Largo détaillait avec curiosité et méfiance Pedro Azuncio Galindez. Celui-ci, un latino-américain d’une cinquantaine d’années, en paraissait dix de plus, la peau prématurément ridée, gonflée et jaunie par les ravages d’un abus excessif d’alcool. Lui et Simon l’avaient retrouvé facilement, le concierge de son immeuble leur ayant indiqué un bar des abords de Tijuana dans lequel l’ivrogne passait le plus clair de son temps. Pas sauvage, il leur avait suffi de lui payer une bouteille d’une quelconque piquette pour devenir ses meilleurs amis en moins de quelques minutes.
Simon lançait à Largo des regards sceptiques ... Comment cette cuve à vin pourrait-il se souvenir de sa mère, si tant est qu’il l’avait vraiment connue ... ? Mais Largo voulait tout de même l’écouter, son instinct lui disant qu’en dépit des apparences, Pedrito détenait sans doute réellement les clés de son passé, de ses origines. De son identité. Et il était trop proche d’un début d’explication pour faire preuve de retenue.
“ Pedrito, nous aurions quelques questions à vous poser ... commença Largo.
- Hein ? Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
- Nous voudrions faire appel à votre mémoire ... ”
Pedrito éclata d’un rire sec et ravala une gorgée de rouge.
“ Ah señor ... Malheureusement, ma mémoire n’est plus ce qu’elle était ... Payez-moi encore un verre, et je ferai un p’tit effort ... ”
Largo fit un signe au barman et agita un gros billet dans les airs pour le faire venir tandis que Simon prenait les choses en main.
“ D’accord, Pedrito ... D’après nos renseignements, vous avez travaillé pour le Groupe W ?
- Hein ? Le quoi ? Ah oui ... soupira Pedrito. Oui, oui, Nério Winch ... J’étais son chauffeur ... ”
Il éclata de rire.
“ Ouais, je sais ce que vous vous dites ... Mais à l’époque j’étais pas pareil ... Je n’avais pas besoin de toute cette vinasse pour faire passer mes rhumatismes ... J’étais un as du volant ! Madre de Dios ! Il était très content de moi, le boss ! ”
Pedrito but ce qu’il restait de son verre cul sec et examina attentivement Largo, en plissant des yeux.
“ Hey ... Mais j’vous avais pas reconnu ! J’ai vu votre photo dans les journaux ! Z’êtes Junior, c’est ça ?
- Oui, Nério était mon père. C’est précisément à ce sujet que je suis venu ici, pour vous rencontrer. J’ignore totalement qui est ma mère, et d’après ce qu’on nous a raconté, vous sauriez qui elle est.
- Vous cherchez vot’ maman ? sourit Pedrito, découvrant ses dents malades et jaunies. Oui, je l’ai connue !
- Dites m’en plus ! Qui était-elle ? Dites-moi tout ce dont vous vous rappelez ... s’enflamma Largo.
- Une seconde, señor ... ”
Pedrito regarda avec un sourire gourmand la nouvelle bouteille de vin qu’apportait le barman à leur table et entreprit de se verser un nouveau verre en marmonnant dans sa barbe, pour rassembler ses souvenirs.
“Ouais je m’en rappelle ... Cette fille ... Celle que votre père a encloquée ... Oh, il en a eu des femmes votre père ! Mais celle-ci, celle-ci ... Qu’est-ce qu’elle l’a fait courir ! ”
Pedrito éclata de rire et but plusieurs gorgées de vin avant de reposer avec fermeté le verre sur la table en zinc et regarder Largo droit dans les yeux.
“ La petite c’était une vraie petite tornade ! Une méditerranéenne, bien roulée, avec tout ce qu’il lui fallait là où il lui fallait ... Votre père, il savait les choisir, les jolies nanas ! ... Vous aussi, je crois, avec tout ce qui se dit dans les journaux ... lâcha-t-il dans un rire étouffé. Vot’ maman, c’était pas la plus belle, ni la plus futée de toutes les maîtresses de votre père, et pourtant, elle est restée accrochée à ses basques un moment ... Il l’aimait bien. Il avait un regard bizarre quand elle était près de lui ... Ptêt amoureux ... Enfin ce que j’en dis, j’étais pas suffisamment proche de vot’ paternel pour me faire une idée ... Mais il avait l’air différent avec elle, je veux dire par rapport aux autres filles ... Car il y en avait ! Il a dû tromper plusieurs fois votre mère, señor ! Faut dire qu’il n’avait pas d’attache à cette époque votre père ... Il se faisait mener par le bout du nez par toutes ces petites nanas qui allaient et venaient ...
