“ Mais non, Largo, tu te fais des films. Elle va super bien, j’en suis certain. ”
Largo lança un regard exaspéré vers Simon.
“ Comment peux-tu dire ça ? On n’a absolument aucune nouvelle d’elle, ni de ses ravisseurs. Aucune piste, rien !
- S’ils veulent l’argent, ils n’ont aucun intérêt à lui faire du mal, reprit Kerensky calmement, détournant exceptionnellement son attention de ses écrans d’ordinateurs. Et crois-moi, à leur ton, ils voulaient vraiment cet argent.
- Et s’ils ont dérapé ? S’il y a eu une bavure ? ”
Le Russe ne prit pas la peine de répondre.
“ Ils rappelleront. On fera semblant d’accepter l’échange, et là on les coincera. Ne t’en fais pas.
- Oui, eh bien en attendant, on ne fait rien ! On reste assis ici à attendre, et il n’y a rien que je déteste plus que l’inaction ! fulmina Largo.
- Si tu t’impatientes, commença Simon, tu n’as qu’à aller voir Connie Spellman, si on a du nouveau on ...
- Hors de question. Mes amis ont la priorité.
- Oui mais ici tu ne peux rien faire ! s’exclama Simon. Qu’est-ce que tu crois, que Joy va comme par magie te passer un coup de fil pour te dire où elle est, et pour que tu viennes la chercher ? ”
Une sonnerie de téléphone retentit. Puis une seconde. Les trois amis s’observèrent, intrigués. Kerensky appuya sur un bouton pour ouvrir la communication.
“ Bunker, lâcha-t-il.
- C’est Joy. ”
Largo et Kerensky regardèrent Simon qui haussa les épaules.
“ Bah me regardez pas, j’y suis pour rien.
- Je croyais que tu t’occupais de tout et que tu nous sortais de là Kerensky ? fit Joy à l’autre bout du fil, goguenarde.
- Tu t’es échappée ? s’informa Kerensky.
- Oui, comme une grande ...
- Tu vas bien ? s’enquit aussitôt Largo.
- A part une envie persistante et de plus en plus forte de massacrer ton copain Douggie à coups de cuillère à pot, je vais bien. ”
Largo eut un immense sourire soulagé et se laissa tomber dans un fauteuil.
“ Et Douggie ? En un seul morceau ?
- Pour l’instant. Granger et moi l’avons fait taire un moment, pour notre tranquillité.
- Granger ? s’intéressa Simon. Qui est-ce ?
- Un fermier du coin, on a passé la nuit dans sa grange ... Un peu rustre d’apparence, mais finalement très sympathique.
- Où es-tu ?
- En pleine campagne, dans le New Jersey. Près d’un patelin nommé Corbeyville. Nos ravisseurs y avaient une sorte de baraque branlante. On a réussi à s’enfuir dans la nuit. Cela dit, ils doivent ratisser le coin pour nous retrouver, donc si vous pouviez venir nous chercher rapidement ça nous arrangerait ... Je pense que la sollicitude de Granger à notre égard a des limites : nous laisser passer un coup de fil, ok, mais se mettre à dos des truands, non.
- J’ai repéré ta position Joy, dit Kerensky. On arrive.
- Super ... Oh et puis, il faudrait que vous emmeniez un peu de liquide ... Ton copain Douggie, Largo, n’a rien trouvé de mieux que de voler notre hôte. Il demande un dédommagement.
- Aucun problème. Je suis désolé pour les ennuis que Douggie t’a causés Joy ...
- Oh non Largo, un “ je suis désolé ”, ça ne suffira pas pour compenser le calvaire que j’ai vécu. Je te préviens tout de suite, tu vas me le payer cher ! fit une Joy particulièrement menaçante.
- Ah je crois que tu as décroché le pompon Largo ! s’amusa Simon devant la tête ahurie de son ami. Pour ta propre sécurité, je vais aller chercher Joy et Douggie. Toi, fonce voir Connie Spellman pendant ce temps.
- Qui est cette Connie Spellman ? s’intéressa Joy, suspicieuse.
- Une ancienne amie de ma mère.
- Vraiment ? s’exclama Joy. Alors la piste était sérieuse ? Vous avancez ?
- Lentement, mais sûrement. On en reparlera quand tu seras de retour au Groupe W. ”
Kerensky coupa la communication et c’est un Largo revitalisé et motivé qui se leva d’un même mouvement pour se diriger vers la porte.
“ Je fonce, lâcha-t-il. Ramenez-la moi saine et sauve, et pour mon salut, essayez de la calmer ! ”
La porte se claqua derrière lui.
“ Calmer Joy ? répéta Simon, sceptique. Il en a de bonnes lui ... ”

*****



... 1972.
