Marion Selway dominait la pièce. Elle casait son imposante corpulence entre les accoudoirs d'un large fauteuil recouvert d'un velours vert bouteille passé, tout en dévisageant attentivement ses convives. Ceux-ci lui faisaient face, étroitement entassés dans un canapé olive aux ressorts déglingués.
Sa bouche rose et petite en cœur et son visage joufflu encadré par une chevelure châtain trop épaisse et parsemée de quelques barrettes blanches sans utilité, appelaient à la bonhomie. Pourtant son regard vairon connotait une sévérité qui infusait une raideur complète en elle. Pas mauvaise, la femme, âgée d’une bonne soixantaine d’années, laissait transparaître une profonde rigidité liée à une nature autoritaire, à l’image de celle d’un policier, d’un militaire ou d’un professeur de mathématiques à la retraite.
L’ancienne infirmière avait pourtant décidé de collaborer sans faire de manière, offrant tout simplement un peu d’un thé vert sans saveur, et un coin de canapé où Largo, Joy, Simon et Kerensky avaient pris place. Elle accepta de leur parler de Zoé Cavachiello-Gorcci, alias Martina Vecci, de son séjour à l’Hôpital public de Folkstone, de son embauche par Nério et naturellement des derniers mois de la grossesse de la mère de Largo.
Celui-ci buvait sagement ses paroles, assis au bout du canapé, tout près du fauteuil de son oratrice, semblable à un premier de la classe écoutant son institutrice consciencieusement et avec discipline. Le jeune homme se contenait et réagissait froidement aux révélations ainsi qu’aux nouvelles informations, à la fois par respect pour l’autorité naturelle de son interlocutrice, que par lassitude.
Simon et Joy se tenaient serrés l'un à l'autre, au milieu d'un canapé trop bas, dont les coussins et ressorts usés les faisaient s'enfoncer dedans. Menant l’entrevue, ils coupaient par moments le récit de la matrone médicale à la retraite pour poser quelques questions ou émettre certaines remarques. Marion Selway les toisait alors, prenait un temps de pause afin de signifier qu’elle était le centre d’intérêt, celle qui détenait les clés, celle qui tenait le plus grand rôle de la scène, puis répondait, avant de poursuivre son récit sur un ton régulier et monocorde.
Son ton dénué de toute émotion, d’affection ou autre en évoquant Zoé rendait les choses plus faciles aux intéressés, et notamment Largo. Son récit en paraissait moins réel, moins lourd de sens. Ils avaient le sentiment d’être étrangers à l’histoire, d'écouter un conte relaté par leur nourrice, un conte avec ses fées, ses princes et dragons. Puis ils iraient se coucher, comme des enfants sages. Sans risque de faire de cauchemar, car ce type de conte de fées se termine toujours bien, dans le meilleur des mondes.
Kerensky observait le spectacle avec plus de recul, sans rôle actif. Il écoutait d’une oreille l’histoire de Marion Selway, la jaugeant, et cherchant dans la maison les traces confirmant le profil qu’il avait tracé d’elle auparavant, d’après ce qu’il avait vu, entendu et lu, sur son dossier personnel qu’il avait, bien sûr, piraté avant de la contacter.
Un mobilier désuet, dénotant d'un manque total de bon goût. Sur les meubles à pas chers, sombres, bancals et mal assortis qui remplissaient les rares vides du petit pavillon dans lequel vivait Marion, des couches de poussière à provoquer un choc anaphylactique à Superman, des bibelots sans valeur et obsolètes provenant d’on ne sait où, et quelques broderies ou coussins aux points de couture grossiers d’une débutante nouvellement à la retraite.
Un raclement de gorge arracha le Russe à sa contemplation méthodique des lieux, pour le faire revenir dans le vif du sujet. Avec l’infirmière Selway, impossible de resquiller, les brebis galeuses ne sont pas admises dans son cercle. Kerensky remarqua toute une série de médailles et de décorations militaires fièrement accrochées dans une vitrine au-dessus de l’immonde fauteuil vert bouteille. Le père de Marion Selway, le Lieutenant Colonel Humphrey Tiburste Selway 3è du nom, faisait partie des Marine’s et avait été un des héros de la boucherie, euh pardon, du débarquement de Normandie.
Marion devait avoir été élevée dans un milieu strict et conservateur de droite, ce qui expliquait sa sévérité de façade et son autorité naturelle. Le patriotisme était également latent chez elle, si l’on en jugeait par la bannière étoilée américaine fièrement punaisée sur la tapisserie à fleurs oranges jaunie datant de la fin des années 70, et par la présence d'un calendrier des pompiers de New York 2001, demeuré depuis tout ce temps à la page de septembre, seulement annotée de trois rendez-vous :
- 8/12 : check-up chez Dr Ried
- 13/12 : Réunion de co-propriété
- 25/12 : déjeuner chez papa.
