Kerensky suivait de loin les péripéties de Joy et de Douggie grâce au mouchard disposé sur la Berline (on n’est jamais trop prudent) et s’était arrangé avec la jeune femme pour qu’elle lui passe un coup de fil avant et après l’échange. Il venait donc de raccrocher le combiné, après une très brève conversation au cours de laquelle la jeune garde du corps lui avait appris qu’elle avait réceptionné “ le paquet ” et qu’elle se dirigeait vers le “ lieu convenu ”. Comprendre, elle est passée prendre Douggie en bagnole avec l’argent et ils s’empressent de ce pas d’aller faire mumuse avec un bookmaker et ses hommes de mains ...
Gardant un oeil sur l’opération, le Russe était retourné vaquer à ses occupations. Il avait lancé un programme pour renforcer la sécurité de ses bébés d’ordinateurs adorés, puis s’était mis en quête d’informations nouvelles sur le passé et les origines de Largo, tout en mettant la pâtée à l’un de ses contacts sur Internet au cours d’une partie enfiévrée d’échecs on line. Les joies et avantages d’être multitâche ... Cela ne l’impressionna donc guère lorsque le téléphone se remit à sonner et qu’il dut gérer une nouvelle opération s’ajoutant à la masse de celles déjà en cours.
“ Bunker ... répondit-il froidement en décrochant le combiné.
- Kerensky, c’est moi. ” lui lança une voix étouffée.
Le Russe fronça les sourcils.
“ Largo, je t’entends très mal ...
- Normal, avec Simon on est sur la piste d’atterrissage d’un aéroport privé. On s’apprête à embarquer dans le jet.
- Vous rentrez déjà ?
- Non, on va à Tijuana. ”
Kerensky haussa un sourcil interrogateur que son interlocuteur ne pouvait bien entendu pas deviner.
“A Tijuana? Mais qu’est-ce que vous allez faire à Tijuana?
- On suit la piste du frère de Galindez ou “ El Primo ”, si tu préfères. Tu peux te renseigner sur lui ? D’après ce qu’on a pu apprendre, il aurait été le chauffeur de Nério, au début des années 70, jusqu’en 1972 ... ”
Kerensky se mit alors à pianoter à la vitesse de la lumière sur son clavier, s’introduisant dans les archives du fichier personnel du Groupe W. Le nom du frère d’ “ El Primo ” apparut rapidement dans ses entrées.
“ Effectivement, reprit-il à l’intention de Largo après avoir survolé son dossier. Pedro Azuncio Galindez a été le chauffeur de ton père pendant un an et demi. Il a quitté le Groupe avec une conséquente, mais alors très conséquente indemnité de licenciement en mai 1972.
- Nério l’a payé pour se taire au sujet de ma mère, il devait en savoir trop ...
- Apparemment, puisque tu as retrouvé sa trace, il n’a pas tenu sa langue si bien que ça. Il est probable que si on te l’a dit à toi, on a très bien pu le dire aussi aux personnes dont Nério voulait protéger ta mère. ”
Il y eut un long silence à l’autre bout du fil.
“ Largo, tu es toujours là ? demanda finalement Kerensky.
- Oui. J’étais en train de me dire que je devrais avoir un peu plus de recul par rapport à tout ça. Si ce que tu viens de sous-entendre est exact, il est possible que ma mère soit morte depuis longtemps, à condition que cette piste vaille quelque chose ...
- Peut-être que oui, peut-être que non. Mais si tu as hérité d’elle cette incroyable propension à te tirer des pires situations, il y a une chance.
- Merci Georgi. Simon me fait signe que le jet est prêt, je raccroche, on embarque.
- Oui ... Tu es sûr de ce que tu fais au moins ? Une fois au Mexique, Simon et toi ne pourrez compter que sur vous-même.
- Rassure-toi, aucune embuscade ne nous attend ...
- Mouais. ”
Kerensky suivit du regard la trajectoire de la Berline et pensa à la garde du corps de son impétueux patron capitaliste.
“ Largo ?
- Oui ?
- Joy va te tuer quand elle saura. ”
Le jeune milliardaire éclata de rire à l’autre bout du fil.
“ Ne t’inquiètes pas pour moi, j’en fais mon affaire, assura-t-il d’un ton amusé.
- Peut-être, mais en attendant ton retour, c’est moi qu’elle va tuer.
- Le KGB aurait-il peur de la CIA ? se moqua Largo.
- Je vais faire comme si je n’avais pas entendu cette remarque inconsidérée. ”
Cette dernière pique mit fin à leur conversation.
