La porte de la cave s’ouvrit et les hommes de main de Lou y poussèrent Joy sans ménagement. Pendant leur petit voyage en voiture pour appeler le Groupe W d’une cabine téléphonique, la jeune femme, menottée et les yeux bandés, s’était montrée relativement turbulente, ayant tenté de s’enfuir à plusieurs reprises. C’est pourquoi, Lou et ses hommes, dont la patience avait de sérieuses limites, la maintenaient et la serraient d’une manière violente. Tandis qu’ils la forçaient à descendre les escaliers, elle mordit l’un d’entre eux qui poussa un hurlement de douleur, et donna un coup d’épaule dans la poitrine de l’autre, lui coupant le souffle. Elle allait prendre la fuite, quand un déclic de revolver l’en dissuada. Lou, qui n’était jamais très loin, avait été attiré par le raffut et s’était joint à ses hommes pour leur porter secours.
“ Bande d’incapables ! ” cria-t-il, de plus en plus agacé par l’attitude de sa prisonnière.
Il fit un signe à Riri et Fifi pour qu’ils remontent hors de la cave et donna un violent coup à Joy pour y passer ses nerfs. Elle vacilla, et manqua les quelques marches qui la séparaient encore de la terre ferme. Elle tomba au bas des escaliers en poussant un gémissement étouffé.
“ Espèce de pourriture, je vous promets que dès que je serai valide, je vous arracherai les tripes ! ” aboya-t-elle.
Lou eut un rire narquois.
“ Je voudrais bien voir ça ... ”
Pus il remonta les escaliers et referma la porte de la cave derrière lui.
“ Miss ? demanda Lou, impuissant, toujours attaché à une chaise. Miss, vous allez bien, dites ? Miss, ils vous ont fait mal ?
- Ca va, ça va ... Je serai bonne pour quelques hématomes demain ... ”
Elle se tortilla sur le sol, comme pour s’assurer que tous ses membres étaient valides, puis se redressa, s’asseyant sur le sol froid de la cave. Elle se contorsionna le cou et frotta le haut de son visage contre son épaule pour retirer le bandeau qui lui masquait la vue et que ses geôliers n’avaient pas pris la peine de retirer.
“ Où vous ont-ils emmenée ? demanda Douggie en observant son manège.
- Quartier mal famé. Pas beaucoup de témoins. Ou alors des témoins qui s’en foutent. Aucune idée précise. Ils ont appelé au Groupe pour réclamer 5 millions de dollars.
- Et Largo va les payer ? ”
Joy s’était totalement débarrassée de son bandeau et secoua la tête pour empêcher ses mèches rebelles de lui gâcher la vue.
“ Largo ne marchande pas avec les types dans ce genre.
- Alors ils vont venir nous libérer ?
- Hmm. ”
Joy cligna des yeux, le visage chatouillé par une lumière naturelle. Elle leva la tête et sourit. La lumière de la lune filtrait par un vasistas. Un vasistas assez grand pour qu’elle et Douggie s’y faufilent ... Enfin, Douggie devrait rentrer les épaules et le bide, mais ça devrait passer avec de la chance.
“ Pourquoi vous souriez ? Vous trouvez la situation amusante ?
- C’est leur stupidité que je trouve amusante. On va sortir par là.
- Mais comment ? On est attachés ! ”
Le sourire de Joy s’élargit plus encore.
“ Deuxième stupidité : ils n’ont pas pris la peine de me rattacher avec des liens de cuir. Ils m’ont laissé les menottes.
- Et alors ? Ca change quoi ? ”
Joy se redressa et respira bien profondément. Elle ferma les yeux et se concentra pour anticiper la douleur. Sa main droite empoigna son pouce gauche. Elle se mordit les lèvres, il fallait étouffer son futur cri. Puis, sans que Douggie ait le temps de comprendre quoi que ce soit et de détourner la tête pour ne pas voir ça, elle se déboîta brusquement le pouce, d’un coup sec.
“ Aïeeeee ! Mais vous êtes pas malade ! Vous me faites mal ! ” s’écria-t-il en souffrant pour elle.
Son visage restait crispé en une expression de douleur, grimaçant. Ses joues gonflées semblaient encore retenir son cri de douleur et elle expira doucement pour se calmer. Elle fit glisser sa main gauche lentement hors de l’anneau des menottes, le passage libéré par son opération barbare sur son anatomie. Une fois sa main libérée, elle remit son pouce en place d’un autre coup sec, cette fois-ci, tapant du pied simultanément pour faire passer la douleur.
