Douggie, mallette à la main, suivi par un Largo grimaçant, pénétrèrent dans le hall de la Columbine Bank, en discutant vivement.
“ Fais-moi confiance Largo. ”
Le milliardaire écarquilla les yeux.
“ Moi ? Te faire confiance à toi Douggie ?
- Écoute, c’est mon domaine, je suis un pro ! J’ai déjà fait ce genre d’arnaque dix mille fois !
- Tu te rends compte que si on se fait prendre, j’aurai des problèmes sérieux ?
- Bah moi aussi !
- Oui mais toi tu n’as aucune image internationale à préserver !
- Détends-toi Largo et laisse-moi faire.
- L’option “ j’utilise mon pouvoir et mon argent pour soudoyer le directeur de la banque ” est encore envisageable tu sais ...
- Largo, laisse-moi faire. Oh, et fais un joli sourire à la guichetière, ça devrait la distraire.
- Douggie !
- Allez, n'aie pas honte de jouer de tes charmes, profite des dons que la nature t’a gracieusement offert.
- Je n’arrive pas à croire que je suis en train de faire ça ...
- On arrive ! Plus un mot : sourires et clins d’œil coquins à la demoiselle.
- Et si c’est un gros barbu ?
- Ca marche aussi.
- C’est pas vrai ... ”
Les deux amis parvinrent au bureau d’une employée de la banque et la saluèrent avant de prendre place sur deux chaises.
“ Que puis-je faire pour vous messieurs ? demanda la jeune femme, un sourire légèrement aguicheur envers Largo.
- Je m’appelle Corel, Vince Corel, commença Douggie, mentant avec aplomb. J’ai un coffre ici, à la Columbine, le numéro 458, seulement j’ai perdu ma clé, c’est idiot, pendant un week-end à Toronto, chez Maman. Oui voyez-vous, Maman est toute seule depuis ... Depuis ... ”
La lèvre inférieure de Douggie trembla légèrement, et l’Irlandais sortit un mouchoir de sa poche, qu’il tamponna sous ses yeux rougis.
“ Excusez-moi mademoiselle ... J’ai du mal à m’en remettre ... C’est papa ... Papa nous a quittés ... Il nous a quittés il y a un mois. Un drame tragique.
- Et si soudain ... reprit Largo, la mine contrite. Il était encore si vigoureux, et puis une rupture d’anévrisme ... C’est horrible. Papa nous manque tellement.
- Je suis désolée messieurs, toutes mes condoléances, fit la jeune femme, sur un ton sincère.
- Mon frère et moi vivons à Montréal, mais depuis le drame nous allons souvent voir Maman.
- Ca lui change les idées ...
- Et le week-end dernier, elle nous a réclamé une montre à gousset qui appartenait à papa, et qu’elle voulait garder comme souvenir.
- Seulement il me l’avait donnée et je l’avais mise dans mon coffre ici en attendant de la faire réparer. Nous voudrions la récupérer.
- Je comprends, mais si vous avez perdu la clé ... commença l’employée.
- Oh c’était un accident stupide de ma part. Tu te rappelles Steve ?
- Oh oui, un accident stupide, reprit Largo, toujours souriant en coin à la jeune femme, on se baladait sur un pont avec Maman, et puis cet idiot perd sa veste qui tombe dans l’eau. A l’intérieur bien sûr son trousseau de clés. Stupide, stupide ! Mon frère a toujours été un étourdi.
- C’est bizarre, vous ne vous ressemblez pas ... nota la jeune femme.
- Euh j’ai tout de maman, et Steve ressemblait tellement à ... A ... A papa ... expliqua Douggie en se remettant à sangloter.
- Veuillez excuser mon frère, il est très émotif, et il a beaucoup de mal à supporter cette disparition. ”
Largo passa son bras autour des épaules de Douggie et le tapota légèrement, d’un air consciencieux.
“ C’est sa première expérience avec la mort, rajouta-t-il à voix basse.
- Écoutez ... Écoutez mademoiselle, poursuivit Douggie, en ravalant ses larmes de crocodile, c’est horrible de ressasser ces souvenirs, si nous pouvions juste avoir une nouvelle clé et prendre la montre. Nous aimerions en finir au plus vite.
- Euh oui. Bon donnez-moi une seconde que je vérifie ... dit-elle en pianotant sur son ordinateur. Oui, le coffre 458 est bien au nom de Vince Corel. Vous auriez une pièce d’identité Monsieur ? C’est la procédure !
- Oui bien sûr ... ”
Douggie fouilla dans la poche intérieure gauche de sa veste, fronça les sourcils, puis fouilla dans sa poche intérieure droite. Puis il étouffa un juron.
“ Oh ce n’est pas possible.
- Quoi ? demanda Largo.
- Steve, je suis vraiment nul, j’ai oublié mon portefeuille.
- Oh Vince, on avait promis à Maman de lui ramener cette montre aujourd’hui.
- Je sais, je sais ...
- Eh ben voilà, encore une fois tu fais n’importe quoi ! Mais où est-ce que j’ai dégoté un frère pareil, hein ? On prend le train pour Toronto dans une heure, on n’a pas le temps de retourner chez toi trouver ton portefeuille ! Si d’ailleurs tu ne l’as pas laissé dans un snack, ou à la station service !
- Ca va, ça va, je sais ! Je suis vraiment nul, en-dessous de tout. Papa avait raison de m’appeler mauviette, je vaux rien !
- Oui bon ça va, ce n’est qu’un oubli, tu ne vas te flageller non plus !
