“ Largo ... Largo, réveillez-vous ! ”
La voix calme et bienveillante d’Anabeth arracha Largo aux brumes matinales d’un sommeil peu reposant, peuplé de fantômes et de chimères créés par son inconscient comme pour mieux le tourmenter. Il cligna des yeux et remua difficilement, courbaturé. Il s’était endormi dans un fauteuil du salon, près de la cheminée. Après avoir longuement parlé avec Joy, la jeune femme, épuisée, était partie se coucher. Quant à lui, il était descendu pour lire un peu, espérant se calmer. Alors qu’il tentait de recouvrer ses esprits, Anabeth lui tendit une tasse de café.
“ Tenez, vous avez l’air d’en avoir besoin.
- Merci. ”
Le jeune homme accepta la tasse et but quelques gorgées du breuvage, attendant un coup de fouet qui le remettrait sur les rails.
“ Je suis désolée de vous réveiller, si tôt, mais je voulais vous prévenir que les lignes étaient rétablies.
- Le temps se calme ?
- Non, au contraire. Une tempête de neige va se lever dans la journée. Ce n’est qu’une brève accalmie. ”
Largo hocha la tête en silence. L’idée de rester coincé ici quelques temps, dans cette maison accueillante, en compagnie de Joy et de la gentille vieille dame ne lui déplaisait pas au contraire. Ce serait son accalmie à lui.
“ Vous n’avez pas trop mal dormi dans ce fauteuil ?
- Croyez-moi, j’ai connu bien pire, dit-il avec décontraction, songeant furtivement tout de même qu’il aurait passé une meilleure nuit dans la chambre d’ami, avec Joy. Encore désolé de vous déranger.
- Oh ne soyez pas idiot, Largo. Comment croyez-vous déranger une vieille femme seule comme moi ?
- Vous n’avez vraiment plus aucune famille ?
- Hélas mon défunt mari m’a quittée avant que nous n’ayons le loisir de fonder une famille.
- Vous deviez être très jeune. Vous n’avez pas songé à refaire votre vie ? ”
Un sourire élégiaque s’imprima sur le visage ridé et fatigué d’Anabeth.
“ Il a été l’unique amour de ma vie. C’était le meilleur des hommes.
- Comment est-il mort ?
- Il ... ”
La vieille femme hésita, semblant souffrir douloureusement des souvenirs qu’elle évoquait.
“ La folie des hommes. ” dit-elle simplement, dans un soupir.
Largo acquiesça. Il en avait déjà vu trop d’exemples depuis qu’il était à la tête du Groupe W, à commencer par le décès de son propre père. Une sonnerie stridente l’arracha au silence cotonneux du salon, rythmé par le crépitement du foyer qu’Anabeth avait ravivé, et qui le reposait. Il chercha machinalement son portable dans sa poche et répondit, se promettant de raccrocher si l’appel venait d’un collaborateur autre que Simon ou Kerensky.
“ J’ai du nouveau Largo. ”
Kerensky. Largo se redressa dans son fauteuil tandis qu’Anabeth s’éloignait pour refaire du café.
“ Zoé Cavachiello n’existe pas. ”
Largo clôt ses paupières, par lassitude. Il aurait dû se douter que toute l’affaire était trop belle pour être vraie, que tout se goupillait trop parfaitement et rapidement pour ne pas cacher autre chose.
“ Alors qui est cette femme ? lâcha-t-il finalement, exaspéré.
- Je l’ignore. J’ai trouvé une famille Cavachiello, en Sicile. Mais aucune Zoé.
- Où ça en Sicile ?
- Dans un village nommé San ...
- San Ferdino, compléta Largo.
- Tu as une autre piste ? s’enquit Kerensky après une brève pause.
- J’ai trouvé des photos de Zoé, dans ce village. Elle y a vécu et il en existe forcément une trace.
- Ce n’est sans doute pas par pur hasard que Zoé a choisi le nom Cavachiello, elle connaissait peut-être cette famille. Elle était assez riche et réputée dans la région. Je vais continuer à chercher.