“ Putain, je déteste faire ça ! ” râla-t-elle en massant son pouce endolori.
Elle jeta un coup d’œil vers Douggie qui avait gardé les yeux fermés depuis qu’elle avait déboîté son pouce. Elle secoua sa main en l’air et lui fit faire une sorte de gymnastique pour s’assurer qu’elle avait retrouvé toute sa souplesse. Puis elle s’accroupit derrière Douggie pour détacher ses poignets et ses chevilles enserrés dans des liens en cuir.
“ Miss, vous êtes vraiment quelqu’un de spécial ... murmura-t-il, à peine remis.
- C’est ce qu’il paraît oui.
- C’est vrai que vous êtes la garde du corps de Largo ?
- Et que croyez vous que je pourrais faire d’autre comme boulot pour lui ?
- En tout cas, il doit être rudement bien protégé avec vous ! ”
Joy regarda Douggie droit dans les yeux, qui s’était remis debout après qu’elle l’ait délivré et esquissa un sourire, un véritable sourire, le premier depuis leur rencontre. Il lui avait sans doute fait sans le savoir le plus beau compliment dont elle pouvait rêver. Mais elle ne laissa rien paraître plus longtemps et lui désigna le vasistas.
“ On va essayer de l’ouvrir et de s’enfuir, ok ?
- Tout ce que vous voulez ! ”
Douggie et Joy empilèrent les unes sur les autres quelques caisses vides sur un gros fût poussé au préalable perpendiculairement au mur, jusqu’à ce qu’ils obtiennent une hauteur satisfaisante. Puis, Joy grimpa la première sur leur monticule. En approchant son visage du vasistas, elle sentit un souffle d’air frais lui chatouiller le visage et sourit. Elle tira avec force sur le mécanisme du vasistas pour l’ouvrir, mais celui-ci, étant rouillé, elle dut s’y reprendre à plusieurs fois avant de le faire enfin céder. Puis elle lança un petit sourire triomphant vers Douggie qui observait son manège depuis la terre ferme.
“ Bingo. J’y vais, montez à votre tour, je vous aiderai à passer au travers ! ”
Sans attendre la réponse de l’Irlandais, elle se faufila lentement vers l’extérieur, glissant avec la souplesse et l’ondulation d’une anguille tandis que Douggie commençait à grimper à son tour sur les barriques servant d’escalier de fortune. Une fois totalement extirpée hors de la cave, Joy échoua dans une grosse flaque de boue et jeta aussitôt un coup d’œil panoramique tout autour d’elle. Il n’y avait personne. Le vasistas de la cave donnait sur la petite cour arrière d’une maison de campagne à moitié branlante et usée qui semblait s’apparenter plus à une ruine qu’à une véritable habitation.
Elle prêta l’oreille, tout était silencieux et paisible. Seuls quelques hululements de chouettes provenant des bois environnants troublaient la quiétude de la nuit froide. Elle soupira, en se disant qu’ils auraient du mal à trouver de l’aide en pleine nuit dans ce coin paumé, mais il fallait tout de même essayer. Elle se retourna vers le vasistas où elle put constater que Douggie éprouvait certaines difficultés à se hisser hors de l’ouverture. Elle soupira, s’assit dans la flaque de boue qui l’avait accueillie à sa sortie de la cave, puis prit appui avec ses jambes sur le mur de la maison, pour tirer Douggie en avant, en le saisissant par les épaules. Après quelques efforts, elle finit par réussir à l’extirper hors du vasistas où il était coincé, et relâcha la pression de ses jambes repliées contre le mur. Douggie, éjecté assez violemment, s’écroula sur elle, faisant de nouveau gicler la flaque de boue.
“ Génial ... murmura-t-elle. Je suis trempée, sale, et mon pull est sûrement foutu ... ”
Douggie ne répondit rien, sans doute troublé par leur proximité. Joy se mordit les lèvres d’impatience et lui donna un petit coup de genou, là où il ne fallait pas.
