“ Et c’est bien payé comme boulot, garde du corps ? ”
Joy haussa un sourcil vers Granger.
“ Vous cherchez une reconversion Granger ? ” s’enquit-elle.
Le fermier lui sourit, enfin si tant est qu’il pouvait sourire. En l’occurrence, son sourire s’assimilait plus à une grimace tordue, semi dissimulée par sa grosse barbe brune et frisée.
“ Je suis un fermier très médiocre. Regardez l’état de ma baraque et de mon champ ! Moi, dès que je trouve un acheteur, je fuis d’ici au plus vite ! Vous seriez pas intéressée ?
- Non, merci. ”
Joy sourit. Après réflexion, elle aimait bien Granger. Bon c’est vrai qu’il avait manqué de la tuer avec son gros calibre pas plus tard que le matin même, mais si des intrus s’étaient introduits chez elle en pleine nuit pour lui voler de l’argent, elle aussi aurait certainement été peu avenante. Après des négociations âpres et corsées, Joy avait fini par le convaincre qu’elle n’était en rien responsable des agissements de son compagnon et que si Granger acceptait de les aider, son employeur, démesurément riche, l’en récompenserait certainement. Cet argument avait fini par l’emporter.
Toutefois, Granger n’était doté que d’une patience très limitée. Elle avait dû se résoudre à attacher et bâillonner Douggie, qui fort de s’être attiré la méfiance de Granger, se révélait de plus très agaçant dans son rôle de parasite. Trop agaçant. Joy avait bien tenté de le faire taire par des moyens plus civilisés, mais comprenant que Granger péterait une durite si Douggie ne la fermait pas, elle s’était décidée à l’assommer pour le saucissonner quelque part. Et pour tout dire, elle commençait à prendre goût à cette quiétude.
“ Joy ? Joyyyyyyyyyyy ? ”
La garde du corps poussa un soupir de soulagement en entendant la voix de Simon et regarda Granger du coin de l’œil.
“ C’est un ami. Nous n’allons plus vous embêter longtemps. ”
Granger acquiesça et talonna Joy qui quittait sa demeure pour rejoindre l’allée extérieure. Elle découvrit Simon et Kerensky qui venaient de garer leur voiture au hasard et émergeaient du véhicule pour partir à sa recherche.
“ Déjà là ? les accueillit-elle.
- Si tu préfères on peut repartir et te laisser là ... lâcha Kerensky.
- Tu plaisantes ? Tu me fais déjà l’immense honneur de quitter ton bunker pour me chercher, c’est trop. Tu n’aurais pas dû.
- Je m’en souviendrai la prochaine fois. C’est paumé ici. Heureusement que j’avais transféré les données de ta localisation sur le GPS, sinon on ne t’aurait jamais mis la main dessus. Et comme Simon est incapable de se servir d’un GPS ou de quoi que ce soit qui ressemble de près ou de loin à une carte ...
- Hey ! protesta le Suisse. C’est Largo qui m’a monté cette réputation ?
- Par charité, je me suis dit qu’il était préférable que je vienne, poursuivit Kerensky, imperturbable. Perdre deux membres de l’Intel Unit en une journée, ça aurait fait tâche dans mon CV.
- Au fait je vous présente Lionel Granger, le propriétaire des lieux. Et qui nous a généreusement filé un coup de main ... ”
Simon alla serrer la main de Granger.
“ Bonjour Mr Granger, Simon Ovronnaz, Vice Président de la sécurité du Groupe W. Nous sommes désolés pour les petits désagréments qui vous ont été causés, et au nom du Groupe W, je vous promets que vos efforts seront gracieusement récompensés.
- J’espère bien ... lâcha simplement Granger en haussant les épaules. Je veux être dédommagé pour le vol dont j’ai été victime !
- Mais c’est évident ! Vous aurez même un bonus pour avoir bichonné la garde du corps adorée du grand patron ... poursuivit un Simon enjoué.
- Fais attention à ce que tu dis ... ” gronda Joy, un regard noir à l’appui.
Simon sourit devant cette réaction si familière et si joyesque.
“ En tout cas ravi de te revoir en pleine forme ma belle ! Dire qu’on s’inquiétait pour toi ! Mais regardez la, fraîche comme une rose ! ”
Joy éternua, contredisant les élucubrations de Simon.
“ Oh pas si fraîche que ça ... Éloigne tes microbes de moi, s’il te plaît, j’ai un système immunitaire très sensible.
- J’ai attrapé un rhume. Sûrement le fait de passer une nuit entière dans de la paille humide. Je déteste Largo. Rappelez-moi de le tuer la prochaine fois que je le verrai !