- Et vois aussi ce que tu peux trouver avec le nom de Martina Vecci, elle avait un faux passeport à ce nom.
- Martina Vecci ? s’étonna le Russe. Ca me dit quelque chose ... ”
Kerensky ne prit pas la peine de préciser sa pensée et Largo l’entendit pianoter sur les touches de son ordinateur, sans mot dire. Il attendit patiemment que son collaborateur en ait fini, curieux de savoir quelle était son intuition.
“ C’est ça, déclara Kerensky au bout d’un instant. A partir de ce que m’a raconté Simon du témoignage de Pedrito, l’ancien chauffeur de Nério, j’ai tenté de reconstituer les événements de la nuit où ton père a rencontré Zoé pour la dernière fois, et lui a fait prendre un train. J’ai trouvé une facture pour un billet de train pour le Canada, payé à la gare de Montrell North Station, datant de cette nuit-là, aux frais du Groupe W. Je viens de consulter les archives des listes de passagers que j’avais déjà téléchargées, et y figure une dénommée Martina Vecci.
- Où Nério l’a-t-il envoyée ?
- A Montréal. Attends donne-moi une minute ... Oui c’est bien ce que je pensais ... poursuivit-il dans sa barbe. Il existe d’autres factures payées par le Groupe, les jours qui ont suivi à Montréal. Un loyer pour une pension dans un hôtel particulier, et divers autres frais. Il a dû l’entretenir pendant un certain temps.
- Tu peux m’en dire plus ?
- Avec un peu de temps, oui. ”
Largo hocha la tête, nerveusement.
“ Sullivan est toujours à Montréal ?
- Oui, tu veux que je lui transmette ce qu’on vient d’apprendre ?
- Non, j’irai moi-même. De toute façon, je dois lui parler. On en sait suffisamment sur cette femme pour lui demander s’il l’a connue. A plus tard. ”
Largo raccrocha et rejoignit Anabeth dans la cuisine.
“ Excusez-moi, vous avez dit qu’il y aurait une tempête de neige dans la journée ?
- Oui, sûrement vers midi. Vous voulez vous en aller ?
- J’ai besoin d’aller à Montréal au plus vite, je suppose que si je veux avoir une chance de décoller, il faut que je parte immédiatement. Est-ce que je ... ?
- Oui, bien sûr, vous pourrez revenir chercher les affaires de votre mère, anticipa Anabeth avec un sourire.
- Merci pour tout. ”
Largo embrassa affectueusement la grand-mère sur le front avant de monter quatre à quatre les escaliers. Il monta dans le grenier, où il prit le temps d’emporter quelques documents susceptibles de l’aider pour le reste de son voyage et ensuite toqua doucement à la porte de la chambre d’ami, où Joy se reposait encore.
Ne recevant aucune réponse, il entrouvrit doucement la porte et constata que la jeune femme était profondément endormie, la tête à demi enfouie dans des oreillers maltraités par une nuit apparemment agitée. Il s’approcha lentement et s’assit sur le rebord du lit, pour la réveiller en douceur. Il passa sa main dans ses cheveux, et remit en place quelques mèches qui tombaient dans ses yeux. Il sentit sous ses doigts qui effleuraient à peine son visage, sa peau tiède.
Il fronça les sourcils. Apparemment, avoir crapahuté dans un kilomètre de neige la veille au soir avant de trouver la demeure d’Anabeth n’avait rien fait pour arranger son rhume, elle était fiévreuse. Il décida de la laisser se reposer et remonta les couvertures sur ses épaules. Avant de la quitter, il déposa un baiser presque imperceptible sur l’une de ses joues chaudes et lui murmura avec un sourire quelques mots, certain qu’elle ne les entendrait pas.
Une demi-heure plus tard, il quittait la maison d’Anabeth, faisant promettre à la vieille femme de prendre soin de Joy.
*****
... 1972
Zoé tirait bouffées sur bouffées de cigarette. Elle savait que dans son état, ce n’était pas prudent de continuer à fumer, mais au point où elle en était ... Elle n’était pas encore sûre de garder l’enfant. Et même si elle décidait de mener sa grossesse à terme, elle ignorait si elle resterait en vie encore longtemps. Abattre froidement une femme, même enceinte, ça ne leur ferait pas froid aux yeux à ces salauds.
