Joy se renfrognait, calée dans son siège et ne faisant pas un seul mouvement, espérant qu’on finirait par l’oublier. Simon, quant à lui, était hilare.
“ T’es une petite cachottière Joy ! se délecta le Suisse. Je ne savais pas que tu allais jusqu’à marchander tes charmes pour la sécurité de Largo.
- Simon si tu veux que je te fracasse le crâne avec cet écran d’ordinateur, dis-le tout de suite !
- Aïe, j’ai touché la corde sensible.
- Ce n’est qu’un dîner ! Pas de quoi en faire une histoire ...
- Hey ! protesta Douggie. Je l’ai gagné chèrement moi, mon dîner en tête-à-tête avec Miss Arden ! J’ai tout bien surveillé Largo à Montréal, moi, je l’ai même sauvé héroïquement quand le tueur à gages cinglé a voulu lui faire exploser sa belle gueule ! Appelez-moi SuperIrishMan !
- Ta nouvelle conquête est sympathique Joy, s’amusa Kerensky. Il attire les ennuis comme un aimant, il perd aux courses de lévriers, triche au poker, et en plus de tout ça, il ment comme un arracheur de dents.
- Ben quoi ? Vous me croyez pas ? Pourtant c’est vrai que je l’ai sauvé, Largo ! ”
Douggie ignora les sourires goguenards de Kerensky et Simon et se rapprocha de Joy.
“ Allez-y, moquez-vous, mais il n’empêche, on arrive à la fin de l’histoire, et c’est moi qui part avec la jolie fille !
- Hola t'emballe pas Douglas ! le stoppa Joy. Un dîner, ça ne signifie pas partir faire le tour du monde avec toi à bord d’un voilier.
- Ah ? Dommage. De toute façon j’avais pas les moyens pour louer un voilier. Enfin ... J’ai un super tuyau pour un canasson sur la course de vendredi après-midi et ...
- Douggie ! ” crièrent-ils tous ensemble.
L’Irlandais eut un sourire penaud.
“ D’accord, d’accord ... J’arrête avec les paris ... ”
Simon allait rétorquer quelque chose quand l’arrivée brusque de Largo les interrompit.
“ Joy ! ” cria-t-il en ouvrant avec fracas la porte du bunker.
La jeune femme tourna la tête vers lui, avec curiosité.
“ Qu’y a-t-il ? ” demanda Simon à sa place.
Le milliardaire descendit les marches et se dirigea droit vers la jeune femme, lui montrant la photo de sa grand-mère.
“ Quoi ? s’enquit Joy en saisissant la photo, sans comprendre.
- Regarde, regarde cette femme attentivement. ”
La jeune femme s’exécuta, concentrée, puis au bout d’un moment leva un regard perplexe vers son patron.
“ Qu’est-ce que tu essaies de me faire dire ? tenta-t-elle, méfiante.
- Tu l’as vu toi aussi, n’est-ce pas ? ”
La jeune femme n’osa pas répondre.
“ Écoute Largo ...
- La ressemblance est frappante ! Ne me dis pas que ce visage ne t’est pas familier Joy !
- Elle lui ressemble c’est vrai, mais de là à dire que c’est elle ... Largo ...
- C’est forcément elle !
- Cette photo a presque 40 ans et ...
- Joy, c’est elle !
- Tu prends peut-être tes désirs pour des réalités Largo ... Tu te rends compte du nombre infime de chances pour qu’elles soient la même et unique personne ! Antonia Gorcci est morte dans un incendie en 1967 je te signale.
- Le truc avec les incendies, c’est qu’on ne retrouve pas les cadavres. Kerensky, fais-moi une recherche immédiate sur Anabeth Librazzo. ”
Le Russe ne se laissa pas surprendre très longtemps et se mit aussitôt à pianoter frénétiquement sur son ordinateur. Douggie se gratta le crâne, tentant de comprendre.
“ Attendez ... Anabeth Librazzo ce n’est pas la vieille dame que vous avez vue dans le Maine ?
- Elle-même, répondit Largo. Et sa ressemblance avec ma grand-mère, Antonia Gorcci, est trop frappante pour que ce soit une coïncidence.
- Joy ? fit Simon, demandant confirmation.
- C’est vrai qu’elles se ressemblent mais ... Ca me paraît dingue.
- Mais elle vous l’aurait dit, qu’elle était la mère de Zoé, si c’était le cas, non ? demanda Simon.
- Nous avons préféré rester discrets pour ne pas attirer l’attention sur notre enquête, et nous ne lui avons jamais dit comment s'appelait ma mère ... expliqua rapidement Largo, regardant Kerensky travailler, par-dessus son épaule. D'ailleurs, elle n'a jamais vu le contenu de la malle qui était entreposée dans un grenier avec les affaires personnelles de sa propriétaire, Connie Spellman ...
- Il n’empêche que ça me paraît toujours dingue, déclara une Joy sceptique.
- Eurêka ... marmonna Kerensky. Je suis tombé sur l’acte de naissance de Anabeth Librazzo et ... Sur son acte de décès.
- Elle est morte ?
- Oui, il y a plus de 75 ans maintenant, à l’âge de six jours. L’identité idéale à voler quand on veut en changer. La femme que vous avez vue dans le Maine est une usurpatrice.
- On est sur la bonne voie ... déclara aussitôt Largo.
- Attends, le calma Joy. Elle nous a dit qu’elle n’a jamais eu d’enfants, ni de famille.