Vieille fille et vie sociale limitée voire réduite au strict minimum. Tout un programme. Kerensky rencontra son regard sévère à nouveau. Difficile d’éprouver le moindre sentiment de compassion pour cette vie recluse et solitaire que menait l’ancienne infirmière Selway. Elle n’avait rien de pathétique : droite, digne, sans faille. De toute évidence, elle menait la vie qu’elle avait choisie.
Kerensky pensa qu’après tout, sa vie n’était pas si différente de la sienne, à la différence près qu’il était doté d’un goût certain pour l’art mobilier, et qu’il avait en horreur toute manifestation d’un quelconque patriotisme. Cette pensée le fit esquisser bien malgré lui un léger sourire sardonique que l’infirmière nota aussitôt avant de lui adresser un froncement de sourcils réprobateur. Il fila droit et mit un terme à ses digressions internes, pour se focaliser sur la conversation.
“ C’est là que Nério Winch vous a engagée ? demanda inutilement Joy.
- Tout à fait, mademoiselle. J’ai pris un grand soin de Mlle Vecci, puisque tel était le nom sous lequel je la connaissais, chose que Mr Winch avait fort appréciée. Et je n’avais posé aucune question sur son état : anémie, hypoglycémie, hypertension, déshydratation, multiples plaies et contusions, ni sur ce qui l’avait provoqué. Mon manque de curiosité a été particulièrement apprécié par votre père. J’ai su plus tard que son dossier médical ne mentionnait que l’anémie. J’ignore à qui il a graissé la patte pour obtenir cette falsification. A moi, il m’a juste proposé ce travail. Il disait que sa cousine ... C’est ainsi qu’il la présentait, une cousine, pour ne pas attirer l’attention, comme si moi, j’étais assez stupide pour avaler ça ... Bref, il disait que sa “ cousine ” avait quelques ennuis. Il souhaitait la mettre à l’abri, quelques temps. A l’écart, bien cachée. Et il avait besoin d’une personne au sang froid, qui avait du cran et une expérience médicale pour prendre soin d’elle. Il a précisé que ce serait très bien payé. Et ça l’a été. Avec ce pécule, j’ai ouvert un snack avec mon père, du côté de Fairville. La construction d’une autoroute près de mon fonds de commerce m’a contrainte à mettre la clé sous la porte et à reprendre mon métier d’infirmière pour rembourser les dettes occasionnées par ma faillite. Je n’aurais pas dû me lancer dans les affaires. Si j’avais gardé cet argent placé pour le faire fructifier, j’aurais pu m’acheter une belle maison en Floride pour mes vieux jours, et placer papa dans une bonne maison de retraite. Voyez-vous, sa pension de l’armée lui est insuffisante. La Défense n’est pas pingre, mais avec tout ce qu’il se passe, ils ont raison de mettre tous leurs fonds dans notre guerre. ”
Marion soupira et lissa légèrement sa jupe comme elle le faisait à intervalles réguliers depuis le début de son entretien, pour se donner de la contenance et se laisser le temps de remettre ses idées en ordre.
“ Je n’ai jamais eu un bon nez pour prendre les décisions qu’il fallait. J’aurais dû m’engager dans les antennes médicales en Corée. Peut-être aurais-je pu faire carrière dans l’armée. Mais voyez-vous, je caressais ce rêve depuis longtemps, la restauration. J’économisais péniblement les fonds pour monter mon affaire et la proposition de votre père tombait à pic. En plus, ça me permettait de quitter la Virginie. C’était un coin que je n’aimais pas, moi qui avais toujours vécu à New York.
- Que vous proposait exactement Nério ? s’enquit Simon pour aller dans le vif du sujet.