- En parlant de meurtre, où est ton acolyte ? Sutherland ?
- Il est bien au chaud. ”
Devant la réaction perplexe de Simon et Kerensky, Joy et Granger les conduisirent vers l’intérieur de la maison où ils découvrirent stupéfaits l’arnaqueur Irlandais attaché sur une chaise, la bouche masquée par une bande de Chatterton. Simon le pointa du doigt.
“ Mais pourquoi vous ...
- C’était ça ou alors je laissais Granger massacrer le copain de Largo. ”
Simon fit quelques pas pour aller le libérer.
“ Simon ... l’arrêta-t-elle. Qu’on le détache pour le ramener en voiture, ok. Mais laisse-lui le bâillon, je t’en prie.
- Joy, on n’est pas des tortionnaires ! ”
La jeune femme soupira.
“ Comme tu veux Simon. Mais tu le regretteras ... ”

*****



“ Oh giiiiiiiirls just wanna have fuuuuuuuuuun ! Oh girls they wanna have fuuuuuun ... ” chantait à tue-tête Douggie, assis sur la banquette arrière de la voiture.
Kerensky, les mains crispées sur le volant, faisait tout pour ne pas faire attention à ses cris aigus et pour rester concentré sur la route. Joy, assise à l’avant, avait ouvert en grand la vitre de sa portière, espérant que le bruit du vent s’engouffrant à l’intérieur du véhicule en marche masquerait les tentatives de chant de l’Irlandais. La ruse avait fonctionné un moment, mais en arrivant à New York, coincés dans les embouteillages où ils avançaient, lentement, très lentement, le stratagème n’était plus d’aucune efficacité.
Simon, à l’autre bout de la banquette arrière, au début amusé par la vivacité et le dynamisme de Douggie, se perdait à présent dans de multiples projets d’assassinat avec actes de torture et de barbarie à l’encontre du chanteur amateur.
“ Oh daddy dear you know you’re still number one, but girls they wanna have fuuuuuuuuun ....
- Douglas ! finit par hurler Joy en se retournant vers lui. Je vous jure que si j’entends encore une seule note de Cindy Lauper dans cette voiture, ou n’importe où, je vous emmène aux urgences et je vous fais greffer du Chatterton sur les lèvres, A VIE, est-ce que c’est clair ? ”
Douggie cligna des yeux.
“ Ben si vous n’aimiez pas Cindy Lauper, fallait le dire Miss ! Je vais chanter autre chose !
- Vous n’avez pas envisagé l’option je la ferme, et définitivement pour ne pas recevoir un spoutnik dans la mâchoire ? reprit froidement Kerensky.
- Vous me taquinez c’est ça ? Écoutez, Msieur Kerensky, investissez dans une radio pour votre prochaine voiture. Et en attendant, moi je mets l’ambiance.
- Douggie ! le coupa Simon. Je ne suis pas quelqu’un de violent. Je suis même plutôt ouvert, généralement. Mais si vous vous remettez à chanter, je vous flingue. ”
Douggie, vexé par le peu d’admiration que suscitaient ses dons artistiques allait répliquer quand trois revolvers se braquèrent sur lui simultanément. Il leva les mains, pâle comme un linge.
“ D’accord, d’accord, je me tais ... Tant pis pour vous, vous n’aurez pas la chanson des philosophes bourrés. Vous ne savez pas ce que vous manquez ... ”
Les trois comparses de l’Intel Unit soupirèrent de soulagement, et une fois assurés du calme et du silence de Douggie, ils reprirent tranquillement leur chemin dans les embouteillages. Au bout d’une demi-heure d’attente entrecoupée de “ Douggie, la ferme ! ”, ils parvirent enfin au Groupe W où ils retrouvèrent Largo au penthouse. Celui-ci, qui rentrait tout juste de son entrevue avec Connie Spellman, et donc de fort bonne humeur, vit sa joie monter d’un cran encore lorsqu’il put constater que Joy et Douggie étaient revenus sains et saufs.
Aussitôt il alla à leur rencontre et sans réfléchir, serra Joy dans ses bras avant de l’embrasser tendrement sur le front.
“ Ne me refais plus un coup pareil ... ” lui dit-il doucement.
Joy acquiesça, sa colère à l’encontre de son patron se retrouvant balayée d’un coup d’un seul. C’était un des pouvoirs magiques de Largo qui fonctionnait systématiquement sur elle : elle était tout bonnement incapable de se rappeler pourquoi elle était énervée contre lui. Et il le savait, le bougre ...
