Lorsque Joy franchit le seuil du bunker, elle eut la surprise de constater que Douggie, cet escroc Irlandais si irritant dont elle s’était crue débarrassée à tout jamais, jouait aux cartes avec Simon et Kerensky, qui plus est installé sur SON siège.
“ Mais qu’est-ce qu’il fait là cet imbécile heureux ? gronda-t-elle pour entrée en matière.
- Oui, Joy, nous aussi on est heureux de te revoir. Tu as fait un bon voyage ? Tu te sens mieux ? ironisa aussitôt Simon.
- Je ne suis pas d’humeur Simon, et je réitère, qu’est-ce qu’il fait là ?
- Ben, vous n’êtes pas contente de me revoir Miss ? demanda Douggie d’un air ahuri.
- Non, absolument pas, lâcha-t-elle en articulant bien distinctement.
- On est obligés de le garder en sécurité ici, le temps qu’il témoigne contre Lou Bakerfield et ses acolytes. Au début on l’a enfermé dans un appartement d’hôte, mais il n’arrêtait pas d’appeler ici, ou de faire venir l’assistante de Largo pour n’importe quoi, comme faire venir des masseuses suédoises ou un pizzaiolo italien. C’était une véritable hécatombe. D’autant plus qu’il écoutait à fond en stéréo des tubes des années 80. Je crois que les membres du Conseil n’ont pas apprécié de devoir travailler avec “ Frankie Goes To Hollywood ” en toile de fond. Bref, nous avons dû nous résoudre à le faire venir ici pour retrouver la paix.
- Simon et lui se sont trouvés certaines affinités. Ils font mumuse pendant que je travaille. ” nota le Russe.
Joy haussa un sourcil.
“ Oui, tu as une drôle de façon de travailler Kerensky, en perdant au Bridge.
- J’allais me refaire ! cingla-t-il, vexé. Et puis je faisais juste une petite pause de cinq minutes.
- Oui, dis surtout que c’est l’Irlandais qui t’a embobiné avec ses jeux de hasard. Il n’y a pas à dire, il était temps que je revienne pour remettre de l’ordre ici. Des nouvelles de Largo ?
- Toujours à Montréal. Il est sur la piste d’un intrus qui épie ses moindres faits et gestes ... expliqua Kerensky.
- Il va avoir besoin d’aide ! s’exclama-t-elle, inquiète.
- Te fais pas de mouron Joy, reprit Simon, il reviendra en un seul morceau et vous pourrez reprendre là où vous l’aviez laissé votre petit tête-à-tête du Maine. ”
Pour toute réponse, la jeune femme incendia du regard Simon.
“ Oh et puisque je parle de tête-à-tête, poursuivit le Suisse sur sa lancée, je t’annonce avec joie que tu as gagné un dîner aux chandelles avec Douggie. ”
Joy cligna des yeux à plusieurs reprises, comme pour s’assurer qu’elle n’avait pas rêvé.
“ Pardon ?
- Oui, j’ai parié un dîner avec toi, et ben j’ai perdu. Alors je vous réserve une table au Rainbow Room pour vendredi, tu t’arrangeras un peu Joy, hum ? lança Simon avec témérité. Parce que le côté amazone/garçon manqué, y a plus classe. Oh et puis arrête avec ce regard noir, c’est pas du tout sexy. Quoique ...
- Simon ... marmonna Joy sur un ton particulièrement menaçant.
- Joy ? tenta-t-il d’un air légèrement crispé.
- Tu te rends bien compte que je vais être obligée de te tuer ?
- Après deux années d’une si belle amitié ? dit-il avec un sourire charmeur.
- Commence à courir, je te laisse quinze secondes d’avance. ”
Simon écarquilla les yeux devant la démarche plus que menaçante de la jeune femme et s’apprêtait à s’enfuir en courant, lorsqu’il fut sauvé par le gong. La sonnerie du téléphone venait de retentir, et Kerensky leur indiqua que l’appel provenait de Montréal. Joy oublia alors momentanément Simon pour se concentrer sur Largo.
“ Alors Largo ? Tout se passe bien ? demanda-t-elle.
- Content de t’entendre en pleine forme Joy, lâcha-t-il sur un ton neutre qui inquiéta aussitôt la jeune femme.
- Tu as retrouvé ton espion ? demanda Kerensky.
- Oui je suis avec lui. Il est en train de se rafraîchir dans la salle de bain. Avoir ressassé le passé, ça l’a un peu bousculé ... ” marmonna-t-il.
Les trois compères de l’Intel Unit se dévisagèrent, intrigués. Largo n’allait visiblement pas bien
“ Euh Douggie, tu pourrais nous laisser quelques instants ... fit Simon sur un ton grave. Ta masseuse Suédoise doit être arrivée depuis le temps ... ”
Les yeux de l’Irlandais s’illuminèrent soudain, et oubliant l’atmosphère lourde et tendue engrenée par l’appel de Largo, déguerpit aussitôt.
“ Alors ? demanda Simon, pour briser le silence.
- Eh bien l’homme que j’ai retrouvé s’appelle Corel. Il était chargé de la protection de ma mère quand elle a vécu à Montréal. Et puis elle a été enlevée. Par un homme. Un tueur, de la Commission. Corel m’a appris pas mal de choses. ”
A l’autre bout du fil, le jeune homme lâcha un soupir.
“ Qu’est-ce que tu as ? Tu as une voix bizarre Largo ... s’enquit aussitôt Joy.
