Un lourd silence pesait

“ Joy me tuera quand elle saura que je suis venu dans ce bouge tout seul ... ” pensa Largo en dissimulant un sourire de gamin qui fait sciemment une bêtise.
Il examina l’endroit avec une grimace éloquente. Depuis qu’il était à la tête du Groupe W, et accessoirement d’une fortune considérable, il fréquentait beaucoup plus rarement ce type de lieux de perdition, auxquels il était pourtant si accoutumé, lorsqu’il roulait encore sa bosse avec Simon de par le monde. Mais tout avait changé pour lui. Même si certains ne changeraient jamais ...
C’était le cas de son vieil ami Douggie. Un peu plus tôt dans la soirée, alors que Largo s’ennuyait comme un rat mort tout en planchant sur d’interminables dossiers, il avait reçu un coup de fil de celui-ci. Comment avait-il eu son numéro ? Cela devrait rester un mystère, mais une chose était sûre, on n’était jamais au bout de ses surprises avec Douggie Sutherland.
Lorsque Largo l’avait rencontré la toute première fois, il venait tout juste de quitter le Monastère de Sarjevane, et vagabondait, traversant l’Europe et ses délices. C’était au cours d’une escale à Dublin que Largo, alors tout jeune homme, avait croisé le chemin de Douggie. Le turbulent irlandais, arnaqueur en tous genres, à la carrière déjà bien remplie pour ses vingt-cinq printemps de l’époque, s’était frotté aux mauvaises personnes. Débiteur d’une somme conséquente à une bande de loubards peu fréquentables des bas-fond de la capitale, il était sur le point de se faire réduire sa petite tête quand Largo, fidèle à sa grandeur d’âme, était venu à son secours.
Résultat, quelques côtes cassées, un bon gros oeil au beurre noir, une course-poursuite haletante à travers Dublin pour y semer leurs poursuivants, et ... Un nouvel ami. Si Largo avait tout de suite apprécié Douggie, il avait assez rapidement dû se rendre à une triste évidence : ce dernier s’attirait plus d’ennuis et faisait plus de gaffes que Caliméro et Gaston Lagaffe réunis.
Mais Largo s’était tout de même attaché à lui, à sa gouaille, à son bon fond et à sa propension quasi maladive à inventer des bobards plus gros que lui pour se tirer des situations critiques, mais jamais pour tromper ses amis, auxquels il était très fidèle. Les deux jeunes gens avaient traîné leurs guêtres ensemble pendant plusieurs mois, presque un an, avant de prendre des directions séparées : Largo souhaitait approfondir ses connaissances de la mappemonde et Douggie voulait étendre ses horizons à sa manière, en testant ses arnaques sur un territoire plus vaste, le sol américain.
Ils s’étaient dit adieu, oh mais pas pour très longtemps, puisque Largo avait croisé par la suite à de nombreuses reprises, le chemin de Douggie. A chaque fois, ils avaient pris du bon temps. A chaque fois, ils avaient fini avec des flics ou des truands au derrière. D’accord c’était fatiguant, d’accord Douggie accumulait gaffe sur gaffe sans jamais tirer de leçon de ses erreurs. D’accord c’était lassant. Mais Douggie était comme ça. Et on l’aimait avec son incommensurable poisse et son inévitable manie de s’attirer les pires ennuis.
Largo avait conscience, en acceptant de rencontrer Douggie dans ce bar de nuit, le “ Boca del Infierno ”, (tout un programme) qu’il faisait une erreur qui allait se retourner contre lui. Mais on ne dit pas si facilement non à Douggie, et puis, entre ses conseils d’administration, ses déjeuners d’affaires, ses signatures de contrat, le jeune milliardaire devait bien avouer qu’il s’ennuyait mortellement.
La faune du “ Boca del Infierno ”, ostensiblement inamicale et constituée d’un ramassis de bons, de brutes et de truands, dévisageait Largo comme une bête noire. Que venait faire dans LEUR territoire de débauche et de sauvagerie primitive ce beau gosse, blondinet, au regard pétillant de malice et vêtu comme une gravure de mode ?
Largo commençait à se demander si cette bande de primates n’allaient venir lui faire sa fête quand il fut “ sauvé ”, du moins autant qu’un gringalet de son envergure pouvait le sauver, par Douggie qui le héla du fond du bar, installé au comptoir. Il se leva vivement de son tabouret de bar bancal pour accueillir Largo d’une fébrile poignée de main.