“ Hum hum ... ” toussota Douggie, vexé de ne pas requérir autant d’attention de la part de Largo.
Le milliardaire eut un sourire amusé et délaissa Joy pour serrer la main de son vieux complice.
“ Content de voir que toi aussi tu vas bien Douggie ...
- Ouais, ben j’ai eu une sacrée chance ... Parce qu’avec ton amazone, là, on n’était pas sorti de l’auberge ...
- QUOI ? hurla Joy. Mais mais mais .... Quelle mauvaise foi, j’ose à peine y croire ...
- Ca c’est la marque de fabrique de Douggie Joy, expliqua Largo, amusé. Tu t’y habitueras ... Kerensky, Simon, vous êtes géniaux ! rajouta-t-il à l’intention de ses deux amis.
- Ahem, je te signale que je ne les ai pas attendus pour me délivrer toute seule comme une grande ! protesta Joy.
- Oh mais je n’ai jamais sous-estimé ta capacité à te sortir des situations les plus critiques avec brio ! lui lança-t-il à l’aide d’un sourire charmeur.
- Tu parles ! s’amusa Simon. Il se faisait un sang d’encre, à imaginer le pire. Tu le connais, dès qu’on touche à sa Joy bien-aimée il ...
- SIMON ! hurlèrent deux voix étranglées par l’embarras.
- Quoi ? Vous êtes avec Largo, Miss ? demanda Douggie en se grattant le sommet du crâne, un peu perplexe.
- Non, nous sommes amis, répondit Largo tandis que Joy essayait de faire frire Simon par la pensée.
- T’en fais pas Douggie, poursuivit Simon sur sa lancée. Si tu as quatre ou cinq heures devant toi, on t’expliquera les subtilités de leur relation à laquelle personne ne comprend jamais rien.
- Et à part ça, Largo, qu’a donné ton entrevue avec Connie Spellman ? intervint Kerensky, déviant une conversation qui aurait pu s’achever par le massacre de Simon.
- Elle m’a confirmé tout ce que m’ont révélé les témoins précédents. Et j’ai obtenu son nom de famille : Cavachiello, Zoé Cavachiello.
- Je vais faire tout ce que je peux pour trouver quelque chose à partir de ce nom, lança Kerensky.
- Normalement, ça devrait être son vrai nom. Mais apparemment, elle a quitté la Sicile un peu en catastrophe, elle avait un passé assez brumeux. Et elle n’évoquait jamais sa famille.
- Tu penses réellement qu’elle peut être ta mère ? s’enquit Joy.
- Cette femme a en tout cas effectivement été enceinte. Les dates concordent. Sullivan est en voyage d’affaires à Montréal, mais dès qu’il sera joignable je lui demanderai s’il a connu une Zoé Cavachiello, parmi les relations de mon père. J’ai peut-être une autre piste qui pourra me confirmer si elle a été la maîtresse de Nério. Il reste à Connie Spellman des affaires ayant appartenu à Zoé. Peut-être découvrirons-nous un lien entre elle et mon père, un indice sur ma naissance, que sais-je ...
- Et ça nous conduit où cette fois ? s’enquit Simon.
- Dans une maison qui appartient à Connie Spellman, dans le Maine. Nous partirons demain, dans la soirée, j’ai des rendez-vous non décalables du fait de l’absence de Sullivan. Joy, tu viendras avec moi ... Ca devrait te faire une coupure ... rajouta-t-il avec un doux sourire.
- Et moi ? s’écria Douggie. J’ai pas le droit à un petit voyage dans le Maine ? Moi aussi, j’ai subi un grave traumatisme émotionnel !
- Ce n’est pas pareil, le coupa Joy. Je suis son garde du corps, moi, je dois l’accompagner partout. ”
Simon prit une mimique malicieuse et s’appuya sur une épaule de Douggie, prenant ses aises, avant de désigner Largo et Joy.
“ Alors ça tu vois, Douggie, c’est un classique de leur parade amoureuse. Lui, encore sous le choc de l’avoir sue en danger, tente un rapprochement semi-déguisé. Elle, par mécanisme de défense, invoque aussitôt son professionnalisme pour faire barrière sans toutefois rejeter officieusement ledit rapprochement. Résultat des courses : tout peut arriver pendant le fameux voyage.
- Largo, j’ai l’autorisation de le flinguer ? demanda Joy en serrant les dents.
- Accordée, marmonna Largo, se demandant furtivement où il avait déniché un meilleur ami pareil.