- Mais si, je suis un vaurien ! Papa il me le disait tout le temps ! En fait Papa m’aimait pas ... sanglota Douggie.
- Oh mais non, arrête, Vince, ne dis pas n’importe quoi ... tenta de le consoler Largo.
- Siiiiiiiiiiiiiiii ! J’étais le raté de la famiiiiiiiiiille ! Ca a toujours été toi son préféré !
- Arrête, papa t’aimait autant que moi ...
- Alors pourquoi il ne se déplaçait qu’à tes matchs de foot hein ? Et pourquoi il te prêtait toujours son pick-up adoré et pas à moi ?
- Parce que t’étais nul au foot et que tu conduisais comme une patate ! Ca ne voulait pas dire qu’il ne t’aimait pas !
- Siiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii ! Papa m’aimait paaaaaaaaaaaaaas !
- Oh non ! ”
Douggie éclata en sanglots, et Largo le prit dans ses bras, s’excusant d’un hochement de tête auprès de l’employée de banque, totalement dépassée.
“ Excusez mon frère, mais lui et papa ne se sont pas quittés en très bons termes, et il s’en veut beaucoup, vous comprenez.
- Oui, je vois, je suis vraiment très triste pour lui. Écoutez, laissez tomber la pièce d’identité, je vous crois sur parole, vous avez donné le bon numéro de coffre. Je vous donne la clé et je vous conduis à la salle des coffres.
- Merci, merci c’est très généreux, fit aussitôt Largo, avec un sourire à la faire cramer sur place. C’est maman qui sera contente ! T’as entendu Vince ?
- Quoi ? demanda Douggie en séchant ses larmes.
- La Dame va nous conduire au coffre, tu vois tout s’arrange.
- Vrai de vrai ? dit-il avec un regard plein d’espoir.
- Oui, Monsieur Corel, attendez-moi une seconde. ”
La jeune femme disparut un instant et Largo lâcha aussitôt Douggie qui traînait encore dans ses bras.
“ Tu crois pas que tu en as fait un peu trop là ? le gronda Largo.
- Mais non j’étais très convaincant. Cette fille, c’est le genre à sangloter tous les jours devant les épisodes des Feux de l’Amour. Ca lui a plu.
- J’aime pas utiliser ce genre de méthodes.
- Peut-être, mais tu vas avoir accès à ce coffre et c’est ce que tu souhaitais non ? ”
Largo acquiesça.
“ D’accord, merci Douggie.
- Remercie moi quand on sera sortis d’ici. Une fois dans la salle des coffres, tu devrais l’occuper un peu pour qu’elle ne regarde pas ce que je fais.
- L’occuper ? Comment ?
- Tu veux que je te fasse un dessin ? Imagine que tu es enfermé dans un placard à balais avec Miss Arden.
- J’aurais pas du te laisser si longtemps avec Simon ... ” marmonna Largo.
Sur ces entrefaites, la jeune femme revint, brandissant une clé qu’elle donna à Douggie.
“ Tenez monsieur Corel, une clé qui ouvrira le coffre 458. Accompagnez-moi, nous allons à la salle des coffres. ”
Largo et Douggie la suivirent docilement jusqu’à la fameuse salle. Elle les guida jusqu’au coffre 458 que l’Irlandais retira de son compartiment avant de l’installer sur une table pour l’ouvrir. Il jeta un petit coup d’œil évocateur à Largo qui aussitôt se mit à faire un brin de causette avec l’employée de banque.
“ Encore merci mademoiselle, vous nous rendez vraiment service.
- Oui, on prend souvent les employés de banque pour des gens inhumains, on a une mauvaise réputation pour rien.
- Laissez-moi vous dire que vous êtes charmante ...
- Vous allez me faire rougir ... dit la jeune femme en baissant légèrement la tête.
- Et c’est quoi votre petit nom ?
- Claudia.
- Claudia. Ravissant. Et vous habitez dans le coin Claudia ? poursuivit-il en lançant un petit regard vers Douggie qui survolait des documents contenus dans le coffre.
- Oui je vis à Montréal, mais depuis peu. J’ai été mutée de Colombie Britannique il y a six mois de cela.
- Ah ! La Colombie Britannique, Vancouver. C’est très joli !
- Vous connaissez ?
- Je voyage beaucoup ! ”
Tandis que la dénommée Claudia se dandinait devant Largo, celui-ci continuait à surveiller Douggie qui rangea la documentation qui les intéressait sous sa chemise avant de replacer le coffre dans son compartiment. Puis il rejoignit le grand séducteur et son employée de banque.
“ Ca y est ? s’enquit la jeune femme, légèrement déçue de voir son entretien avec Largo avorté si tôt.
- Oui, la voilà ! répondit Douggie en brandissant la montre à gousset de son oncle O’Brady qu’il utilisait depuis des années pour cette arnaque. On peut s’en aller !
- Très bien. Claudia, ce fut un réel plaisir de vous connaître, dit Largo en faisant un baise-main à la jeune femme. A très bientôt ! ”
Il la terrassa d’un regard ravageur et la jeune femme les salua vaguement en balbutiant, restant plantée sur place, le temps de se remettre de cette charmante rencontre.
Une fois hors de la banque et installé au volant de leur voiture de location, Douggie sortit de sous sa chemise les documents qu’il avait volés et les tendit à Largo.
“ Voilà, mission accomplie, on applaudit l’artiste !
- Je te revaudrai ça Douggie.