- Elle a très bien pu mentir. On a essayé de la tuer en 1967, elle a changé d’identité, elle doit tout faire pour éviter d’attirer l’attention sur elle. Ce qui expliquerait qu’elle vive seule, recluse, et qu’elle ne se soit jamais remariée, ni rien.
- Je ne sais pas, c’est fou ... lâcha Joy pour la forme, même si elle commençait à être gagnée par l’enthousiasme de Largo.
- Il n’y a qu’un moyen de le savoir. On doit aller le lui demander. On part pour le Maine, dans l’heure.
- Ca me va. Mais promets-moi de ne pas te jeter sur elle avide de réponse. Si ça se trouve Anabeth n’a rien à voir avec ta grand-mère, elle a très bien pu changer d’identité à cause d’un passé tumultueux qui n’a rien à voir avec ta famille.
- Je sais, ce serait plus raisonnable de le penser. Mais Joy, elle lui ressemble tellement.
- Je comprends. ”
Kerensky attira leur attention d’un raclement de gorge.
“ Avant que vous ne vous en alliez, j’ai du nouveau sur Van Patten.
- Tu as découvert de qui il s’agissait ?
- Oui, c’était un ancien Commandant nazi pendant la Seconde Guerre Mondiale, un proche d’Hitler, qui a échappé aux procès de Nuremberg. Un homme d’affaires très fortuné qui a financé les campagnes d’Hitler avant son accession au pouvoir, afin d’avoir sa part du gâteau quand celui-ci a régné sur l’Allemagne. D’ailleurs ses usines d’armement ont tourné à plein régime pendant le conflit mondial, ce qui l’a rendu encore plus riche qu’il ne l’était déjà. Après la Guerre, il s’est réfugié aux États-Unis et a obtenu l’immunité grâce à son fils, un brillant scientifique qui utilisait les résultats de ses expériences sur les juifs au profit de l’Oncle Sam. Que du beau monde. Il est mort en 1962 d’une attaque cardiaque.
- Mais quels sont ces documents qui intéressent la Commission Adriatique et lui ayant appartenu ?
- Ben peut-être que votre Commandant nazi était de la Commission, suggéra Simon. Après tout ça colle, il était dans les affaires, il avait un pognon monstre, il a joué un rôle dans la Guerre, en a tiré profit et puis c’était un suppôt de Satan.
- Et ces documents évoquaient peut-être la Commission ou les compromettaient peut-être en quelque chose.
- La piste mérite d’être creusée. Je vous laisse faire, décida Largo. Joy et moi allons rendre une petite visite à Anabeth Librazzo. ”
Joy hocha la tête et se leva pour enfiler sa veste quand Douggie fit la moue.
“ Et notre dîner ?
- Ca attendra mon retour ... dit-elle avec un sourire enjôleur.
- Waw, la température monte d’un cran ... s’amusa Simon.
- Je vais finir par être jaloux ... commenta Largo.
- Arrête de dire n’importe quoi, le coupa Joy, et avance droit devant, je ferme la marche. ”
Largo s’exécuta en secouant la tête d’un air amusé et les deux jeunes gens quittèrent le bunker sur un sourire triomphant de Douggie.
“ Avec les filles, j’ai un succès fou ... ” lâcha-t-il sans la moindre modestie.

*****



La maison de caractère, petite et charmante d’Anabeth Librazzo était couverte par une fine et éclatante couche de neige. Aucune tempête à l’horizon, le temps était dégagé, le soleil brillait, un soleil blanc qui ne réchauffait pas les os glacés des visiteurs, mais qui commençait à faire fondre la neige dans laquelle ils s’enfonçaient pour accéder à la demeure.
La porte s’ouvrit sur le visage souriant et surpris d’Anabeth. Son regard se posa tour à tour très rapidement sur Largo et Joy, puis ses yeux gris se mirent à briller. Largo tressaillit. Ces yeux gris. Les mêmes que sur ceux des vieilles photos d’Antonia. Son cœur se mit à battre à folle allure : il n’avait plus aucun doute à présent.
“ Déjà de retour ? s’enquit la vieille femme, sur un ton badin. Vous auriez dû appeler, je n’ai pas fait mes courses et ...
- Nous ... ”
La voix de Largo s’étrangla. Il se sentait incapable de poursuivre et lança un regard suppliant à Joy pour qu’elle prenne les choses en main. La jeune femme hocha la tête, signe qu’elle comprenait.
“ Pouvons-nous entrer ? demanda-t-elle. Nous avons à vous parler. ”
La vieille femme parut intriguée et les fit entrer. Elle leur proposa de passer dans le salon pour discuter, mais Largo restait cloué sur place, la dévisageant attentivement.
“ Vous commencer à m’inquiéter tous les deux, tenta de sourire maladroitement Anabeth, gagnée par leur crispation. Vous êtes si graves. Pourquoi tous ces mystères ?
- Nous devons vous poser quelques questions.
- A moi ? Mais pourquoi ? ”
Joy se tut une seconde, cherchant la meilleure approche. Elle opta pour la manière directe.
“ Nous savons que vous vivez sous une fausse identité et que vous avez usurpé votre nom. Nous voulons savoir qui vous êtes. ”
De l’inquiétude, le regard gris d’Anabeth passa à la peur et à la colère.
“ Allez-vous en ! Tout de suite !
- Ecoutez-nous !
- Sortez tout de suite de ma maison !