*****
Joy freina brusquement, faisant sursauter Douggie. Elle venait d’apercevoir le Pont de la 37è et Richter, abandonné et déserté. Seuls quelques clochards demeuraient dans les parages, mais prenaient la fuite les uns après les autres, voyant arriver cette Berline noire qu’attendaient trois hommes patibulaires, mains sur leurs holsters. Joy regarda deux SDF s’enfuir en traînant des pieds et eut une moue évocatrice.
“ Ca commence bien tout ça. Très rassurant. ”
Elle ne parut pas s’en émouvoir plus longtemps, et, la main crispée sur la mallette contenant les 50 000 $, elle ouvrit la portière pour rejoindre les trois hommes qui les attendaient pour procéder à l’opération. Elle jeta un coup d’œil vers Douggie.
“ Vous comptez prendre racine ? ”
Douggie, tétanisé par la situation et par l’assurance de cette jeune femme étrange, obéit sans broncher et se précipita à sa suite, la collant à chaque pas sans prendre garde à ses soupirs d’agacement. Une fois à portée des trois individus, elle s’arrêta, laissant trois mètres entre eux. L’un d’entre eux, apparemment leur leader, petit, le dos voûté, mal habillé et les cheveux gominés, s’avança d’un pas. Il souriait avec suffisance.
“ Douggie, je ne m’attendais pas à te voir ...
- Bah tu sais, Lou, je n’ai qu’une parole. Quand je dis que je paye toujours mes dettes, je le fais ! On ne pourra pas dire que les irlandais sont des menteurs ! ”
Le bookmaker eut un sourire peu convaincu puis détailla avec intérêt Joy, à la fois pour son physique avantageux et pour l’intéressante mallette qu’elle tenait à la main.
“ Tu ne nous présentes pas à ta charmante amie ? ”
Joy, jusque là occupée à détailler les deux malabars patibulaires de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, accompagnant le book, et à repérer leurs revolvers bien planqués sous leurs costumes noirs cintrés, reporta son attention pour la première fois sur le bookmaker. De son côté, Douggie, soucieux de vouloir détendre l’atmosphère à couteaux tirés, sourit et fit les présentations.
“ Oui, oui, Lou, voici Miss Arden. Miss, c’est Lou, mon book. ”
L’intérêt de Lou envers Joy monta d’un cran.
“ Enchanté, Mignonne. ”
Il désigna du menton la mallette.
“ Je suppose qu’il s’agit d’un petit présent pour moi ?
- Vous supposez bien. ”
Joy se dirigea sans broncher vers la Buick dans laquelle étaient arrivés Lou et ses deux molosses. Ceux-ci portèrent leurs mains à leurs vestes, frôlant le squelette de leurs revolvers et Douggie emboîta le pas à Joy. Elle déposa la mallette sur le capot encore chaud de la voiture et l’ouvrit. Puis elle s’écarta, laissant Lou admirer les liasses de billets verts qui y étaient déposées.
“ Bien, bien, bien ... ” fit celui-ci d’un air gourmand devant tout cet argent.
Il s’approcha de la mallette et saisit plusieurs liasses, commençant à recompter les billets.
“ 50 000$, tout y est, précisa Joy.
- Désolé Mignonne, mais je ne fais pas confiance aux personnes avec lesquelles je fais affaire pour la première fois ... répondit Lou en continuant à recompter.
- T’en fais pas Lou ! Miss Arden n’a aucunement l’intention de t’entuber ... assura Douggie. Euh ... N’est-ce pas ? reprit-il plus bas à l’intention de Joy.
- Je dois avouer que je suis assez surpris Douggie, que tu aies réussi à trouver tout ce pognon ... poursuivit Lou. Tu as su toquer à la bonne porte. Je serais assez curieux de savoir qui est le pigeon que tu as réussi à plumer ... Mais peut-être pourriez-vous nous renseigner, Mignonne ? Vous êtes une simple exécutante, je me trompe ?
- Quel sens de la déduction. ”
Lou compta les derniers billets et referma la mallette, satisfait.
“ 50 000. Le compte y est.
- Ahhhh ! J’adore les affaires rondement menées ! s’exclama Douggie.
- Mais le problème, poursuivit Lou, c’est que tu nous dois 100 000$, Douggie. ”
Joy haussa un sourcil de surprise et jeta un coup d’œil vers l’Irlandais qui pâlissait à vue d’œil.
“ J’y crois pas ... marmonna-t-elle entre ses dents. C’est vrai ça ?