- Ca me rappelle quelqu’un ... marmonna Simon, mine de rien, évitant le regard meurtrier de Largo.
- Ouais ben en tout cas, votre mère, ça le changeait des autres femmes, reprit Pedrito. Elle ne lui mentait pas ... Elle était directe avec lui ... Elle lui disait tout ce qu’elle pensait, même quand c’était pas joli à entendre ... Oh la la ... Des disputes corsées, j’en ai surpris une pelletée entre eux ... Ils passaient une grosse partie de leur temps à s’engueuler ...
- Comment s’appelait-elle ? l’arrêta Largo. A quoi ressemblait-elle ? Que savez-vous ?
- Deux secondes, vous voulez, señor ? Ma mémoire se chamboule un peu avec l’âge ... Bon c’était une jolie brunette avec des yeux bleus, je m’en rappelle bien parce que c’est plutôt rare pour une italienne.
- Elle venait d’Italie ?
- Ouais, de Sicile, je crois ... Un soir, votre père parlait business avec Dieu sait qui, elle s’emmerdait ferme et elle était venue fumer une clope dehors, sur le parking ... Moi j’attendais le boss près de la voiture. Alors on avait tapé un brin de causette tous les deux ... Elle était plutôt abordable, voyez ? Souriante, et tout ... Je ne sais plus trop de quoi on avait parlé ... Faut dire que j’avais des idées fixes sur elle, quand on était seuls ... Ce qu’il y avait avec cette nana, c’est qu’elle était sacrément bien roulée et c’était difficile de ne pas avoir envie de lui faire passer un bon quart d’heure ... Surtout qu’avec votre père, ça ne marchait pas trop ... Il la trompait ... Et y avait de l’eau dans le gaz entre elle et le boss. Et puis, je voyais bien depuis un moment, gros comme une maison, qu’elle voulait prendre la poudre d’escampette, et au plus vite ...
- Pourquoi ?
- Ben votre père, il commençait à devenir du genre homme d’affaires impitoyable et avec les ennemis qui allaient avec, voyez ? Votre mère, elle avait beau avoir un de ces foutus caractère, elle devait avoir la frousse ... C’était un beau boxon leurs histoires ... Ils se sont séparés, puis remis ensemble plusieurs fois ... Leur manège a duré des mois. A chaque fois, elle partait et lui venait la rechercher, toujours. Ah on en faisait des kilomètres pour la retrouver ! Et elle savait se cacher la petite ! Mais les réconciliations ne duraient jamais très longtemps ... Une bombe à retardement, voilà ce que c’était devenu, leur histoire ...
- Et ils se sont séparés ?
- Ouais, tout juste ! Un beau soir de février, bam, plus de jolie Sicilienne, envolée ! Et votre père, cette fois-ci, il a pas cherché à la retrouver. Il devait en avoir ras-le-bol qu’elle se barre tout le temps ...
- Mais vous avez dit à votre frère qu’elle était enceinte ?
- Ouais, c’est vrai. Elle est revenue trois mois plus tard. Je me suis dit : “ Bon Dieu, c’est reparti ! ”. Mais non. Ils se sont engueulés, elle a parlé d’un bébé, de gens qui la suivaient ... En fait, elle avait bien pété les plombs, elle faisait une belle crise de parano ! Et vot’ père, il l’a envoyée dans un train, pouf, rayée de sa vie ! Ca devait lui plaire qu’à moitié qu’elle soit en cloque la petite Sicilienne ! Après son départ, il m’a payé une rondelette somme pour que je ne parle jamais d’elle à personne et m’a viré avec des indemnités très généreuses ... Je me suis retiré à Dago, puis ici, à TJ pour mes vieux jours ...
- Et c’est tout ? Vous ne savez rien de plus ? s’enquit Largo, un peu frustré.
- C’est déjà pas mal après trente ans, señor.
- Vous ne connaissez même pas son nom ? se désespéra le jeune homme.
- Non ... Je me rappelle que son prénom m’avait surpris parce qu’il était pas italien ... Mais j’ai un gros trou de mémoire, je saurais pas vous dire qu’est-ce que c’était señor ...
- Vous êtes sûr ? Et le soir où elle est partie ? insista Largo. Vous l’avez conduite dans quelle gare ?
- Pfffff ... Aucune idée !
- Mais réfléchissez, bon sang ! s’emporta-t-il. Quand Nério allait la chercher, quand ils se séparaient, où la retrouvait-il ?
- Ben, à chaque fois c’étaient des endroits différents señor ... Mais ... Je me rappelle une fois, qu’on est allés la récupérer à Dago. C’est pour ça que je suis allé y vivre après avoir été viré de New York par vot’ père. J’avais trouvé la ville sympa ...