Le ronronnement d’une voiture attira son attention. Sa limousine. Elle secoua la tête. Il ne changerait jamais : toujours à vouloir montrer sa puissance, sa réussite et avec une arrogance plus qu’élégante. Elle jeta la blonde qui se consumait entre ses lèvres fines et l’écrasa sous son escarpin couleur crème. Elle croisa les bras contre son ventre, comme pour se réchauffer. On était au mois de mai, mais les nuits étaient encore fraîches et son gilet bleu nuit ne suffisait pas à la réchauffer.
Ou alors c’était peut-être son état. Des nausées, des frissons, des bouffées de chaleur, des caprices hormonaux. Ca faisait vraiment bizarre de sentir son corps changer, devenir étranger à lui-même. Son corps ne lui appartenait plus. Il abritait deux vies à présent.
La limousine se gara. Le chauffeur de Nério, un hispanique originaire du Nouveau-Mexique, du genre pas très fin et porté sur la bouteille, fit le tour de l’immense véhicule pour ouvrir la portière à son patron. Celui-ci en émergea lentement, prenant le temps de lisser avec soin son costume hors de prix, choisi avec un goût naturel pour les belles choses. Il fit un signe à son chauffeur qui s’adossa à la limousine, laissant son patron aller seul à la rencontre de la jeune femme.
Il était venu sans garde du corps, chose heureuse puisqu’elle lui avait demandé la discrétion la plus parfaite et la plus totale sur cette rencontre. Nério était intelligent et il savait parfaitement que son ancienne maîtresse n’était jamais méfiante sans raison. L’endroit, un dock déserté sur le port, était neutre, froid et anonyme. Ce serait parfait.
“ Je te remercie d’être venu Nério. ”
L’homme d’affaires ne répondit pas tout de suite, prenant le temps de la détailler avec hauteur, comme il savait si bien le faire, marquant à la fois son intérêt et sa répulsion pour elle. Ses yeux semblaient l’accuser d’être responsable d’un beau gâchis, de ne pas être ce qu’elle aurait pu devenir si elle s’était décidée à rester.
“ Je dois dire que ton appel m’a surpris Zoé
.
- Depuis quand tu te laisses surprendre ? rétorqua aussitôt la jeune femme, se remémorant leur exercice compulsif de la joute verbale.
- Il me semblait après notre dernière conversation que tu ne voulais plus que j’aie le moindre rôle dans ta vie, pas même de la figuration. ”
Son ton était sec, amer. Zoé comprit alors qu’elle lui avait fait encore plus mal qu’elle s’en était crue capable.
“ Il était important que je te parle.
- De quoi ? ”
Les deux mots avaient été lâchés difficilement, mordus, avalés puis comme recrachés. Il ne s’intéressait pas à ce qu’elle voulait lui dire, il était en colère.
“ C’est sérieux Nério, je n’y arriverai pas si je n’ai face à moi qu’un rempart de haine.
- A quoi t’attendais-tu ? répliqua-t-il, bien décidé à rester le dominant fondant sur sa proie.
- Tu aurais voulu que je reste avec toi ? Avec tout ce qu’il se passe autour de nous ? Avec toutes les autres ?
- Elles ne comptaient pas. Tu aurais pu être la seule si tu l’avais voulu. ”
Zoé poussa un soupir d’agacement, la scène semblait se répéter à l’infini. Toujours les mêmes reproches, toujours les mêmes impasses.
“ Je ne pouvais pas t’épouser Nério. Ils ne nous auraient jamais laissés faire. Ils m’auraient tuée pour ne pas risquer que je te détourne d’eux. Non, ils nous auraient tués tous les deux. Tu les gênes déjà.
- Ils n’oseraient pas.
- Ils n’ont de respect pour rien, ni personne.
- Ils ont du respect pour ce que je vaux. J’aurais pu te protéger.
- Foutaises ...
- Ne me sous-estime pas Zoé.