- Ca aussi c’est un autre de leurs classiques, poursuivit un Simon, toujours en verve quoiqu’un peu effrayé, prendre un bouc émissaire pour masquer leurs problèmes relationnels.
- Waw, vous suivez l’affaire de très près ... commenta Douggie à l’intention du Suisse.
- Que veux-tu, c’est mon côté fleur bleue, Sissi Impératrice.
- Bon, n’étant pas largojoyiste de la première heure, je vais vous laisser, fit Kerensky. Il y en a qui sont encore capables de travailler, ici. Je vais en profiter pour retrouver vos ravisseurs. ”
Largo saisit au vol la perche tendue par Kerensky pour s’éloigner du sujet épineux.
“ Simon, tu te charges d’effacer les dernières ardoises de Monsieur Douggie et tu aides Kerensky dans ses recherches pour faire arrêter son bookmaker et compagnie.
- No problemo, sourit Simon, abandonnant momentanément son petit jeu. Viens avec nous, Douggie.
- Hey non ! protesta Douggie. Je ne vous aide pas moi ! Je ne suis pas une balance ! ”
Ses protestations furent vaines face aux regards sombres de Simon et de Kerensky.
“ Ah mais on ne vous laisse pas le choix, vous coopérez et c’est tout, lâcha un Kerensky, glacial. - Mais, mais ... bredouilla-t-il effrayé. Simon vous avez l’air d’un gentil mec, vous n’allez pas laisser le Russe me faire bobo pas vrai ?
- D’habitude je suis magnanime mais là ... Douggie, tu vas payer Cindy Lauper à fond pendant une heure dans la voiture ... ”
Simon et Kerensky tirèrent Douggie par les épaules et le forcèrent à quitter le penthouse, direction le bunker, sans prêter attention à ses cris de révolte. Joy esquissa un sourire, pas mécontente de voir son petit parasite Irlandais pris en charge par ses deux amis.
“ Douggie t’a donné du fil à retordre, c’est ça ? s’enquit Largo.
- Oh ce n’est pas peu dire. J’ignorais que parmi tes relations tu cachais quelqu’un de pire que Simon.
- Mais on s’attache facilement à lui, tu ne trouves pas ? ”
Joy eut un sourire mystérieux.
“ Il n’est pas méchant ... admit-elle succinctement.
- Encore désolé, pour tout ça.
- C’est rien. Ce qui compte maintenant, c’est de lever le voile sur Zoé Cavachiello. Il faut découvrir s’il s’agit de ta mère.
- Merci. ”
Largo lança à la jeune femme un regard troublant qu’elle préféra ne pas soutenir trop longtemps. Elle hocha la tête maladroitement.
“ Je ... Je vais aider Simon et Kerensky ... ”
Elle ne lui laissa pas le temps de répondre et prit la porte l’instant d’après.

*****



Anabeth se tenait assise au coin du feu. Elle regardait les flammes crépiter dans la cheminée tout en gardant précieusement sur ses genoux le recueil des “ Sonnets pour Hélène ” de Ronsard. Elle ne comptait pas le lire, elle en connaissait déjà chaque ver de mémoire. Son regard se perdait dans la rougeur du foyer tandis que dans sa tête revenaient en boucle les mêmes mots : “ Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, assise auprès du feu, dévidant et filant, direz, chantant mes vers, en vous émerveillant : “ Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! ”.
Elle sourit. Une beauté célébrée et rendue immortelle par de simples mots d’amour couchés sur un manuscrit, il y avait des siècles de cela. Elle aussi avait été belle et aimée passionnément. Aujourd’hui, la solitude la rongeait. Et il ne lui restait plus rien de son défunt mari, lui rappelant le merveilleux d’antan. Rien excepté ce livre, épargné par le ravage des flammes, dont il lui avait fait cadeau le soir de leur tout premier rendez-vous. Il était déjà fou d’amour pour elle. Elle n’avait pas tardé à succomber elle aussi.
Des instantanés des petits bonheurs passés avec sa famille défilèrent en elle, laissant un sourire rêveur et élégiaque à la fois s’imprégner sur son visage. Elle serrait le livre entre ses mains, oubliant le temps d’un songe leur aspect ridé et ravagé par les années, pour ne se souvenir que de celles de ses vingt ans, fines, douces et ciselées. Elle fut arrachée à sa silencieuse rêverie par une série de coups frappés contre sa porte. Se rappelant qu’elle devait recevoir des visiteurs, elle quitta son fauteuil, posa son précieux livre sur une table s’élevant près de la cheminée, et se dirigea vers la porte d’entrée.