- Où ça à San Diego ? Vous avez une adresse ? ”
Pedrito haussa les épaules.
“Sa piaule, je sais plus où c’était. Mais elle bossait pour un dispensaire ... Un dispensaire avec des Bénédictines ... Je sais plus où ... ”
Largo soupira, visiblement déçu.
“ Merci quand même. ”
Le jeune homme fit glisser sa carte de visite sur la table en zinc.
“ Si vous vous rappelez de quoi que ce soit d’autre, le moindre détail, même sans importance, appelez-moi ! ”
Largo ne rajouta rien de plus, déposa un dernier billet sur la table et s’en alla brusquement, sans saluer Pedrito, ni même attendre Simon. Son ami, inquiet de sa réaction lui courut après.
*****
“ Largo ? Largo ? Mais attends-moi bon sang de bonsoir ! ” criait Simon en rejoignant son meilleur ami à petites foulées.
Celui-ci se dirigeait à grandes enjambées vers leur voiture de location. Il ouvrit la portière avant et allait s’installer au volant quand Simon l’arrêta.
“ Largo, réponds-moi au moins ! Qu’est-ce qu’il te prend ?
- On doit aller à San Diego ...
- Ok, ok ... T’emballes pas. D’abord tu te calmes.
- Tu ne te rends pas compte Simon ? Tu sais ce que je viens d’entendre ?
- Oui, le discours pas clair d’un poivrot ...
- Non, non, non ... Ce n’est pas ce que j’ai entendu. J’ai entendu quelqu’un qui a connu ma mère. Quelqu’un qui l’a vue de ses propres yeux, quelqu’un qui lui a parlé. Simon, ma mère a existé ! ”
Le Suisse jeta un regard perplexe vers son meilleur ami.
“ Ben encore heureux qu’elle a existé, t’es pas né par l’opération du Saint Esprit.
- Tu ne comprends pas ce que je veux dire ! explosa un Largo surexcité. Pour moi ma mère, ce ... Ce n’était rien ... Tout au plus une icône, quelque chose d’impalpable, que je n’arrivais même pas à m’imaginer. Mais elle est bien réelle. Elle a vécu. Elle a aimé mon père, elle a respiré le même air que moi ... Simon, tu ne te rends pas compte ! Ce que je viens de découvrir, c’est ... C’est trop ! ”
Simon fit une moue sceptique et croisa les bras sur sa poitrine.
“ Respire un grand coup Largo, j’ai l’impression que ton petit cœur va exploser ...
- Tout à fait, Simon ! Il va exploser ! Et il aurait toutes les raisons du monde, tu ne crois pas ? ”
Simon secoua la tête de gauche à droite, d’un air réprobateur.
“ Tu vas commencer par freiner le rythme, ok ? Repose-toi un peu, tu n’as pas dormi depuis un petit moment ! Je te jure, tu fais peine à voir. Ensuite, on ne peut pas se rendre à San Diego comme ça, sans aucune piste.
- Et le dispensaire de Bénédictines dans lequel elle a travaillé ?
- Dans lequel elle aurait travaillé ! rectifia Simon. Même s’il existe encore, il faut déjà le localiser. Pour ça on a besoin des lumières de Kerensky. Donc, on cherche un petit hôtel dans le coin, je vais l’appeler et toi, tu vas me faire le plaisir de dormir un peu. ”
Largo eut une moue peu convaincue.
“ Je dormirai dans le jet, pendant le trajet à San Diego.
- Oh, c’est pas vrai, pire qu’on gosse !
- C’est la meilleure piste que j’ai eue jusqu’ici Simon.
- Mais Bon Dieu, c’est chercher une aiguille dans une meule de foin !
- Simon, si tu avais la possibilité d’être réuni à tes parents, tu ferais tout pour y arriver non ?
- Mes parents sont morts Largo. Et les tiens aussi ... fit le Suisse tristement.
- Peut-être. Mais je n’ai jamais eu la chance de les connaître. Alors laisse-moi faire. ”
Simon ne put résister longtemps au regard de cocker perdu que lui lançait Largo et rendit les armes.
“ D’accord ... Mais j’espère qu’avec ça, on va au moins me décerner le prix du meilleur ami du mois ... lâcha-t-il.
- Je t’adore ! ”
Largo allait se mettre au volant quand Simon le stoppa.
“ Je prends le volant.
- Je peux conduire !
- Nan, nan, je m’en voudrais si on avait un accident parce que le gamin qui conduit n’arrête de pas de crier “ Youpiiiii j’vais retrouver môman ! ”
- Ah ah, très drôle ! ”
Largo posa le trousseau de clés dans la paume de la main de son meilleur ami qui lui lança un sourire goguenard.