- Une très belle somme, un dévouement sans bornes, le secret total. Il m’a bien précisé que le deal comportait certains risques. Des risques importants. J’avais bien compris, rien qu’en regardant le visage tuméfié de la petite. Ah, c’étaient pas des tendres ceux qui lui étaient tombés dessus ! Alors, j’ai dit ce qu’il en était à Mr Winch : ces blancs-becs ne risquaient pas de m’impressionner, j’étais solide comme un roc. Pas pour rien que mon père était un héros de la guerre. Il m’a élevée à la dure, j’étais l’aînée de six enfants, et comme maman est morte en couche des deux derniers, je devais être perpétuellement au front. Rien ne me faisait peur. J’ai dit à votre père que sa “ cousine ” serait entre de bonnes mains avec moi. Il n'a rien dit et a griffonné quelques phrases sur un bout de papier. Mais avant de me le donner, il m’a demandé si j’avais déjà assisté et pratiqué un accouchement. J’ai dit que oui, tu parles, ça m’arrivait sans arrêt depuis que j’avais endossé le costume d’infirmière, comme si les morveux ne voulaient que moi pour donner leur premier bonjour au monde. Ma réponse l’a satisfait. Il m’a dit que votre mère, le jour de l’accouchement _ oh il ne devait plus lui rester que deux ou trois mois de grossesse à tout casser _ eh bien elle ne devait pas être conduite à l’hôpital. Sinon elle aurait des problèmes. Et l’enfant lui serait peut-être enlevé par les mêmes types qui l’avaient amochée. Il m’a bien précisé plusieurs fois que ce serait à moi de procéder à l’accouchement, et m’a demandé plusieurs fois si je m’en sentais capable. La réponse était évidente. Alors, il m’a donné le bout de papier et il est parti.
- Qu’y avait-il d’écrit ? demanda Joy.
- Des instructions. Je devais emmener Mlle Vecci dès le lendemain, une voiture m’attendait. Le tracé de mon parcours disait que je devais m’arrêter dans plusieurs villes de différents États, pour changer de véhicule. Ne jamais utiliser mon vrai nom pour les hôtels et tout ça, toujours payer en liquide pour la nourriture et autre. Faire le moins de pauses possible. La destination finale, c’était San Francisco. ”
Marion cessa brusquement son débit vertigineux de paroles, lissant à nouveau compulsivement sa robe, et fronça les sourcils.
“ En arrivant à San Francisco, j’ai cru que votre père s’était bien foutu de moi. L’adresse qu’il m’avait donnée était l’une de ces stupides baraques accueillant des communautés de hippies. Tous des bitniks et des drogués. J’ai cru atterrir chez les fous. J’ai voulu faire demi-tour et puis Mlle Vecci m’a expliqué calmement qu’elle serait en sécurité ici, et que personne ne viendrait l’y chercher. Et c’est vrai que ce n’était pas bête. La petite était maligne. Très sage pour son âge. Elle avait l’air de traîner derrière elle un assez lourd passif. Bref, j’ai fini par baisser les armes, et nous sommes restées chez ces hippies. Au demeurant accueillants, même s’ils n’avaient rien dans le ciboulot. Moi j’évitais de me mélanger à ces fous, mais Mlle Vecci avait le contact facile et s’était fait quelques amis. Il y avait tout de même une sage-femme avec nous. Dans ces communautés, elles étaient utiles, avec le nombre de gamines en cloque et célibataires qui traînaient dans ce milieu. Elle m’a bien aidé, surtout le jour de l’accouchement. Une brave femme, même si elle s’était faite rebaptiser Arc en Ciel. Ridicule pour une femme de son âge. Mais enfin, la vie n’a pas été totalement désagréable, en attendant le terme de la grossesse de Mlle Vecci. A part quelques jeunes drogués stupides, qui faisaient un boucan infernal avec leur musique, et qui donnaient mal au crâne avec leurs effluves de chanvre, la communauté était, disons, sympathique dans l’ensemble. Après tout, je n’étais pas là pour parler politique avec ces jeunes gens, même si je pensais que leur place était au Viêt-Nam, avec nos pauvre Boys. Mais tant qu’ils m’aidaient à soigner et à protéger Mlle Vecci, je ne leur disais rien. Votre mère était une personne bien, une jeune femme avisée. J’ai apprécié sa compagnie. Elle facilitait les choses, à tout le monde. Mais on sentait la pauvre enfant si triste par moments. Il lui arrivait, certaines journées, de passer des heures entières prostrée sur un fauteuil, la main sur son ventre rond, le regard dans le vide. Je ne posais pas de questions, ce n’était pas prévu dans mon contrat avec Mr Winch. Mais, il est arrivé qu’elle me fasse de la peine. ”
Marion fit une nouvelle pause, lissa le tissu blanc synthétique de sa robe, et regarda Largo droit dans les yeux pour la première fois depuis son arrivée.
“ Vous êtes né le 4 Novembre 1972 à une heure et demie du matin, par une nuit froide et pluvieuse. J’ai procédé moi-même à l’accouchement, aidée de Mme Judith Arc en Ciel Bowman. Cela s’est bien déroulé, aucune complication. Votre mère était épuisée, mais heureuse et en bonne santé. Une bonne partie de la communauté a assisté à votre naissance. Il y a même une de ces écervelées droguée du nom de Fleur de Lilas qui a procédé à une danse païenne commémorant votre naissance et célébrant le don de la vie, pendant que vous poussiez votre premier beuglement. ”
Marion but une gorgée de sa tasse de thé vert sans goût ni odeur, et reprit d’une voix tranquille.
