c’était le genre d’homme qui faisait toujours payer ses dettes, à un moment ou à un autre. ”
Tandis qu’il s’expliquait, Vince s’était de nouveau levé et allait et venait autour du secrétaire pour amasser des documents qu’il tendit finalement à Largo. Celui-ci, qui avait rabaissé son arme en constatant que le vieil homme était coopératif, les saisit pour les survoler. Ils confirmaient ce que Corel lui racontait au fur et à mesure.
“ Le 6 mai 1972, en pleine nuit, votre père m’a téléphoné pour me faire payer ma dette. Je devais passer à la gare, chercher une femme, et la protéger. ”
Vince fit un pause et détailla Largo.
“ Votre mère. Au début, j’étais furieux contre lui. Je ne voulais pas replonger dans cette vie de violence. J’avais peur que ça mette en jeu mon mariage, que ça bouleverse tout. Mais finalement, quand j’ai vu arriver Zoé, j’ai changé d’avis. C’était une fille bien. Qui est devenue une amie. Et qui certainement ne méritait pas tout ce qu’il lui est arrivé. ”
Vince fronça les sourcils, et son visage fut ravagé par une grimace amère.
“ Malheureusement j’ai échoué. Je vivais avec elle dans un hôtel particulier, celui dont vous avez visité les combles hier. Je ne sais pas qui a commis une erreur. Peut-être moi, avec mes allers et retours pour voir ma femme. Ou peut-être elle quand elle a appelé une amie à New York pour la rassurer. Ou alors étaient-ils au courant de sa présence à Montréal dès le premier jour. Toujours est-il qu’un jour, alors que je prenais des dispositions pour la déplacer, par sécurité, un homme l’a enlevée.
- Un homme de la Commission ? s’étrangla Largo.
- Certainement. Je m’en rappellerai toute ma vie, de ce type. Il était seul, petit et trapu. Le visage chétif. Et un regard si vicieux. J’ai tout fait pour l’empêcher de l’emmener, mais il nous avait pris par surprise. Il m’avait tiré dessus et je n’avais plus de force. J’ai bien tenté de dégainer, même à terre, mais il m’a tiré une balle en pleine main. Que les médecins n’ont jamais pu sauver d’ailleurs. ”
Largo baissa les yeux le long du bras gauche de Corel et constata qu’il portait une prothèse en lieu et place de sa main.
“ Je n’ai rien pu faire à part la regarder se faire chloroformer par notre agresseur, et la voir partir, alors que je baignais dans mon sang. Après j’ai perdu conscience et je me suis réveillé dans un hôpital. Nério était à mon chevet et il a fallu que je lui explique tout. L’une des choses les plus pénibles que j’ai faites dans ma vie : annoncer à un homme que la femme qu’il aime et qui porte son enfant a disparu. Et qu’il ne la reverra sans doute jamais. ”
Largo déglutit avec difficulté et ressentit le besoin de s’asseoir n’importe où. Il se laissa tomber dans un fauteuil poussiéreux, ressassant les paroles de Corel.
“ Qu’a fait Nério ? articula-t-il finalement après un interminable silence.
- Je suppose qu’il a remué ciel et terre pour la retrouver. Pour vous retrouver tous les deux. Mais il ne m’a rien dit, je ne sais pas si c’est parce qu’il n’avait plus confiance en moi ou parce qu’il m’en voulait. ”
Vince Corel marqua une courte pause.
“ Je ne pensais pas qu’il arriverait à la retrouver. Quand je l’ai vue se faire emmener ce jour-là, j’étais persuadé que non seulement vous ne verriez jamais le jour, mais qu’en plus, personne ne la reverrait plus. Et puis, il y a deux ans, j’ai lu comme tout le monde dans la presse que Nério Winch avait un Héritier. ”
Largo hocha la tête distraitement et parut ailleurs l’espace d’un instant, comme s’il prêtait oreille à un monologue intérieur.
“ Et vous ? Que faites-vous ici ? Pourquoi croyez-vous que je suis en danger ?
- Il rôde tout autour de vous. Il saisira la première occasion pour vous éliminer.
- Qui ?
- L’homme qui a enlevé votre mère autrefois. Je n’ai jamais cessé de le poursuivre.
- Depuis trente ans ? Pourquoi ? ”
Vince lâcha un soupir d’agacement.
“ Regardez-moi ! Regardez ma main ! Au début, j’espérais juste retrouver votre mère, et lui faire payer cet enlèvement. Parce que je me sentais coupable de ce qui était arrivé. ”
Le vieil homme se tut un instant, une lueur douloureuse lui traversant le regard.
“ Mais quand il a remarqué que je me rapprochais de lui, et que j’allais le retrouver, il ... Il a assassiné ma femme. ”
Largo ne dit rien, sentant toute l’amertume et l’aigreur derrière les mots de Corel. Mais il éprouva une furtive sympathie pour cet homme au demeurant fort étrange et froid.
“ Je suis désolé, murmura-t-il finalement.
- Depuis je le poursuis, où qu’il aille, et je ne désespère pas de pouvoir un jour l’avoir en face, et le tuer. Pour me venger et venger tous ceux qui ont souffert à cause de lui.
- Vous connaissez son identité ?
- Je suis l’une des rares personnes à avoir vu son visage et à être resté en vie. Il change de nom sans cesse, impossible de savoir qui il est réellement. Mais je sais qu’il est à Montréal en ce moment. Et je sais qu’il vous suit. Il vous suit depuis le Nouveau-Mexique. ”
Largo écarquilla les yeux et fixa Corel, estomaqué.
“ Vous pensez qu’il en veut à ma vie ? Il agit sur contrat de la Commission ?
- De lui-même ou pour le compte des “ ombres ”, ça ne change rien. Ce qu’il veut c’est vous éliminer, et vous empêcher de découvrir la vérité sur votre naissance.
- Pourquoi la Commission voudrait-elle m’empêcher de savoir qui est ma mère ? En quoi cela peut-il les inquiéter ? ”
Vince esquissa un vague rictus.
“ Votre famille est maudite, Monsieur Winch. Savez-vous au moins ce qui est arrivé aux membres de la famille Gorcci ? Savez-vous pourquoi votre mère a fui la Sicile alors à peine âgée de seize ans ?
- Dites-moi. ”
Corel secoua la tête, signe de désolation.
“ Ils sont morts. Tous morts. Ils ont été massacrés par “ les ombres ”. Et votre mère est la seule à avoir survécu. ”