- Ah non c’est moi qui avais une dette envers toi. J’ai feuilleté le dossier. La plupart des effets contenus dans le coffre étaient des bijoux et des biens ayant appartenu à sa femme. Seul ce dossier concernait l’homme que tu recherches. Il y a son portrait-robot. ”
Largo retrouva aussitôt le dessin et l’examina en fronçant les sourcils, tentant d’y retrouver le visage de l’homme qui avait abattu Corel, même s’il ne l’avait que brièvement aperçu, dans l’obscurité. Le reste du dossier retraçait méthodiquement tous les maigres renseignements que Corel avait pu glaner sur l’inconnu ainsi que ses déplacements et missions supposées des dernières années.
“ On le tient ... ” murmura simplement Largo, plongé dans la lecture du dossier.
*****
Largo marchait de long en large dans sa chambre d’hôtel, pressé, voire oppressé par l’idée qu’un tueur rôdait autour de lui, et qu’il se rapprochait de plus en plus. Le téléphone collé à l’oreille, il discutait avec Kerensky.
“ Des nouvelles de Joy et Simon ? s’enquit-il.
- Non, ils sont peut-être sur une piste solide. Ils appelleront.
- Tu as reçu mon scan du portrait-robot ?
- Affirmatif, répondit le Russe en examinant le portrait que Largo lui envoyé par mail. J’ai lancé un programme de reconnaissance faciale, avec les renseignements que tu m’as donnés sur son passé probable en commando de marine’s, et sur ses déplacements des dernières années, et j’ai fini par réussir à l’identifier. Red Turner. Tueur à gages.
- Affilié à la Commission Adriatique ?
- Impossible de le savoir avec le peu d’informations que j’ai sur lui, mais c’est probable.
- Que sait-on sur Turner ?
- Pas grand-chose. J’ai tenté de pirater les fichiers de la CIA sur lui, mais ils ne savent pas grand-chose. Ce type est un fantôme, il ne laisse que peu de traces derrière lui. Il est sûrement très malin, alors je ne saurais trop te conseiller de redoubler de vigilance.
- Mais je suis déjà prudent, ne t’en fais pas. Dès que tu en sais plus sur lui, rappelle.
- D’accord patron. ”
La communication fut interrompue et Largo raccrocha le combiné, saisissant au passage son verre de lait qui l’attendait paisiblement pendant sa conversation avec le Russe. Il se posait dix mille questions sur ce qui avait pu arriver à sa mère après son enlèvement par Turner. Que lui avait-il fait ? Dans quelles conditions était-il né ? Sa mère avait-elle accouché de lui, prisonnière de la Commission Adriatique ?
Ne trouvant aucune réponse à ces questions lancinantes, il décida de tenter de décompresser en sortant quelques instants. Douggie prenait sa douche dans la chambre voisine, il serait sorti d’ici peu, et il pourrait se changer les idées avec son vieux complice.
Largo avala le fond de son verre de lait, le reposa sur la table et se dirigeait vers la porte communicante à la chambre de Douggie, quand il fut arrêté net par le cliquetis familier d’un chien de revolver. Son cœur manqua un battement, une peur sourde parut comme l’aveugler fugitivement, puis il prit une grosse respiration et se retourna lentement.
Red Turner se tenait debout à un mètre de lui, le pointant d’un neuf millimètres doté d’un silencieux. Âgé d’une cinquantaine d’années, le visage marqué, mais encore trapu et robuste, il dévisageait sa proie d’un regard froid et sans consistance. Son imperméable gris et informe soulignait le surréalisme de cette apparition inquiétante.
“ Turner ... ” murmura Largo, réfléchissant à toute vitesse à un moyen de se sortir de là.
Le tueur à gages parut fort contrarié et exprima un rictus en conséquence.
“ Vous connaissez mon nom ? Ca ne me plaît pas.
- Quelle importance ? Vous êtes bien là pour me tuer non ?
- Juste.
- C’est la Commission qui vous envoie ?
- Non, ils ont d’autres projets pour vous je crois. Mais je ne travaille pas uniquement pour cette Organisation. Et pour les besoins de mon job je dois éliminer quiconque suit ma trace, connaît mon nom ou mon identité. Je n’étais pas encore certain de vous tuer, jusqu’à ce que vous parliez à cet imbécile de Corel. Ca n’a rien de personnel.
- Rien de personnel ? Étrange que vous me disiez ça, trente ans après avoir kidnappé ma mère.
- Contrairement à vous, je sais apprécier l’ironie du sort.
- Qu’avez-vous fait à ma mère ?
- C’est si lointain. Vous voulez vraiment le savoir?
- Quitte à mourir, oui.
- Je n’avais pas pour ordre de la tuer, pas tout de suite. Je devais la garder prisonnière jusqu’à votre naissance. Après il aurait été temps de la supprimer. Le but était surtout de faire pression sur Nério à travers vous pour l'obliger à rester fidèle à la Commission Adriatique. Mes employeurs le sentaient sur le départ depuis quelques temps ... C’était assez gênant pour eux.
- Et que s’est-il passé ? ”
Turner esquissa un sourire en coin et replaça son index sur la détente.
“ Ce qu’il s’est passé ? Eh bien vous voyez, votre père avait un point commun avec vous : un irrésistible besoin de voler au secours des demoiselles en détresse. Nério a engagé des mercenaires, ils m’ont localisé et l’ont délivrée. Je ne sais pas où il l’a cachée par la suite, la Commission Adriatique n’a pas réussi à remettre la main sur votre mère. En tout cas, pas à ma connaissance.
- Elle serait peut-être encore en vie ?
- Si c’est le cas, vous ne le saurez jamais. ”
Turner s’apprêtait à presser sur la détente.