- Et toi ne sur-estime pas la puissance de ton Groupe. Tu es fort, ça oui, mais pas assez.
- Si tu me le demandais, je les détruirais tous.
- Tu ne pourrais pas. Ca te tuerait. Tu es beaucoup trop arrogant Nério, tu ne mesures pas tous les risques.
- Et toi, tu n’as jamais cru en moi. ”
Zoé détourna la tête, sans plus soutenir le regard sans faille de Nério. Elle sentit sans le voir qu’il tournait les talons pour s’en aller. C’était sa dernière chance.
“ Je suis enceinte Nério ! ” éclata-t-elle.
Elle releva les yeux. Il s’était arrêté mais continuait à lui tourner le dos. Son cri perçant avait comme déchiré la nuit. Le chauffeur l’avait sûrement entendue, mais cela importait peu. Elle avait enfin réussi à le dire. Un secret qui la dévorait de l’intérieur depuis plus d’un mois déjà.
“ De moi ? ”
Ce n’était pas une véritable question.
“ Ne sois pas ridicule. Je ne serais pas là sinon. ”
Il se décida à se retourner. Son visage ne marquait aucune émotion, mais il ne disait rien. C’était suffisant pour savoir à quel point la nouvelle le troublait, parce que Nério trouvait d’ordinaire toujours quelque chose à dire, dans toutes les situations.
“ Toi et moi savons ce que ça coûterait, de mettre un enfant au monde. Nous n’avons rien à lui offrir. Je suis ici pour te dire que je ne compte pas le garder. ”
Nério touchait de la main droite une chevalière qu’il portait à la gauche. Ses yeux sombres ne la fixaient plus
.
“ Je voulais juste que tu le saches. Au nom de ce qu’on a vécu. Et pour ton avenir. Pour que tu saches ce qu’il en coûte d’être avec eux. ”
Il ne réagissait toujours pas. Une forme d’angoisse proche d’un désespoir sourd s’empara d’elle. Toute sa force et sa détermination semblaient s’évaporer face au mutisme de Nério. La seule chose qui lui restait à faire était de tourner les talons pour fuir, à tout jamais.
“ Reste ici. ” tonna la voix réfrigérante de Nério au moment où elle faisait un geste pour s’en aller.
L’injonction la cloua sur place.
“ Tu ne tueras pas mon enfant. ”
Zoé trembla. Il venait de prononcer la phrase qui lui faisait perdre définitivement son courage.
“ C’est la seule chose à faire.
- Si tu oses, Zoé, c’est moi qui te tuerai.
- Réfléchis Nério, que feras-tu de cet enfant, tu lui apprendras à être un bon soldat de la Commission ? A moins qu’ils ne lui laissent pas le temps de grandir pour s’assurer une meilleure obéissance de ta part.
- Je les quitterai. ”
Zoé écarquilla les yeux et commença à tourner en rond, de plus en plus nerveuse, cherchant dans son sac à main son paquet de cigarettes et son briquet.
“ Tu rêves ... Tu rêves ... Ou plutôt c’est moi qui fait un cauchemar éveillée, il faut que je m’en sorte maintenant. Nério, personne ne les a jamais quittés. Personne.
- Je serai le premier.
- Non, tu n’y arriveras pas.
- Je sais que je peux le faire. J’ai une bonne raison. ”
Zoé continuait à secouer la tête, signifiant que ça ne marcherait jamais. Elle extirpa une cigarette de son paquet, la coinça entre ses lèvres et l’alluma à l’aide de son briquet qui éclaira fugitivement son visage soudain livide.
“ J’ai toujours admiré ton audace Nério, mais là, c’est carrément surréaliste ... lâcha-t-elle en même temps qu’un premier rond de fumée.
- Je n’ai aucun doute. Mon Groupe s’élèvera contre la Commission, et deviendra suffisamment puissant pour les détruire. Et si ça n’arrive pas de mon vivant, ce sera du sien.
- Du sien ... répéta-t-elle avec dérision. Jamais ils ne laisseront vivre un Héritier.
- De quoi tu as peur Zoé ?
- Ca ne paraît pas évident ? répliqua-t-elle avec hostilité.