- Etes-vous Antonia Gorcci ? ” demanda froidement Joy, passant outre.
La vieille femme parut frémir de colère et ouvrit la porte de sa maison, laissant le vent glacial s’engouffrer dans le chaud corridor.
“ Partez ! leur ordonna-t-elle. Je ne vois pas de quoi vous parlez et vos questions m’importunent ! Si vous m’accusez de quoi que ce soit, allez voir un juge et laissez-moi en paix. ”
Largo fit quelques pas vers la porte et la claqua d’un coup sec de la main. “ Je ne pars jamais sans réponse. Vous êtes Antonia Gorcci. J’en suis certain. Dites-le moi, je vous en prie.
- Je vais appeler la police si vous ne quittez pas ma demeure immédiatement ! ”
Largo poussa un soupir d’exaspération, et fouilla à l’intérieur de sa poche de veste pour en retirer la photo de la jeune femme en parme. Il la montra à Anabeth qui blêmit en une fraction de seconde avant de détourner la tête.
“ Cette femme, Zoé Gorcci, est votre fille.
- Je ne connais pas cette jeune femme ... murmura-t-elle la voix tremblante. Je ne sais rien.
- Ecoutez-moi, je la cherche et ...
- Je ne dirai rien ! cria soudain Anabeth. Retournez les voir ! Allez voir vos chers patrons de la Commission, dites-leur ce que vous voulez, faites-moi assassiner si ça vous fait plaisir, ça m’est égal ! Brûlez en enfer, vous n’avez votre place nulle part ailleurs ! ”
La vieille femme était grelottante, secouée par la rage, et suffoquant de peur. Elle défiait du mieux qu’elle le pouvait ceux qu’elle croyait être ses ennemis, mais son angoisse palpable se lisait dans chacune des manifestations spasmodiques de son corps.
“ Détrompez-vous Anabeth. Nous ne faisons pas partie de la Commission Adriatique ... ” dit lentement Joy d’une voix apaisante en posant une main sur l’épaule d’Anabeth.
Celle-ci eut un mouvement de sursaut quand la jeune femme la toucha puis la dévisagea avec stupeur en comprenant le sens de ses mots.
“ Nous ne vous voulons aucun mal, Anabeth, poursuivit Joy, rassurez-vous. Au contraire. Ni à vous, ni à votre fille.
- Mais alors que me voulez-vous ? ” articula la vieille femme.
Largo prit une profonde respiration et donna à Anabeth la photo de la jeune femme en parme.
“ Zoé est ma mère, Anabeth. ”
Les doigts de la vieille femme se crispèrent sur le cliché en entendant ses mots. Elle leva vers Largo ses deux petits yeux gris, plissés, hagards, incrédules. Elle le scruta attentivement.
“ Zoé ? Ma Zoé, maman ? ” bredouilla-t-elle finalement.
Largo acquiesça, sans voix, un sourire indélébile sur le visage : il avançait. De la lumière, enfin. “ Oui. Oui, Zoé est ma mère. C’est elle que je recherchais quand nous sommes venus ici. Ce sont ses affaires que nous avons emportées. Elles étaient là, tout près de vous, pendant tout ce temps. ”
Anabeth encaissa le choc difficilement, et sans mot dire, regagna le salon pour se laisser tomber précautionneusement dans son large fauteuil calé au coin du feu.
“ Inimaginable ... Inimaginable ... put-elle seulement prononcer. Vous seriez mon petit-fils ? Vous dites la vérité ou est-ce encore un de leurs mensonges ?
- Tout ce que je dis est vrai, assura Largo en s’asseyant en face d’elle. Je peux vous le prouver, si vous en avez besoin. ”
La vieille femme le dévisagea longuement, la tension quittant peu à peu les traits ridés de son visage.
“ Je te crois. Largo. Ton prénom me suffit pour savoir que tu dis vrai. ”
Le visage du jeune homme s’imprima d’un large sourire. Il prit les mains de sa grand-mère dans les siennes, et la scruta d’un regard écarquillé, intense et avide.
“ Votre ... commença-t-il. Un de tes fils s’appelait comme moi. Ma mère voulait que j’aie le même nom que lui. Je sais si peu de choses ... J’ai tenté de reconstituer l’histoire de notre famille, mais c’était si dur, seul. ”
Anabeth retira l’une de ses mains de l’emprise de Largo pour caresser lentement son visage, le regard soudain humide, un sourire mélancolique aux lèvres.
“ Largo était le plus fragile de mes enfants. Et le plus attachant. Zoé le protégeait comme une deuxième mère. ”
Une larme silencieuse vint couler le long de son visage usé par les années.
“ Et tout a été détruit par ma faute. Je suis la seule responsable. ”
Elle retira ses mains et se recula de Largo, s’enfonçant dans son fauteuil.
“ Que sais-tu sur ta famille ? demanda-t-elle, lasse, triste.
- Je sais qu’ils ont été tués dans un incendie en 1967. Je croyais d’ailleurs que tu avais disparu en même temps que les autres. Je sais que les coupables sont la Commission Adriatique. ”
Il fit une légère pause.
“ Je sais aussi que tu en as fait partie. J’ai retrouvé les carnets de ton mari. ”
Anabeth clôt ses paupières, comme par dégoût : d’elle-même, de ce qu’elle entendait, de ses souvenirs ...