“ Arrêtez. Écoutez, on pourrait peut-être essayer de s’arranger. Si vous me tuez en agissant à l’encontre des indications de la Commission, vous allez vous attirer de sérieux problèmes.
- Je regrette, je n’écoute pas les personnes comme vous. Vous me dérangez, je vous tue. Ca marche comme ça. ”
Turner visa Largo et le milliardaire commençait sérieusement à paniquer, et à croire qu’il vivait sa dernière heure. Pourtant le tueur était à proximité et il pouvait espérer avoir de meilleurs réflexes que lui étant donné leur différence d'âge. S’il pouvait se jeter sur lui, il arriverait sans difficulté à le déséquilibrer et à lui prendre son arme. Il avait besoin d’une diversion, quelque chose, n’importe quoi.
“ Oh Largo tu n’aurais pas du shampoing ultra doux pour cheveux secs ? ” s’écria Douggie en débarquant dans la chambre vêtu d’un peignoir de bain.
Surpris par l’arrivée inattendue de l’Irlandais, qui avait débarqué sans frapper, et en criant, les oreilles bouchées par l’eau de la douche, Turner fut déconcentré l’espace d’une seconde, assez longtemps pour que Largo réagisse et se jette sur lui pour lui prendre son arme.
Douggie hurla de peur en apercevant l’homme en imperméable gris et surtout en reconnaissant le canon brillant de son revolver, tandis que Largo plongeait sur Turner. Le tueur eut le réflexe de lui donner un coup de poing mais Largo ne fut pas sonné assez longtemps. Il se jeta à nouveau sur lui pour lui prendre son arme et les deux hommes roulèrent au sol. Dans leur chute, un coup de feu partit.
Douggie, horrifié, s’approcha des deux hommes à terre, immobiles, prenant un annuaire pour se défendre au cas où l’agresseur serait le survivant.
“ Largo ? Largo ça va ? ” demanda-t-il en brandissant l’annuaire, prêt à frapper.
Allongé sur la moquette, le jeune homme cligna des yeux et se débarrassa du corps sans vie de Turner qui lui pesait sur la poitrine. Il était indemne.
“ Ca va Douggie ... le rassura-t-il en se relevant doucement, les jambes légèrement chancelantes sous l’émotion.
- T’es sûr ?
- Oui. Appelle la police. ”
Douggie acquiesça vivement, encore nerveux, s’approcha du téléphone son annuaire sous le bras, ne sachant quoi en faire, et composa le numéro de la police. Largo se pencha sur le corps de Turner et le retourna. Il lui prit son pouls. Plus rien. Il était mort sur le coup, et son sang commençait à se répandre sur la moquette. Largo se sentit nauséeux et se releva sur-le-champ, faisant face à Douggie qui venait de raccrocher, et qui faisait passer son annuaire de main en main, refusant obstinément de s’en séparer.
“ C’est bon Largo, ils arrivent. ”
Le milliardaire hocha la tête mais était trop fatigué pour prêter attention aux tics nerveux de l’Irlandais, encore mort de trouille.
“ On rentre à New York, déclara-t-il finalement sur un ton las. Ca fait deux cadavres en trop pour courir après un fantôme ... ”
*****
Un paysage désolant se dressait face à eux. Le squelette de l'ancienne demeure familiale des Gorcci, sur leurs terres jadis luxuriantes et à présent rongées par les ronces et les mauvaises herbes, se dressait, estropié et tronqué, en quelques ruines épargnées par les flammes. Un frisson parcourut l’échine de Joy tandis que Simon détournait le regard. Devant eux, l’unique témoin de l’horrible incendie qui ôta la vie aux époux Gorcci et à leurs trois fils innocents, Luigi, Mattéo et Largo.
Guido, à peu près aussi mal à l’aise qu’eux, détourna leur attention du cadavre de la maison, que le hurlement du vent rendait particulièrement fantastique.
“ Le bunker se trouve à une centaine de mètres plus loin, près des oliviers, là-bas, vous voyez ? ”
Les deux jeunes gens acquiescèrent et suivirent Guido, le visage giflé par le vent frais qui mordait les terres siciliennes par ce temps hivernal. L’homme d’affaires les précéda à l’intérieur de l’ancienne construction nazie, et ils le suivirent sans hésiter, pressés d’ôter de leur vue l’apparition fantomatique de la maison, se dressant au beau milieu de nulle part. A l’intérieur, il faisait moins frais, mais le vent continuait à se faire entendre, sifflant dangereusement, leur rappelant le caractère maudit des terres qu’ils foulaient.
Sans plus attendre, et sans se concerter, ils se mirent à fouiner dans le bunker, déjà pillé, qui ne contenait plus que quelques meubles sans valeur ou toiles sans intérêt. Dans un recoin sombre, Joy se sentit obligée d’allumer une petite lampe torche qui zébra aussitôt un tableau, gras de poussière. Elle s’arrêta devant l’œuvre picturale, qui représentait une mare recouverte de nénuphars. Sans comprendre pourquoi elle y pensait à ce moment-là précisément, cela la renvoyait au roman de Boris Vian, L’écume des jours, l’un des livres qu’elle avait retrouvés parmi les affaires de Zoé avec Largo. Instinctivement, elle se dirigea vers la toile, la retira, elle, puis les suivantes, et derrière les peintures elle tomba sur un petit coffre.
“ Simon ! Monsieur Visconti ! ” les appela-t-elle aussitôt.
Les deux hommes accoururent, tandis qu’elle s’accroupissait près du minuscule coffre, et Guido écarquilla les yeux.