“ Dégagez Douggie, on ne va pas prendre racine dans le coin ! ”
L’Irlandais étouffa un petit gémissement de douleur et acquiesça avec empressement tout en se relevant, plié en deux. Joy se remit debout plus lentement, examinant les dégâts occasionnés par la boue sur sa belle garde-robe et se répéta pour la dix millième fois de la journée qu’elle allait tuer Largo. Elle s’étira sur la pointe de pieds pour décontracter son dos endolori et soupira en entendant le cliquetis de ses menottes restées accrochées à son autre poignet. Hors de question de se déboîter l’autre pouce pour les retirer.
“ Bon, on va voir si on ne peut pas leur piquer leur voiture ! ” décida-t-elle.
Douggie acquiesça en silence. Ils firent le tour de la maison pour arriver à la cour avant et se baissèrent lorsqu’ils remarquèrent de la lumière émanant de l’une des fenêtres près de laquelle ils passaient. Joy s’accroupit en-dessous et risqua un coup d’œil à l’intérieur. Riri et Fifi jouaient paisiblement aux cartes sur la table de la cuisine, piquant à la fourchette quelques bouchées de râgout de temps à autres, à même la casserole occupant le milieu de la minuscule table en fer forgée.
“ Lou n’est pas là ... marmonna-t-elle.
- Il a dû rentrer en ville et les laisser nous surveiller ... suggéra Douggie. Regardez, la voiture n’est plus là ! ”
Joy regarda vers la direction pointée par Douggie et put constater que l’allée attenante à l’entrée de la maison de campagne, barrée ça et là d’empreintes de pneus, ne contenait pas la moindre trace d’une voiture.
“ Formidable. On va longer la route, on trouvera peut-être une cabine téléphonique ... décida-t-elle. Mais le coin n’a pas l’air très habité ...
- Ils ont bien choisi leur endroit pour nous séquestrer ...
- Chut ! Ne traînons pas ! S’il prend l’envie à Riri et Fifi de descendre à la cave, ils vont se mettre à notre poursuite ... ”
Douggie acquiesça et ils quittèrent précipitamment l’allée pour gagner la route de campagne. Malgré leur fatigue, ils coururent plus d’une heure sans rencontrer âme qui vive, et naturellement sans tomber sur aucun téléphone, ni moyen de locomotion. Épuisés, perdus et gelés, ils commençaient sérieusement à se demander comment ils allaient passer la nuit, lorsque Douggie aperçut au loin une sombre bâtisse, s’élevant, imposante, dans la nuit noire. Leurs deux ombres furtives traversèrent rapidement le champ les séparant de la propriété et découvrirent une grange déserte et ouverte.
“ La grange est abandonnée vous croyez ? demanda Douggie.
- En tout cas, il n’y a personne. Et le propriétaire ne doit pas venir souvent ... ”
Joy soupira et se frotta les yeux, de plus en plus fatiguée.
“ Tant pis, on va passer la nuit ici, j’en ai ras-le-bol de courir. Espérons que demain matin nous arriverons à trouver un téléphone avant que Lou et ses petits copains nous mettent la main dessus ! ”
Ils pénétrèrent à l’intérieur de la grange et s’écroulèrent, complètement vidés, dans la vieille paille humide pour y trouver un sommeil salvateur.
*****
La sœur Maria Magdalena, malgré un regard brillant d’une certaine bienveillance, dégageait une impression générale d’austérité. Simon remua nerveusement sur son fauteuil en cuir synthétique d’un autre âge, faisant émettre un couinement comique. Il se triturait les doigts sans vraiment s’en rendre compte et son regard virevoltait d’un coin à l’autre de la pièce pour ne pas avoir à croiser celui de la religieuse. Précaution bien inutile d’ailleurs car s’il avait pris la peine d’accrocher les yeux sympathiques de Maria Magdalena, ses craintes se seraient sans nul doute évaporées par la même occasion.
Mais le Suisse ne pouvait s’empêcher de se sentir mal à l’aise face aux femmes ayant décidé de consacrer leur vie à adorer leur seul Dieu. Sensation d’un effroyable gâchis ? Gêne de n’avoir jamais mis les pieds dans une église que pour y suivre une jolie pèlerine ? Ou réminiscence de cette énorme Mère Supérieure dirigeant une école catholique de jeunes filles dans sa ville natale, qui enfant ne cessait de le brimer du fait de son goût trop prononcé pour l’espionnage et l’observation de jupes plissées tournoyant lors des jeux de cordes à sauter ?
