Chacun avait attentivement écouté le récit de Largo, et chacun semblait écouter une petite voix intérieure qui lui soufflerait ce qu’il fallait dire. Celle de Simon prit les autres de vitesse.
“ Mais c’est super ! ” s’écria-t-il.
Largo acquiesça d’un large sourire mêlant crainte et espoir. Le soutien démonstratif de Simon, allant lui donner une tape amicale sur l’épaule, le confortait et lui offrait un peu plus d’assurance face à cette porte ouverte qui se dessinait au bout de sa route.
“ Qu’en pensez-vous ? ” s’enquit-il avec inquiétude devant le peu de réaction de Joy et de Kerensky.
Kerensky ne sourcilla pas.
“ Information à vérifier. ” se contenta-t-il de lâcher, froidement.
Largo hocha la tête.
“ Je sais ce que vous vous dites ... C’est une info aléatoire, qui ne repose sur rien, je vais me faire de faux espoirs et ça ne mènera probablement nulle part.
- C’est un peu l’idée oui ! ” rétorqua Joy, jusque là restée fort songeuse.
Largo ne fut pas étonné par l’attitude plus que méfiante de sa garde du corps, qu’il avait anticipée.
“ Rassurez-vous, je garde la tête froide. Mais je tiens à vérifier moi-même cette histoire. Si c’était vrai, ce serait la meilleure piste que j’aie eue jusqu’à présent pour savoir qui est ma mère.
- C’est sûrement une perte de temps Largo. ”
Le milliardaire eut un regard sombre.
“ J’escomptais un peu plus de soutien, Joy.
- Écoute, tu sais très bien qu’en tant qu’amie, je voudrais que tout ça soit vrai, mais je vais agir en professionnelle : et la professionnelle te dit que c’est de la folie de croire que cette piste te mènera où que ce soit. Tu vas t’exposer inutilement. Laisse-nous nous occuper de la vérification de ces infos et ...
- Hors de question. C’est personnel, et c’est mon affaire ! Beaucoup plus que celle de n’importe lequel d’entre vous. Personne ne m’évincera.
- Là n’est pas la question ! Je parle pour ta sécurité ! Il s’agit peut-être d’un piège ! ”
Largo étouffa un rire.
“ Et quel genre de piège, hein ? C’est mon vieux copain Douggie qui m’a refilé ce tuyau ! ”
Joy émit une sorte de grondement sourd.
“ Ton “ vieux copain Douggie ” , comme tu dis, est un joueur invétéré criblé de dettes ... Je ne suis pas sûre qu’on puisse prendre ce qu’il dit pour parole d’Évangile.
- Hey ! protesta Largo, légèrement agacé par la défiance de Joy. Douggie a des problèmes, mais ce n’est pas un menteur. C’est un très vieil ami, un peu gouailleur je te l’accorde, mais il m’a souvent filé des coups de main ... J’accorde beaucoup de crédit à ce qu’il me dit.
- Si tu le dis ... abandonna Joy. Mais quand même ... Le type qu’il t’a conseillé d’aller voir, je ne le sens pas du tout. Tu te rends compte du caïd que ce doit être pour se faire appeler dans le milieu “ El Primo ” ?
- Je resterai sur mes gardes ... fit Largo.
- Et tu auras tout à fait raison ... ” intervint alors Kerensky.
Le Russe se tenait figé devant son écran, comme à son habitude, survolant le dossier plus qu’éloquent du bandit notoire centre de leur conversation.
“ Tu as trouvé quelque chose Kerensky ? s’enquit Simon.
- Naturellement.
- Ben qu’est-ce que tu attends pour nous refaire le CV d’ El Primo façon Bunker ? Hum ? sourit le Suisse d’un air taquin.
- Ce serait déjà fait si tu ne m’interrompais pas toutes les dix secondes ! cingla Georgi. Hector Proximo Galindez, né en 1947 au Nouveau-Mexique. Il commence sa carrière très jeune, à l’âge de 14 ans, vol à l’étalage, vol de voiture, vol avec agression. Multiples séjours dans différents établissements pénitenciers. En 1982 il migre vers New York où il prend de l’ampleur : cambriolages, puis braquages d’épiceries, de banques, de fourgons postaux, etc. Et retour à la case prison. Il est sorti de Saint-Quentin il y a un an et demi ... Le climat new yorkais ne devait pas lui convenir parce qu’il est retourné au Nouveau-Mexique ... Depuis il a l’air de se tenir tranquille : soit il se cache mieux, soit il sous-traite ... En tout cas, tu le trouveras à cette adresse : Albuquerque, 28 Parkway Drive, appartement 113.
- Sacré gus ... siffla Simon en lisant dans le détail le palmarès d’El Primo.
- Qu’est-ce que je disais ! lança Joy d’un air triomphant. Pas digne de confiance.