Deux coups rapides frappés contre la porte. Connie, affalée dans son sofa, émit un grondement sourd. Elle avait passé la nuit entière dehors avec son petit ami Rob, à assister à une Performance. Puis, ayant entendu une rumeur comme quoi Dylan jouait dans un club de Soho, ils avaient passé tout le reste de la nuit à rechercher le lieu où cet événement se situerait. A l’aube, ils avaient renoncé et étaient rentrés bredouilles. Tandis que Rob, décidément plus courageux qu’elle, était parti travailler, Connie s’était contentée de rentrer dans son minuscule studio pour y trouver un sommeil salvateur. Toutefois, un visiteur inattendu semblait décidé à perturber un repos qu’elle avait pourtant largement mérité. Elle se leva du mieux qu’elle le pouvait et zigzagua vers la porte d’entrée. Elle ouvrit en grand la porte, prête à hurler sur l’intrus qui osait la déranger. Mais en reconnaissant la jeune femme debout sur le pas de sa porte, un sourire irrationnel illumina son visage.
“ Zoé ! ”
La jeune femme d’origine sicilienne se tenait droite et immobile. Un sourire fin se dessina sur ses lèvres en revoyant son amie et ses grands yeux bleus contrastant avec son teint mat de méditerranéenne tremblaient de multiples lueurs d’excitation. Elle lâcha le sac de voyage qui pendait au bout de ses deux bras joints, et accueillit dans ses bras Connie, qui folle de joie, s’était déjà précipitée vers elle, bras grands ouverts.
“ C’est génial de te voir ici ! s’écriait Connie en la serrant. Tu as changé d’avis sur New York alors ? ”
Zoé rendit son étreinte à la new yorkaise puis s’écarta légèrement d’elle en faisant un signe de tête, que non.
“ J’ai des affaires à régler. ”
Le sourire de Connie s’élargit en reconnaissant l’accent chantant de son amie, qu’elle n’avait pas entendu depuis près d’un an.
“ Mais, entre, entre ... ”
Zoé ramassa son sac de voyage et suivit Connie à l’intérieur de sa cage à poules. La new yorkaise, grande et élancée, aux cheveux blonds foncés qu’elle ne coiffait jamais, ramassa quelques vêtements épars et 45 tours jonchant le sol pour libérer le passage. Elle désigna un pouf orange à son amie italienne qui y prit aussitôt place.
“ Bienvenue dans mon taudis ! éclata Connie, enjouée. Bon, ça ne paie pas de mine, mais je viens de trouver un job de pigiste. Je pourrai bientôt prendre quelque chose de plus grand.
- Toutes mes félicitations. ”
Zoé regarda autour d’elle et remarqua un cadre contenant une photo de Connie et de son petit-ami, Rob.
“ Il est très mignon, vous êtes ensemble depuis longtemps ? s’enquit-elle.
- Six ou sept mois. Il est génial, c’est un artiste, tu sais. Je ne pige pas toujours tout ce qu’il me dit, mais il est doux et attentionné, c’est tout ce que je demande d’un mec !
- Tu as beaucoup de chance, Connie. Je t’ai toujours souhaité tout le bonheur du monde.
- Et toi ? Ca va mieux depuis notre dernière entrevue au dispensaire ? Que t’est-il arrivé depuis ? ”
Zoé haussa les épaules.
“ J’ai moi aussi connu un homme. Il s’est passé beaucoup de choses en une année. ”
Connie fronça les sourcils.
“ Un homme ? Un américain ?
- Oui. Un homme d’affaires. A New York.
- Et tu n’es pas venue me voir ?
- Je ... J’ai voyagé ... Nous nous séparions souvent. Notre histoire était compliquée.
- Je vois le genre. Mais ... Tu ne devais pas retourner en Sicile ? ”
Zoé secoua la tête, visiblement attristée.
“ Non, je n’y retournerai plus jamais. J’ai ... Quelques ennuis ... ”
Connie fronça les sourcils.
“ Et tu viens demander refuge ?
- Rassure-toi, je ne vais pas te causer de problèmes, j’ai juste besoin de quelques jours. Il faut que je voie quelqu’un et après je quitterai New York.
- Pour aller où ?
- Je ne sais pas encore. ”
Zoé posa sa main sur son ventre, inconsciemment, presque instinctivement.
“ Là où je serai à l’abri.
- Hey, tu restes tout le temps que tu veux ici, camarade ! ”
Zoé sourit.
“ Je n’ai pas tout le temps devant moi. Je viens voir l’homme dont je t’ai parlé.
- Ton ex ?
- Je vais peut-être avoir un enfant. ”
Connie s’assit plus près de son amie et lui prit la main.