“ T’es un bon garçon !
- Simon, je vais finir par m’énerver ! le menaça Largo en faisant le tour de la voiture.
- Aucun sang-froid les jeunes à notre époque ...
- Simon ...
- Ok, ok, j’ai rien dit ... Zen ... On se détend ... Laisse les problèmes couler sur toi, comme l’eau glisse sur les plumes du canard ...
- Que je laisse les problèmes glisser sur moi ? Simon, tu devrais arrêter de voir cette bouddhiste avec qui tu sors ...
- Ben quoi ? Elle est mignonne ! ”
Les deux amis allèrent grimper à l’intérieur du véhicule, lorsqu’ils furent interpellés par la voix éraillée de Pedrito. Celui-ci, encore sur le seuil de la sortie du bar, leur fit signe. Ils s’approchèrent de lui, venant à sa rencontre. Les traits de l’hispanique s’étaient animés.
“ Son nom, son nom ! J’m’en rappelle ! Elle s’appelait Zoé. ” déclara-t-il, sous le regard bluffé de Largo.
*****
Joy cligna des yeux. La lumière blafarde de l’endroit où elle se trouvait l’aveugla brièvement, si bien qu’elle dut s’y prendre à plusieurs fois avant de pouvoir ouvrir les paupières totalement. Une horrible sensation lui tirailla la mâchoire, là où Riri ( à moins que ce ne fut Fifi ... ) lui avait donné un coup de poing. Elle regarda autour d’elle. Elle se trouvait dans une pièce sombre et humide, une cave si elle en jugeait par les gros tonneaux et les imposantes cuves opaques qui occupaient l’endroit. Elle tenta de mouvoir ses mains et ses pieds, mais ceux-ci, naturellement, étaient solidement attachés par des liens de cuir.
Elle jeta un regard sur Douggie, qui, comme elle, était immobilisé sur une chaise, adossé contre l’un des quatre murs de la cave. Il émergeait tout doucement, marmonnant dans sa barbe. Joy, agacée, et aussi par besoin de se défouler, ressentit l’envie irrépressible de lui donner un coup de pied pour l’aider à se sortir plus vite de sa torpeur, mais naturellement, elle ne pouvait pas bouger les jambes. C’est à ce moment que la porte de la cave s’ouvrit en grand, laissant pénétrer un large halo de lumière qui les aveugla.
La silhouette de Lou se détacha rapidement de l’ouverture éclairée, et il descendit les marches lentement, une à une, trouvant au passage l’interrupteur, et allumant la lumière de la cave.
“ Alors ? Bien dormi les tourtereaux ? s’enquit-il d’un air visiblement amusé.
- Où sommes-nous ? fit Joy.
- Oh, dans une bicoque prêtée par un ami ... Vous et Douggie avez fait un charmant petit voyage dans le coffre de ma voiture, Mignonne.
- Génial ... Ca doit expliquer les courbatures ... marmonna Joy. Vous savez que cela peut vous coûter très très cher ça, un enlèvement ? Vous n’avez pas de cervelle ?
- Oh si, et je l’utilise à bon escient ! Je vois en vous, Mignonne, une corne d’abondance ... Une jolie jeune femme qui peut procurer à un escroc de bas étage comme Douggie la somme de 50 000$ en deux temps trois mouvements ... Ma parole, vous êtes la poule aux oeufs d’or !
- Vous voulez quoi ? Une rançon ? rétorqua Joy avec acidité.
- Oui, ce serait un bon début ... ”
Joy étouffa un rire nerveux.
“ Vous ne savez pas à qui réclamer cet argent. Et ne vous fatiguez pas, jamais je ne vous donnerai le nom de mon employeur. ”
Lou hocha la tête d’un air entendu.
“ J’avais prévu cette réaction si peu coopérative, Miss Arden c’est ça ? Mes hommes sont en train de faire les recherches adéquates. Et si ça ne donne rien, nous pourrons toujours trouver le bon moyen pour vous faire parler.
- Vous n’obtiendrez rien de moi ... répliqua-t-elle.
- Peut-être. Mais de Douggie ? Je suis sûr qu’il est très sensible aux tenailles ... ”
Lou eut un sourire dominant envers ses deux prisonniers et gravit en sens inverse les marches de l’escalier pour quitter la cave, les isolant à nouveau. Douggie, qui s’était totalement réveillé pendant cette joute verbale, secoua la tête d’un air navré.
“ Je suis désolé Miss ... C’est de ma faute tout ça ...
- Oui, ça vous pouvez le dire ! ” décocha Joy avec froideur.
Douggie paraissait tout penaud.