- C’est ce que m’a raconté Corel. Quand il veillait sur ma mère, pendant ces cinq semaines à Montréal, elle s’était un peu confiée à lui, notamment sur sa famille. Il dit qu’ils ont tous été massacrés par la Commission Adriatique et que seule ma mère aurait survécu à l’hécatombe. ”
La révélation de Largo leur glaça le sang, seul Kerensky ne parut pas surpris.
“ Ca confirme ce que j’avais découvert. Vu l’impossibilité de pirater des données dans les archives municipales de San Ferdino qui ne sont pas informatisées, j’ai fini par me rabattre sur les coupures de presse de l’époque. Les journaux se sont faits l’écho d’un massacre horrible qui a eu lieu l’été 1967 à San Ferdino. Les époux Gorcci et leurs trois fils auraient été assassinés, puis brûlés dans un incendie qui ruina la maison familiale. Zoé Gorcci, alors âgée de seize ans, a été placée chez un tuteur, un ami de la famille, actionnaire important des Industries Cavagorcci. Seulement, elle n’est pas restée chez le tuteur, et elle a fui la Sicile. Personne ne sait ce qu’elle est devenue, et à l’époque, la police l’a suspectée d’être la responsable du massacre de sa famille.
- Quelle horreur ... murmura Joy, sous le choc.
- Et c’est la Commission qui en réalité aurait été à l’origine de ces meurtres ? demanda Simon.
- C’est ce que ma mère a raconté à Corel jadis.
- Donc ta mère connaissait l’existence de la Commission Adriatique bien avant de rencontrer ton père.
- Peut-être même qu’ils se sont connus à cause de la Commission, réfléchit Largo à haute voix. Ce que je me demande, c’est pourquoi la Commission s’est débarrassée de la famille Gorcci ? Et pour quelle raison ils ont épargné ma mère ...
- Pour ta mère, je n’en sais rien, mais je sais que peu avant le massacre, Pier Gorcci, le chef de famille, avait été l’objet d’une sévère campagne anti-corruption, à l’issue de laquelle il a été publiquement rendu coupable de malversations. D’après les journaux de l’époque, une semaine avant le drame, il aurait même essayé de se griller la cervelle. ”
Les propos de Kerensky furent accompagnés d’un long silence.
“ Tu crois que Cavachiello Père aurait pu faire partie de la Commission Adriatique ? demanda Largo.
- C’est possible. Et après que ses méfaits pour le compte de la Commission aient été rendus publiques, ils ont naturellement décidé de se débarrasser de lui. Trop gênant. Sa famille a payé en même temps que lui.
- Et ma mère dans tout ça ?
- Peut-être était-elle censée mourir en même temps que les autres ... suggéra Joy. Mais elle a survécu, et en comprenant que la Commission voudrait terminer le travail, elle a fui la Sicile, ne donnant aucune nouvelle à personne, pas même à son tuteur, et sans même revenir pour toucher son héritage.
- Elle erre plusieurs années, se cachant de la Commission, compléta Simon, et puis en 1970 émigre aux États-Unis sous le nom Cavachiello. Là elle rencontre Nério et se retrouve mêlée jusqu’au cou aux affaires de la Commission.
- Raison pour laquelle elle a préféré fuir mon père, conclut Largo. Elle aurait pu se terrer quelque part, loin d’eux, mais elle s'est retrouvée enceinte. Ce qui l’a obligée à revenir vers Nério, et à s’attirer les foudres de la Commission. ”
Personne ne put dire quoi que ce soit, n’importe quel mot aurait paru dérisoire. Tous ressentirent le besoin de changer de sujet au plus vite.
“ Corel confirme cette version ? s’enquit Kerensky, rompant le silence.
- Il ne sait pas grand-chose. Zoé s’était un peu confiée, mais restait toujours très vague afin de se protéger. Pour savoir ce qui est arrivé à ma mère après son enlèvement, il faudrait retrouver son ravisseur de l’époque. D’après Corel, il est en ville, à Montréal, et souhaiterait se faire ma tête.
- Je prends le prochain avion pour Montréal, s’écria automatiquement Joy.
- Non, Joy, le truc c’est que justement il vienne vers moi. Il ne m’a pas encore attaqué. Donc il attend le bon moment, il doit commencer à se faire vieux pour ce type de boulot. S’il voit arriver mon garde du corps, il ne se manifestera pas. Or j’ai besoin de lui parler.
- C’est trop risqué Largo ... protesta Joy.
- Pour une fois je suis d’accord avec Joy, intervint Simon. Laisse moi au moins te rejoindre.
- Non Simon, il me suit depuis le Nouveau-Mexique, et tu étais avec moi là-bas. Ca l’a freiné. Je tiens à l’accueillir seul, mais je serai très prudent, ne vous en faites pas. Je vous laisse, Corel revient. Quand j’en saurai plus je vous rappellerai.
- Largo, je persiste à dire que c’est de la folie, gronda Joy.
- Je sais. Ne t’en fais pas pour moi. ”
Il raccrocha sans lui laisser le temps de protester une dernière fois. La jeune femme, visiblement très inquiète, se leva aussitôt pour enfiler ta veste.
“ Hey, où tu comptes aller comme ça ? demanda Simon.
- A Montréal.
- Joy ...
- Qu’il le veuille ou non, il a besoin d’aide ! Non mais tu l’as entendu ? Il avait l’air si déprimé, je ne peux pas le laisser comme ça !