- J’irai quand même le rencontrer, décida Largo.
- Largo ! protesta aussitôt la jeune femme.
- J’ai connu des types bien plus dangereux et coriaces, rien que ce matin au Conseil d’Administration, ou à la minute même dans ce bunker : suivez mon regard. ”
Joy se vexa et fit la moue tandis que Kerensky haussa un sourcil.
“ Question ... Tu parles duquel de nous deux là ? Juste histoire de savoir lequel te fait le plus peur ... ” lança-t-il, pince-sans-rire.
Largo éluda la question en jetant un coup d’œil à sa montre.
“Il est bientôt dix-huit heures. Je ne veux pas traîner ... Je vais voir El Primo.
- Maintenant ? s’exclama Simon.
- Oui, faites préparer le jet, pendant que j’explique la situation à John ...
- Mais ... tenta à nouveau sa garde du corps.
- Joy, j’ai pas mal d’heures de vol qui m’attendent, alors tu serais gentille de te contenter de me lancer ton regard désapprobateur et de me laisser faire !
- Ok ... marmonna Joy, vaincue. Je te rejoins ... commença-t-elle.
- Non, Joy ... réfléchit-il. Je préfère en fait que tu ailles remettre l’argent au book de Douggie en sa compagnie demain matin.
- Quoi ? aboya-t-elle.
- Je ne veux pas le laisser seul avec ces mafieux, surtout qu’ils voudront savoir comment Douggie s’est débrouillé pour ramener tout cet argent, expliqua-t-il calmement.
- Largo ...
- Joy, je compte sur TOI pour protéger MON ami, l’interrompit son patron avec le plus de tact qu’il pouvait rassembler.
- Et qui va assurer ta protection?
- Simon.
- Ce n’est pas son boulot Largo ! C’est le mien. ”
Largo poussa un profond soupir.
“ Joy, est-ce moi qui suis un mauvais patron ou toi qui est vraiment très emmerdante quand tu t’y mets ? demanda-t-il d’un ton désespéré.
- Oses répéter ça pour voir ? ” s’écria Joy, mi menaçante, mi amusée devant la témérité soudaine de Largo.
Celui-ci la regretta bien vite devant le regard de feu de la jeune femme. Il eut une mine dépitée.
“Mais c’est vrai quoi ! reprit-il. Je suis censé être le patron ici, et je me fais toujours engueuler par vous ! Quand ce n’est pas toi Joy, c’est Kerensky ! Et si le grand russe la ferme, c’est Simon qui s’y colle ! C’est vrai que je prône l’entente et la complicité entre nous tous, mais vous me fatiguez parfois ...
- Et une complainte du capitaliste, une ! ” grinça Kerensky entre ses dents.
Largo passa outre et pointa du doigt son meilleur ami.
“ Simon, tu viens avec moi. Joy, demain, 10 heures, tu rejoins Douggie avec la mallette contenant les 50 000$ au Pont de la trente septième et Richter. Kerensky, tu t’occupes du soutien logistique. Merci d’avance. ”
Puis le jeune milliardaire s’enfuit au plus vite du bunker, afin d’éviter les dernières foudres des membres de son équipe, collé aux talons par un Simon hilare, toujours soufflé d’avoir vu Largo réussir à rabattre le caquet de ses deux ex agents secrets d’amis. Une fois seuls, Kerensky et Joy demeurèrent silencieux un long moment, puis la jeune femme, une mine perplexe au visage, interrogea du regard l’ex agent du KGB.
“ Je suis emmerdante ? ” s’enquit-elle en confirmation.
Il haussa les épaules.
“ Bien sûr. Mais on s’y fait, ne t’inquiètes pas. ”
*****
Après l’arrivée tardive de leur jet à l’aéroport privé dont le Groupe W disposait à Albuquerque, Largo et Simon, malgré l’empressement du jeune milliardaire, prirent le parti de prendre quelques heures de repos à l’hôtel avant de rencontrer El Primo. Levé aux aurores, plus impatient qu’un gosse sur le point d’aller faire un tour sur le Grand Huit, Largo était déjà prêt à partir pour Parkway Drive et enjoignait Simon de se hâter. C’est ainsi qu’à huit heures du matin, les deux amis, frappaient à la porte d’Hector Proximo Galindez, dit “ El Primo ” pour avoir des réponses à leurs questions.
Deux chicanos, plutôt jeunes, et apparemment carburant à la cocaïne, se tenaient devant la porte, méfiants. Ils roulaient leur bosse pour El Primo qui leur avait demandé de contrôler l’identité de tous ses “ visiteurs ”.