- Tout ça n’a rien à voir avec la Commission, poursuivit-il froidement. Tu te caches derrière eux, comme une petite fille effrayée. Tu as peur de devenir dépendante de l’amour d’un autre. Tu préfères rester seule et écarter ceux qui t’aiment de ta vie. Ta famille ...
- Ne me parle pas de ma famille ! s’écria-t-elle, angoissée. Et, oui, d’accord, j’ai peur ! cingla-t-elle. Et j’ai toutes les raisons : t’avoir quitté n’a pas suffi pour calmer la meute de loups qui m’attend derrière la porte ! Ils sont là, au tournant, ils m’observent, me suivent, peut-être savent-ils déjà que j’attends un enfant ! C’est de la folie Nério, je ... non ... nous ne pouvons pas le garder ! Ma décision est prise.
- Tu me mens Zoé. Si elle était prise, tu ne m’en aurais jamais parlé, prenant le risque que je tente de t’en empêcher. Tu es là parce que tu souhaitais entendre que je voulais de cet enfant. Eh bien sois satisfaite, je le veux. Il ou elle sera sûrement ce qui pouvait arriver de mieux dans ma vie. Je compte prendre un tournant. Et tu m’y aideras.
- Nério ... protesta-t-elle faiblement.
- Tu n’as pas eu la force de rester ma compagne, mais je te jure qu’il faudra que tu trouves celle d’être sa mère. ”
Nério fit quelques pas vers elle. Elle eut un mouvement de recul, sur la défensive. Puis réalisant que l’homme debout devant elle était incapable de lui faire le moindre mal, elle se détendit et le laissa venir. Il lui prit sa cigarette et la laissa tomber par terre.
“ Pour commencer, tu vas arrêter tout de suite cette sale manie.
- Je ne suis pas capable de le faire, Nério. Je t’assure, je te jure que je voudrais un enfant. De toi. ”
Les mots tremblaient dans sa bouche. Son regard fuyait le sien qui tentait désespérément de l’accrocher, mais elle ne pouvait pas se laisser faire, pas cette fois-ci.
“ Je ne peux pas leur tenir tête.
- Tu l’as déjà fait durant des années, même avant qu’on se connaisse ... argumenta Nério.
- C’était différent. Nério, il s’agit d’un enfant. D’un petit être sans défense, d’un innocent. J’en mourrai si je le mets au monde pour qu’on me l’enlève aussitôt après. On ne peut pas faire ça, il ne faut pas. Donner naissance à un enfant dans ce monde-là, c’est pas un cadeau à lui faire. Il n’aura jamais de vie normale.
- Je te promets qu’il aura une belle vie.
- Tu ne peux pas. ”
Nério la pénétra du regard et prit son visage entre ses mains.
“ Je tiens toujours mes promesses. A partir de maintenant, tu vas faire tout ce que je te dirai. Tu vas partir à l’étranger, sous un faux nom. Tu as toujours tes faux papiers ? ”
Zoé se mordit la lèvre et tenta d’éviter son regard intense, sans y parvenir.
“ Oui, lâcha-t-elle à contrecœur.
- Je m’occuperai de tout. Ca sera risqué, mais on y arrivera. Il va falloir me faire une confiance aveugle. ”
Elle se contenta de hocher la tête avec lassitude.
“ Zoé, dis-moi que tu veux cet enfant, murmura Nério, sur un ton imprégné d’inquiétude.
- Je ne veux plus souffrir Nério.
- Je sais. Mais tu souffriras si tu l’abandonnes. Tu n’as plus le choix. Toi et moi ... ”
Il chercha ses mots, non parce qu’il ne savait pas quoi dire, mais parce qu’il n’était pas sûr de vouloir les prononcer.
“ On s’est ratés. On ne s’est pas connus au bon moment, ni dans les bonnes conditions. Dans une autre vie, tout aurait pu être parfait. Mais si on n’arrive pas à se rendre heureux tous les deux, peut-être que lui le pourra.
- Oui, il pourra ... ” répéta-t-elle dans un murmure.
Il voulut l’enlacer, une dernière fois, mais préféra renoncer.