- Je comprends Joy, j’aimerais y aller aussi, mais tu l’as entendu non ? Il a besoin de retrouver l’homme qui a enlevé sa mère. Si la cavalerie vient le rejoindre, ça tombera à l’eau. C’est peut-être sa dernière chance de découvrir ce qu’il s’est passé, tu ne voudrais pas être responsable si jamais ça échouait ?
- Je ne peux pas rester sans rien faire.
- Eh bien tu vas agir, déclara Simon. Toi et moi, on va aller en Sicile. ”
Joy et Kerensky haussèrent les sourcils.
“ Quoi ?
- Kerensky rame d’ici pour retrouver des indices sur la famille Gorcci, expliqua le Suisse. Alors on va aller sur place, consulter les archives, et découvrir la vérité sur la famille de Largo. Kerensky, tu as le nom du tuteur qui était censé s’occuper de Zoé ?
- Euh ... Il s’appelait Guido Visconti. Il vit encore, à Palerme.
- Alors on ira l’interroger, décida-t-il. C’est ce qu’on peut faire de mieux pour aider Largo. ”
Joy, béant devant la détermination soudaine de Simon, s’inclina.
“ Très bon plan Simon. Je te suis.
- Quant à Largo, puisque nous sommes tous inquiets pour son moral, on va lui envoyer Douggie. Il ne fera pas fuir son agresseur potentiel, et sera un soutien solide en cas de pépin. Rassurée ?
- Un peu, admit la jeune femme. Mais c’est cruel de laisser Largo seul avec Douggie ...
- Hey y a pas de raison ! Largo nous colle son copain dans les pattes, on lui renvoie le bébé ! ”
Joy retrouva le sourire, et Simon commença à prendre les dispositions pour leur voyage en Italie.
*****
“ On vient de vous confirmer ma version, n’est-ce pas ? demanda Corel en émergeant de la salle de bain.
- Vous vous sentez mieux ?
- J’ai parfois des migraines atroces. Les médecins disent que c’est psychosomatique, que ça a un rapport avec le syndrome du membre fantôme. Mais en fait ça ne me fait ça que lorsque je pense à elle.
- Votre femme ? ”
Vince acquiesça et regarda vers la fenêtre, évitant le regard interrogateur de Largo.
“ Georgia méritait bien mieux que tout ça. Je n’aurais jamais dû lui imposer cette vie. J’aurais dû laisser tomber l’idée de poursuivre cet homme. Mais je n’avais que la vengeance en tête, et le désir de rendre justice à votre mère. J’ai été stupide. J’ai bousillé la seule chance que j’avais de vivre une vie normale. ”
Le vieil homme tourna la tête vers son hôte.
“ Je vous plains Largo. Je ne vous connais pas, et j’ignore si vous valez la peine qu’on vous plaigne. Mais je sais qui sont vos ennemis. Et je sais que jamais vous ne pourrez connaître le bonheur d’aimer une femme et de lui faire des enfants. Vous pouvez essayer, mais ils détruiront tout. Comme ils l’ont fait pour moi, pour votre père et votre mère.
- Sauf si je les détruis avant.
- C’est bien, vous avez la foi. Profitez-en avant qu’ils ne détruisent ça aussi. ”
Largo préféra ne pas relever, et se concentra sur son but.
“ J’ai besoin de savoir la vérité. Il faut que je parle à l’homme qui a enlevé ma mère autrefois. Il faut qu’il me raconte ce qui s’est passé, c’est vital. Vous qui le poursuivez depuis si longtemps, vous devez savoir comment s’approcher de lui.
- Comme je vous l’ai dit, cet homme est en fantôme. Les fantômes n’ont pas de substance propre, on ne peut les attraper ni les mettre en cage. Je peux juste vous dire qu’il est à Montréal. C’est la dernière piste que j’ai de lui, après plus rien. Quand j’ai appris que vous y étiez aussi j’ai compris qu’il vous suivait pour vous éliminer. Vous n’avez pas besoin de le chercher, il viendra à vous.
- Alors je dois être préparé, dites m’en plus. ”
Vince tourna le dos à la fenêtre, croisa les bras contre son torse et fronça les sourcils comme pour mieux réfléchir.
“ Il a une cinquantaine d’années, toujours de bons réflexes. Je crois qu’il a fait partie de l’armée avant d’être employé par la Commission, j’ai reconnu le savoir-faire des commandos, dans les traces de missions qu’il laissait derrière lui. J’ignore son nom, mais comme je vous l’ai dit, je suis l’une des rares personnes à avoir vu son visage.
- Vous pourriez m’en faire un portrait-robot ?
- Je ... ”
Vince Corel ne put prononcer un seul autre mot. Une détonation avait retenti, accompagnée par un bris de verre, celui de la fenêtre devant laquelle il se tenait. Un filet de sang s’écoula de sa bouche, et les yeux écarquillés par la stupeur, le vieil homme s’écroula sur le sol à genoux.
Par réflexe, Largo saisit son revolver et allongea Corel avant de se diriger vers la fenêtre en prenant soin de rester accroupi. Il releva la tête prudemment pour regarder dans la rue, et ne put qu’apercevoir un homme d’âge mûr, sans doute celui que lui et Corel recherchaient, se faufiler dans une voiture, ramassant à la va-vite un fusil à lunette dans un étui posé sur le siège du passager. Puis le véhicule démarra sur les chapeaux de roues.
Largo ragea intérieurement et rangea son revolver pour attraper son téléphone cellulaire et appeler une ambulance. Tout en exhortant les ambulanciers à se dépêcher, il se pencha au-dessus de Vince, qui livide, se tordait de douleur sur le sol, baignant dans son sang.