“ Incroyable, comment j’ai pu passer à côté de ça ? murmura-t-il.
- Joy, je l’ouvre ?
- Pas la peine, la serrure a déjà été forcée. Peut-être par Zoé. ”
La jeune femme ouvrit le petit coffre et examina l’intérieur en fronçant les sourcils.
“ Qu’est-ce que tu as trouvé ?
- Des carnets. Des carnets noirs, il y en a plusieurs.
- Oh Mon Dieu, je les reconnais ! s’écria Guido. C’était dans ces carnets que Pier tenait son journal. J’ai toujours cru qu’ils étaient conservés dans son bureau et qu’ils avaient brûlé lors de l’incendie.
- Ils sont datés ... nota Joy en survolant le début de chacun des ouvrages. J’ai l’impression qu’il en manque. Peut-être que Zoé en a emporté avec elle. ”
Simon s’accroupit près de Joy et examina à son tour les carnets, en tendant certains à Guido.
“ Il y en a qui datent des mois précédant le décès de Pier Gorcci.
- Tenez, j’en ai trouvé un écrit trois semaines avant le drame ! ” s’exclama Guido.
Joy et Simon se redressèrent et allèrent lire par-dessus l’épaule de Visconti, l’écriture à l’encre irrégulière, en italien, qui noircissait les vieilles pages jaunies par le temps.
21 Juin 1967
Je ne sais plus quoi faire pour ma famille. Antonia m’a tout révélé, ce que je soupçonnais depuis quelques temps. Je suis entré dans une rage folle en apprenant ce qu’elle avait fait. Peut-être aurais-je dû prendre sur moi. Elle a besoin que je la protège, elle a besoin de moi maintenant plus que jamais. Mais je ne peux toujours pas me résigner à admettre que ma femme, celle qui a partagé toutes les peines et les bonheurs depuis toutes ces années, m’a menti et manipulé. Cette idée est insupportable.
Si ça n’avait concerné que nous deux, j’aurais pu facilement lui pardonner. Mais elle a mis en danger notre famille toute entière, nos amis, notre affaire et par là-même nos employés, qui comptent sur nous. Je ne parviens pas à entrevoir le bout du chemin, tout s’est obscurci. Aucune solution ne vient, et je crains de connaître de sombres jours, sans pouvoir épargner ceux que j’aime.
Pourquoi a-t-elle fait ça ?
Peut-être aurais-je dû lui expliquer qui ils étaient et pourquoi je refusais de les rejoindre. Si elle avait su, elle n’aurait pas fait cette folie. Je porte ma part de responsabilité. A présent il faut que nous détruisions cette menace qui plane sur nous. Mais comment lutter contre eux ? Comment s’opposer à la Commission Adriatique ?
Guido interrompit sa lecture et interrogea du regard Joy et Simon.
“ Commission Adriatique ? C’est cela leur nom ? ”
Les deux jeunes gens ne répondirent pas tout de suite.
“ Non, ne me dites rien ... se rétracta Guido. Je préfère en savoir le moins possible sur eux. J’ai une famille, deux filles, et des petits-enfants. ”
Il tendit le carnet qu’il lisait à Simon et recula.
“ Je vous attends dehors. ”
Joy regarda le vieil homme s’en aller tandis que Simon continuait à survoler le carnet.
“ Si Zoé a lu ces lignes rédigées par son père, ça expliquerait qu’elle ait compris le danger qui la menaçait et qu’elle se soit enfuie, commenta-t-il.
- Ceux datant des derniers jours avant la mort de Pier Gorcci ont disparu, reprit Joy. Il devait expliquer comment lui et son épouse comptaient s’y prendre pour fuir la Commission et recommencer une nouvelle vie ailleurs. Zoé a dû suivre scrupuleusement les dispositions que ses parents comptaient prendre. Ce qui l’a protégée de la Commission. Du moins jusqu’à ce que son chemin croise celui de Nério.
- Je me demande ce que c’était, réfléchit Simon à haute voix. Ce n’est pas chose facile de semer la Commission, même Largo qui pourtant fait partie des hommes les plus puissants de la planète a du mal à les faire décrocher. A ton avis, qu’est-ce que ça cache ?
- Seule Zoé Gorcci doit le savoir.
- Elle pourrait être encore en vie ? Et se terrer quelque part ? Protégée par Dieu sait quoi ? ”
Joy secoua la tête.
“ Pas un mot à Largo. Ce ne sont que des spéculations. Si elle était en vie, elle se manifesterait tu ne crois pas ?
- Peut-être pas, si elle juge que ça pourrait la mettre en danger, ou mettre en danger son fils. ”
La jeune femme fronça les sourcils et referma le carnet qui trônait entre ses mains.
“ Ca suffit. On en a découvert suffisamment. On prend les carnets de Pier Gorcci, et on les ramène à Largo. Ce sera à lui de tirer les conclusions qui s’imposent.
- Tu as raison. On ne découvrira rien de plus en Sicile. Retour à New York. ”
*****
Largo alluma l’interrupteur qui inonda de lumière son appartement. L’air las, il traîna les pieds jusqu’au canapé où il s’écroula comme une masse, suivi par un Douggie guilleret qui visiblement ne se sentait pas gagné par le sommeil.
“ Bon qu’est-ce qu’on fait maintenant ? s’enquit l’Irlandais.
- Dormir ... marmonna Largo, étouffant un bâillement.
- Quoi ? Tu veux dormir ? Avec tout ce que tu viens d’apprendre ? Ta mère est peut-être encore en vie, cachée quelque part ! Tu n’es pas curieux ?