“ Viens. Tu dois partir, tout de suite. ”
Zoé le suivit sans broncher et sans réellement faire attention aux démarches qu’il effectuait, aux coups de fil qu’il passait. Elle était dans un état second, pensant sans arrêt à son enfant. Elle avait beaucoup plus peur pour sa vie que pour la sienne et continuait à se demander si elle avait le droit de lui imposer ça. Sa main restait posée sur son ventre. Nério le voulait égoïstement pour lui. Et elle obéissait. Parce qu’elle aussi était égoïste. Depuis qu’il grandissait en elle, elle se sentait vivante pour la première fois en cinq ans. Cinq longues et pénibles années.
Nério la sortit de ses rêveries pour lui tendre un billet de train. Elle était sur le quai d’une gare. Il lui apprit qu’elle partait pour Montréal où un homme de confiance viendrait la chercher et s’occuper d’elle. Elle n’avait plus rien à craindre, il s’occupait de tout. Elle l’écoutait sans entendre, hochant la tête pensivement par moments. Puis elle monta dans le train, sans se rappeler si elle avait pris la peine de lui dire au revoir, ou si lui l’avait fait. Le train démarra, elle trouva un compartiment et s’étendit sur une banquette, espérant trouver un peu de repos. Son regard vitreux et écarquillé fixait le plafond, si bien qu’elle ne remarqua pas dans la pénombre, les yeux sombres et luisants d’un homme petit et trapu vêtu d’un imperméable noir, qui l’observait. On pouvait deviner le squelette d’un revolver sous son manteau.
*****
“ J’ai fait un rêve étrange cette nuit. Je rêvais de Zoé Cavachiello ... Enfin de la femme que nous connaissons sous ce nom. Nério lui avait fait prendre un train pour Montréal. Elle dormait dans son compartiment et il y avait cet homme, un homme sans visage, qui la regardait dormir. Et quand le train s’arrêtait et qu’elle quittait sa banquette pour descendre, il se levait brusquement, et il l’attrapait par derrière, il tenait une corde à piano enroulée autour de ses mains, il passait le fil autour de sa gorge et il tentait de l’étrangler. Elle étouffait, elle essayait de hurler à l’aide mais aucun son ne sortait. Personne ne venait. Un filet de sang finissait par couler le long de sa gorge parce que la corde à piano la serrait si fort qu’elle transperçait sa peau ... Et puis elle finissait par mourir. ”
John Sullivan fronça les sourcils.
“ Vous prenez cette histoire vraiment trop à cœur, Largo.
- Comment voulez-vous que je la prenne ?
- De là à en faire des cauchemars toutes les nuits, à négliger vos responsabilités.
- Vous ne comprenez rien !
- Je comprends parfaitement au contraire. Mais vous avez attendu trente ans avant d’en savoir plus sur votre mère, quelques jours de plus n’y changeront rien.
- J’ai besoin de savoir maintenant. De toute façon, je ne serais pas capable de me concentrer sur quoi que ce soit d’autre. ”
Son ton était sans appel. Sullivan acquiesça, il savait qu’il était sans espoir de vouloir faire changer d’avis Largo lorsqu’il avait cette lueur dans le regard. Non pas que le bras droit du milliardaire préférât qu’il joue avec ses milliards plutôt que de découvrir la vérité sur ses origines, il savait à quel point cela comptait, mais plutôt souhaitait-il qu’il prenne un peu de repos et de distance. John aimait beaucoup Largo, presque comme un fils, et il était soucieux de le voir obnubilé par cette unique pensée, par cette soif de savoir. Il savait que le jeune homme foncerait tête baissée, sans réfléchir aux conséquences, ni à ce qu’il pourrait endurer. Mais de toute évidence, il était prêt à prendre tous les risques, alors autant ne pas lui mettre de bâton dans les roues.
“ Eh bien qu’attendez-vous pour me la montrer cette photo ? ” s’exclama le bras droit.