Un léger coup d’œil à travers les rideaux bleus protégeant la fenêtre située près de l’entrée, lui confirma l’identité des visiteurs. Ceux-ci lui avaient téléphoné un peu plus tôt dans la journée, se conférant ainsi aux recommandations de sa propriétaire, Connie Spellman. Elle défit la serrure et ouvrit en grand la porte. Aussitôt une bourrasque blanche s’engouffra sur le seuil. Bercée dans la quiétude de son foyer, elle n’avait pas remarqué la neige qui tombait à gros flocons au dehors, chose habituelle dans le Maine, à cette saison. Les deux jeunes gens qui se tenaient sous le portique paraissaient frigorifiés, si bien qu’elle n’attendit pas plus longtemps avant de leur offrir l’hospitalité.
Elle referma vivement la porte derrière eux et leur proposa de les débarrasser de leurs vêtements encombrants et trempés par la neige. Ils obéirent en la remerciant et se dirigèrent instinctivement vers la cheminée pour se réchauffer les mains.
“ Vous avez eu du mal à trouver ? s’enquit-elle.
- Notre voiture est tombée en panne, à un kilomètre d’ici, répondit l’homme. Nous avons dû poursuivre notre chemin dans la neige. ”
Anabeth eut un sourire de compassion.
“ Revenez au printemps la prochaine fois. La nature y est moins hostile dans le Maine.
- Merci du conseil, Madame Librazzo, dit cette fois la jeune femme.
- Rappelez-moi vos noms, dit la vieille femme.
- Oh oui, excusez-nous, je suis Largo Winch, s’exécuta aussitôt l’homme en lui serrant la main. Et voici mon amie, Joy Arden. ”
Elle soutint la poigne ferme et volontaire de Largo, puis celle de la jeune femme. Celle-ci ne semblait pas très à l’aise, et fronçait les sourcils, comme tentant de marquer son visage d’une certaine impassibilité, ou de distance. Lui, le regard brillant, souriait, avide de quelque chose qu’il semblait attendre, non d’Anabeth, mais plutôt de la maison.
“ Connie Spellman vous a dit quel était l’objet de notre visite ? s’enquit Largo.
- Je dois vous laisser regarder des malles lui appartenant dans le grenier, c’est cela ?
- Oui, j’espère y retrouver des affaires ayant appartenu à ma mère.
- Vraiment ? Oh eh bien dans ce cas, ne vous gênez pas, allez-y. Je vous préviens que l’endroit est poussiéreux, je n’y monte jamais, du fait de mon âge.
- Je vous remercie.
- Nous ne comptons pas vous déranger très longtemps, reprit Joy. Il est tard, nous souhaitons appeler quelqu’un pour nous dépanner. Et nous reviendrons demain si vous le voulez bien ... ”
Anabeth eut un sourire amusé.
“ Je regrette mademoiselle, mais aucun dépanneur ne se déplacera avec ce temps, et à cette heure. Vous devriez passer la nuit ici, ainsi vous serez à vos aises pour trouver ce que vous cherchez.
- Nous ne voudrions pas vous importuner ... tenta Largo.
- C’est égal. Je n’ai pas beaucoup de visite, c’est rassurant de ne pas se savoir seule dans cette vieille demeure par ce temps. Restez, ça me ferait plaisir.
- Dans ce cas, nous acceptons. ”
Anabeth leur désigna l’escalier en bois menant à l’étage.
“ Vous n’aurez qu’à prendre la chambre d’ami, au premier, je vous donnerai des draps propres. Si vous le souhaitez, vous pouvez tout de suite monter au grenier, vous y accéderez par une trappe, dans le corridor à l’étage. Suivez-moi. ”
Ses hôtes acquiescèrent et talonnèrent Anabeth qui grimpa à l’étage supérieur afin de les guider. Avant de s’excuser auprès de ses visiteurs pour préparer leur chambre, elle leur désigna la trappe menant au grenier, que Largo tira d’un geste sec, laissant s’évaporer dans les airs un nuage de poussière. Anabeth sourcilla et réprima une toux.
“ Ca fait une éternité que personne n’est monté là-dedans. J’espère qu’il n’y a pas de rats ... nota-t-elle.
- Des rats ? répéta Joy avec une grimace.
- Ils ne te mangeront pas, Joy ... se moqua Largo. Encore merci, Madame Librazzo.