“ Je ne voulais pas vous attirer d’ennuis Miss ! tenta-t-il de se justifier. Je ne pouvais pas prévoir ce coup en traître qu’ils me feraient, Mantle et Sparky. ”
Joy réprima un soupir d’agacement.
“ Le problème avec les types comme vous, c’est que vous ne prévoyez jamais rien ... ”
Douggie eut l’air à la fois intrigué par cette phrase et blessé, car il avait tout de suite adopté la jeune femme et éprouvait de la sympathie pour elle ainsi que de l’admiration pour sa force.
“ C’est ce que me disait toujours ma défunte maman ... “ Tu finiras sous les ponts Douglas O’Riordan Sutherland ! ” ... La brave femme, elle est morte trop jeune ... Remarquez, c’est tant mieux, si c’était pour voir son fils unique sombrer dans le gouffre ... ”
Joy s’impatientait. Elle hésitait entre réagir avec violence et agressivité face à cet importun qui baragouinait à côté d’elle, ou au contraire, rendre les armes et succomber à la sympathique tête à claques embarquée dans la même galère qu’elle .
“ Bon, allez, calmez-vous, on va s’en sortir ... lâcha-t-elle finalement sur un ton moins énervé.
- Mais comment ?
- Je n’en sais rien. Mes collègues vont nous retrouver. Alors en attendant, prenez votre mal en patience et pleurnichez en silence, comme ça je pourrai réfléchir. Je n’ai pas envie de moisir dans le coin.
- D’accord Miss. Je ferai comme vous dites !
- C’est ça, c’est ça ... ”
Enhardi par l’attitude plus douce de la jeune femme, il lui lança un grand sourire amical.
“ Dites ... Je me demandais ... Pourquoi vous ne m’aimez pas ?
- Ne dites pas n’importe quoi ... l’arrêta-t-elle avec impatience.
- Ben vous voyez, vous me criez dessus ! ”
Douggie haussa les épaules et poursuivit sur sa lancée.
“ Vous avez l’air d’en connaître un rayon sur les types comme moi ... Je me trompe ? ”
Joy lui lança un regard noir. Mais elle répondit tout de même, d’un ton distrait.
“ Mon mari David était un joueur. Je connais le problème.
- Oh ? Vous êtes mariée ? dit-il d’un air déçu de chien à qui on venait d’enlever son os.
- Divorcée. ”
Douggie eut un nouveau sourire vers la jeune femme.
“ Dites ... Enfin imaginez, dans un futur proche, si on sort d’ici tous les deux, nous ...
- N’y pensez même pas ! l’interrompit-elle avec fermeté.
- Même pas un petit dîner ? tenta-t-il timidement.
- Douglas, fermez-la ! ”
Il hocha la tête et fit une grimace dépitée.
“ Bon ... J’aurais essayé ... ”
*****
Kerensky maugréa dans sa barbe. Cela faisait des heures, et toujours aucune nouvelle. L’émetteur planqué dans la Berline du Groupe W que Joy avait utilisée indiquait la même position depuis un long moment déjà. Se doutant que quelque chose n’allait pas, Kerensky s’était rendu sur le pont de la 37è et Richter en compagnie d’une équipe de la sécurité du Groupe, et naturellement, ils n’avaient rien trouvé. Joy et Douggie avaient disparu, avec l’argent, abandonnant la voiture de luxe dans ce quartier mal famé. Il avait bien essayé d’interroger quelques SDF du coin, mais ceux-ci n’étaient pas très causants. En désespoir de cause, il avait tenté de joindre Joy par téléphone, mais la sonnerie de son portable avait retenti à quelques mètres de lui. Il avait apparemment glissé de sa poche pour se nicher dans un coin rempli de bennes à ordures, sans doute à l’occasion d’une bagarre. Joy zéro, méchants un. Ca s’annonçait mal.
Il était rentré au Groupe W, rappelant les agents de sécurité, persuadé qu’ils ne trouveraient rien lui permettant de remonter leur trace. Et c’est seulement armé de deux indices : bookmaker coriace et traces de pneus d’une Buick au modèle non identifié qu’il avait dû commencer à lancer les recherches. Il émit un grondement sourd en lisant la longue, la très longue liste de bookmakers new yorkais susceptibles d’avoir pris pour Douggie des paris sur les courses de chevaux et de lévriers. Son grondement s’intégra à un juron quelque peu vulgaire lorsqu’il constata que parmi eux, le nombre de possesseurs de Buicks ne diminuait pas vraiment la longueur de ladite liste.