“ Pier. Mon époux. L’homme de ma vie. S’il ne m’avait pas pardonnée ma conduite idiote avant sa mort, je n’aurais jamais pu lui survivre toutes ces années. Je ne voulais de mal à personne, Largo. Je n’étais pas une femme mauvaise. J’étais jeune, arrogante, persuadée que le monde était à mes pieds. C’était la mentalité de la famille Cavachiello : nous devions régner à tout prix. J’ai été élevée comme ça. Mon père était un membre de la Commission Adriatique. Il n’a jamais pris la peine de m’expliquer de quoi il s’agissait. C’était une affaire d’hommes. Et quand j’ai épousé Pier, il m’a fait promettre de les éviter et de ne pas poser de questions. Mais les années ont passé. Pier et moi étions très riches et puissants. Plus j’étais puissante, plus je voulais de pouvoir. Je désirais surpasser mon père, même si je n’avais plus rien à lui prouver puisqu’il était mort depuis longtemps. La Commission Adriatique m’a abordée à ce moment-là, me faisant miroiter leur puissance. J’étais jeune, irresponsable, stupide, avide, sans scrupules. Et malhonnête, je dois le dire. Je ne cherche pas à me disculper mais c’est ainsi que les choses se sont passées. J’ignorais que je venais de signer un pacte avec des criminels. Dieu me pardonne un jour d’avoir ainsi jeté ma vie dans les gorges du Purgatoire. J’ai commis une erreur horrible, qu’on a chèrement fait payer à ma famille. J’ai tout perdu. Ils ont tout perdu. Il n’était que justice que je survive à ce châtiment pour expier mes fautes dans la solitude et le recueillement. Dans la peur. ”
La vieille femme esquissa un sourire perdu.
“ Et voilà qu’à l’aube de ma mort, le destin vient m’apporter un petit-fils. J’avoue être perdue. - Tu n’es pas la seule ... lui sourit Largo. Je viens d’apprendre l’histoire de ma famille en quelques jours. Et je ne sais absolument pas quoi en penser ...
- Tu dois me trouver méprisable.
- Non, pas du tout. Mon père a commis les mêmes erreurs que toi.
- Nério Winch ? J’ai du mal à imaginer que ma Zoé ait fait un enfant avec cet homme. La vie de ma fille ne m’appartient plus depuis cet été de 1967.
- Que s’est-il passé cette nuit-là ? Comment as-tu survécu ? ”
Anabeth laissa son regard se perdre un instant dans le crépitement des flammes.
“ Grâce à Zoé. Cette enfant était mon ange-gardien. Connais-tu les détails de nos dernières semaines ? Je pense que oui, si tu as récupéré les carnets de Pier. Il s’était dénoncé publiquement pour me protéger. La Commission Adriatique nous menaçait, craignant que nous soyons trop bavards sur leur compte. Nous en savions beaucoup. Pier et moi ignorions ce que nous devions dire à nos enfants, particulièrement nos aînés, Zoé, Luigi et Mattéo, qui avaient seize et quinze ans respectivement. Ils se posaient beaucoup de questions. Zoé était la plus dure. Elle a cru tout ce qu’a raconté la presse sur son père, elle a cru qu’il était coupable des malversations dont on l’accusait. Et ça lui a fait du mal. Son père était son héros. Tout s’écroulait. Elle le pensait responsable de la chute de notre famille et était tellement en colère contre lui. Elle ne lui adressait plus la parole, elle agissait comme si elle avait honte d’être sa fille. C’était tellement déchirant. Ce soir-là, elle s’était enfermée dans sa chambre, sans dîner, pour ne pas le voir. Pier interdisait aux enfants de quitter la maison seuls, à cause de la menace de la Commission. Moi, je ne supportais plus la détérioration des rapports entre Zoé et son père. Alors j’ai décidé de parler à Zoé, de tout lui expliquer. Je suis montée dans sa chambre. Elle n’y était plus, elle avait fait le mur, comme bien souvent à cette époque. Sans en parler à Pier, pour ne pas l’inquiéter, je suis partie à sa recherche. Je ne l’ai jamais trouvée. Je suis rentrée chez moi au petit matin, pour prévenir Pier. La maison était en cendres. ”
Anabeth se tut pour maîtriser sa voix chevrotante. Elle essuya longuement les larmes qui perlaient sous ses yeux fatigués.
“ C’était la vision le plus atroce et la plus inhumaine qu’il m’ait été donnée de voir. Complètement perdue et terrorisée, j’ai mécaniquement pris la route pour voir un ami de la famille, Guido Visconti. Je pensais que lui seul pourrait m’aider. Et sur la route, j’ai soudain réalisé. Mon mari et mes enfants. Tous tués. Brûlés vifs. J’étais bouleversée, j’ai perdu le contrôle de mon véhicule et j’ai eu un accident. Je me suis réveillée après quelques semaines de coma dans une clinique privée. Je n’avais pas de papier sur moi, ma voiture avait explosé. Aucune trace de mon identité, et le personnel de la clinique n’a jamais fait la relation entre mon accident et l’incendie. Ils ignoraient qui j’étais. Pour ne pas être obligée de leur donner mon nom, j’ai simulé une amnésie et je me suis informée sur ce qu’il s’était passé en consultant les vieux journaux. J’ai eu confirmation des décès de mes enfants et de l’homme de ma vie. On me croyait morte avec eux. Quant à Zoé ... La presse disait qu’on la soupçonnait d’être à l’origine de l’incendie criminel qui avait pris ma famille, et qu’elle avait fui la Sicile. Elle ne savait même pas que je vivais encore.