Toujours est-il que Simon se sentait transporté vingt-cinq ans en arrière, confiné dans le bureau froid et sombre d’une religieuse, patientant dans un fauteuil inconfortable, que le verdict tombe. La différence étant cette fois-ci, que ses pieds touchaient le sol, qu’il n’avait essayé de regarder sous les jupes d’aucune fille et que son interlocutrice était la gentille sœur Maria Magdalena en lieu et place de la gargantuesque Mère Supérieure Gertrüd.
Il changea encore de position sur son siège et jeta un petit coup d’œil vers Largo. Celui-ci n’était nullement impressionné par la proximité avec la femme sainte. Sans doute son expérience de pensionnaire parmi les moines de Sarjevane était pour beaucoup dans cette décontraction. Son regard luisait d’une lueur d’excitation que Simon ne pouvait que comprendre. Si lui aussi avait été sur le point de découvrir des indices sur son origine, bonne sœur ou pas, il aurait fait le beau. Largo avait en effet toutes les raisons d’arborer un large sourire.
“ Zoé ? Bien sûr que je me souviens d’elle. ”
Largo manqua de sauter au plafond.
“ Dites moi tout ce que vous savez d’elle ! ” fit-il d’une voix étranglée.
Maria Magdalena eut un mouvement de surprise. Elle se demandait bien ce que cet homme d’affaires dont elle avait vu la photo à la une de plusieurs journaux ces deux dernières années faisait dans son dispensaire, à lui demander des renseignements au sujet d’une bénévole qui n’avait pas mis les pieds à San Diego depuis plus de trente ans. Cela dit, si cela pouvait lui permettre de recevoir une donation généreuse et substantielle de la part de ce multimilliardaire, cela valait bien la peine de fouiller dans sa mémoire.
“ J’étais très jeune quand je l’ai connue, je venais d’entrer dans les ordres, j’avais à peine dix-huit ans. Zoé connaissait déjà le dispensaire pour y avoir travaillé bénévolement depuis plusieurs années. Cela étant, elle venait par période, et ne restait jamais très longtemps. Elle me faisait l’impression de quelqu’un qui fuyait quelque chose. Même encore aujourd’hui je vois des jeunes personnes comme elle, qui fuient leurs foyers, à cause de parents violents, de grossesses non désirées ou autre. Zoé, elle, semblait tout simplement vouloir se racheter pour des fautes passées. Pourtant je n’ai jamais pu l’imaginer avoir fait du mal à qui que ce soit. C’était une jeune femme adorable, et pleine de vivacité. ”
Largo ne répondit rien et fronça les sourcils, stupéfait. Il s’enfonça dans son fauteuil et fit grand silence au fin fond de lui-même, comme pour mieux entendre l’écho de ce que venait de dire la sœur. En quelques secondes, il venait d’en apprendre plus sur sa mère qu’en toute une vie. Maria Magdalena le dévisagea, intriguée par sa réaction, passée d’une curiosité avide à une sorte de torpeur enracinée. Elle interrogea du regard le compagnon de son étrange visiteur. Celui-ci tenta tant bien que mal de regarder en face la religieuse, ce qui amusa celle-ci, habituée à croiser des regards embarrassés par sa présence.
“ Euh pouvez-vous nous en dire plus ? C’est très important ... poursuivit-il, comblant le soudain mutisme de Largo.
- Mais pourquoi tenez-vous tant à ces renseignements ? ”
Simon ouvrit la bouche, mais Largo l’interrompit soudain.
“ Il est possible que Zoé soit ma mère. ”
Maria Magdalena écarquilla les yeux devant le ton déterminé du jeune homme, puis esquissa un large sourire.
“ Alors c’est vous ? Finalement, elle a décidé de vous garder, si je comprends bien ...
- Vous ... Vous avez connu ma mère quand elle était enceinte de moi ?
- Oui, Zoé a appris sa grossesse pendant qu’elle travaillait pour nous. Je suis la première personne à qui elle l’ait dit, elle m’avait confié toutes ses craintes à l’époque.
- Elle ne voulait pas de moi ? ” tenta Largo, la voix blanche.
Maria Magdalena eut un regard doux, empli de compassion. Elle quitta son bureau pour s’asseoir près de Largo.
“ Votre mère était très excitée et heureuse à l’idée d’attendre un enfant. ”
Sa voix était douce et posée.
“ Mais elle ignorait si vous mettre au monde était un service à vous rendre, poursuivit-elle avec le plus de tact possible. Elle était seule, et effrayée. Elle n’avait aucun foyer à vous donner.