“ Un beau bébé. Vous aviez les fesses roses. ”
Ce fut le signal qui balaya la tension ambiante. Simon ne put s’empêcher d’éclater de rire tandis que Kerensky haussait un sourcil intéressé et que Joy esquissait une moue amusée. Largo hocha la tête, à la fois embarrassé, curieux et content.
“ Merci du compliment ... dit-il finalement.
- C’était sincère, rajouta Marion, mi sérieuse, mi goguenarde. Votre mère était si heureuse. Elle a décidé de vous appeler Largo, en souvenir de son jeune frère qu’elle avait perdu à l’âge de dix ans. Ses yeux brillaient d’un tel bonheur la première fois qu’elle vous a tenu dans ses bras. ”
L’infirmière à la retraite fronça les sourcils, un voile sombre passant furtivement sur ses traits.
“ La pauvre enfant n’a pas eu le loisir de profiter de vous très longtemps.
- Que s’est-il passé ?
- Je n’y ai pas compris grand-chose vous savez. Leurs histoires étaient compliquées, je n’étais pas suffisamment importante pour être mise dans la confidence. Je peux juste vous répéter ce que j’ai vu. La nuit de votre naissance, j’ai fait prévenir votre père, comme c’était convenu. Il est arrivé dès le lendemain matin. Et il vous a enlevé à votre mère. ”
*****
... 1972
Nério franchit la porte de la chambre où se reposait son ancienne compagne. Le teint livide, les traits tirés, elle tentait de regagner quelques forces, en restant allongée et en prenant un petit-déjeuner copieux. Mais son plateau de nourriture ne l’intéressait pas. Tout ce qu’elle voyait dans son monde, c’était un petit bébé qu’elle gardait dans ses bras, serré contre son cœur.
Elle souriait, et c’était comme si son magnifique sourire balayait tous les soucis et toutes les épreuves qu’elle avait endurés toute sa vie. C’était comme si ce garçon, son garçon, lui avait finalement rendu justice, avait justifié son parcours, ses souffrances. Sa présence aussi suffisait à justifier qu’elle seule ait survécu au massacre de sa famille, cinq années plus tôt. Au travers des yeux bleus et curieux de ce nouveau-né, c’était un monde nouveau qu’elle entrevoyait. Un monde où l’espoir renaissait pour elle.
Nério regardait Zoé, songeur. Son visage irradiait d’un bonheur sans borne, elle n’avait même pas remarqué sa présence. D’un signe de tête, il fit comprendre à l’infirmière Selway qu’il souhaitait rester seul avec elle, et celle-ci s’exécuta. Elle referma la porte derrière elle, et Nério se détendit, sans se soucier plus longtemps de l’aide-soignante qui demeura l’oreille collée contre la porte, espionnant leur conversation. L’homme d’affaire fit quelques pas, puis saisit finalement une chaise qu’il disposa au chevet du lit, avant de s’y installer.
Zoé sembla remarquer pour la première fois sa présence mais ne détourna pas son regard de l’enfant.
“ Alors voici mon fils ? dit Nério, presque sans voix.
- J’ai décidé de l’appeler Largo. Tu es d’accord ? ”
Nério prit le temps de la réflexion.
“ Et après tu oserais me dire que tu n’es pas obsédée par la disparition de ta famille ... ”
Zoé leva un regard rapide vers son ancien amant, regard qui signifiait que même tout son cynisme et sa dureté ne pourraient l’arracher à sa plénitude. Il n’insista pas.
“ Largo Winch. Un nom de battant. Ca me plaît. ”
Nério observa un instant le portait de famille, la mère lasse et heureuse, et l’enfant beau et tranquille qui remuait ses petites mains en direction de son père, comme pour vouloir l’attraper. Sans avoir besoin de se concerter, Zoé se détacha lentement de son fils et le confia à son père, légèrement maladroit, qui mit un moment avant de le caler naturellement entre ses bras. Le garçon émit un petit gazouillis satisfait.
“ Il sait qui tu es ... commenta à voix basse Zoé.
- Non, il ne sait rien. Il n’a aucune idée de ce qui l’attend. Ni de ce que représente l’enjeu de sa naissance.