- Et qu’avez-vous fait ? s’enquit Joy, rompant difficilement le silence qui s’était instauré après les derniers mots d’Anabeth.
- Plus rien ne me retenait en Sicile, reprit-elle. Je ne pensais qu’à essayer de retrouver ma fille. Comme la Commission Adriatique me croyait morte, je n’avais pas à m’inquiéter d’eux, et je voulais retrouver ma fille avant qu’ils ne la fassent disparaître.
- Et tu as réussi ? Tu l’as retrouvée ?
- Non. J’ai eu quelques pistes en Europe, les mois qui ont suivi son départ de Sicile. Puis plus rien. Elle a disparu. Je l’ai cherchée des années sans résultat. Puis comme je craignais d’attirer l’attention de la Commission sur nous deux et que je me désespérais de la revoir un jour, j’ai fini par abandonner. Je me suis installée ici, sous une fausse identité. Vivant assez recluse pour me cacher des démons qui me menaçaient. Ca va faire dix-huit ans que je vis ici. Tout à l’heure, quand vous m’avez dit que vous saviez qui j’étais, j’ai eu si peur. J’ai cru qu’ils m’avaient retrouvée, après toutes ces années. ”
Largo posa sa main sur son bras, protecteur.
“ Tu n’as rien à craindre d’eux. A part nous, personne ne sait que tu as survécu. Tu es en sécurité.
- Comment as-tu su ?
- J’ai retrouvé de vieilles photos de toi, avec une dizaine d’autres de ta famille, dans les affaires de ma mère. Ca ne m’a pas frappé tout de suite, mais j’ai fini par te reconnaître.
- Dire que nous étions si proches et que nous aurions pu ne jamais savoir ... Mais parle-moi de Zoé. Que sais-tu de sa vie ?
- A vrai dire, j’espérais que tu aurais pu m’en dire plus. J’en sais très peu sur sa vie après sa fuite de la Sicile. Elle a vécu un peu à San Diego, entres autres, avant de rencontrer mon père à New York. Mon père était membre de la Commission Adriatique et a décidé de les quitter quand il a su qu’il allait être père. Je n’étais pas censé venir au monde, je les gênais et ils ont poursuivi ma mère pour m’enlever à ma naissance. Heureusement ils ont échoué. Mais après ma venue au monde à San Francisco, mon père m’a enlevé à ma mère, soi disant pour me protéger. J’ignore ce qu’elle est devenue par la suite. On m’a toujours dit qu’elle était morte. J'ai juste appris récemment que toutes ces années, elle a réussi à se protéger de la Commission grâce à de mystérieux documents ayant appartenu à un dénommé Van Patten.”
Un éclair passa dans le regard encore humide d’Anabeth qui commençait tout juste à se remettre de ses émotions. Son visage s’imprégna d’une moue éclairée, comme si elle venait de comprendre un mystère qui la taraudait depuis longtemps.
“ Alors c’est elle qui les avait ... Toutes ces années je les ai cherchés pour ma protection. Mais ils étaient déjà bien utilisés d’après ce que tu me dis ...
- Parle-moi de ces documents. De quoi s’agit-il ?
- Le Commandant Van Patten des forces nazies d’Hitler était un membre influent de la Commission Adriatique, expliqua calmement Anabeth. C’était un homme avide, dangereux, et aussi très stupide. Il souffrait d’une sorte de délire de mégalomanie, sûrement contagieux à force d’avoir côtoyé Hitler toutes ces années ... Il était tellement fier de sa réussite, de celle de la Commission et de leur puissance, que de le révéler à la face du monde pour qu’on se prosterne devant lui le démangeait sévèrement. Il manqua à plusieurs reprises de dévoiler l’existence de la Commission. Pour le bien de la cause il a toujours réussi à s’abstenir, mais il a tout de même laissé ces documents pour la postérité. Des sortes de Mémoires mais qui ne relataient que sa vie au sein de la Commission Adriatique, l’histoire de l’Organisation, et les membres de l’époque. Un document très dangereux. Une preuve. Quand la Commission nous a menacés en 1967, Pier a immédiatement pensé que ces documents nous seraient profitables : ils constituaient une preuve de leur existence et donc ce qu’ils redoutaient le plus, qu’on les découvre, que le secret soit connu. De plus, la plupart des membres mentionnés dans les documents de Van Patten vivaient encore à cette époque, ou leurs descendants avaient pris le relais au sein de la Commission. C’était la meilleure garantie dont nous disposions pour nous défendre d’eux. Un contact de Pier lui a révélé que les documents de Van Patten avaient été volés au collectionneur de la Commission qui les détenait. Nous avons alors réuni une grosse partie de notre fortune pour pouvoir les lui acheter, c’était notre ticket vers la liberté. Après les avoir acquis, nous les avons cachés et avons préparé un dispositif pour fuir à l’étranger sous de fausses identités après avoir marchandé avec la Commission. Mais ils nous ont pris de vitesse. Il y a eu l’incendie. Quand je suis sortie de la clinique après mon accident de voiture, j’ai tenté de retrouver ces documents, que Pier et moi avions dissimulés dans une antiquité, un secrétaire que nous entreposions dans un bunker qui se trouvait sur nos terres depuis la Guerre. Mais les documents de Van Patten n’y étaient plus. J’ai toujours pensé que la Commission Adriatique les avaient repris.