“ Tenez bon Corel, on va vous soigner ! s’écria Largo après avoir raccroché. Surtout écoutez bien ma voix, ne me lâchez pas !
- Col ... Col ... tenta d’articuler le mourant.
- N’essayez pas de parler, respirez, tenez bon ! répéta Largo.
- Non ... Vous le ... Trouvez-le ... Columbine ... Columbine Bank ... 458 ... Je ... ”
Vince se tut, fut pris d’un spasme et son regard révulsé sembla fixer un point dans le vide.
“ Georgia ... ” murmura-t-il.
Puis, après un dernier soubresaut, il mourut.
*****
Largo fendait le couloir de l’hôtel dans lequel il était descendu, d’un pas allongé et assuré. Son bras droit le suivait comme il le pouvait.
“ Largo, j’aime de moins en moins cette histoire. Je n’apprécie pas d’être appelé en pleine réunion importante, juste avant mon retour pour New York, pour venir chercher le PDG du Groupe W parce qu’il est interrogé par la police ! tonna Sullivan d’une voix sévère.
- Écoutez John, je viens de passer une semaine pénible, je n’ai pas dormi de la nuit et j’ai assisté à un meurtre. Le sermon peut attendre non ? ”
Sullivan secoua la tête, signe d’effarement.
“ Ce n’est pas le genre de publicité dont nous avons besoin Largo.
- J’ai besoin de savoir la vérité !
- Ca je l’avais compris, et je vous apporte mon soutien, vous le savez. Mais vous devriez être plus prudent et discret. Et où sont Joy et Simon ? D’habitude ils assurent vos arrières.
- Je leur ai demandé de rester à New York. Écoutez John, restez calme, il n’y a aucune raison de s’énerver. Je ne suis soupçonné de rien. La police m’a juste demandé ce qui s’est passé, mais le meurtrier a tiré à distance avec un fusil à lunette. La balistique le confirme. Ils voulaient juste savoir comment je connaissais Corel et pourquoi j’étais avec lui.
- Et qu’avez-vous répondu ?
- J’ai été assez vague. Je ne sais pas pourquoi, ça a eu l’air de leur suffire.
- Sûrement parce que je connais personnellement le chef de la police de Montréal. ”
Largo esquissa un sourire faible.
“ Merci John. Comme toujours vous m’évitez les difficultés.
- Et si vous pouviez m’en éviter aussi ... Vous étiez peut-être visé Largo !
- Peut-être pas cette fois-là. Le tireur était un pro. Mais je suis sans doute le prochain sur sa liste. "
Sullivan pâlit légèrement et força Largo à s’arrêter de marcher.
“ Je n’aime pas le ton détaché avec lequel vous me dites ça Largo. Je préférerais vous voir plus inquiété, et plus méfiant. Ca me rassurerait pour votre sécurité.
- Désolé John, je ne suis pas d’humeur à utiliser un autre ton.
- J’imagine que ça a un rapport avec vos récentes découvertes sur votre famille ?
- Oui.
- Vous voulez m’en parler ?
- Sans vouloir vous vexer John, j’ai envie de tout sauf d’en parler. J’ai l’impression de virer en plein cauchemar. Et je pense à tout ce que ma mère a dû subir. Je n’aurais pas aimé être à sa place. J’ai de la peine pour elle. ”
Largo esquissa un sourire.
“ Il y a quelque jours je ne savais rien de ma mère. Aujourd’hui j’éprouve un sentiment pour elle. De la peine. C’est énorme vous ne trouvez pas ? De s’attacher à quelqu’un qu’on n’a jamais vu. Dont on a juste entendu parler à travers plusieurs personnes qui prétendent l’avoir connue. Et je les crois sur parole parce que j’en ai assez de ne pas savoir. Je fonce tête baissée. ”
Sullivan fit la moue et les deux hommes reprirent leur marche, direction la chambre de Largo.
“ Je devrais peut-être retarder mon retour pour New York et rester quelques temps à Montréal avec vous.
- Ce n’est pas utile John. Et j’ai besoin que vous teniez la barre pendant que j’enquête. Vous ne voudriez pas laisser le Groupe aux mains de nos chers amis requins Cardignac et Compagnie ?
- Non, bien sûr. Heureusement qu’on vous a envoyé un soutien de New York.
- Pardon ? s’étonna Largo en haussant un sourcil.
- Pendant que vous étiez retenu par la police, vous avez reçu une visite. ”
Largo ouvrit la porte de sa chambre d’hôtel, et découvrit avec stupeur Douggie, installé dans un fauteuil, en train de regarder le câble et de s’envoyer une grosse tartine de caviar, aux frais de Largo, bien sûr. L’Irlandais aperçut son ami et le salua.
“ Coucou Largo ! marmonna-t-il la bouche pleine. Alors ? Fette virée fhez les flics ? ”
Le milliardaire secoua la tête, incrédule, et se tourna vers Sullivan qui arborait un petit sourire amusé. Douggie avala sa dernière bouchée et se leva pour rejoindre Largo à petites foulées.
“ Allez, ne t’inquiète plus de rien Largo, ton copain Douggie est là ! On va s’éclater toi et moi, comme au bon vieux temps ! ”
Largo esquissa une grimace désemparée.
“ Oh non ... ” put-il seulement articuler.
*****
“ Vive les Compagnies aériennes ... ” siffla un Simon, aux anges, admirant le déhanché savant d’une hôtesse de l’air.