- Alors tu l’as fait ? Tu les as quittés ? ”
Nério ne répondit rien et se plongea dans le regard éveillé de son fils. Il esquissa un léger sourire. Puis son sourire s’élargit. Zoé pensa que c’était la première fois depuis bien longtemps qu’elle voyait Nério sourire à pleines dents. Il lui semblait même qu’il était heureux.
“ Cette nuit ... dit-il finalement, sur un ton presque anodin, absorbé par la contemplation de son héritier. Je les ai quittés dès que j’ai su qu’il était arrivé. C’est terminé.
- Alors j’ai devant moi un homme neuf ? murmura Zoé. Espérons que l’homme neuf restera en vie suffisamment longtemps pour voir grandir l’enfant qu’il tient dans ses bras. Tu sais qu’il va avoir besoin de son père ?
- Et son père sera là pour lui. Je n’ai aucun doute à ce sujet. ”
Zoé regarda son fils, une lueur de tristesse soudaine brillant dans son regard devenu humide.
“ J’étais tellement absorbée par ce bonheur que j’avais tout oublié. Qu’allons-nous faire maintenant Nério ?
- L’élever et le protéger.
- Comment ? ”
Nério détacha pour la première fois son regard de son fils.
“ Je le garderai avec moi. A l’abri de tous les dangers.
- Et moi ? ”
L’homme d’affaires détourna les yeux.
“ Tu peux choisir de venir avec nous.
- Ou je pourrais partir seule avec lui.
- Ne dis pas n’importe quoi Zoé ! gronda soudain Nério.
- Si tu le ramènes à New York alors que tu viens à peine de quitter la Commission, ils s’en prendront à lui. Tu le sais. Ils vont le tuer, ou se servir de lui, peu importe, le résultat sera le même. Avant de mourir, mes parents avaient pris des dispositions, ils avaient acheté les documents de Van Patten. Je les ai. Ils m’ont protégée, pendant plusieurs années, et ils pourront encore nous protéger tous les deux. Il suffit que tu acceptes de me laisser partir avec lui.
- Hors de question.
- Nério, c’est la meilleure solution, si tu ne me le confies pas, tu seras obligé tôt ou tard de l’abandonner.
- Jamais je ne ferais ça à mon fils !
- Pense à son avenir ... le supplia Zoé.
- J’y pense sans arrêt. Son avenir, c’est le Groupe W. C’est pour ça qu’il repartira avec moi, avec ou sans ton accord.
- Et tu le priverais de sa mère ?
- Comme toi tu veux le priver de son père. Si vous disparaissez tous les deux, je ne le verrai jamais grandir.
- Et tu sais très bien que si tu l’emmènes à New York, c’est moi qui serais séparée de lui. ”
Nério la dévisagea d’un air sombre.
“ Tu n’aurais jamais dû partir. Si tu ne m’avais pas quitté, nous ne nous poserions même pas la question.
- Et prendrions-nous la bonne décision ? Au Groupe W, la Commission lui tombera dessus. Je veux que mon fils grandisse en paix, et en sécurité.
- Il ne sera pas plus en sécurité avec toi qu’avec moi.
- Nério, calme-toi, nous devons en discuter, je t’en prie.
- C’est déjà décidé. ”
Nério se leva, serrant son fils contre lui qui commençait à pleurer, perturbé par les éclats de voix autour de lui.
“ Non Nério, ne me l’enlève pas, s’il te plaît ! le pria-t-elle, la voix tremblante.
- Tu n’as pas le choix. Peu importe la décision que nous prendrons, les dés sont jetés. Cet enfant a des ennemis qui ne le lâcheront jamais parce qu’il a un destin à accomplir. Toi, tu essaieras de retarder ce moment, aveuglément, jusqu’à ce que l’inévitable frappe à sa porte. Moi je l’y préparerai. Ses meilleures chances sont avec moi.
- Nério c’est mon fils ! protesta-t-elle dans un sanglot.
- C’est mon nom qu’il portera. Et il vaut mieux pour lui qu’il ne sache jamais d’où il vient.
- Pourquoi veux-tu me punir à ce point ? Je t’ai fait si mal ?
- Ca n’a rien à voir. C’est mon fils. C’est avec moi qu’il doit vivre.
- Tu n’as aucun droit de parler de lui comme ça ! Il n’est pas l’un des multiples maillons de ton Empire. Il est notre enfant. Et moi je ne compte pas ? ”
Nério réfléchit un moment, caressant la tête de son enfant, espérant le calmer des pleurs qui le secouaient.
“ Tu peux encore choisir de repartir avec moi. ”
Zoé laissa glisser silencieusement ses larmes sur son visage.
“ Non. ”
Nério hocha la tête.