- Et mon père ? Vous a-t-elle parlé de Nério Winch ? ”
Maria Magdalena sourcilla légèrement. Qui aurait pu croire à l’époque où elle s’occupait des nécessiteux du quartier, que la charmante demoiselle qui lui prêtait main forte, si simple et secrète, avait fait succomber l’homme le plus puissant de la planète sans jamais le mentionner ?
“ Non, elle a toujours été très vague sur l’identité de votre père, reprit-elle après un bref instant de silence. Mais à présent je comprends mieux ses réactions de l’époque.
- Expliquez-moi.
- Tout ce qu’elle a consenti à me dire, c’était qu’elle était tombée amoureuse d’un homme mauvais pour elle. Quelqu’un de puissant, menacé par de nombreux ennemis. Aimer un homme pareil était à double tranchant. Elle m’a dit avoir souvent souhaité ne pas l’avoir connu, et puis la minute d’après elle regrettait ses paroles. Elle semblait tenir très sincèrement à lui. Pour ma part, je ne l’ai jamais rencontré. Je n’ai jamais su de qui il s’agissait avant que vous me le disiez à l’instant.
- Quand elle a su qu’elle attendait un bébé, hésita Largo, elle ... Elle a pensé à interrompre sa grossesse ? ”
Maria Magdalena secoua la tête, navrée.
“ Je pense que oui. Elle avait très peur de ne jamais pouvoir vous donner de vie normale. Et elle avait peur d’être seule.
- Qu’est-ce qui l’a fait changer d’avis ? articula Largo, la voix rauque.
- Je n’en sais rien. Je lui ai conseillé d’en parler au père de l’enfant avant de prendre sa décision finale. Elle était réticente à l’idée de le revoir, mais elle a fini par accepter. Elle est aussitôt après repartie pour New York. Et je n’ai plus jamais entendu parler d’elle.
- Jamais ?
- Je regrette. ”
Largo hocha la tête, résigné. Il tentait d’assimiler les informations qu’il venait de collecter au sujet de sa mère. L’idée qu’elle n’ait pas voulu le mettre au monde dans un premier temps le décevait et l’attristait. Et même si finalement il était bien là, vivant, un goût d’amertume naissait dans sa bouche. Il avait été un problème pour sa mère, une source d’inquiétude et de crainte en plus de celles qui pesaient déjà sur elle de par sa relation avec Nério. Le milliardaire avait le sentiment d’avoir été une erreur, un incident de parcours dans la vie de ses parents.
Avait-il réellement une place dans ce monde ? Il s’était déjà souvent posé la question, quand il était gosse et que Nério ne daignait lui rendre visite qu’une fois par an, pour lui donner quelques billets. Mais à chaque fois qu’il pensait à sa mère, il s’imaginait des histoires incroyables et réconfortantes, qui lui donnaient l’impression d’avoir existé pour elle, d’avoir été aimé. Ces histoires volaient en éclats.
“ Je suis sûre que votre mère vous a beaucoup aimé, vous en êtes la preuve vivante ... tenta Maria Magdalena, lisant dans le malaise du jeune homme.
- Je ... Je ne me fais aucune illusion, lâcha-t-il doucement. J’ignore si elle est en vie, et si c’est le cas, si elle souhaiterait me rencontrer. Tout ce que je veux, c’est savoir qui je suis.
- Je suis désolée, mais je ne me rappelle plus de son nom de famille, elle m’était sortie de la tête jusqu’à ce que vous me parliez d’elle. D’ailleurs, je me demande si un jour j’ai déjà su son nom, l’ambiance d’un dispensaire est plutôt conviviale entre les bénévoles.
- Vous ne tenez même pas de registre ? tenta Simon.
- Si, mais comme vous devez le savoir, le dispensaire a été incendié en 1976. Il ne reste aucun document de l’époque. Vous avez déjà beaucoup de chance de m’avoir trouvée, je suis la dernière personne ici à avoir travaillé dans le précédent établissement.
- Bon, je vous remercie, dit un Largo résigné en faisant mine de se lever.
- Par contre, je connais quelqu’un qui pourrait vous en dire plus sur votre mère. ”
Simon et Largo échangèrent un bref regard. Quelque chose leur disait qu’ils allaient encore devoir courir à l’autre bout du pays pour avancer. Cette recherche ressemblait de plus à une sorte de jeu de ping-pong dont les multiples intervenants se succédaient à un rythme effréné pour les conduire toujours plus loin, sans que cela les mène à quoi que ce soit de concret.