“ Génial Joy. Ca va me prendre plus de temps que prévu ma belle ... ”
Il décida d’aller fouiller dans le casier judiciaire de Douggie pour retrouver le nom de quelques uns de ses ex comparses de cellules, histoire de les interroger au cas où ils connaîtraient les noms des bookmakers réguliers de l’Irlandais. Son absorbante tâche fut interrompue par la sonnerie du téléphone.
“ Bunker, répondit-il froidement.
- Kerensky, on a besoin de tes lumières ! ” retentit la voix vive et enjouée de Simon.
Il demeura impassible. Leur dire ou ne pas leur dire ?
“ Où est Largo ? s’enquit-il, ne voyant pas le visage du milliardaire apparaître par visioconférence.
- Il roupille ... Les émotions fortes. Et puis il n’avait pas fermé l’œil de la nuit hier.
- Compréhensible. Où êtes-vous ?
- En route pour San Diego. On a une nouvelle piste. ”
Kerensky avala un soupir et opta pour garder la disparition de Joy secrète encore un moment. Là où Largo et Simon se trouvaient, ils ne pourraient pas revenir sur New York avant le lendemain. Il n’était donc pas utile de les inquiéter outre mesure vu l’état d’agitation dans lequel ils se trouvaient déjà, et particulièrement Largo.
“ Alors ? Quel est l’objet de ton appel ? ”
Simon lui expliqua dans les grandes lignes ce qu’ils avaient découvert auprès de Pedrito, l’ancien chauffeur de Nério. Il insista particulièrement sur le dispensaire de Bénédictines dans lequel la mère de Largo aurait travaillé à San Diego, au début de l’année 1972. Kerensky, légèrement submergé par les tâches qui lui incombaient, parut vaguement découragé.
“Et tu ne veux pas que je retrouve le premier caleçon de Bill Clinton pendant qu’on y est ? déclara-t-il, pince-sans-rire.
- Allez, je te demande pas la lune ... insista Simon, faisant jouer son bagou. C’est tout ce qu’on a pour l’instant ... Ce n’est rien qu’une petite adresse !
- Il n’existe peut-être plus ce dispensaire !
- Écoute, fouille les archives de San Diego, n’importe quoi, mais trouve nous une adresse ! T’es bien gentil, là, planqué dans ton bunker, mais c’est moi qui me tape les crises de Largo ! glapit Simon. Il est intenable depuis qu’on a cette nouvelle piste ! Et le pompon c’était quand Pedrito s’est souvenu du prénom de sa mère ... Enfin de sa mère supposée ... Il n’a pas arrêté de le répéter “ Ma mère s’appelait Zoé ! Ma mère s’appelait Zoé ! ”. Ah la la, je regrette que Joy ne soit pas là, elle a le chic pour refroidir ses ardeurs généralement. ”
Kerensky déglutit difficilement, puis se reprit.
“ Je vais vous la trouver cette adresse, mais arrête de jacasser inutilement.
- Merci, t’es un as.
- Tu me remercieras quand je serai parvenu à venir à bout de cette journée, réponses en main, sans m’écrouler sur mon clavier. ”
Simon éclata de rire, peu habitué à voir Kerensky se plaindre.
“ Et Joy ? s’enquit-il. Ca s’est bien passé quand elle a appris notre petite escapade ? Elle n’a pas essayé de te tuer ? ”
Le visage du Russe demeura froid, stoïque, mais un éclair bizarre luit dans son regard.
“ Je ne l’ai pas encore mise au courant, elle n’est pas rentrée. Elle ne devrait pas tarder. ”
Le sourire de Simon s’effaça, il n’était pas dupe. Depuis deux ans qu’il connaissait Kerensky, il commençait tout juste à lire plus en lui que ce qu’il voulait bien montrer.
“ Il y a un pépin ? s’inquiéta-t-il.
- Je contrôle. Joy est une grande fille. ” décocha simplement le Russe.
Simon n’était pas vraiment rassuré par ses mots mais il avait raison. Quoiqu’il se passe à New York, ils se débrouilleraient certainement. Il jeta un petit coup d’œil vers Largo, qui dormait d’un sommeil agité et se dit qu’il ne pouvait pas s’offrir le luxe de s’inquiéter pour la jeune femme devant lui.
“ Je te fais confiance Kerensky. Veille sur elle, moi j’ai déjà mon sacerdoce. ”
Kerensky raccrocha sans rien rajouter. Il examina la liste des détenus qui avaient côtoyé Douggie. Encore une liste démesurément longue ...
*****
“ Tiens donc ! Le retour de Riri et Fifi ! s’exclama Joy avec plus d’énergie qu’elle n’en possédait. Je vous manquais ? ”
Les deux malabars, encore vexés que la jeune femme leur ait mis une raclée le matin même ne répondirent pas et l’incendièrent du regard tout en escortant Lou. Celui-ci pointa le canon brillant de son revolver contre la tempe de Douggie.