Joy ravala un soupir agacé. Elle n’avait aucune vue sur Simon, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher : chaque fois qu'elle le voyait faire son petit manège, elle était jalouse. Elle donna un grand coup de coude à son collègue. Celui-ci, qui dévorait un bretzel, manqua de s’étouffer avec.
“ Hey du calme Joy, tout doux ! Tu veux me faire un remake des attentats aux bretzels contre Bush ?
- Tu pourrais avoir la décence de ne pas draguer devant moi s’il te plaît ! grogna-t-elle.
- Quoi ? Qu’entends-je ? Mais alors dois-je comprendre que depuis tout ce temps, moi qui croyais que tu étais amoureuse de Largo, en fait c’était moi que tu voulais ?
- Un seul mot de trop, et je t’arrache la langue, et plus jamais tu ne pourras t’empiffrer de bretzels ! Je ne suis pas jalouse, c’est juste que je trouve cette attitude impolie et irrespectueuse.
- Pf, toujours pareil avec les jolies filles ! Dès qu’elles ne sont plus le centre d’attention, elles se mettent à râler !
- Alors tu me trouves jolie ? ” sourit la jeune femme malicieusement.
Simon lui fit un clin d’œil goguenard.
“ Et voilà, un petit compliment, et ça retrouve le sourire. Ah les femmes !
- Je t’aime bien finalement ! répliqua-t-elle en l’embrassant sur la joue. Mais si tu le répètes à qui que ce soit, je nierai !
- Ok, ok ... Bon ben j’ai pas perdu ma journée moi ! Puisque tu m’adores, j’ai le droit d’aller draguer les hôtesses ?
- Simon ...
- Ben quoi ? Elles me manquent, moi, les filles de l’air ! C’est ce que je regrette le plus, depuis que je me déplace en jet ...
- Pauvre garçon ... ”
Le Suisse éclata de rire et se leva de son siège.
“ Je vous laisse, toi et monsieur hublot. Il y a une petite blonde qui réclame mon attention près du cockpit.
- Vas-y abandonne moi ! ”
Joy secoua la tête avec désolation devant le comportement incorrigible de son ami, et s’apprêtait à retourner à la lecture d’un roman de Salman Rushdie quand elle fut interrompue par une hôtesse qui lui tendait un téléphone.
“ Mademoiselle Arden ?
- Oui ?
- Téléphone pour vous, de Montréal. ”
La jeune femme hocha la tête et se saisit du combiné.
“ Alors Largo ? Toujours en vie ? demanda-t-elle un peu sèchement.
- Ne me fais pas la tête Joy, s’il te plait. Je comprends que tu sois inquiète, mais je sais ce que je fais.
- C’est sûrement pour ça que Corel est mort sous tes yeux. Si je ne m’abuse, à quelques centimètres près, c’était toi qui perdait la vie.
- Ne t’en fais pas pour moi, je connais les risques que je prends, et je me suis déjà trouvé dans des situations beaucoup plus critiques.
- Tu pourras dire ce que tu voudras, ça ne m’empêchera pas de m’inquiéter.
- Et sermonne moi tant que tu veux, je ne changerai pas d’avis.
- Largo tu es impossible ! s’énerva-t-elle. Comment veux-tu que je veille sur quelqu’un qui ne souhaite pas se protéger ! Autant présenter ma lettre de démission !
- Ne dis pas n’importe quoi. J’aurai toujours besoin de toi, tu le sais. Et je ne suis pas tout seul ici. Vous m’avez fait un cadeau, disons, surprenant, en m’envoyant Douggie. ”
Joy retrouva le sourire.
“ Quoi tu n’apprécies pas sa compagnie Largo ?
- Oh beaucoup. Bon, Douggie est un peu collant. Mais j’avoue que même si je ne suis pas d’humeur à m’amuser, sa présence est destressante. Bonne humeur communicative.
- Remercie Simon pour ça. C’est lui qui a pris cette initiative.
- Oui, et d’après ce que m’a dit Kerensky, vous êtes en route pour la Sicile ?
- On espère en apprendre plus sur ta famille, une fois sur place.
- Merci pour vos efforts. Tu me passes Simon ?
- Je voudrais bien, mais il est en grande discussion avec une hôtesse de l’air. De quoi voulais-tu lui parler ?
- Oh de rien en particulier. Je voulais juste lui demander d’essayer de te calmer. Je n’ai pas envie que tu m’étripes quand on se reverra.
- Tu rentres bientôt à New York ?
- Pas encore. J’ai une dernière piste à vérifier, à Columbine Bank.
- Promets-moi de ne pas y aller seul.
- De toute façon, Douggie ne me lâche pas. Il est étonnamment zélé.
- C’est sans doute parce que je lui ai promis un dîner aux chandelles s’il ne te lâchait pas d’une semelle. ”
Largo émit un petit rire amusé.
“ Je vois, le genre de proposition qu’on ne peut pas refuser.
- Tout à fait. Bon, je te laisse. Simon et moi on te rappellera quand on aura parlé à l’ancien tuteur de ta mère.
- Merci, tiens-moi au courant. Avant que tu ne raccroches, Joy ...
- Quoi ?
- Tu seras toujours là pour moi, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix à peine audible.
- Pourquoi tu me demandes ça ?
- Je l’ignore. ”
La jeune femme sourit imperceptiblement.
“ On est tous là pour toi. Et personne n’a l’intention de t’abandonner. Compte sur nous. ”
*****
“ Ahhhhh ! La chaleur, le soleil ! Je suis comme un poisson dans l’eau ici moi !