“ Je vous écoute, l’incita finalement à poursuivre Largo.
- Connie Spellman. Elle était bénévole elle aussi au début des années 70. Je me rappelle qu’elle et Zoé étaient très amies. Connie est partie vivre à New York en 1971 et il me semble que c’est elle qui a hébergé Zoé lorsqu’elle a décidé de parler de vous à votre père.
- Vous savez où on peut la trouver ? Si elle vit toujours à New York ? s’enquit aussitôt Simon.
- Oh ça fait bien dix ans que je ne l’ai pas vue ... Mais je sais qu’elle travaille pour un magazine féminin, Fashion Wave, elle écrit des recettes de cuisine. Vous n’aurez pas de mal à la retrouver ...
- Merci pour votre aide précieuse, sourit Largo en lui serrant la main. Je vous promets de ne pas vous oublier, si votre dispensaire a besoin de quoi que ce soit, je suis là.
- Dieu vous le rendra jeune homme. Bonne chance. ”
Largo hocha la tête et prit la porte tandis que Simon saluait maladroitement Maria Magdalena, hésitant entre une poignée de main et une tape amicale sur le dos. Il finit par opter pour une accolade amicale en disant “ il est temps que je me réconcilie avec les bonnes sœurs ! ”, ce qui eut au moins pour mérite de faire éclater de rire la religieuse. Puis il rejoignit au pas de course Largo, qui déjà composait le numéro du bunker pour joindre Kerensky.
*****
Largo gardait les yeux ouverts. D’habitude, il essayait de faire un somme quand quelque chose le préoccupait. Mais là, impossible de dormir, ni même de songer à faire semblant. Il ne pouvait clore ses paupières sans ressentir le besoin irrésistible des les rouvrir l’instant d’après. Les événements se précipitaient et les faits qu’il mettait à jour les uns après les autres lui faisaient l’effet d’une véritable dose de caféine. Comment faire pour se reposer alors qu’en lui, tout bouillonnait et tourbillonnait, des questions incessantes qui n’en devenaient que plus obsédantes car il pressentait pouvoir bientôt y répondre.
C’était trop pour lui et ses yeux demeuraient écarquillés, comme pour ne pas manquer une seule seconde de cette poursuite. Courir après un fantôme. Fantôme qui avait l’air malgré tout bien réel, après avoir entendu tous ces gens en parler ... En bien, en mal, là n’était pas la question. Cette femme avait eu une existence propre et traversé la vie de ces témoins. Et il semblait à Largo qu’en traversant à son tour la leur, il la retrouvait quelque part.
“ Largo ? Kerensky. ”
La voix dynamique de Simon le fit sursauter. Il était tellement plongé dans ses pensées, perturbé par cette nouvelle dimension que prenait sa vie de par cette chasse aux indices, qu’il en avait oublié la présence de son ami, loyal, à ses côtés, comme toujours. Il se redressa et aperçut le visage de Kerensky apparaître en vidéoconférence. Il délaissa aussitôt le fauteuil luxueux du jet où il était affalé et se posta devant l’écran.
“ J’ai retrouvé l’adresse que tu m’as demandée, expliqua le Russe. Connie Spellman vit toujours à New York. C’était facile comme bonjour, elle n’est même pas sur liste rouge.
- Bien, dans ce cas, on se retrouvera à New York, marmonna Largo sans l’once d’une détermination, sans doute par lassitude.
- Ouais, en tout cas, reprit Simon, une fois à la maison, je prends une douche brûlante et je dors ! Ca me fatigue, moi, tous ces trajets en avion ... De toute façon tu n’as pas besoin de chaperon ... ”
Simon retint un rire et le milliardaire consentit à esquisser un sourire. Rester zen, quoiqu’il arrive. Facile à dire, mais il devait s’interdire à tout prix de péter les plombs. Il approchait du but.
“ Largo ...
- Quoi ? Il y a autre chose ? s’enquit le milliardaire devant le ton hésitant du Russe.
- Joy. ”
Un signal d’alarme retentit dans la tête de Largo. Il n’aimait pas du tout entendre le nom de son amie associé à un ton aussi grave.
“ Il lui est arrivé quelque chose ?