- Je suis surtout fatigué et découragé. En deux jours j’ai assisté à un meurtre, et j’en ai commis un. J’ai découvert que toute la famille de ma mère avait été massacrée par des ennemis communs, et mon arbre généalogique se révèle particulièrement sordide. J’ai besoin de digérer, et de me reposer. J’ai les idées confuses.
- Bah tu sais, si tu veux m’en parler je ...
- Écoute Douggie, le coupa-t-il, j’apprécie ta présence et ton amitié, mais là je suis crevé. J’ai juste envie de m’écrouler comme une masse, et de dormir une bonne quinzaine d’heures d’affilée.
- Mais dis-moi, tu ne vas pas abandonner ? Hein ? Si près du but ?
- Je ne sais pas. Je n’arrive plus à réfléchir, je suis épuisé. Je te dirai ça à mon réveil. ”
L’Irlandais sourit et jeta une couverture vers Largo qui s’installait confortablement dans son canapé.
“ Ok, pique un bon roupillon. Si on a du nouveau on te réveille ?
- Oui, mais à condition que j’ai déjà dormi au moins six heures.
- Bon je te laisse la Belle au Bois Dormant ! ”
Douggie laissa Largo à son sommeil réparateur et éteignit les lumières de son appartement avant de refermer la porte. En sortant, il croisa Kerensky qui foulait le couloir d’un pas tranquille.
“ Salut Sutherland, dit-il de sa voix caverneuse. J’allais voir Largo.
- Je te conseille pas de le déranger maintenant, il dormait debout sur le chemin du retour ! Sommeil à rattraper. C’est important ?
- Hum, j’ai identifié l’un des mercenaires que Nério a engagé en 1972 pour retrouver sa mère. C’est un type que je connais pour avoir bossé avec lui. Je me disais qu’il voudrait que je lui arrange un rendez-vous avec lui. Mais s’il est à côté de ses pompes, je suppose que je peux moi-même me déplacer.
- Bonne idée. Je t’accompagne ? ”
Kerensky esquissa un sourire sadique.
“ Je m’en voudrais s’il essayait de te manger tout cru.
- Sympathique remarque de la part de quelqu’un que j’ai plumé de trois cent soixante quinze dollars ! ” rétorqua Douggie.
Le Russe le pétrifia du regard.
“ Je n’ai pas besoin de baby-sitter. Simon a appelé, lui et Joy rentrent de Sicile. Ils ont du nouveau, tu préviendras Largo quand il se réveillera ?
- Bien sûr. Bonne chance ! ”
Kerensky ne releva pas et prit le chemin de l’ascenseur.
*****
Kerensky fit son entrée dans la taverne où il pensait retrouver Tobo M’Bala, un mercenaire avec lequel il avait partagé quelques contrats, post KGB et pré Mafia Russe. Il avait à peine fait quelques pas dans le bouiboui miteux qu’il reconnut la carrure immense de son ancien comparse, qui buvait une bière au comptoir de la taverne.
“ Tobo M’Bala ! Tu joues les piliers de bar maintenant ? ”
Le géant se retourna et sourit vaguement en reconnaissant Kerensky.
“ Tiens donc, une visite du Ruskov ! Que me vaut l’honneur ? Tu te fais rare généralement ...
- Tu me connais, moi et les mondanités ... Tu es consultant en sécurité maintenant ?
- Et toi tu joues les experts en informatique de Largo Winch. Étonnant de te voir traîner avec ceux-la même que tu qualifiais de hyènes capitalistes ?
- Que veux-tu, avec l’âge on perd la vigueur de ses convictions.
- Je t’offre une vodka ?
- Tu sais que je suis toujours partant pour une vodka.”
M’Bala commanda un verre au barman, puis conduisit Kerensky à l’écart, dans une salle à l'arrière de la bicoque.
“ Tu es comme chez toi ici si je comprends bien ? s’enquit Kerensky en examinant le bureau de fortune installé dans cette ancienne réserve.
- J’ai besoin d’un centre d’opération pour des raisons personnelles. Je ne peux pas tout gérer de mon bureau à la Security Corp, ça ferait tâche.
- Je vois. Toujours du mal à te débarrasser de certaines sangsues ?
- Tu connais le problème. Les gens comme nous Kerensky, ont beaucoup de mal à rentrer totalement dans le droit chemin. D’ailleurs, si ça t’intéresse, en ville court le bruit que Topolski te recherche.
- Je suis au courant. J’ai pris mes précautions. Merci quand même.
- Je te devais bien ça depuis 1994, Melbourne.
- Tu as une excellente mémoire. C’est d’ailleurs pour faire appel à ta mémoire que je suis ici.
- Tiens donc ? Tu m’intéresses, fit M’Bala en s’asseyant derrière son bureau tandis que Kerensky demeurait debout, adossé à une étagère, son verre à la main.
- Ce que je vais te demander date du début de ta carrière, il y a trente ans.
- Oh la, tu vas chercher loin le Ruskov. Passons, annonce la couleur.
- Tu as déjà rempli des contrats de mercenaires pour le compte de Nério Winch ? ”
M’Bala éclata de rire, et repiqua dans sa bière.
“ Alors tu es ici pour le compte du Groupe W ? Tu fais du zèle, étonnant de ta part.
- J’aime bien ce job. Alors si je peux aider le patron ...
- Ne te justifie pas Ruskov, après tout j’ai une dette envers toi. Oui, j’ai effectué quelques contrats pour Nério Winch. Ca ne date pas d’hier. Il ne m’a pas toujours fait faire des jolies choses.