- Oui ben au lieu de faire glou glou, regarde la route. Ils conduisent n’importe comment les gens ici ... A force c’est dangereux ... ”
Simon haussa les épaules, sûr de lui.
“ T’inquiète, je connais. Cette région, c’est comme ma deuxième maison. J’y ai vécu quelques temps ... A Palerme, j’ai connu une fille, mais d’une beauté, mwouah, exquise, rien que d’y penser, ça me colle des frissons. Eh bien cette fille, elle ...
- Simon, passe-moi les détails graveleux.
- Je suis un gentleman, moi, madame ! Bref, elle habitait dans le même quartier que Visconti.
- Oh ? Alors elle t’entretenait ?
- Pf, je ne relèverai pas cette insinuation douteuse. Tout ça pour dire, qu’il n’y a aucun risque que je nous perde.
- Mouais, on est bientôt arrivés ? demanda-t-elle peu rassurée par un presque accrochage avec une Lamborghini qui venait de les frôler à toute allure.
- Dans une petite minute ma belle. ”
D’après les renseignements fournis par Kerensky, Guido Visconti, homme d’affaires italien très riche, vivait dans un quartier aisé voire huppé de Palerme, vers lequel Simon et Joy roulaient à vive allure. Natif de Naples, Visconti avait emménagé avec sa famille en Sicile encore enfant et n’avait plus jamais quitté cette île. Après de brillantes études, il s’était lancé dans les affaires, et était l’un des associés actionnaires principaux des Industries Cavagorcci. Ami de la famille, c’est à lui que les époux Gorcci avaient confié l’éducation de leurs quatre enfants au cas où il leur serait arrivé quelque chose.
Après la disparition de la famille Gorcci, Guido s’était retrouvé l'unique dirigeant des Industries Cavagorcci et avait du gérer les parts majoritaires de Zoé, seule héritière. Seulement, comme celle-ci disparut à l’âge de seize ans et ne réclama jamais ses actions à sa majorité, celles-ci furent mises en vente et redistribuées au sein du Conseil d’Administration de la Société qui renvoya Visconti de son poste de gérant.
L’homme d’affaires était suffisamment brillant pour se refaire et avait d’abord dirigé une industrie de transports, avant de créer sa propre affaire, pariant sur les nouvelles technologies. Aujourd’hui il était riche, et avait pris sa retraite, laissant ses deux filles gérer ses affaires. Aussi, même surpris par l’appel de Simon, avait-il accepté de les rencontrer pour parler de Zoé Gorcci.
Une fois arrivés à proximité de la maison, Simon gara leur voiture de location, et lui et Joy furent invités à rejoindre la demeure sans tarder. Une servante les précéda dans les escaliers de marbre de la luxueuse villa qu’habitait l’ancien homme d’affaires, et les mena jusqu’à son bureau où il les reçut.
“ Oh bonjour, ravi de vous connaître, dit-il dans un parfait accent anglais, leur serrant tour à tour la main et leur proposant un siège. Je dois avouer que l’objet de votre visite m’a surpris. Je pensais que des émissaires du Groupe W me contacteraient pour parler affaires ... Je ne comprends pas pourquoi vous voulez me parler de cette jeune fille.
- C’est un sujet qui tient beaucoup à cœur à Monsieur Winch, répondit simplement Joy.
- Pardon, mais puis-je savoir pourquoi ? ”
Simon échangea un regard hésitant avec Joy.
“ Disons que Zoé Gorcci avait peut-être des liens de parenté avec Monsieur Winch, lâcha-t-il finalement.
- Des liens de parenté ? s’étonna Visconti. Eh bien voilà qui n’est pas banal. Veuillez excuser ma surprise, mais je garde de la petite Zoé, l’image d’une adolescente guillerette et intelligente qui prenait un malin plaisir à faire tourner la tête de chacun des garçons de son village. Et quand elle venait à Palerme, accompagnant ses parents pour leurs affaires, elle avait un succès fou. Je ne l’ai plus jamais revue après cette époque, le temps de l’insouciance. Alors des étrangers qui trente ans après viennent me parler d’elle et de liens possibles qu’elle aurait avec la famille Winch, comprenez ma stupeur.
- Parlez-nous de la famille Gorcci, et des circonstances du drame qui a eu lieu l’été 1967. ” enchaîna Joy.
Visconti saisit une carafe d’eau pour se verser un verre et en but quelques gorgées, les sourcils froncés.
“ Je déteste reparler de cette histoire. C’est un fait divers particulièrement sordide en soi. Mais quand les protagonistes ont été vos proches, c’est encore pire. Je connaissais très bien Antonia et Pier Gorcci. Pour tout vous dire, j’ai même fait une partie de mes études avec Pier, ici, à Palerme. Il m’a rapidement pris comme associé quand il a monté sa propre affaire. Et après avoir épousé Antonia, et fait fusionner leurs deux sociétés pour fonder les Industries Cavagorcci, je suis devenu son bras droit. La vie était belle, et Antonia et Pier ont rapidement fondé une adorable petite famille. Ils ont eu quatre enfants, Zoé et Luigi, des jumeaux, et puis deux autres garçons, Mattéo et ... Mais bien sûr, je n’aurais jamais fait la relation !
- Que voulez-vous dire ?
- Leur quatrième enfant, le plus jeune, il s’appelait Largo. ”
Joy et Simon eurent le même soubresaut en entendant le prénom de leur ami, et en comprenant que Zoé avait dû insister pour appeler son fils ainsi, en mémoire de son frère.