- Je vous en prie, appelez-moi Anabeth. Je vous laisse. ”
La vieille femme s’éclipsa, laissant les deux jeunes gens grimper dans le grenier. Une fois à l’intérieur, Largo trouva l’interrupteur d’une vieille ampoule qui éclaira faiblement la pièce. Joy plissa des yeux, gênée par la poussière.
“ Pouah, ça sent le renfermé ici ...
- Fais gaffe, il y a une bestiole non identifiée à tes pieds, Joy ... ”
Aussitôt la jeune femme fit un bond de côté et scruta le sol avec appréhension avant de se rendre compte qu’elle avait été abusée par un Largo hilare.
“ Tu te trouves drôle ? gronda-t-elle.
- Voyons Joy, les garçons aiment toujours jouer à faire peur aux filles dans la pénombre ... sourit-il.
- Ok, mais évite de jouer à ça avec une fille qui porte un revolver. ”
Largo sourit et se mit à fureter dans tous les coins, aussitôt imité par Joy.
“ Connie Spellman t’a dit quoi exactement ? s’enquit-elle.
- Les affaires de ma mère sont dans une malle ...
- Il y a des tas de malles ici, elle n’a pas été plus précise ?
- Non, mais on a tout le temps pour lui mettre la main dessus.
- Anabeth est une femme très accueillante ... remarqua Joy.
- Elle se sent sans doute seule. Connie m’a dit qu’elle n’avait plus de famille ...
- C’est assez triste. Moi j’espère que je finirai mes jours dans une grande maison, remplie de petits-enfants.
- Question : tu leur feras des gâteaux secs ou tu leur raconteras les histoires de Mamie Joy à la CIA ?
- Mamie Joy baby-sitter de milliardaires casse-pieds ...
- Ou Mamie Joy contre la Commission Adriatique ? Le plus ironique, c’est qu’ils se diront que tu es certainement sénile et qu’ils ne te croiront pas.
- Charmante remarque Largo. Ca confirme ce que je pensais : il faut que j’écrive mes mémoires. Ou mieux j’écris maintenant un bouquin, “ La garde du corps de Largo Winch vous raconte tout ”, je ferai un best-seller, il y a tous les ingrédients : sexe, argent et pouvoir. Et c’est du vécu en plus ...
- Il y aura un chapitre sur toi et moi ? lui demanda Largo, mi-sérieux, mi-amusé.
- Deux pages. Au moins un paragraphe. ” lança-t-elle sur un ton dérisoire.
Largo haussa les épaules.
“ On ne peut rien écrire sur une histoire qui n’est pas terminée. ”
Joy évita le regard de son ami et se replongea dans ses recherches. Elle dénicha bientôt une malle, recouverte de vieux draps anciennement blancs, usés, délavés et couverts d’une couche grasse et épaisse de poussière. Elle les repoussa et s’accroupit avant d’ouvrir les deux lanières qui servaient de fermeture au coffre. L’épais couvercle grinça lorsque la jeune femme l’entrouvrit. La première chose qui lui sauta aux yeux fut une pile de photos jaunies par le temps. L’une d’entre elles montrait une jeune femme méditerranéenne au regard azur. Ce regard lui parut aussitôt familier.
“ Largo ! ”
Le jeune homme se retourna et la rejoignit. Il s’accroupit à son tour tandis que Joy lui tendait la photo.
“ Est-ce que c’est elle ? ”
Largo effleura le cliché des doigts et reconnut aussitôt le visage de Zoé Cavachiello. Il sortit de sa poche la photo de la jeune femme vêtue d’une robe parme et la disposa parallèlement à celle tenue par Joy.
“ Elle est plus jeune sur ce cliché ... nota Joy en soufflant sur la photographie en noir et blanc, pour la débarrasser de la poussière. Elle avait peut-être seize ou dix-sept ans ...
- C’est bien elle en tout cas ... Tu vois le décor du fond ? Le paysage ?
- La Sicile, compléta Joy. Ca y ressemble. ”
Joy donna la photo à Largo, qui bouche bée, se perdait dans sa contemplation. Puis la jeune femme tira de la malle un petit paquet d’une dizaine de photos, liées les unes aux autres par un élastique distendu. Elle le retira et les examina les unes après les autres, précautionneusement.
“ Il y en a d’autres d’elle. Toutes en noir et blanc, prises dans les années soixante, sûrement pendant son enfance et son adolescence ... En voici d’autres avec ses parents, et le reste de sa famille, tiens regarde ! ”
Largo se mit à regarder les photos par-dessus l’épaule de Joy, et le regard des deux jeunes gens s’arrêta sur un cliché représentant manifestement Zoé enfant avec deux adolescents, et un petit garçon qu’elle tenait par la main.