- Non, reprit Joy. Nous avons découvert le bunker, pillé depuis toutes ces années, mais c’est là que nous avons mis la main sur les carnets de votre époux. Et nous savions par le tuteur de votre fille, Guido Visconti, que Zoé passait toutes ses journées sur votre propriété ravagée les semaines ayant suivi le drame. Et puis elle avait soudain disparu sans laisser de traces au cours de l’une des journées qu’elle passait là-bas. Sans doute a-t-elle découvert les documents de Van Patten, compris leur utilisation et s’est enfuie avec pour se protéger. ”
Anabeth esquissa un doux sourire.
“ Ma fille était si vive d’esprit. Elle avait aussi la sale manie d’écouter aux portes. Peut-être a-t-elle toujours su pour la Commission ... Peut-être l’a-t-elle même su avant que je n’en parle à Pier. Zoé ne passait pas une seule journée sans surprendre son monde. Elle était si imprévisible. ”
La vieille femme perdit à nouveau son regard dans les flammes qui crépitaient dans sa cheminée.
“ Elle me manque tellement. Ils me manquent tous. Il ne se passe pas une seule journée sans que je ne pense à eux. Je vis seule ici depuis si longtemps, je vois peu de monde. Le monde extérieur et sa folie me rappellent trop l’horreur que j’ai vécue. Les perdre tous, par mon inconscience.
- Hey ! murmura Largo en lui pressant la main, ne la laissant pas se perdre dans la tristesse. Je suis là, maintenant. ”
Anabeth esquissa un sourire tendre et prit son visage dans ses mains.
“ Oui tu es là. Je suis si fière que Zoé ait enfanté un homme comme toi. Maintenant parle-moi de toi. Je veux tout savoir de ta vie. Je ne veux plus me morfondre et penser à ce que je n’ai plus. Je veux songer enfin à l’avenir et cesser d’être obsédée par le passé. ”
Largo hocha la tête puis jeta un coup d’œil discret vers Joy, qui était restée en retrait pendant une bonne partie de la scène de retrouvailles. Il accrocha le regard de cette femme qui le connaissait et le comprenait mieux que personne. Elle lui fit signe d’écouter Anabeth. Car sa grand-mère avait raison et c’est ce que Joy avait vu : il ne restait plus rien du passé, plus rien à part quelques mots, quelques souvenirs rapportés, quelques documents et des photos.
Le jeune homme parla alors longuement avec sa grand-mère, se fit connaître, apprit à la connaître. Du passé il ne lui resterait probablement jamais rien de plus que l’image d’un sourire. Celui d’une jeune femme en parme.

*****



“ Je te jure Largo, cette fille elle était miam miam ! s’enthousiasma Simon. Et une chose est sûre, elle était folle de mon corps ! Bon, elle cachait bien son désir exacerbé pour ma petite personne par un faux air dédaigneux et des phrases comme “ laissez-moi tranquille, s’il vous plaît monsieur ” mais je n’étais pas dupe ! J’ai bien vu ses signaux : elle en voulait à ma virilité. Alors je l’ai suivie jusqu’au rayon parfumerie du centre commercial et ...
- Simon ! retentit une voix sévère derrière lui tandis qu’il racontait ses exploits à son meilleur ami hilare.
- Oh ... murmura-t-il, embarrassé, tentant d’éviter son regard inquisiteur. Madame la grand-mère de Largo ! Vous savez que vous êtes en beauté aujourd’hui ?
- Trêve de flagornerie jeune homme ! Je constate avec tristesse chez vous, mon cher Simon, toute une éducation à refaire. Il va falloir que je vous explique comment vous y prendre avec les vraies femmes ...
- Mais je m’y prends très bien ....
- Tut tut, ne discutez pas jeune homme, et venez avec moi, je vais vous apprendre comment les jeunes gens faisaient la cour à mon époque ...
- Mais ... Largo ! protesta-t-il, suppliant. Largo aide-moi !
- Oh là Simon, ne me demande pas d’essayer de me dresser entre elle et toi ! Ce serait forcément à mes dépends !
- Mais ... Ah tu parles d’un ami !
- Allons-y Simon, reprit Anabeth, tout sourire. Je ne suis pas si terrible. Il est temps que vous appreniez un peu la délicatesse avec la gent féminine.
- Mais je suis délicat ! Je suis un exemple de délicatesse ! Il y a même ma photo dans le dico à côté de la définition du mot ...
- Bon voyons ... ”
Sans plus prêter attention aux vaines protestations de Suisse, la vieille femme entreprit de lui apprendre les bonnes manières, sous les regards amusés de Largo et Joy. Une belle journée de printemps. Un déjeuner convivial. Une décontraction salutaire, loin du chaos de New York et des soucis attenant au Groupe W. Voilà quel était leur programme pour ce jour, et ils comptaient bien en profiter au maximum.
Largo en avait besoin. Depuis deux mois qu’il avait découvert qu’Anabeth Librazzo n’était autre qu’Antonia Gorcci, son enquête sur sa mère stagnait. Ignorant totalement ce qu’il était advenu de Zoé, sa grand-mère n’avait rien pu lui apprendre, plus de témoins, des pistes sans rebondissements. Et aucune trace des documents de Van Patten qui auraient permis de le guider jusqu’à sa mère. Plus rien. Et c’en était d’autant plus frustrant pour le jeune homme qu’il se sentait si près du but, caressant la vérité du bout des doigts.