“ Vos papiers, Gringos. ”
Largo et Simon, soucieux d’en finir au plus vite, s’exécutèrent. Les deux gosses ne les avaient pas reconnus et voir leurs noms sur leurs papiers ne les éclairaient pas plus, apparemment. L’un d’eux resta à les surveiller, la main collée à son torse, dissimulée par sa veste, prêt à brandir un revolver. Le deuxième alla s’entretenir avec El Primo, et revint un instant plus tard, faisant signe à son comparse de les laisser entrer. Puis il rendit leurs papiers à Simon et Largo et les conduisit vers l’arrière-cuisine où El Primo prenait son petit-déjeuner. Il accueillit ses deux invités d’un air à la fois curieux et goguenard.
“ Entrez, ne vous gênez pas ... sourit-il, tandis que le gosse qui les avait guidé disparaissait. Ce n’est pas tous les jours que je reçois des invités de marque. Asseyez-vous.
- On préfère rester debout, rétorqua Simon, méfiant pour deux.
- Selon votre bon plaisir, señores ... fit El Primo en mordant dans une tranche de bacon. Alors ? Que me vaut l’honneur de votre visite ?
- Nous ne sommes pas ici pour vous créer des problèmes ... commença Largo. Nous voulons certains renseignements.
- Je ne suis pas un indic’, encore moins une balance. Alors passez votre chemin.
- C’est Douggie Sutherland qui nous envoie. ”
Le ton agressif d’ El Primo disparut sous un sourire amusé.
“ Cette espèce de fouine me doit 3000$ ! Mais il a tellement de dettes, qu’il a dû m’oublier. De quoi vous a-t-il parlé ? Ah oui, vous êtes le fils de Nério Winch ... Donc vous venez pour votre mère ?
- Que savez-vous d’elle ?
- Qu’est-ce que j’y gagne ? ”
Largo jeta un petit coup d’œil à Simon.
“ L’ardoise de Douggie, ça vous ira ?
- C’est pas mal ... Je pourrais demander plus, mais les renseignements que j’ai ne le valent pas ... En fait c’est mon frère, Pedrito, qui en sait long sur cette affaire ... Et ne vous en faites pas, un bon litre de piquette devrait délier sa langue ...
- Que sait-il ? ”
El Primo avala la dernière bouchée de sa tranche de bacon et après l’avoir mâchée et engloutie bruyamment, fouilla dans ses poches pour y dénicher un cigare.
“ Pedrito a migré à NYC au début des années 70 ... Moi j’étais en prison, mais comme notre mère se désespérait de me voir sombrer, j’ai fait promettre à mon frère d’essayer, vous savez, de rester dans le droit chemin. Donc il est parti pour la Côte Est et il a rapidement trouvé un job. Il était le chauffeur de votre père, quand celui-ci commençait à être un homme d’affaires riche et réputé, vous voyez ? Il se faisait sa fortune, ça marchait bien pour lui, alors, banco ! Un chauffeur pour sa pomme, les grandes casas, les voyages exotiques, les mondanités ... Et bien sûr les jolies femmes. D’après ce que m’a dit mon petit frère, pendant un moment, une partie de l’année 1971 jusqu’à début 1972, votre père avait une belle nana avec lui, d’origine italienne ...
- Vous avez son nom ? l’interrompit Largo.
- Si je l’avais ça vous coûterait cher ! Vous verrez ça avec Pedrito ... Si cette cuve à vin s’en souvient ... Enfin bref, mon frère disait toujours que Nério Winch avait encloqué cette petite italienne, mais personne ne l’a cru vu que votre père était une personnalité et si les journaux n’avaient rien dit sur un héritier, c’est qu’il n’était pas censé en exister un ... Pedrito a fini par la fermer sur cette histoire. Et puis votre père est mort. Vous êtes arrivé. Depuis il n’arrête pas de clamer à qui veut l’entendre qu’il connaît votre mère ... Mais bon, comme il a tendance à picoler, on ne le croit qu’à moitié aujourd’hui encore.
- Et vous ? Vous le croyez ? ” demanda Simon.
El Primo tira une bouffée de son cigare.
“ Pedrito a pas mal de défauts mais ce n’est pas un menteur ! Je le croirais à votre place.
- Où puis-je le trouver ?
- Mi hermano ? Il est retourné au pays, à TJ. ”
*****
Douggie Sutherland pestait intérieurement. Neuf heures vingt. Si Largo le faisait poireauter encore cinq minutes de plus, il arriverait en retard, et ce serait mauvais, très mauvais pour ses affaires. Un membre de son équipe de sécurité, à la voix froide et caverneuse, teintée d’un léger accent russe, l’avait appelé la veille au soir pour lui donner rendez-vous dans un parking abandonné, dans Brooklyn. Il lui avait donné de solides instructions, sans prendre la peine de faire un brin de causette, ni même de lui donner son nom, ce que Douggie trouvait particulièrement déroutant pour un proche employé de Largo, “ Monsieur relations humaines ” .