“ Largo était le plus jeune des frères de Zoé. Ils s’entendaient très bien, je me souviens qu’elle était très protectrice avec lui. Le pauvre garçon. Il n’avait que dix ans quand il a été tué, ce jour-là. ”
Guido perça de son regard sombre Simon, puis Joy tour à tour.
“ Rappelez-moi quel lien de parenté est-il censé exister entre Zoé et Largo Winch ? ”
Simon ne consulta pas Joy du regard, et lui répondit sans détour, se fiant à son instinct sur la fiabilité de l’homme.
“ Zoé serait sa mère.
- Sa mère ? reprit Guido, estomaqué. Bon. Je vais avoir besoin de boire quelque chose de fort ... ”
Visconti se leva de son bureau pour aller se servir un verre de gin.
“ Dans ce cas ça change tout. Je vais tout vous raconter, dans les détails.
- Sinon vous ne l’auriez pas fait ?
- Pour raconter des secrets de famille à des étrangers ? Bien sûr que non. J’aurais aimé parler directement à Monsieur Winch, cela dit.
- Largo suit une autre piste à Montréal. Nous lui répéterons mot pour mot ce que vous direz. ”
L’homme d’affaires acquiesça et plongea son regard dans le verre qu’il tenait à la main, crispé.
“ Leurs enfants n’y étaient pour rien dans cette histoire. Mais ils les ont quand même tués. J’ignore qui sont ces monstres, et pendant plus de trente ans, j’ai passé chaque journée à tout faire pour ne plus penser à eux.
- Vous parlez de ceux qui ont orchestré le massacre de la famille Gorcci ? s’enquit Joy pour l’encourager à parler.
- Je n’étais au courant de rien. Enfin ... J’avais entendu parler de procédés brutaux flirtant avec l’illégalité, qui avaient été utilisés à Cavagorcci pour l’obtention de certains marchés, mais j’étais loin de m’imaginer jusqu’où ça allait. Pier n’était pas au courant non plus. En réalité, c’est sa femme qui était avec eux. Antonia faisait partie de cette organisation, ces hommes, je ne sais pas qui ils étaient, mais ils étaient organisés et puissants. Antonia était très ambitieuse, elle s’est associée à eux, sans en parler à son époux, et sans mesurer ce qu’elle risquait. Puis elle s’est rendue compte de ce qu’elle avait fait. Cette femme n’était pas mauvaise, elle s’autorisait certaines entorses avec la légalité, pour aller plus vite au sommet, mais je crois que si elle avait soupçonné qu’ils pouvaient blesser des gens, voire les tuer, elle ne serait jamais restée avec eux. Malheureusement, quand elle a compris, c’était trop tard. Ils l’avaient déjà prise au piège. Je me rappelle encore le jour où elle a révélé ce qu’elle avait fait à son époux. Il était fou de rage, il hurlait, je peux presque encore entendre ses cris. Avant ce jour-là, jamais il n’avait élevé la voix contre sa femme.
- Antonia a-t-elle quitté l’organisation après cela ? demanda Simon.
- Elle a essayé, sans succès. Pier a tenté de l’aider à se sortir de là, mais ils ont commencé à menacer leur famille. Et puis, un jour, il a passé un coup de fil anonyme à la presse pour leur révéler les malversations qui avaient cours au sein des Industries Cavagorcci. Il s’est sabordé volontairement. Il pensait qu’une fois leurs agissements rendus publics, ces hommes ne leur trouveraient plus aucune utilité et les laisseraient tranquille. Il a tenté le tout pour le tout, au risque de faire faillite.
- Mais la tentative a échoué ... fit Simon, la voix étouffée.
- L’organisation a tourné les révélations publiques à son avantage. Elle s’est couverte en chargeant Pier, qui a été diffamé dans la presse, mis en accusation par la justice. Ils ont détruit sa réputation. Pier allait très mal à ce moment-là. Il se disputait sans cesse avec Antonia, et leurs enfants terrifiés ne comprenaient pas ce qui arrivait. D’ailleurs le couple n’avait aucun mot pour leur expliquer, trop jeunes. Ils ont même été obligés de les retirer de l’école, car des hordes de journalistes les poursuivaient jusque là. Un soir, Pier était tellement au bord du gouffre, qu’il a tenté de se tuer. Si je n’avais pas été là pour l’en empêcher, il se serait grillé la cervelle. ”
Guido avala le fond de son verre de gin, le visage blême, comme si les souvenirs défilaient au fur et à mesure sous ses yeux, avec un réalisme terrifiant.
“ Quand il s’est senti mieux, Antonia l’a ramené chez eux. Je les ai moins vus la semaine qui a suivi, Pier m’avait ordonné de prendre mes distances. Il ne voulait pas que le scandale rejaillisse sur moi. Mais je sais qu’il semblait aller mieux, il s’était en tout cas réconcilié avec Antonia. Je les ai vus deux jours avant le drame. Ils semblaient confiants. Ils m’ont dit qu’ils allaient s’en sortir, qu’ils avaient trouvé une parade pour se débarrasser de l’organisation qui tentait de les détruire. Ils disaient qu’une fois qu’ils auraient réglé les derniers détails, ils quitteraient le pays, avec leurs enfants, et qu’ils referaient leur vie sous une autre identité. Je crois qu’ils projetaient de fuir dans les jours qui suivaient. "
Guido serra son verre dans sa main, tendu.