Il savait enfin qui était sa mère. Il savait de quoi avait été fait son passé, quel genre de personne elle était. Mais il ignorait toujours ce qu’il lui était arrivé après sa naissance, ni si elle avait survécu. Et même s’il n’en parlait jamais, ses proches sentaient que cette douloureuse incertitude le rongeait de l’intérieur.
Cela faisait donc bientôt deux mois que Largo avait retrouvé sa grand-mère, Antonia. La vieille femme préférait qu’on l’appelle Anabeth, à la fois parce qu’elle portait ce nom depuis de nombreuses années et qu’elle s’y était habituée, mais aussi parce qu’elle voulait tirer un trait sur son passé tumultueux et vivre une nouvelle vie.
Largo profitait pleinement de cette nouvelle famille retrouvée, sa seule famille, et arrangeait son emploi du temps de manière à passer le plus de temps avec sa grand-mère. Les premiers contacts avaient été maladroits, hésitants. Malgré tout, comme si les liens du sang avaient été les plus forts, ils s’étaient finalement trouvés pour se sentir parfaitement à l’aise l’un avec l’autre. Les fantômes du passé rôdaient tout autour d’eux, mais restaient silencieux. La grand-mère et le petit-fils demeuraient sourds à leurs appels et se contentaient de rattraper le temps perdu.
Souvent, Anabeth lui parlait de sa mère, du reste de sa famille, mentionnant le bon, et évitant toujours d’évoquer leur fin tragique. Largo, lui, avait entrepris d’expliquer de quoi était faite sa vie, mais la vieille femme comprit rapidement qu’il lui faudrait sûrement plus d’une vie pour connaître les détails des aventures et mésaventures de son tumultueux petit-fils.
Naturellement, personne n’était au courant des liens qui les unissaient, Commission Adriatique et presse obligent. Seuls les membres de l’Intel Unit et Douggie savaient la vérité.
Douggie, puisqu’on parle de lui, n'était pas demeuré bien longtemps au sein du Groupe W. Après le procès de son ancien bookmaker, Lou Bakerfield et Consorts, condamnés pour paris illégaux, extorsion et kidnapping, l’Irlandais avait pourtant décidé de rester sur New York, afin de profiter de ses nouveaux amis et de la protection de Largo (oui, quand on est une petite frappe, c’est pratique de garder un milliardaire puissant dans ses relations au cas où ... ).
Et son unique dîner avec la charmante “ Miss Arden ”, pourtant épique, et qui restera sûrement à jamais gravé dans les annales du Rainbow Room, fut loin de lui faire démordre de cette passion soudaine pour New York.
Par contre, la crainte de la police, si.
Douggie ne s’absenta pas très longtemps des tables de jeux et des champs de course. Les dettes s’accompagnant malheureusement très souvent dans le cas Douggie du montage d’arnaques pour en venir à bout (soupir !) l’Irlandais se mit rapidement à dos les autorités new yorkaises pour escroquerie et exercice illégal de la profession de notaire ( re soupir !).
Contraint à fuir la Grosse Pomme, notre ami arnaquovore prit rapidement, et sans demander son reste, un avion pour sa mère patrie l’Irlande ...
Où il eut la bonne, ou mauvaise selon l’angle qu’on prend pour aborder l’affaire, surprise de découvrir la mort de son Grand-Oncle O’Grady, celui-là même qui lui avait offert sa montre à gousset (mais si ... Rappelez-vous ... Celle qui lui sert pour l’arnaque des coffres de banque ! ) ...
Et de découvrir avec stupeur que le même Oncle O’Grady que Douggie prenait pour un vieux fou sénile, plaçait son argent depuis qu’il avait gagné un pactole à la guerre en héritant d’un vieux général sans descendance. Cet argent avait été investi au début des années 60 dans trois petites entreprises, devenues aujourd’hui trois grosses sociétés anonymes européennes.
Schring schring schring !
Vous entendez ce doux bruit ? Celui de la caisse enregistreuse, pour le Sieur Douggie, choisi comme héritier, partageant la moitié de la fortune O’Grady avec son petit cousin Roger.
Fort en veine, une semaine après avoir hérité, Douggie, en vacances méritées à Paris, rencontra une jeune et sémillante voleuse du nom de Marie-Jeanne. La petite effrontée qui avait tenté de lui extorquer de l’argent ( de la joie d’être un nouveau riche ... ), se fit prendre en charge par Douggie l’expert ès arnaques en tout genre, qui lui apprit les ficelles du métier afin qu’elle améliore son style.
La leçon fut brillante, le professeur expérimenté, mais Marie Jeanne n’eut pas l’occasion de développer ses nouvelles aptitudes, envoûtée qu’elle était par le charme de notre Irlandais préféré.
Et de convoler en justes noces une semaine après leur rencontre.
Largo et compagnie reçurent une sympathique carte les conviant à leur mariage en pleine campagne Irlandaise, celle de Joy étant annotée d’un bref “ désolé de vous briser le cœur, Miss ” griffonné à la va-vite par le futur jeune marié.
C’était il y a une dizaine de jours, depuis les époux Sutherland, dits Bonnie and Clyde Bidochon, avaient regagné leur Irlande adorée, suite à une lune de miel aux Caraïbes. La belle vie quoi !
Y a de la veine que pour la canaille ...
Pensant à son vieil ami Irlandais, Largo héla Simon.
“ Ma grand-mère a raison Simon ! s’amusa-t-il. Si Douggie a réussi à se caser avant toi, c’est que tu dois avoir un problème avec les femmes ... Peut-être un dysfonctionnement !