“ Mignonne, mes hommes vont vous détacher. Nous allons faire une petite balade avec vous. Mais si vous tentez quoi que ce soit pour vous échapper, je lui tire une balle dans la tête, pigé ?
- Je serai sage comme une image ! ” mentit Joy avec dérision.
Puis elle regarda Riri et Fifi trancher les liens de cuir qui lui hachuraient la peau au niveau des poignets et des mollets. Elle se malaxa douloureusement les poignets et se prit à rêver de donner un coup de genou dans la mâchoire du malabar qui lui libérait les jambes mais elle se souvint du pauvre Douggie et de la délicate posture dans laquelle il se trouvait. Elle se laissa donc faire paisiblement. L’un des hommes de main patibulaire la maintenait avec force par les épaules et lui passait des menottes tandis que l’autre s’assurait qu’elle ne se rebellait pas. Puis ils l’encadrèrent, imposants, la tenant chacun par un bras. Lou sourit et remit le cran d’arrêt du revolver qui ne menaçait dorénavant plus la tête de Douggie.
“ Qu’est-ce que vous allez faire ? Où vous l’emmenez ? Lou, tu ne vas pas lui faire de mal, hein ? demanda-t-il.
- Rassure-toi, Douggie, nous ne tenons pas à l’amocher. Elle perdrait de la valeur.
- Que savez-vous de ma valeur ? décocha Joy, méfiante.
- Oh eh bien nous avons finalement découvert l’identité de votre employeur, Mignonne. Garde du corps de Largo Winch ... ricana-t-il. Je dois avouer que j’ai failli sauter au plafond lorsque je l’ai appris. C’est assez inhabituel tout ça ... D’autant plus lorsqu’on songe que ce pauvre dégénéré de Douggie fait partie de ses fréquentations !
- Hey ! protesta Douggie. Je ne suis pas un dégénéré moi !
- Ca c’est vrai, rajouta Joy. Il est juste stupide, malhonnête et irresponsable. ”
Douggie esquissa une moue improbable.
“ Surtout Miss, la prochaine fois, n’intervenez pas ... ”
Joy ne releva pas et lança un regard noir à Lou.
“ Ne croyez pas pouvoir obtenir de l’argent de Largo ! s’exclama-t-elle. Il ne cède pas au chantage ! ”
Lou échangea un sourire sardonique avec ses deux fidèles acolytes.
“ C’est beau cet esprit d’abnégation et ce professionnalisme à toute épreuve ! remarqua-t-il. Mais voyez-vous, mademoiselle Arden, la presse dit que votre patron est très proche des membres de son Intel Unit. Et comme vous êtes qui plus est une très jolie femme, je ne doute pas qu’il se pliera en quatre pour vous aider. Il paiera. ”
Cette fois-ci, ce fut au tour de Joy d’exprimer un rire narquois.
“ Vous ne le connaissez pas. C’est vous qui allez payer. Et très cher. Un petit poisson tel que vous ne devrait pas avoir les yeux plus gros que le ventre et traiter avec une personne si influente.
- C’est ce que nous verrons Mignonne. En attendant, vous nous accompagnez. Nous allons passer un petit coup de fil à votre patron ... ”
Joy le glaça du regard et se laissa entraîner par Riri et Fifi, hors de la cave.
*****
“ Bingo ! ” siffla Kerensky.
Le Russe avait enfin mis la main sur ce que Simon et Largo cherchaient à San Diego. Dans le quartier Nord de la ville, de 1965 jusqu’en 1976 s’était établi un dispensaire de Bénédictines au 133 de Milton Street. Mais après un incendie, les Soeurs avaient dû déménager et grâce à différents dons et bonnes oeuvres, elles avaient réinstallé leur maison d’accueil dans un autre quartier. Kerensky décrocha le téléphone pour en informer Simon, alors que le jet du Groupe W amorçait sa descente sur San Diego. Avec un peu de chance certaines des soeurs qui s’occupaient du premier dispensaire faisaient toujours acte de dévotion dans le second construit en 1977 ... Car si tel n’était pas le cas, la piste s’arrêterait là pour Largo. Le Russe ne prêta pas attention au soupir de fatigue et de découragement qu’avait poussé Simon et leur avait simplement souhaité bonne chance avant de couper leur communication.