“ Ils ont dû découvrir leurs projets. Deux jours après, toute la famille brûlait vive dans l’incendie criminel de leur maison. C’était fini. Ces salauds avaient bien réussi leur coup.
- Comment Zoé a-t-elle survécu ?
- Elle était censée se trouver avec eux ce soir-là, elle devait être dans la maison familiale de San Ferdino. Mais elle ne supportait pas toute la pression qui régnait sur la famille depuis que le scandale avait éclaté. Elle en voulait à son père qu’elle croyait responsable et ne l’écoutait plus. Il lui avait ordonné de ne pas quitter la maison, parce qu’il craignait qu’on ne s’attaque à elle. Mais elle avait fait le mur. Cette enfant n’en faisait toujours qu’à sa tête. Et cette nuit-là, ça l’a sauvée.
- Par la suite c’est à vous que les services sociaux l’ont confiée ?
- Oui, elle n’avait pas d’autre famille, ni du côté Gorcci, ni du côté Cavachiello. Même s’il y en avait eu, je doute qu’ils se seraient manifestés. J’étais un vieil ami de la famille, je l’avais vue grandir, et j’étais prêt à lui offrir tout ce dont elle aurait besoin. Mais la mort des membres de sa famille l’avait terrorisée et traumatisée. Elle s’en voulait d’être partie en si mauvais terme avec ses parents. Et elle s’en voulait aussi d’avoir survécu. La pauvre enfant allait très mal, rongée par la culpabilité. Elle mangeait peu, n’allait plus nulle part, si ce n’est la maison en cendres de ses parents. Elle y passait presque toutes ses journées. Et un jour elle s’est enfuie. J’ai ameuté la police, mais le chef des carabiniers roulait sa bosse pour ces types, pour l’organisation. Il a profité de sa fuite, pour monter une histoire horrible. Il a fait avaler à la presse et à l’opinion publique que l’enfant était folle et que c’était elle qui avait mis le feu à la maison de ses parents. Comme elle a fui et disparu, tout le monde a cru cette hypothèse, c’était la solution de facilité. Et l’affaire a été classée sans suite. Je n’ai jamais su ce qu’elle était devenue. ”
Guido alla se rasseoir sur le fauteuil de son bureau, le visage creusé, épuisé par les souvenirs douloureux qu’il venait de ressasser.
“ Dites-moi, dites-moi ce qu’elle est devenue par la suite ! leur demanda-t-il sur un ton presque suppliant.
- Nous ne savons rien de sa vie, des trois années qui ont suivi sa fuite de Sicile, répondit Joy, voyant Simon encore sous le choc des révélations de Visconti. Nous savons qu’en 1970 elle est arrivée aux États-Unis, sur la Côte Ouest. Elle aurait vécu un an à San Diego, puis un an à New York. Là-bas, elle a connu Nério Winch et ils ont eu une liaison chaotique.
- Et elle a eu un enfant avec lui, compléta Simon. Largo.
- Et où est-elle maintenant ? poursuivit Guido.
- Nous l’ignorons. Nous tentons de remonter sa trace. Mais nous n’avons que de maigres indices. Nous ne savons pas si elle est encore en vie.
- Je l’espère de tout cœur, murmura Guido, comme une prière.
- Que savait Zoé des ennemis de sa famille ? poursuivit Joy, sur le ton le plus neutre possible. De ceux qui sont responsables de l’incendie ?
- A ma connaissance, rien. Elle n’était pas idiote, et elle savait que des gens menaçaient ses parents, et que tout avait un rapport avec les scandales qui secouaient les Industries Cavagorcci. Mais Antonia et Pier ne lui ont rien expliqué, pour la préserver. Pourquoi me demandez-vous cela ?
- Parce que les ennemis de ses parents ont continué à la poursuivre toutes ces années par la suite. Ils l’ont poursuivie jusqu’aux États-Unis. De deux choses l’une : soit elle était un témoin gênant d’une chose qu’elle aurait vu certainement le soir du drame, soit elle était au courant des affaires de ses parents avec eux.
- Je ne vois pas comment elle aurait été au courant ... s’étonna Guido. A moins que ... Le bunker ...
- Le bunker ? répéta Simon, mal à l’aise.
- Oui, il y avait un bunker sur les terres de la famille Gorcci, qui était là depuis la Seconde Guerre Mondiale. Parfois, Pier s’en servait pour entreposer certains biens et documents importants à ses yeux. J’y suis allé plusieurs semaines après le drame, et je n’ai trouvé que de vieux portraits et des meubles poussiéreux. Mais Zoé était déjà retournée plusieurs fois à son ancienne maison entre-temps et connaissait mieux l’endroit. Peut-être y avait-il un coffre ou une cavité quelconque que je n’ai pas remarquée et dans laquelle Pier et Antonia auraient conservé des documents concernant leur fuite prochaine. Je ne sais pas. Je ne vois pas comment elle l’aurait découvert, sinon.
- Quelqu’un a touché à ce bunker depuis ? s’enquit Joy.
- Non bien sûr. Personne n’a racheté ces terres depuis. Le souvenir du massacre est encore trop présent, d’autant plus que les ruines de la maison en cendres sont restées debout. Le paysage est vraiment lugubre, je n’ai rien vu de plus sinistre. Personne ne passe plus dans le coin. Moi-même je n’y ai plus mis les pieds depuis des années. ”
Joy et Simon échangèrent un regard entendu.
“ Vous accepteriez de nous y guider ? ”