Enfin bref, il était censé se trouver dans ce parking, attendant qu’une Berline noire le rejoigne, apportant la mallette. Et Douggie attendait, la tension montant par crans dans son petit cœur palpitant.
“ Ah je commence à me faire un peu vieux pour les aléas de mon “ job ” ... Peut-être qu’il a raison le Largo ... ” songeait-il alors qu’un bruit de moteur attirait son attention.
Il se retourna brusquement pour apercevoir une somptueuse Berline rutilante d’un noir très classieux s’engager dans le parking à l’abandon, au goudron craquelé et fissuré, parsemé de touffes de mauvaise herbe. Le véhicule freina aux pieds de Douggie qui s’attendait à voir Largo et quelques molosses en costards d’agents de la sécurité ouvrir la porte arrière aux vitres teintées pour le rejoindre.
Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’une superbe jeune femme, petite, mais svelte et athlétique en émergea, talons hauts, pantalon noir moulant et pull-over pastel sophistiqué enserré dans une courte veste en cuir rouge. Elle arrangea d’un geste machinal une mèche de ses cheveux mi-longs lui retombant dans ses yeux marron en amande et fixa sévèrement Douggie avant de se diriger vers lui, sûre d’elle.
“ Douglas Sutherland ? ” s’enquit-elle d’une voix froide ne laissant rien présager de bon, malgré son timbre d’origine plutôt doux et suave.
Douggie tressaillit et faillit même sursauter. Personne ne l’avait jamais appelé Douglas de toute sa vie, sauf sa défunte maman Erin, Dieu ait son âme.
“ Euh ... Ou ... Oui ... ” bredouilla-t-il, jaugeant d’un air envieux mêlé d’une certaine crainte, cette très jolie jeune femme au visage impassible et à la stature stoïque.
Elle se contenta de hocher la tête d’un air désapprobateur, comme si elle se faisait une remarque intérieure à laquelle Douggie ne pourrait jamais rien entendre. Puis elle parut se ressaisir et tenta de lui sourire poliment, même si ses prunelles sombres persistaient à lui lancer des éclairs.
“ Joy Arden, du Groupe W. ” fit-elle en lui serrant la main.
Douggie saisit la main tiède que Joy lui tendait et resta un moment ahuri, à la secouer en l’air, sans pouvoir se décider à la libérer. Il semblait fasciné et envoûté par la mystérieuse “ Joy Arden, du Groupe W ” sans pouvoir s’empêcher de frissonner d’inquiétude lorsqu’il croisait par mégarde son regard semblant vouloir le mitrailler sur place.
“ B ... Bonjour ... bégaya-t-il. Largo ne devait pas venir ?
- Largo a d’autres obligations. C’est moi qui vous accompagnerai. ” expliqua-t-elle simplement.
Douggie ne trouva rien à redire sur le moment, toujours charmé par l’apparition spontanée de cette étrange jeune femme dans sa vie, telle une Vénus apparue de l’écume de l’océan peinte sur l’un de ces vieux tableaux d’un illustre italien de la Renaissance ... (Botticelli pour les curieux ... ) Mais celle-ci ne semblait pas sous le charme.
“ Vous pouvez lâcher ma main, s’il vous plaît ? ”
L’Irlandais rougit légèrement, se rendant compte qu’il avait retenu entre ses doigts de brute la main de la jeune femme.
“ Euh désolé ... sourit-il, embarrassé, en libérant sa poigne. Alors comme ça vous travaillez pour Largo ?
- Ne perdons pas de temps, Mr Sutherland. Votre bookmaker nous attend. ”
Douggie pâlit soudain.
“ Mais ... Euh ... Mademoiselle ... Vous ne comptez tout de même pas m’accompagner ?
- C’est ce que je compte faire, se contenta-t-elle de dire.
- Mais, ils vont vous faire des problèmes ... Je suis sûr que Largo m’en voudrait beaucoup s’il vous arrivait quelque chose ... Contentez-vous de me donner l’argent et j’irai moi-même. ”
Joy le réfrigéra du regard.
“ Largo m’a confié cet argent et votre protection. Ce sont deux tâches dont je compte m’acquitter au mieux.
- Mais mademoiselle, vous ... Vous ne vous rendez pas compte ! Ce ne sont pas des hommes très fréquentables, ils sont dangereux et je ne voudrais pas qu’il vous arrive malheur ! protesta-t-il.
- Moi non plus. Allez, on décolle. ”
Joy lui fit signe d’un mouvement de tête de se rendre sur le siège du passager de la Berline. Étrangement mis en confiance par cette femme, il obéit. Elle le rejoignit bientôt, et à peine avait-elle refermé la porte qu’elle démarrait le puissant véhicule, direction : le pont de la 37è et Richter.