- A Sutherland et elle, oui. L’échange s’est mal passé. Le bookmaker de ton copain et ses sbires les ont kidnappés pour décrocher le pactole. Ils réclament cinq millions de dollars. ”
Largo se vida l’esprit pour tenter de comprendre l’information, et prit son temps pour l’assimiler, sauf que ce n’était pas si digeste que ça. Le premier sentiment qui lui vint à l’esprit fut l’irritation : mieux valait ignorer la panique et la peur, ça ne ferait pas avancer les choses.
“ Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? s’énerva-t-il.
- Je pensais avoir la situation en main.
- Ce sont mes amis ! protesta-t-il. Et il s’agit de Joy !
- Je te rappelle amicalement que je tiens moi aussi beaucoup à Joy, bien que d’une façon différente. Largo, tu étais à des milliers de kilomètres, obsédé par l’idée de découvrir qui était ta mère, qu’aurais-tu pu faire ? Maintenant calme-toi. ”
Largo soupira et jeta un petit coup d’œil vers Simon. Celui-ci ne semblait nullement surpris. De toute évidence, il savait aussi et avait voulu le préserver, du moins le temps nécessaire. Il se rendit à l’évidence que l’irritation n’était pas non plus le bon sentiment qui le ferait avancer.
“ D’accord Kerensky, que savons-nous ?
- Pas grand-chose à vrai dire. Je n’ai pu ni localiser, ni identifier leurs ravisseurs. Il n’y a aucun indice utilisable sur les lieux de l’enlèvement. Je pédale dans le vide. Et il y autre chose d’inquiétant.
- De plus inquiétant que ça ?
- Ils devaient me rappeler pour me donner le lieu du rendez-vous, où je leur remettrais l’argent. Mais depuis hier soir je n’ai aucune nouvelle d’eux.
- Telle que je connais Joy, elle a dû leur donner du fil à retordre ... Elle a peut-être réussi à s’échapper, avec Douggie.
- Je vais faire passer leur signalement dans tous les hôpitaux et postes de police de la région. Ca donnera peut-être quelque chose. ”
Largo acquiesça et regarda sa montre.
“ On sera au Groupe d’ici deux heures. Fais ce que tu peux en attendant, s’ils appellent, gagne du temps, ou dis-leur de négocier directement avec moi. ”
Le Russe hocha la tête et coupa leur communication. Largo se rassit dans son fauteuil et le tourna vers Simon qui n’avait pas bronché.
“ Donc tu me fais des cachotteries Simon ?
- Arrête Largo, je ne savais pas ce qu’il se passait exactement. Et ce n’est pas le problème, ce qui importe c’est de les retrouver vivants. ”
Largo hocha la tête. Douggie était débrouillard et s’était déjà sorti de toutes sortes de situations inextricables et improbables. Quant à Joy ... CIA, ça résume tout. Un étau lui compressa la poitrine. Ses deux amis avaient la priorité. Le présent l’emporte sur le passé.
*****
Joy renifla. Le bout de son nez était froid, ses mains étaient glacées, pourtant son corps recroquevillé sur lui-même à la manière d’un fœtus créait une sorte de chaleur moite dans son tronc. Chaud et froid en même temps. Sa gorge lui piquait, et avaler sa salive était un véritable supplice.
“ Ben voyons ... pensa-t-elle. J’ai choppé la crève ... ”
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Elle remua péniblement dans sa paille, déphasée. Elle avait passé l’âge de dormir à la belle étoile, et son lit chaud et confortable lui manquait terriblement. Elle fit de son mieux pour étirer ses muscles endoloris et sentit peser sur chaque centimètres de son corps d’horribles courbatures.
“ C’est décidé ... songea-t-elle. Si je sors de là vivante, je plante tout et je vais ouvrir un magasin de grigris ésotériques à San Francisco ... ”
La lumière blanche du soleil matinal appelait à ce qu’elle daigne ouvrir les paupières. Ce qu’elle se résolut à faire finalement, après moult tergiversations, convenant en elle-même que si son envie de s’enfouir la tête dans la paille pour y hiberner cinq ou six mois était alléchante, il n’en demeurait pas moins qu’au dehors, les neveux de l’Oncle Picsou en voulaient à sa peau. L’instinct de conservation l’emporta.
“ Est-ce que j’ai une tête de Rappetou moi ? grommela-t-elle en se débarrassant de la paille humide qui lui avait servi de couverture de fortune.
- Bonjour Miss ! ” retentit une voix guillerette près d’elle.