- Ben ... ” bredouilla Douggie en se triturant les doigts.
Joy fit de son mieux pour ravaler sa colère. Elle regarda Lou et ses deux molosses de pacotille et finit par fusiller du regard Douggie tout en maudissant intérieurement Largo.
“ 100 000$ ? s’écria-t-elle. Non mais vous êtes pas malade ? ? ? ?
- Mais attendez, se justifia Douggie, mes autres dettes sont au nom de deux autres bookmakers ! Je ne dois plus rien à Lou ! ”
Lou eut un sourire amusé et acquiesça.
“ Il ne vous ment pas, Mignonne. La note s’est rallongée parce que je me suis procuré les titres de dettes de ses deux autres books, Sparky et Mantle.
- Les traîtres ! Comment ils ont pu me faire ça ! baragouina Douggie.
- Le monde est cruel, Douggie. Pas de chance pour toi, Sparky et Mantle me devaient du fric. Ils m’ont revendu leurs titres de créances sur certains de leurs clients pour s’acquitter de leurs dettes auprès de moi. Et tu es dans le lot, pas de bol ! ”
Joy serra les dents, sentant que la situation virait au roussi, et Douggie se confondait en excuses et en insultes plus ou moins exotiques à l’encontre des dénommés Sparky et Mantle. Lou fit un clin d’œil à la garde du corps.
“ Alors Mignonne ? Tu peux nous sortir de nouvelles liasses de gros billets verts de ton chapeau magique ?
- Allez vous faire voir, je suis venue pour 50 000$, et c’est tout, reprit froidement et audacieusement la jeune femme. Si vous voulez le reste, organisez une autre transaction avec le Sieur Douggie, il se fera sûrement un plaisir de taper à nouveau dans une bonne poire pour vous rembourser.
- Moui, c’est une option, marmonna cyniquement Lou. J’en ai une autre à vous proposer. Dites-moi qui est la bien nommée bonne poire qui lui a refilé ces 50 000 en moins de 24 heures ?
- Mon boss souhaite garder l’anonymat, rétorqua Joy, décidément pas très coopérative.
- Hum ? Ah oui ? Et votre boss, il souhaite aussi vous revoir vivante, Mignonne ? ”
Lou dégaina son revolver. Douggie tressaillit et se mit à pâlir à une vitesse phénoménale tandis que Joy poussait un soupir de lassitude. Elle avait prévu que ça se terminerait comme ça depuis bien longtemps et le peu d’inventivité, dans leurs méthodes et attitudes, des gangsters de son époque, commençait à la blaser tant ils étaient prévisibles. Elle saisit son Beretta et le pointa vers Lou. Les porte-flingues de ce dernier suivirent aussitôt le mouvement, brandissant dans les airs leurs neuf millimètres. Douggie, terrorisé, passait son regard des uns aux autres, en tremblant légèrement.
“ Je déteste les armes ... gémit-il, sentant sa phobie reprendre le dessus sur lui.
- Ah la femme moderne ... soupira Lou. Je regrette les temps anciens où on ne les laissait pas porter de revolvers et où elles restaient à la maison pour nous faire la bouffe et le ménage.
- Continuez et je vous troue le pantalon ! décocha Joy.
- Faites attention, vous allez les énerver, Miss ... bafouilla nerveusement Douggie.
- Vous, la ferme ! ”
Joy analysa la situation. Techniquement, elle n’avait aucune chance de s’en sortir vivante, sauf si Kerensky se rendait compte que l’échange durait plus longtemps que prévu et envoyait du renfort. Mais même là, le temps que les secours arrivent, elle aurait déjà passé l’arme à gauche. Il lui restait deux options : la négociation ou le chantage.
“ Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda Douggie, angoissé.
- Je vous ai dit de la fermer ! ”
Cette situation commençait à l’énerver passablement. Elle décida alors de viser Lou, comme elle l’avait menacé, en plein pantalon.
“ Bien, les dés sont jetés. Vous nous laissez nous en aller, ou je tire. Je n’aurai aucun scrupule à le faire, parce que je déteste qu’on m’appelle “ Mignonne ”. Mon Oncle Rory m’appelait “ Mignonne ” et c’était un vieux pervers alcoolo que je détestais. Donc, ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Et même si vous survivez à cette balle, plus jamais vous ne pourrez vous servir de vos bijoux de famille, je le crains. Décidez.
- Mes hommes vous tueront avant que vous n’ayez le temps de presser la gâchette.