“ Ses frères ? ” suggéra Joy avec un sourire.
Largo ne sut quoi répondre. Il prit les photos des mains de Joy et son visage irradiait d’un sourire débordant tandis qu’il observait ces instantanés de la vie de sa mère. Une famille, cela signifiait des grands-parents, des oncles, tout un champ de possibilités qu’il ne s’était même pas figuré jusqu’alors. C’était presque trop. Il reposa les photos sur le sol.
“ Nous ne sommes pas sûrs qu’elle soit ma mère. ” dit-il, sa voix rauque secouée de tremblements.
Joy lui prit la main.
“ Moi je suis certaine que tu vas avoir les réponses aux questions que tu te poses depuis si longtemps. ”
Largo porta le dos de sa main à ses lèvres et y déposa un baiser fugitif.
“ Je suis content que tu sois là. ”
Joy ne lui répondit rien. Largo se rendit soudain compte que leurs visages se trouvaient étroitement proches l’un de l’autre. Une chaleur l’envahit et avant même de comprendre ce qu’il faisait, il se penchait vers elle et ses lèvres effleuraient les siennes.
“ Tout se passe bien ? ” éclata la voix d’Anabeth, interrompant leur troublante proximité.
Les deux jeunes gens eurent un mouvement de recul, puis prirent leurs distances.
“ Oui tout va bien Anabeth, merci. Nous avons trouvé ce que nous cherchions ... lâcha Largo, se reprenant aussitôt.
- J’allais faire à manger, je voulais savoir ce qui vous ferait plaisir. Mais je vous dérange peut-être ? sourit la vieille femme.
- Pas du tout, répliqua aussitôt Joy en se relevant. Je descends vous aider.
- Ce n’est pas utile ...
- J’y tiens. ”
Joy jeta un coup d’œil vers Largo.
“ Je te laisse découvrir le contenu de cette malle. Il vaut mieux que tu le fasses seul. ”
Largo acquiesça et regarda l’air songeur la jeune femme descendre par la trappe pour rejoindre Anabeth. Puis il se remit à fouiller à l’intérieur de la malle, bien décidé à déterrer la vérité.

*****



“ Anabeth est partie se coucher. Largo, il est tard. ”
Largo leva le nez des documents qu’il lisait pour rencontrer le regard de Joy. Elle se tenait à quelques mètres de lui, prête à aller se coucher, mais il était tellement absorbé qu’il ne l’avait pas entendue monter au grenier.
“ Bonne nuit Joy ... ” dit-il distraitement.
La jeune femme soupira et le rejoignit pour s’asseoir sur le sol poussiéreux du grenier, à ses côtés.
“ Largo, tu as passé toute la soirée ici, c’est à peine si tu as mangé quelque chose au dîner. Tu devrais te reposer, tu as toute la journée demain pour découvrir ce que tu cherches.
- Je ... Je ne peux pas Joy, je n’arriverai pas à dormir. Regarde tout ça, tous ces vestiges de son passé. Je ne sais pas encore s’il s’agit vraiment de ma mère mais de toute façon, pouvoir entrer dans le passé de quelqu’un, comme ça, à travers quelques biens qui lui ont appartenu c’est ... C’est comme découvrir un trésor.
- Alors si tu me résumais ce que tu as trouvé ?
- La malle contient surtout des vêtements, toutes ces affaires proviennent des bagages que Zoé avait laissés chez Connie Spellman. A part ça, il y a quelques photos, des documents ...
- Quelque chose qui te ramène à Nério ?
- Rien. Parmi les documents il y a des factures très bizarres, au nom d’une certaine Martina Vecci.
- Quelqu’un de proche d’elle peut-être ?
- Non, j’ai plutôt l’impression qu’il s’agissait d’une fausse identité qu’elle utilisait. J’ai trouvé une attestation de délivrance de passeport au nom de Martina Vecci. Et regarde. ”
Largo tendit à Joy un vieux passeport, que la jeune femme ouvrit. Elle put constater qu’il s’agissait de celui de Zoé Cavachiello.
“ Elle a laissé son passeport, réfléchit-elle à haute voix. Mais comme elle ne comptait pas rester à New York et partir à l’étranger, d’après les dires de Connie Spellman, ça signifie qu’elle s’en est fait délivrer un autre. Et sous un faux nom.
- Elle était certainement en danger, peut-être poursuivie.
- Par la Commission ?
- Par quiconque souhaitant que je ne vienne jamais au monde pour hériter du Groupe. Il faudra appeler Kerensky pour lui dire de rechercher des traces d’une dénommée Martina Vecci.