Largo esquissa un mince sourire et sortit de la poche de sa veste un cliché de Zoé Cavachiello. Les deux hommes se trouvaient à bord d’une limousine, appartenant à une filiale du Groupe à Montréal chez laquelle Sullivan traitait d’un contrat. Il avait reçu plus tôt dans la matinée un coup de fil de son jeune patron lui apprenant qu’il le rejoignait au Canada. Sullivan était alors parti le chercher sur la piste de l’aéroport privé du jet appartenant au Groupe à Montréal pour découvrir stupéfait qu’il n’était pas là pour affaires mais pour apprendre la vérité sur sa mère.
“ Vous dites qu’elle s’appelait Zoé Cavachiello ? reprit l’homme d’affaires après avoir examiné le cliché. Eh bien le nom ne me disait rien, mais j’ai effectivement connu cette femme. Elle a été la maîtresse de Nério. ”
Largo ne dit rien mais incita du regard son bras droit à poursuivre.
“ A l’époque je ne connaissais pas aussi bien Nério, je n’étais pas encore son bras droit. Mais je faisais tout de même partie de ses proches collaborateurs. Pour vous dire la vérité, il avait multitude de maîtresses. Votre père avait beaucoup de succès auprès des femmes, tout comme vous d’ailleurs. Un vrai séducteur. Et cette jeune femme faisait partie de sa cour d’admiratrices.
- Elle a été bien plus que ça pour lui ... ” murmura Largo.
Il sortit de sa poche la fameuse montre retrouvée parmi les affaires de Zoé, avec l’inscription gravée par les soins de Nério. Sullivan l’examina.
“ Apparemment. Nério ne me parlait pas de ses relations avec les femmes, Largo. Je pense qu’exprimer ses sentiments était une preuve de faiblesse pour lui, il ne voulait pas que ses ennemis profitent de cette faille pour tenter de le manipuler. S’il a aimé cette femme, il a en tout cas tout fait pour qu’aux yeux d’autrui elle ne passe que pour une aventure sans lendemain, comme une autre. En y réfléchissant, j’ai vu cette femme au Groupe pendant une longue période, qui a duré à peu près un an. Elle allait et venait. Mais quand elle n’était pas là, il y en avait toujours une autre pour la remplacer.
- Leur relation a été chaotique d’après ce que j’ai entendu des témoins de l’époque ...
- Ca ne m’étonne pas de Nério. Il a toujours été très sûr de lui dès qu’il s’agissait de business. Mais il ne savait jamais ce qu’il attendait des femmes, c’est pour ça d’ailleurs qu’il s’est marié plusieurs fois et qu’il a quitté Monique malgré les sentiments très forts qui les unissaient.
- Vous croyez qu’il aurait aimé vivre une vie normale ? Quitter toute cette violence, ce panier de crabe pour juste m’élever, avec elle à ses côtés ? ”
Sullivan eut une moue incertaine.
“ Nério aimait le pouvoir. Il n’aurait jamais abandonné le Groupe, pour rien au monde. Après cela, vous lui manquiez, c’est certain. Je le sais pour avoir été la seule personne à qui il ait parlé de vous, excepté le Père Maurice. ”
Le bras droit se tut un instant.
“ A part ça, Nério aurait pu être plus heureux, mais je crois qu’il ne regrettait rien. ”
Largo hocha la tête et frappa à la vitre du chauffeur pour lui faire signe de s’arrêter.
“ Où allons-nous ? s’étonna Sullivan.
- J’ai une adresse à visiter, un ancien hôtel particulier au 117 Harvey Parkside. Autrement dit ici. ”
Le jeune homme ouvrit la porte, suivi de près par son bras droit.
“ Mais qu’espérez-vous y trouver ?
- D’après les recherches de Kerensky, Nério a entretenu une personne vivant à Parkside pendant quelques semaines. Il l’a dissimulé en faisant passer les dépenses dans les comptes du Groupe W, se doutant que ses ennemis le repéreraient tout de suite s’il utilisait ses fonds personnels.
- Et la personne qu’il aurait entretenue serait votre mère ?