“ Alors le sort en est jeté. Si tu veux le voir, ma porte sera toujours ouverte. Si tu ne viens pas, je lui dirai que tu es morte. Il vaut mieux qu’il le croit. ”
Zoé baissa la tête, laissant le torrent de larmes lui dévaster le visage sans rien faire pour l’arrêter.
“ J’espère que tu comprendras assez vite l’erreur que tu fais ... lâcha-t-elle à peine audible . Avant qu’il ne soit trop tard. Largo risque sa vie. ”
Nério ignora sa remarque et franchit la porte de sa chambre. Il quitta San Francisco avec son fils, et ne revit plus jamais Zoé.
*****
“ Allô Largo ? Largo, c’est toi ? Je t’entends très mal ... ”
Le milliardaire, installé dans le fauteuil de son bureau, venait d’établir une communication téléphonique avec le Père Maurice du Monastère de Sarjevane. Les pistes s’arrêtant toutes au moment où Nério l’arrachait à sa mère pour l’emmener à New York, son seul recours était l’homme d’église qui avait participé à son éducation.
“ Bonjour mon père. Comment allez-vous ?
- Eh bien nous aurions besoin d’un peu plus de main d’œuvre pour réparer notre toiture, le Père Fabrice s’est luxé une hanche en tombant ce matin. A part ça, tout va bien. Mais tu as une voix bizarre Largo. Ca ne va pas ? ”
Le jeune homme eut un sourire dérisoire en entendant la question, puis prit sur lui pour expliquer la situation à son père spirituel.
“ J’ai découvert qui était ma mère. ”
Le silence qui suivit cette déclaration fut évocateur. Le moine accusa le coup, sûrement pas préparé à une révélation de ce genre. Largo imagina qu’il s’asseyait quelque part ou prenait appui pour faire passer l’émotion.
“ Et qui était-elle ?
- Elle s’appelait Zoé. Zoé Gorcci. J’aurais beaucoup à vous dire sur elle, j’espère que vous aurez la patience de m’écouter. Mais j’ai avant-tout quelques questions à vous poser.
- Largo, je n’ai jamais su qui était ta mère, tu viens de me l’apprendre et ...
- Je sais. Le lendemain de ma naissance, Nério m’a enlevé à ma mère. J’aimerais savoir ce qu’il s’est passé. D’après un témoin de l’époque, il semblait bien décidé à me garder auprès de lui. Alors pourquoi m’a-t-il abandonné ? ”
Le père Maurice toussota à l’autre bout du fil. Largo prêta attentivement l’oreille pour ne pas perdre une miette de ce qu’il allait dire malgré les fritures sur la ligne.
“ Après ta naissance, ton père t’a effectivement gardé près de lui, pendant quelques semaines. Mais il a vite compris que ce n’était pas une bonne idée. Au cours de ces semaines, il y a eu trois attentats dirigés contre toi, soit pour te tuer, soit pour t’enlever. Nério n’en trouvait pas le sommeil, craignant à chaque minute qu’on ne s’attaque à toi. Tu étais sans défense. C’était presque trop facile pour ses ennemis de la Commission. Il était débordé par les événements. Après le troisième attentat, au cours duquel il avait pris une balle dans la cuisse pour te sauver, il a pris sa décision. Sans même prendre le temps de passer à l’Hôpital pour sa blessure, il t’a emmené, en avion, ici, à Sarjevane. Il disait qu’il n’avait plus le choix. Il t’a laissé au Monastère, et m’a demandé de te trouver une famille irréprochable qui te prendrait en pension. Un mois plus tard, avec l’accord de Nério, je t’emmenais chez les Glieber, au Luxembourg. La suite, tu la connais. ”
Largo soupira, le cœur tremblant et serré.
“ Je vois mon Père. Merci.
- Tu veux m’en parler ?
- Plus tard mon Père. Plus tard. Je dois vous laisser. Je vous rappellerai. ”
Largo raccrocha rapidement et resta prostré au-dessus du combiné un long moment. Tout se bousculait dans sa tête, et les révélations étaient difficiles à avaler. L’histoire de Marion Selway, ce qu’elle lui avait rapporté de la dernière conversation entre Zoé et Nério. Son père l’avait enlevé à sa mère. Comme bien souvent lorsqu’il pensait à son père et à ses agissements passés, un sentiment de mépris et de dégoût l’envahissait. Nério était un homme complexe, qu’il ne pouvait pas comprendre sans l’avoir réellement connu. Aussi ne pouvait-il s’empêcher de le juger, sans essayer de se mettre à sa place.