- UN ... UN DYSFONCTIONNEMENT ? hurla Simon, bafoué dans sa fierté de mâle. Non mais oh, je vais t’en coller, moi, des dysfonctionnements ! ”
Anabeth éclata d’un rire franc.
“ Oh Simon, arrêtez vos bêtises et venez plutôt m’aider à sortir mon rôti du four !
- A vos ordres Gente Dame ! Et voyez, je suis trèèèèès délicat avec les Ladies. Na ! ”
Simon exécuta une petite courbette respectueuse et suivit Anabeth à l’intérieur de la demeure, sous ses rires. Joy inspecta les alentours d’un rapide coup d’œil, en bonne professionnelle. Puis elle désigna la maison.
“ On devrait les suivre et rentrer.
- Il fait un temps splendide, dit Largo, faisant semblant de ne pas comprendre.
- Question de sécurité Largo. De simple sécurité.
- Il ne va rien nous arriver. Personne ne sait que nous sommes ici, à part Kerensky.
- Je préfère être trop prudente. Hors de question qu’il vous arrive quoi que ce soit, à toi ou à ta grand-mère. Allez, ne discute pas. ”
Joy le prit par la main pour le guider vers la maison mais Largo ne bougea pas d’un centimètre et profita de sa prise sur le bras de la jeune femme pour l’attirer à lui. Il prit son temps pour accrocher son regard fuyant devant leur soudaine proximité, et passa lentement sa main sur son visage.
“ Joy, tu dois m’attendre. ” lui souffla-t-il.
Elle hocha la tête, par lassitude.
“ Quel genre de vie m’attend Largo ?
- Je n’en sais rien, répondit-il avec franchise. Je te le demande, c’est tout. ”
La jeune femme se mit sur la pointe des pieds et l’embrassa tendrement sur la joue.
“ Je peux essayer .... ” murmura-t-elle, le visage toujours muré dans la tristesse.
Il acquiesça presque imperceptiblement puis profita de la proximité de leurs deux visages pour lui voler un baiser passionné. La jeune femme le lui rendit quelques secondes puis le repoussa doucement, apposant ses deux mains sur son torse.
“ Rentrons à l’intérieur. C’est moins risqué.
- Je te rejoins. ” lâcha-t-il d’une voix lasse.
Joy tourna les talons et disparut à l’intérieur de la maison, s’engouffrant dans sa sombre fraîcheur.
Largo resta sur place, au même endroit, dans l’allée. Les poings sur les hanches, il levait son visage vers le soleil, laissant ses rayons, encore doux et délicats dans cette saison, le lui caresser. Il était serein.
Une femme l’observait.
Elle était assise au volant d’une voiture, crispée. Son véhicule était dissimulé par une haute allée d’arbustes, mais elle disposait d’un bon angle pour l’observer sans être vue.
Machinalement, elle saisit son alliance portée à l’annulaire gauche et jouait à la faire tourner autour de son doigt. C’était ce qu’elle faisait toujours lorsqu’elle était nerveuse.
Elle n’était pas censée se trouver là.
Elle avait changé maintenant. Elle avait refait sa vie, changé son nom. Elle s’était même mariée pour fonder une nouvelle famille, une vraie famille.
S’il la voyait ...
Il suffirait que le soleil fasse briller sa voiture, et il la découvrirait, lamentablement cachée derrière son volant. Il était si proche d’elle.
Son fils.
Les gens qu’elle payait pour surveiller la maison où vivait Antonia l’avaient prévenue qu’il passait souvent chez elle ces dernières semaines. Elle avait tout de suite compris qu’il savait.
Même si elle connaissait les risques : pour lui, pour elle, elle n’avait pas pu s’empêcher de venir pour voir ce spectacle de ses yeux. Sa mère et son fils réunis. Un portrait de famille dont elle avait souvent rêvé, avec elle au milieu.
Elle pensa qu’Antonia devait souvent lui parler d’elle. Oui, c’était évident, elle lui parlait forcément d’elle. Son fils savait qui elle était, enfin, après toutes ces années d’ignorance et de silence.
Si seulement elle pouvait lui parler. Et lui dire qu’elle aussi savait l’homme qu’il était devenu, et combien elle était fière de lui. D’avoir réussi là où son père et elle avaient échoué : défier la Commission Adriatique.
Une envie folle la brûla, celle de se ruer hors de cette voiture pour accourir près de lui et le serrer dans ses bras, comme elle n’en n’avait plus eu l’occasion depuis trente ans.
Sa main frôla son alliance. Elle revint sur terre, se rappela qui elle était et ce qu’elle faisait. La Commission Adriatique. Son mari Richard. Ses deux fils, Francis et Perry. Ils ne devaient jamais savoir.
Une de ses larmes vint s’écraser contre le cuir de son volant. Elle secoua la tête d’un air désolé, ses lèvres formèrent un “ je t’aime ” inaudible, puis elle démarra la voiture.
Largo entendit un moteur de voiture, puis aperçut à travers l’allée qui fermait la propriété d’Anabeth aux regards indiscrets la traînée rouge d’une voiture de sport. Il haussa les épaules et rejoignit ses amis et sa grand-mère à l’intérieur pour déjeuner, sans se poser de questions.
Au loin fuyait à toute allure une femme d’âge mûr, dont le visage, malgré les larmes l’inondant, irradiait d’un sourire superbe. Elle venait de voir son enfant.



Fin.





Intel Unit