“ Tu crains qu’il ne veuille pas de l’enfant ?
- Je crains surtout qu’il ne puisse le protéger mieux que moi. ”
Connie fronça les sourcils, sans vraiment comprendre. Elle allait demander des explications à Zoé quand celle-ci s’écroula dans ses bras , hoquetant de larmes.


*****



Le cœur de Largo trembla. Il était incapable de cligner ses paupières sur ses yeux écarquillés. Bouche bée, il ne cessait de contempler ce portrait. La jeune femme n’était pas très grande, mais fine et svelte. Elle portait une légère robe d’été, couleur parme, décolletée et à fines bretelles qui épousaient des épaules frêles et délicates. Ses jambes bronzées et nues, découvertes par la courte robe parme, étaient croisées. Adossée contre le mur en pierre d’une petite maison, elle penchait légèrement la tête et regardait malicieusement le photographe qui immortalisait ce moment. Deux yeux bleus brillaient, on ne voyait qu’eux, perdus au milieu de sa peau mate.
Et son sourire.
Elle riait aux éclats, la forme de ses lèvres appelait à une admiration sans borne, sa bouche était vivante, sa dentition blanche était parfaite. Chacune des rides d’expression de son visage, les fossettes qui se formaient au creux de ses joues, tout en elle appelait à la joie de vivre. Elle était radieuse, lumineuse. Belle tout simplement.
“ Cette photo est incroyable ... murmura Largo, ne sachant que dire d’autre.
- C’était Zoé qui était incroyable. Et si belle. Vous n’aviez jamais vu son visage ?
- Jamais. Vous ne vous rendez absolument pas compte du cadeau que vous me faites. ”
Connie hocha la tête.
“ Je peux essayer d’imaginer. La photo a été prise pendant l’été 1970. Zoé vivait depuis peu aux États-Unis et elle venait de débarquer sur la Côte Ouest. Je l’ai rencontrée au dispensaire, où elle faisait du bénévolat. Elle avait un job de serveuse à côté, mais elle était tellement maladroite, qu’elle se faisait renvoyer de tous les snacks où elle commettait ses affreux services. Je l’ai vue à l’œuvre, une fois, je vous jure, c’était comique. Zoé était tout sauf une fille manuelle. Alors j’en ai parlé à mon oncle qui tenait un magasin d’articles de plage à San Diego et il l’a engagée. Elle était si charmante qu’elle a fait un malheur comme vendeuse. La photo a été prise à l’extérieur du magasin. Ce jour-là, j’étais venue la chercher plus tôt de son travail, pour qu’on aille à la plage. C’est moi qui ai pris cette photo.
- Vous étiez très amies ?
- On s’entendait bien oui. Zoé était une fille très naturelle, c’était facile de s’attacher à elle. Et pourtant elle restait toujours discrète, assez mystérieuse. Notamment sur son passé. Elle ne nous parlait jamais de sa famille. J’ai toujours pensé qu’elle s’était fâchée avec les siens, pour une raison ou une autre. Je n’ai jamais insisté sur ce sujet parce que je sentais que ça l’embarrassait. ”
Largo ne répondait rien, la photo dans ses mains, contemplatif.
“ Elle est si belle ... put-il seulement articuler au bout d’un instant.
- Vous avez ses yeux. ”
Largo releva la tête, intéressé.
“ La même lueur, qui y brille. ”
Connie prit ses aises, au fond de son divan. Ses yeux verts perçants scrutèrent le jeune homme.
“ Alors comme ça, Zoé est la mère du grand Largo Winch. Elle aurait été fière de ça ... ”
Largo se sentit mal à l’aise, comme s’il avait avalé d’un coup quatre litres d’eau glacée. Au moment où tant d’éléments convergeaient vers sa mère, où un embryon d’espoir renaissait en lui après toutes ces années, l’emploi du conditionnel sonnait comme un triste glas.
“ Aurait ? s’exclama aussitôt Largo. Est-ce qu’elle est ... décédée ?
- Pour vous dire la vérité, je n’en sais rien ... Je ne l’ai pas revue depuis presque trente ans...
- Mais elle a bien vécu avec vous à New York en 1972 ?
- Oui, mais trois semaines seulement. Elle n’arrêtait pas de bouiner dans la minuscule cage à poules que je louais ... Elle avait peur de rencontrer votre père, de sa réaction lorsqu’il apprendrait qu’elle était enceinte ...
- Elle vous a dit que c’était Nério Winch ?