Comment avait-il osé le séparer de sa mère ? Peut-être croyait-il faire au mieux. Peut-être avait-il eu mal. Mais Zoé était sa mère, il en avait privé son fils. Et il avait blessé délibérément cette femme qu’il avait si ardemment aimée, au point de lui faire un enfant. L’avait-il seulement aimée sincèrement ? Comme toujours dès qu’il s’agissait de son père, le jeune homme partait dans des conjectures et hypothèses insatisfaisantes. Il ne savait pas quoi penser et se contenta de se dire qu’il lui en voulait. Pour tout. Et pour avoir traité sa mère de cette façon, alors qu’elle était couchée sur un lit et qu’elle venait de le mettre au monde.
Puis ses pensées bifurquèrent vers sa mère. Il n’avait plus de piste à suivre. Plus personne à interroger, la brèche s’était éclusée. D’après Marion Selway, elle était restée une semaine supplémentaire dans la maison de San Francisco puis était partie un beau matin sans laisser de traces. Plus tard, des hommes malfaisants et armés étaient venus la demander, tabassant ceux qui ne leur répondait pas assez vite. Mais ils arrivaient trop tard, elle s’était enfuie, à l’abri. Et qu’avait-elle fait par la suite ?
S’était-elle camouflée, grâce à ces fameux documents, les documents de Van Patten ? Etait-elle en vie ? Si oui, savait-elle que lui l’était et qu’il avait repris le Groupe W ? Oui, elle devait certainement le savoir. Alors pourquoi demeurait-elle muette ? Pourquoi ne se manifestait-elle pas ? Etait-elle encore en danger ?
Ou bien était-elle morte, comme Nério ?
Largo se sentait frustré. Avoir appris tout ça, pour finalement buter au dernier moment, pour rester coincé à la dernière marche le rapprochant de la vérité. Il frappa du poing sur la table et tenta de récapituler ce qu’il savait. Et il revenait toujours à ces documents dont Zoé avait parlé à son père le jour de leur dernière entrevue. Les documents de Van Patten. Ceux qu’elle tenait de ses parents et qui d’après ses dires l’avaient protégée de la Commission. De quoi pouvait-il s’agir ?
Aussitôt, il fonça vers la besace noire que Joy et Simon lui avaient laissée, et dans laquelle ils avaient rangé les carnets ayant appartenu à son grand-père, Pier Gorcci. Il choisit de consulter les plus récents, ceux datant des dernières semaines avant le drame qui coûta la vie à ses grands-parents et à ses oncles. Puis il se plongea dans cette lecture obsessive et compulsive, jonglant avec ses souvenirs d’italien quelques peu effacés par les années, avec la lassitude et avec sa passion pour la vérité.
Van Patten, Van Patten ... Le nom défilait, tournoyait dans sa tête, il voulait savoir ce que cela signifiait, espérant obtenir l’ultime piste qui le conduirait vers sa mère. Au détour de chaque page qu’il survolait il cherchait ce nom, avec le plus d’objectivité possible, luttant contre l’envie de se laisser émouvoir par le personnage qui avait écrit les lignes qu’il lisait et dont la personnalité se devinait au fil des mots. Il lisait l’histoire de sa vie. Ses joies, ses peines, sa famille dont il était si fier, sa foi et sa passion dans son travail. Son grand-père n’était pas très différent de lui, il s’agissait d’un homme fort et déterminé, qui ne cherchait qu’à être entouré par ceux qui l’aimaient et à leur rendre son amour.
Son cœur se serra lorsqu’il lut les pages les plus récentes, celles où Pier apprenait que sa femme avait intégré la Commission Adriatique sans l’en avertir. Il lut dans sa détresse, dans son affolement. Son grand-père connaissait depuis toujours leur existence, et terrifié par cette ombre qui planait sur son entreprise et qui voulait en prendre le contrôle, il n’avait osé en parler à personne, ni à son fidèle bras droit, Guido Visconti, ni à sa propre femme. Et celle-ci était tombée dans le piège.
Puis la peur, le désarroi. Pier commençait à relater les journées les plus sombres de son existence. Les menaces de la Commission sur sa femme, sur ses enfants. Ses deux aînés qui lui posaient de plus en plus de questions. Et Zoé. “ Son impétueuse et brillante Zoé ” qui lui en voulait, et qui le croyait malhonnête. Sa femme se morfondait, et se confondait en excuses, tentait de se racheter, mais un lien s’était brisé entre eux. L’homme qui écrivait ces lignes était mélancolique et déprimé.
Puis plus rien. Les carnets datant des deux dernières semaines de la vie de Pier Gorcci manquaient à l’appel. Probablement pris par Zoé ou quelque pilleur. Largo ne vit apparaître le nom de Van Patten qu’une seule fois.