- Vos hommes ? Vous voulez parler de Riri et Fifi, là, derrière vous ? Tsst tsst tsst ... Ils ne font pas le poids. ”
Les deux molosses échangèrent un regard, surpris par l’assurance de la jeune femme.
“Bon, reprit Joy, qui cède en premier ? Riri et Fifi, vous voulez que je tue votre patron ?
- Et toi Mignonne, tu veux qu’on tue ton copain Douggie ? fit Lou en visant l’Irlandais.
- Lui là ? marmonna Joy d’un air dédaigneux. J’en ai rien à faire de ce looser, tirez, si ça vous amuse ! Moi, je fais juste mon job, sa vie ne m’intéresse pas particulièrement. Et quoiqu’il arrive, j’ai le temps de vous exploser votre petit cornichon, Monsieur Lou, avant que les deux balourds aient le temps d’appuyer sur la détente. Vous choisissez quoi ? ”
Lou déglutit difficilement. Cette “ poupée ” paraissait diablement sûre d’elle et comme il n’avait pas particulièrement envie de finir émasculé avant d’avoir pu mettre en route un héritier, il décida que mieux valait écarter ce danger au plus vite.
“ D’accord ... Ce qu’on va faire, c’est qu’on va tous lâcher nos armes en même temps, ça te va Mignonne ?
- Non, Riri et Fifi balancent leurs armes, et après Lou, vous et moi, on les pose par terre simultanément.
- Comme tu veux Mignonne. ”
Lou ordonna d’un signe de tête à ses deux acolytes d’obtempérer. Ceux-ci lancèrent leurs armes au loin. Puis Lou et Joy échangèrent un regard entendu. Ils posèrent simultanément leurs revolvers sur le sol, et d’un coup de pied, les firent glisser sous la Buick de Lou. Joy soupira de soulagement intérieurement. Avec un peu de chance, elle parviendrait à se sortir de cette histoire sans avoir à verser de sang, ni à se casser un ongle. Mais elle se mordit la lèvre lorsqu’elle intercepta un clin d’œil louche entre Lou et ses deux molosses. Et elle eut à peine le temps de comprendre qu’elle était bonne pour une nouvelle séance de manucure que Riri et Fifi se jetaient sur elle pour l’empoigner.
Naturellement, elle se défendit comme une tigresse. Les longues heures passées dans son adolescence et sa vie d’adulte à être entraînée par son père à toutes les techniques de combats possibles et inimaginables furent une fois de plus d’une redoutable efficacité. Les deux balourds contre lesquels elle se battait n’utilisaient que leur force brute et primitive, et même si elle devait avouer que ses petits poings souffraient de devoir bumper dans leurs carrures de camionneurs, sa souplesse et sa rapidité lui donnaient un avantage certain. Elle put bientôt se servir de la force de ses adversaires contre eux pour les déséquilibrer et les plaqua au sol, l’un après l’autre. Elle poussa un long soupir, soulagée d’en finir avec eux, et s’apprêtait à s’attaquer à Lou lorsqu’elle dut s’arrêter net.
Le bookmaker, constatant, pendant la lutte acharnée que la jeune femme menait contre Riri et Fifi, qu’elle avait beaucoup plus de ressources qu’il ne l’avait estimé, s’était décidé pour un Plan B. Il avait récupéré son revolver planqué sous sa Buick et pris en otage le pauvre Douggie, qui n’osait plus faire un geste, pétrifié qu’il était par la présence d’un de ces engins de malheur à proximité de sa petite tête pour la lui faire exploser.
“ Maman ... ” marmonnait-il, le sol manquant de se dérober sous ses genoux.
Lou sourit, apparemment très content de lui. Joy, quant à elle, soupira, de plus en plus désabusée.
“Et merde ... Manquait plus que ça ... lâcha-t-elle d’un ton las.
- Nous allons vérifier une théorie, Douggie, si tu veux bien ... s’en amusa Lou. Nous allons bientôt savoir si notre Mignonne tient vraiment si peu que ça à ta misérable existence de vermisseau ... Alors Mignonne ? Quel est ton choix ? ”
Joy fit rapidement le tour des possibilités et dut se rendre à l’évidence que la reddition était la seule qu’il lui restait, avec l’espoir de gagner du temps en attendant que Kerensky arrive à la rescousse.
“ Ok, vous avez gagné ... ”
Elle leva sagement ses mains et Lou, un sourire satisfait au visage fit signe à Riri et Fifi qui se relevaient de leur violente confrontation avec elle, de s’occuper d’elle. Une seconde plus tard, elle recevait de plein fouet un coup de poing au visage et perdait conscience.