- Non, mais je savais que c’était quelqu’un d’important. A la manière dont elle en parlait ... Je crois qu’ils ont eu une relation très difficile. Il l’a trompée plusieurs fois. ”
Largo serra la mâchoire. Il regarda à nouveau la photo de sa mère, vêtue de cette robe parme. Son sourire l’obséda. Comment pouvait-on tromper une si belle femme ? Il éprouva furtivement de la colère contre son père, puis son attention se reporta à nouveau sur Connie.
“ Elle a beaucoup souffert à cause de lui ? demanda-t-il.
- Zoé parlait assez peu de ce qu’elle éprouvait, au fond. Elle masquait toujours ses sentiments réels, il était en fin de compte difficile de la percer à jour, même si elle semblait à première vue très ouverte. Elle aimait votre père, ça j’en suis persuadée. Et elle a dû donc beaucoup souffrir de leur séparation. Mais je sentais qu’il y avait autre chose.
- Quoi ?
- Je crois que Zoé avait une vie très compliquée. Elle était complexe, profonde. Elle cachait des choses. Je crois qu’elle cherchait à fuir votre père, c’était comme si ... Comme si elle était soulagée qu’il la trompe. Comme si ça lui donnait une bonne raison pour le quitter. Zoé était une femme très forte. Mais quelque chose la rongeait, de l’intérieur. Une profonde tristesse, un sentiment de culpabilité ... Je n’ai jamais su au juste ce que c’était. Et elle refusait obstinément d’en parler. ”
Largo dévisagea Connie comme si la regarder pourrait lui permettre de mieux comprendre ce qu’elle venait de dire. Rongée par des secrets. Un passé trouble. Une famille qu’elle n’évoquait jamais. Sa mère aussi avait ses propres démons. Déterrerait-il des secrets de famille en enquêtant sur la vie de ce fantôme de plus en plus présent ?
“ Comment a réagi Nério quand elle le lui a dit ?
- Je ne sais pas. Un jour elle s’est décidée à aller lui parler, comme ça. Elle en avait assez d’avoir peur de sa réaction et de s’imaginer tous les scenarii possibles, elle voulait se confronter à la réalité. Elle l’a appelé et elle est partie le rejoindre, d’un coup de sang, sans réfléchir, bam ! C’était Zoé tout crachée ! Une impulsive ! ”
Largo sourit intérieurement. Il savait à présent d’où il tenait ce caractère qui faisait si souvent enrager Joy.
“ Sauf qu’elle n’est jamais revenue de ce rendez-vous avec votre père.
- Jamais ? Vous pensez qu’il lui est arrivé quelque chose ?
- Non, elle allait bien. Elle m’a appelée quelques jours après pour me dire que tout était ok, et qu’elle se mettait au vert pendant quelques temps. Je ne l’ai plus jamais revue ... Elle n’est même pas repassée pour prendre ses affaires chez moi. D’ailleurs, si vous voulez, il doit me rester une partie des affaires qu’elle m’avait laissées ... Elles doivent être entremises dans une malle quelconque du grenier de ma maison d’hiver dans le Maine ... Ca vous intéresserait d’y jeter un coup d’œil ? Moi, je n’ai jamais pu trouver quoi que ce soit qui me dise où elle est partie, mais vous aurez peut-être plus de chance ...
- Oui, je veux bien je vous remercie. ”
Connie quitta son divan et fit quelques pas vers une commode. Elle en ouvrit un tiroir et finit par en sortir un morceau de papier et un crayon. Elle griffonna une adresse et le tendit à Largo.
“ C’est une maison de famille dont j’ai hérité de ma grand-tante. Je ne l’habite plus depuis plusieurs années, elle est louée par une vieille femme seule qui l’entretient. Certains de mes biens sont toujours là-bas, puisque ma locataire ne possède pas grand-chose. C’est une femme charmante, je l’appellerai dans la soirée pour la prévenir de votre visite. Je suis certaine qu’en plus de vous laisser fouiner, elle vous proposera l’hospitalité.
- Je vous remercie vraiment de ce que vous faites pour moi. Ca compte énormément.
- Je m’en doute. Oh et puis ça me fait tellement plaisir de vous rencontrer. J’ai l’impression de retrouver une part de Zoé en vous. Si vous voulez que je vous parle de votre mère, que je vous raconte des anecdotes, n’hésitez pas à m’appeler et à revenir me voir. Je serai ravie d’évoquer Zoé avec vous.
- Ca me touche beaucoup. ”
Largo remercia encore Connie et s’excusa auprès d’elle avant de tourner les talons. Connie l’interpella au moment où il prenait congé.
“ Largo ! Votre mère était un être exceptionnel. Où qu’elle soit et quoiqu’il lui soit arrivé, je suis sûre qu’elle a toujours tenté d’agir au mieux pour vous. Je ne la vois pas faire autrement. ”
Largo hocha la tête et s’en alla, sans mot dire.




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