9 Juillet 1967
Aujourd’hui, Antonia et moi avons dû nous résoudre à retirer les enfants de leur école. Ils sont harcelés par la presse, méprisés par leurs professeurs. Et les autres enfants peuvent se montrer si cruels. Ai-je bien fait de dénoncer les malversations ayant cours au sein des Industries Cavagorcci ? Tous m’accusent de corruption, de racket et d’intimidation. Ma réputation vole en éclat. Mes enfants ne me regardent plus de la même manière, à tel point que le matin, lorsque je me vois dans la glace, je commence à me persuader que je suis coupable, que je suis mauvais.
Antonia tente de se rapprocher de moi. J’ai envie de lui pardonner, je voudrais tant qu’on se soutienne comme par le passé. Nous en aurions tellement besoin. Mais c’est au-dessus de mes forces. Et je ne veux pas que les enfants la croient associée à tout cela. Elle doit rester indemne, loin du scandale, pour eux.
Elle me manque.
Elle me demande tous les jours ce que nous pouvons faire contre la Commission. Elle me répète qu’ils ont forcément un talon d’Achille, un point faible que nous pourrions exploiter pour protéger notre famille et fuir. Il existe bien les documents de Van Patten, qui ont disparu après la guerre. J’ai entendu dire qu’ils avaient été rachetés par un collectionneur membre de la Commission, qui les cache.
Mais pour me les procurer, il faudrait que je trouve quelqu’un d’assez fou pour les voler, or c’est trop risqué. Et je suis trop las pour me battre. Demain je suis convoqué par le Procureur. Que vais-je lui dire ? Mes mensonges seront-ils suffisamment convaincants ? Je dois à tout prix innocenter Antonia et tout prendre à sa place. Nos enfants ont besoin de leur mère. Tant pis pour le déshonneur.
Le déshonneur ...
Le texte s’arrêtait là. Il s’agissait de l’une des dernières pages du dernier carnet dont il disposait. Van Patten. Que pouvaient bien être ces documents ? En quoi étaient-ils dangereux pour la Commission Adriatique ?
Largo poussa un profond soupir et se frotta les yeux. Il abandonna les carnets, décidant de se reposer sur les efforts de Kerensky qui faisait déjà des recherches sur le nom. Que pouvait-il faire d’autre ? Rien à part attendre. Il dégagea la multitude de carnets noirs qui encombraient son bureau, en fit glisser quelques uns sur le sol, le tout pour remettre la main sur les photos de famille. Il admira pour la millième fois le cliché de Zoé pris à San Diego, dans sa robe parme. Son sourire parut l’apaiser. L’idée qu’elle était vivante quelque part l’apaisait aussi. Ainsi son sourire ne s’était peut-être pas éteint. C’était une belle démonstration d’espoir.
Il fouilla un peu son désordre pour reprendre de plus vieilles photos, retrouvées dans la malle de la maison d’Anabeth dans le Maine. Il contempla avec plus de soin et de curiosité les photos de sa mère enfant, de ses oncles. Il examina longuement le plus jeune des enfants Gorcci, son homonyme, un gamin au visage doux et à l’allure intrépide qui avait du mal à rester en place sur les photos.
Puis, il chercha hâtivement une photo de l’homme qu’il avait l’impression de connaître, après avoir pénétré dans ses pensées : Pier Gorcci. Il trouva une photo de lui, vêtu d’un pantalon à pinces à rayures, d’une chemise d’un blanc éclatant et d’un gilet gris, tenant une casquette à la main. Son regard était lumineux, entouré de rides d’expressions. Son sourire chaleureux et magnifique. Zoé avait le même sourire que son père. Sur le cliché, il passait son bras autour de la taille de sa femme, Antonia. Une grande et belle brune, élancée, dont le visage d’une sensualité et d’une grâce exquises était illuminé par un sourire en coin dénotant toute son assurance. Elle avait de petits yeux gris et intelligents, plissés, qui brillaient encore sur le vieux cliché.
Son regard lui semblait si familier. A tel point qu’il finit par obséder Largo. Il rechercha d’autres photos d’elle, seule, en plan plus serré. Il en dénicha deux autres et l’impression de familiarité grandissait. Il avait déjà vu ce regard, il connaissait cette femme, il en était certain.
Un éclair de lucidité.
C’était évident.
Cela lui paraissait tellement évident qu’il voulut se maudire pour ne pas l’avoir vu plus tôt. Il emporta l’un des clichés avec lui et se rua vers la porte pour se diriger vers le bunker.