- En tout cas, on sait qu’elle a pris le train pour Montréal la veille du jour où ces factures ont commencé à être payées par le Groupe. Et je ne crois pas aux coïncidences. ”
Les deux hommes traversèrent la rue et longèrent quelques immeubles insalubres de ce quartier sans essor économique qui virait à l’abandon. Au numéro 117 se dressait un haut immeuble de caractère, anciennement gracieux, et à présent en ruine et abandonné. L’endroit n’était apparemment plus occupé depuis des années. Sullivan soupira un nuage de buée dans l’air glacial de Montréal et le désigna d’une de ses mains gantées de noir.
“ Vous ne trouverez rien ici, il n’y a plus personne là-dedans depuis des lustres. ”
Largo ne répondit rien et pénétra tout de même dans l’immeuble insalubre. A l’intérieur des vestiges de tapisseries et de mobilier de grand standing demeuraient ça et là, mais la plupart des richesses restantes de l’endroit avaient été pillées à son abandon. Tout ce qui se dressait sous leurs yeux n’était qu’une vague désolation écho d’un passé glorieux qui avait fait de ce lieu un rendez-vous de la finesse et du bon goût à son époque. Largo marchait de long en large, fixant le sol, et son bras droit se demandait bien ce qu’ils faisaient là.
“ Largo ...
- Oui, je sais. Kerensky m’avait prévenu que c’était abandonné depuis 1987 après trois faillites et que je ne trouverais rien d’intéressant. Mais j’avais envie de voir cet endroit de mes propres yeux. Ma mère y a occupé la chambre 11 pendant cinq semaines, elle a franchi le même seuil tous les jours. Et après elle en est partie, j’ignore pourquoi, et j’ignore où.
- Est-ce que c’est ici que la piste s’arrête ?
- J’avais espéré que non. On trouvera bien d’autres pistes, à partir de son faux passeport, ou du village de San Ferdino, en attendant je ...
- San Ferdino ? ”
Largo dévisagea avec curiosité son bras droit.
“ Ce nom vous dit quelque chose ?
- Oui, bien sûr ... Attendez ... Maintenant que vous me le dites ... Mais oui, la famille Cavachiello de San Ferdino ! Je n’aurais jamais fait la relation avec cette jeune femme !
- Que savez-vous ?
- Eh bien, en son temps, la famille Cavachiello était très puissante en Sicile et dans toute la région méditerranéenne. Elle avait fait fortune dans les industries textiles, puis dans l’aciérie, et les nouveaux moyens de communication.
- Jamais entendu parler.
- C’est normal. Cavachiello Père avait une fille unique à qui il ne voulait pas confier la direction de ses affaires, ça date d’une autre époque. Il a donc arrangé un mariage avec une autre famille de la région qui devenait forte économiquement, les Gorcci. Les deux entreprises ont fusionné dans les années cinquante.
- Les Industries Cavagorcci ... murmura Largo. Le Groupe fait des affaires avec eux je crois ?
- Oui c’est vrai. Cela dit, ils sont devenus un partenaire économique beaucoup moins puissant depuis le début des années soixante-dix. Après la disparition des membres de la famille, les actionnaires ont choisi de mauvais gestionnaires qui ont mal tenu la barre. L’entreprise s’est redressée à la fin des années quatre-vingt mais elle est très loin de son époque florissante. ”
L’esprit de Largo bouillonnait. Il avait dix mille questions à poser à Sullivan quand un bruit suspect attira son attention. Il tourna la tête et aperçut un vieil homme vêtu de noir qui semblait espionner leur conversation, semi dissimulé par les décombres de l’ancien portique, près de l’entrée.
“ Hey ! ”
Largo n’avait pas poussé son cri que le vieil homme tournait déjà les talons. Le milliardaire s’élança à sa poursuite, sous le regard perplexe de Sullivan qui lui n’avait rien remarqué. Mais une fois hors de l’immeuble, le jeune homme ne vit personne. Il scruta avec attention les alentours, mais aucune trace. Le vieil espion semblait s’être évaporé. Largo fronça les sourcils, plus que méfiant, tandis que Sullivan le rejoignait.
“ Que se passe-t-il ?
- Rien. Sinon que je suis certainement sur la bonne piste. Les vautours se réveillent. ”