- J’ai déjà essayé de le contacter pour savoir ce qu’il avait découvert sur la famille Cavachiello, mais le réseau ne passe pas. Sans doute la neige, les lignes ont dû geler. C’est tout ce que tu as ?
- J’ai aussi un nom, San Ferdino, qui est inscrit au dos d’une des photos. C’était peut-être le village dont elle était originaire. ”
Joy approuva et jeta un coup d’œil vers le fond de la malle où demeuraient encore quelques vêtements épars. Elle en sortit une vareuse blanche très mode pendant les années soixante-dix et sourit. Elle avait vu sa propre mère porter ce genre de vêtements sur de vieilles photos. Elle fouilla encore un peu pour examiner les différentes étoffes reposant dans le coffre et finit par découvrir un livre entre deux fripes. L’ouvrage avait une couverture usée et déchirée par endroits, ses pages étaient jaunies et cornées, signe qu’il avait du être lu et relu des dizaines de fois.
L’écume des jours, annonça Joy à haute voix.
- J’ai vu, fit Largo. Il y a aussi L’Arrache-cœur. Elle devait adorer Vian. ”
Largo se frotta son visage dans ses mains, soudain pris de lassitude.
“ Ca fait tellement bizarre. D’essayer de découvrir qui était cette femme à partir de tous ces fragments. Je ne sais pas si je vais avoir la force de jouer à ce puzzle encore longtemps. C’est assez éprouvant nerveusement. Partir dans toutes ces conjectures, ces hypothèses par dizaines, je n’arrive pas ou plutôt je n’arrive plus à faire le tri entre ce qui est réel et ce qui est fiction. Je ne sais plus où s’arrête ce que j’imagine de ma mère et ce que je sais d’elle. Tu ferais quoi à ma place ?
- Je continuerais, fit Joy sans hésitation.
- Oui mais à quel prix ? Si en définitive je découvre qu’elle n’est pas ma mère. Je tomberais de haut.
- Tu es fatigué Largo, c’est tout. Mais au fond de toi tu sais ce que tu veux. Tu veux savoir la vérité, même si ce n’est pas celle que tu veux entendre. Tu en as besoin pour continuer à avancer. ”
Largo hocha la tête et s’adossa à la malle, perdu dans ses pensées. Joy se leva et s’apprêtait à le laisser seul lorsqu’un objet brillant attira son attention au milieu des vêtements colorés occupant le fond du coffre. Elle se pencha et le ramassa. Il s’agissait d’une montre en argent, dont le fermoir était cassé. Le cadran était fissuré, la petite et la grande aiguille indiquaient midi, à moins que ce ne fût minuit. Joy retourna l’objet et sourit.
“ Avec tout mon amour, Nério. ” lut-elle à haute voix.
Largo leva un regard hagard vers son amie. Il se remit debout et examina la montre et son inscription près d’elle.
“ Ca confirme qu’elle a été la maîtresse de ton père. C’est un lien. ”
Le jeune homme voulut lui prendre l’objet des mains mais se contenta de l’effleurer pour ensuite poser sa main sur celles de Joy.
“ Il l’a aimée tu crois ?
- C’est ce qu’il y a écrit ici.
- Ce ne sont que des mots. Mon père avait beaucoup de maîtresses.
- Largo, ce ne sont pas n’importe quels mots. ”
Le milliardaire fit quelques pas avant de s’asseoir sur le rebord de la malle. Joy hésita un instant puis l’imita. Les deux amis restèrent côte à côte, silencieux, écoutant le souffle du passé et tentant de comprendre ce qu’il essayait de leur dire. Au bout d’un moment, Largo entoura d’un bras la taille de la jeune femme.
“ Tu as lu l’Arrache-cœur ? demanda-t-il sans attendre de réponse. C’est l’histoire d’une femme qui aime si passionnément ses enfants qu’elle en exclut leur père de leur vie.
- Il construit un bateau et finit par les fuir, très loin. ”
Largo secoua la tête, dépité.
“ Pourquoi je n’ai pas eu le droit d’être aimé et élevé par mes parents, comme n’importe quel autre enfant ? Pourquoi suis-je ici, à trente ans passés, tentant de réunir des fragments de passé ensemble ? Pourquoi rien n’est simple ? ”
Joy n’avait rien à lui répondre. Elle se contenta de le serrer plus fort contre elle et de lui murmurer que tout irait bien. Il posa sa tête contre son épaule et se laissa bercer, le regard perdu.




Intel Unit