Elle se hérissa.
“ Je l’avais oublié celui-là ... ”
La jeune femme tourna la tête pour apercevoir son compagnon d’infortune. Déjà debout, l’air idiot, avec des brins de paille clairsemés dans sa chevelure ébène, il dépoussiérait son horrible veste en peau de serpent. Il souriait, semblant profiter du bon air frais de la campagne, et rien dans son regard ne laissait paraître la moindre inquiétude.
“ M’énerve ... pensa aussitôt Joy. Lui et sa trombine de simplet ... ”
Douggie lui tendit une main charitable pour l’aider à se dépêtrer du tas de foin dans lequel elle s’était enfoncée la nuit, espérant trouver de la chaleur. Elle prit sa main et se remit debout, le regrettant aussitôt. Elle eut une sorte de vertige et vacilla un instant avant de se reprendre.
“ Vous vous êtes levée trop vite, j’ai l’impression ... ” nota Douggie.
Joy ne releva pas et examina du regard la grange tout en s’étirant à nouveau péniblement. Elle avait mal partout.
“ Bien dormi Douglas ? demanda-t-elle sur un ton anodin.
- Non, pas vraiment Miss. Mon estomac a crié famine toute la nuit. Alors j’ai fini par faire un tour et regardez ce que j’ai trouvé ! ”
Douggie sortit fièrement de sa veste une boite de biscuits secs, et il s’en fourra d’ailleurs un en entier au fond de son gosier, l’avalant goulûment. Joy eut un air sceptique.
“ Mais où avez-vous trouvé ça ?
- Ben je me suis baladé et j’ai vu que la grange était pas vraiment abandonnée. Enfin si, techniquement, elle l’est, mais elle se situe sur une propriété qui elle, l’est pas. De l’autre bout du champ, il y a une maison, on l’a pas vue hier car il faisait trop sombre. Enfin bref, quand j’ai trouvé la bicoque, très jolie d’ailleurs, même si le style maison de campagne vieillotte on fait mieux, bref, j’y suis entré et ...
- Et il m’a volé ! ” tonna une voix furibonde dans leur dos.
Joy et Douggie se retournèrent stupéfaits pour constater qu’un homme très grand et barbu à la grimace peu accueillante les mettait en joue à l’aide d’un gros fusil de chasse. L’Irlandais blêmit et leva ses mains en l’air, bien haut et bien en évidence.
“ Me tuez pas m’sieur ! glapit-il. C’est pas de ma faute, c’est elle qui m’a emmené de force, elle est armée et dangereuse !
- Quoi ? s’exclama Joy, débordée par tant de lâcheté.
- Elle a l’air douce comme ça, mais vous fiez pas aux apparences ... ”
Joy voulut tester son légendaire regard noir sur son acolyte, mais comme celui-ci gardait les yeux rivés sur le gros calibre, elle se contenta de lui coller une taloche.
“ Ah ! Vous voyez, j’vous l’avais dit qu’elle était dangereuse !
- Écoutez monsieur ... ” commença Joy en avançant d’un pas.
Pour toute réaction, le géant à la carrure de bûcheron tira un coup en l’air avant de tourner la carabine vers elle, ce qui la stoppa net.
“ D’accord ... fit-elle plus calme en restant figée sur place. La négociation vous connaissez ?
- Vous êtes sur une propriété privée ! beugla la barbu.
- Oui, nous en sommes désolés, nous l’ignorions, nous nous sommes perdus cette nuit, nous avons vu cette grange, que nous pensions abandonnée et nous y avons trouvé refuge. Nous ne pensions pas à mal.
- Alors pourquoi m’avez-vous volé ? rugit-il, l’air toujours aussi peu avenant.
- Arrêtez, ce n’est qu’un paquet de gâteaux secs ... tenta la jeune femme.
- Vous vous moquez de moi ? Et mes mille sept cents soixante-douze dollars en liquide, conservés dans ma boîte à chicorée ? ”
Joy eut un mouvement abasourdi de la mâchoire et regarda son compagnon, qui tâchait par tous les moyens d’éviter son regard.
“ Douggie ! ” hurla-t-elle.
L’Irlandais esquissa un sourire contrit et désigna Joy du doigt au propriétaire de la grange.
“ J’ai rien fait moi, c’est elle le cerveau ! ” lança-t-il sous le regard haineux de la garde du corps.