- Et si je te parle du mois de juillet 1972 ? Et d’une femme, une italienne, enceinte de cinq mois à l’époque. ”
M’Bala eut une moue intéressée.
“ Oh tu m’étonnes que je m’en rappelle de ce coup-là ! Winch m’appelait généralement pour des affaires louches. J’étais plutôt surpris quand j’ai appris que ma mission était de délivrer une jeune femme en détresse. Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il m’aurait fait ce coup-là, le milliardaire ! Et en plus une fille en cloque ! Délicat. Très délicat.
- C’est toi qui commandait le job ?
- Non, j’étais trop jeune, j’avais peu d’expérience. C’était un Cajun, dénommé Friedman, qui avait mené le barque. Les instructions en clair étaient de tout faire pour que la femme n’ait rien et d’abattre sans hésitation quiconque se dresserait entre elle et nous.
- Vous l’avez délivrée saine et sauve ?
- Tout juste. L’équipe était partie à deux véhicules. Mon job, une fois qu’elle était localisée, c’était de l’emmener dans une des deux voitures, sans attendre les autres, et de la conduire à un point de rendez-vous déterminé à l’avance. Alors c’est ce que j’ai fait. J’ai flippé quand je suis entré dans la chambre où elle était prisonnière, parce que j’ai vu qu’elle était enceinte. Je me suis dit qu’il fallait la sortir de là sans bobo et sincèrement j’ai cru que je n’y arriverais pas. Mais la fille, elle avait beaucoup de sang-froid. Quand elle a compris que j’étais là pour la délivrer, elle l’a fermé, et elle m’a suivi aveuglément. Pas une seule fois elle a chialé ou crié, et pourtant elle aurait eu des raisons avec le bordel que c’était. Ils étaient une dizaine de mecs à la garder. D’ailleurs il y a eu pas mal de bobos dans nos rangs. Trois de l’équipe n’en sont pas revenus. Mais bon, c’était payé proportionnellement aux risques. Un de mes premiers gros contrats.
- Après l’avoir délivrée, tu l’as emmenée où ?
- Au point de rendez-vous prévu. Là-bas, j’y ai retrouvé Nério Winch, en personne. Quand je l’ai vu s’occuper d’elle, j’ai compris que c’était sa nana. Mais j’ai pas posé de question. La fille était livide, et il lui a dit qu’il la conduisait à l’hôpital. Il l’a fait grimper dans sa voiture, m’a dit que je serais payé en même temps que les autres et il m’a planté. ”
M’Bala délaissa sa bouteille de bière pour allumer un cigarillo.
“ J’imagine que cette nana était en cloque du petit Largo ? tenta-t-il entre deux bouffées de fumée.
- Où est-ce que ça s’est passé ? demanda Kerensky sans prêter attention à sa remarque.
- En Virginie Occidentale. Pas loin de Folkstone. Il a dû la conduire dans l’hôpital le plus proche, mais il l’a sûrement faite enregistrer sous un faux nom. Tu auras du mal à retrouver sa trace.
- Tu as oublié que je sais faire des miracles ? rétorqua Kerensky avec un sourire sardonique.
- Les Russes n’ont aucun sens de la modestie. ”
Kerensky avala cul sec le fond de son verre de vodka et le posa sur le bureau de M’Bala.
“ J’ai du plain sur la planche.
- Tu t’en vas déjà Ruskov ?
- Je préfère les rousses. Au plaisir. ”
*****
Largo ne savait pas s’il devait ouvrir les paupières ou pas. Il sentait les rayons du soleil caresser son visage, et se sentait dans une étrange quiétude, à moitié endormi dans son canapé, en état de somnolence. Il avait l’impression qu’en ouvrant les yeux tout lui exploserait au visage, les révélations sur sa famille, les meurtres de Corel et de Turner. Or il voulait profiter encore un instant de la douceur de ce moment, de sa respiration calme et régulière, du cocon qui l’enveloppait. Rien n’aurait pu lui donner envie d’ouvrir les yeux.
“ Largo ? Tu es réveillé ? ” retentit une voix douce et chaude.
Rien sauf ça, réflexion faite.
Il cligna des yeux, pour les ouvrir finalement en grand, en direction de Joy, assise sur sa table basse, qui le regardait émerger.
“ Désolée de t’avoir tiré de ton sommeil ... dit-elle d’une voix calme, étouffée par le silence régnant dans l’appartement.
- Je ne dormais plus.
- Ca va ?
- Parfaitement.
- Tu as mauvaise mine. ”
Largo eut un sourire.
“ C’était pire hier soir, j’avais l’air d’un mort-vivant. Au moins là, j’ai réussi à dormir. ”
Le jeune homme s’étira et s’assit sur son canapé. Il fit face à Joy et fronça les sourcils.
“ Tu n’as pas très bonne mine toi non plus.
- Le décalage horaire.
- C’était comment la Sicile ?
- Instructif. On a retrouvé le journal de ton grand-père. ”
Largo demeura interdit l’espace d’une seconde, se demandant si la femme assise devant lui était bien Joy, ou si c’était à un autre que lui qu’elle s’adressait. Mais il n’y avait aucune méprise : il avait effectivement eu un grand-père. Et il connaissait même son identité. Sauf que c’était trop frais dans son esprit pour qu’il puisse l’assimiler.
“ Je voulais parler de Pier Gorcci, rectifia aussitôt Joy, comprenant la signification de son mouvement d’incrédulité.