Kerensky avait à peine raccroché qu’il délaissa aussitôt les recherches attenantes à l’identité de la mère de Largo pour se replonger sur le passé de Douggie. L’heure tournait, et le fait qu’il n’ait aucune nouvelle de Joy, ni même de possibles ravisseurs l’inquiétait. Il était parti sur le postulat de départ que le bookmaker avait eu les yeux plus gros que le ventre et se servait de la garde du corps et de l’Irlandais comme monnaie d’échange pour réclamer plus d’argent de leur richissime patron. Mais aucune nouvelle. Et si les choses s’étaient passées différemment ? Si Joy ne s’était pas laissée kidnapper ? Avec le foutu caractère qu’elle avait, elle aurait été capable de les défier, quel que soit leur nombre et leur férocité. Et cela signifiait qu’ils l’avaient peut-être ...
Le Russe se ressaisit. Ce n’était pas le moment d’avoir des images cauchemardesques du cadavre de Joy enterré quelque part ou flottant dans l’East River. Il se remit alors à éplucher les dizaines de fichiers qu’il avait sous les yeux en même temps, espérant trouver quelque chose d’intéressant. La tâche l’absorba tellement qu’il n’entendit le téléphone qu’au bout de deux sonneries. Il s’arrêta net. Simon et Largo venaient de l’appeler. Donc ...
Il décrocha aussitôt, espérant avoir Joy au bout du fil, ou du moins ses ravisseurs. Il n’eut que la standardiste du Groupe, très embêtée, qui affirmait qu’un homme “ très bizarre ” souhaitait parler à Largo Winch. Le Russe se contenta de lui demander de transférer l’appel sur son poste.
“ Qui êtes-vous ? demanda-t-il lorsqu’il eut cet interlocuteur en ligne.
- Mon nom n’est pas important. Vous êtes Largo Winch ?
- Mr Winch est en voyage d’affaires. Que puis-je pour vous ?
- Vous ? rit l’homme à l’autre bout du fil. Rien, à moins que vous ne soyez intéressé par le versement de cinq millions de dollars en échange d’une garde du corps et d’un arnaqueur irlandais ? ”
Kerensky resta calme. Il fallait la jouer serrée.
“ Vous voulez certainement parler de Mademoiselle Arden et de Douglas Sutherland ?
- Alors ? Vous ne voulez toujours pas me passer Largo Winch ?
- Je vous répète que Mr Winch est en voyage d’affaires. C’est avec moi qu’il faudra négocier.
- Qui êtes-vous ?
- Il me semble vous avoir posé cette question en premier.
- Oh oui, je vous dis mon nom et ainsi les chiens de garde du Groupe W débarquent dans l’heure chez moi ? Désolé, ça ne fonctionne pas comme ça. Je vous préviens, je ne suis pas stupide, et il faudrait que vous me preniez au sérieux. Je m’en voudrais de trouer d’une balle la jolie tête de Mademoiselle Arden.
- Merci de m’avoir prévenu. A mon tour je vous avertis que s’il lui est fait le moindre mal, Mr Winch et le Groupe W ont les moyens de vous poursuivre et de pourrir votre vie jusqu’à votre dernier souffle, un supplice que même Tantale n’aurait pu endurer. ”
Lou demeura silencieux un instant, sans doute impressionné par le ton plus que convaincant de Kerensky.
“ J’ai les cartes en main. C’est moi qui détiens la fille. C’est à moi de proférer les menaces. Alors ? Quand aurai-je l’argent ?
- Qu’est-ce qui me prouve que Mademoiselle Arden est bien avec vous, et en bonne santé ? ”
Il perçut un soupir de lassitude de la part du ravisseur. Mais celui-ci, ayant visiblement prévu le coup, s’adressa à une dénommée “ Mignonne ” pour qu’elle parle au téléphone. Après avoir fait quelques difficultés, Joy saisit enfin le combiné du téléphone.
“ Alors ? Je ne vous manque pas trop ? dit-elle avec légèreté.
- Joy ? Ca va ? demanda Kerensky, neutre.
- Au poil. Ces messieurs manquent d’éducation, mais que veux-tu, j’ai vu pire ...
- Je vais te sortir de là.
- Je te fais confiance. Mais dépêche-toi, la compagnie de ces cinglés et du vieux copain Douggie de Largo n’est pas des plus excitantes ... Tu ... ”
Joy fut coupée par Lou qui lui reprit le téléphone des mains.
“ Je crois que la démonstration est suffisante. Quand nous rappellerons, l’argent devra être prêt. ”
Le bookmaker raccrocha aussitôt. Kerensky quadrilla le secteur dans lequel le coup de fil avait été passé et remarqua, en étouffant un juron, qu’il avait été passé d’une cabine téléphonique.
“ Et merde ... marmonna-t-il. Ils ne sont pas aussi stupides qu’ils en ont l’air. ”