- Oui, désolé, j’ai un temps de retard. ”
Il y eut un bref silence que la jeune femme brisa rapidement.
“ Tu ne veux pas le lire ?
- Si, j’en meurs d’envie. Mais j’hésite. Il y a des révélations fracassantes sur ma famille à l’intérieur ?
- Oui.
- Oh. Il faudrait peut-être que je prenne un café d’abord dans ce cas.
- J’en ai déjà mis à chauffer dans la cuisine. ”
Largo acquiesça et se leva péniblement, massant ses muscles endoloris, tandis que Joy se dirigeait rapidement vers la cuisine. Lorsqu’il la rejoignit, elle s’affairait déjà à lui verser une tasse de café. Il s’installa sur une chaise et se laissa servir.
“ Je devrais t’avoir plus souvent à la maison ... commenta-t-il entre deux doses de caféine.
- A circonstances exceptionnelles, traitement exceptionnel.
- Pour que tu me bichonnes comme ça, c’est que tu n’as pas dû voir de jolies choses en Sicile.
- D’après ce que nous savons, ta grand-mère aurait intégré la Commission Adriatique, sans savoir ce qui l’attendait. C’est ça qui a précipité la chute de ta famille.
- Toujours la Commission ... Je suis tellement habitué à ce qu’ils viennent me gâcher la vie, que je n’avais imaginé que des scénarii les impliquant. Et là, je suis franchement fatigué d’avoir eu raison d’imaginer le pire. ”
Joy prit une chaise et la disposa en face de lui.
“ Hey, courage : tu es presque au bout de la route. Et tu as des réponses aux questions que tu t’es toujours posé. Ca compte non ?
- Oui ça compte. ”
Largo effleura de sa main le visage de Joy.
“ Je me demande comment était ma mère avec Nério. Si elle faisait pour lui tout ce que tu fais pour moi ... murmura-t-il.
- Ce n’est pas comparable.
- Tu sais bien que si.
- Est-ce que c’est le moment où le héros embrasse la fille pour lui jurer amour et fidélité éternels ? tenta de sourire Joy.
- Le héros aimerait beaucoup. ”
Largo soupira et s’écarta de la jeune femme, quittant sa chaise et faisant quelques pas dans la cuisine.
“ Je préfère que tu restes à mes côtés Joy. Je ne veux pas, comme Nério, être un jour obligé de te faire prendre un train pour Dieu sait où, sous une fausse identité. ”
Joy accusa le coup.
“ Bien. Cette fois-ci, toi et moi, on est définitivement fixés. Pas de nous deux.
- Ce n’est pas non plus ce que je veux.
- Pourtant il va falloir que tu choisisses entre l’une de ces alternatives.
- Ou tu pourrais attendre.
- Et combien de temps ? ”
Joy eut un mouvement de tête exaspéré et quitta la cuisine, aussitôt talonnée par Largo.
“ Non attends Joy ne pars pas ! S’il te plaît !
- Écoute, je n’ai plus envie d’en parler. Finalement j’ai pris la meilleure décision pour nous il y a un an, il faut s’y tenir. Je ne sais pas pourquoi on a ressassé tout ça !
- Je vais te le dire pourquoi. Parce que ça ne finira jamais comme ça entre nous Joy. Il ne suffit pas de le décider pour ne plus rien ressentir du jour au lendemain.
- Tu viens de le dire toi-même Largo, tu ne veux pas aller plus loin ! poursuivit-elle, haussant le ton.
- Je le veux, mais je ne peux pas ! J’ai peur pour toi ! ”
La jeune femme esquissa un sourire triste.
“ Le pire, c’est que c’est sûrement la plus belle chose qu’on m’ait dite.
- Joy, je ...
- Largo ! s’écria un Simon agité qui entrait sans frapper dans l’appartement, talonné par Kerensky. On a du nouveau ! ”
Le Suisse stoppa net en voyant les têtes d’enterrement que faisaient Largo et Joy.
“ Vous parliez de ce qu’on a appris en Sicile ? s’enquit-il.
- Oui, répondit Joy, maîtresse d’elle-même. Qu’est-ce que vous avez ?
- J’ai retrouvé une femme, qui s’appelle Marion Selway, expliqua Kerensky. Nério l’a payée pour veiller sur Zoé pendant sa grossesse.
- Comment l’as-tu trouvée ? demanda Largo en tentant de se concentrer sur ce fait nouveau.
- J’ai d’abord consulté les archives de l’Hôpital de la Pitié de Folkstone en Virginie, après qu’un de mes informateurs m’ait indiqué que Nério avait probablement conduit ta mère là-bas après son enlèvement. Et j’ai effectivement retrouvé une patiente du nom de Martina Vecci, enceinte de cinq mois, qui avait été emmenée aux urgences en pleine nuit.
- Elle allait bien ? s’enquit Largo.
- Santé de fer. Anémique, mais le bébé se portait bien. Elle n’est pas restée hospitalisée plus de trois jours, Nério a voulu la déplacer rapidement. Puis j’ai remarqué que l’infirmière qui s’était occupée d’elle, une dénommée Marion Selway, avait démissionné le lendemain du départ de l’hôpital de Zoé.
- Étrange coïncidence ... commenta Joy.
- C’est aussi ce que je me suis dit. J’ai donc recherché cette infirmière et je l’ai contactée. Elle m’a confirmé que Nério l’avait embauchée pour assister ta mère jusqu’à son accouchement.
- On peut lui parler ? s’anima aussitôt Largo.
- Elle nous attend, expliqua Simon. On a son adresse.
- Alors on fonce ! ”