“ Largo ! Old fellow ! C’est bon de te revoir ! ” éclata-t-il de son accent irlandais grossier.
Le milliardaire retint son sourire et rendit sa poignée de main à son vieil ami. Il l’examina un instant : Douggie n’avait pas vraiment changé, petit, mince, nerveux et trapu. Seuls son visage, à la mâchoire épaisse et aux yeux d’un vert profond enfoncés dans leurs orbites, et ses cheveux d’un ancien noir ébène qui virait sur le poivre et sel par endroits, portaient des traces du temps qui passe.
Douggie remarqua le regard de son ami.
“ Ah oui, je sais, je me fais vieux ! s’écria-t-il joyeusement. Mais que veux-tu ? Le temps passe et ça ne me rajeunit pas de devoir courir dans tous les sens pour mon job ! ”
Largo étouffa un grognement ironique. Douggie avait toujours été persuadé que ses petites escroqueries minables étaient un “ vrai ” job, voire un art, et n’avait jamais eu ni la moindre honte à l’exercer, ni l’idée saugrenue de se ranger.
“ Ou courir dans tous les sens pour éviter tes créanciers ? ” insinua malicieusement Largo.
Douggie éclata d’un rire gras et bruyant.
“ Ah Largo ! Tu me connais vraiment bien ! Et oui, que veux-tu, ce n’est pas à mon âge que je vais changer ! Mais viens au bar, viens, on va boire un verre ! ”
Largo le suivit, amusé, et s’installa sur un tabouret de bar aux côtés de son ami. Celui-ci l’avait devancé et un verre à moitié vide de scotch trônait sur le comptoir du bar.
“ Mon ami, nous allons trinquer ensemble ! ” décida-t-il.
Il but alors cul sec son scotch, dissimulant une grimace, puis appela une serveuse, dénommée Blanche. Celle-ci, la cinquantaine bien tassée, aux longs cheveux blonds délavés et filandreux, arborait la mine fatiguée et désabusée d’une femme ayant vu passer des poivrots toute sa vie.
“ Blanche, viens par là ma belle ! lui sourit Douggie, visiblement habitué des lieux. Mon ami et moi allons trinquer à nos retrouvailles.
- Tu veux que je te montre le montant de ton ardoise, Douggie ? ” grommela Blanche.
Largo sourit intérieurement. Plus aucun doute à avoir, Douggie était un habitué. Pendant ce temps, son ami irlandais prenait un air faussement offusqué.
“ Blanche, tu m’insultes devant mon ami !
- Ouais, si c’est ton ami, il doit être habitué ... ” rétorqua-t-elle.
Puis Blanche jeta un petit coup d’œil connaisseur vers Largo. Elle sut tout de suite à ses airs proprets et à la coupe de son costume hors de prix, qu’elle en aurait pour son argent ce soir-là. Elle haussa les épaules.
“ Bon, qu’est-ce que je vous sers ?
- Double scotch pour chacun ! ” décida Douggie.
Largo eut un mouvement de recul.
“ Non merci, très peu pour moi. Une Ginger Ale, Blanche ... le reprit Largo.
- Une Ginger Ale ? On ne s’est pas vus depuis ... Pffff ... Depuis presque trois ans et tu veux fêter ça avec une Ginger Ale ? Blanche, un double scotch pour mon ami.
- Blanche, n’écoutez pas cette fouine et donnez-moi une Ginger Ale.
- Largo, tu vas finir par me vexer ! Blanche oublie la Ginger Ale !
- Douggie ... gronda Largo d’un air de reproche. Je veux une Ginger Ale. Tu sais très bien que je ne tiens pas l’alcool !
- Et alors ? On est entre amis, non ?
- Je te signale que je suis PDG maintenant, j’ai une réputation à tenir !
- Tu fais ta grande dame maintenant ? ”
Largo ne releva pas et regarda Blanche.
“ Une Ginger Ale.
- ... Et un double scotch ! ” rajouta Douggie.
Blanche haussa les épaules.
“ Je vous amène les deux mes mignons ... Vous choisirez ... Et vous paierez les deux consos !
- Elle est charmante, hein ? s’amusa Douggie en regardant Blanche s’éloigner.
- Combien tu veux Douggie ? lâcha Largo d’un air moqueur.
- Quoi ? De quoi tu parles ?
- Je te connais, tu essaies de me faire boire ... Tu veux obtenir quelque chose ...
- Largo, tu m’insultes ! Je me sens ... offensé ! Oui, terriblement offensé ! et ... Et aussi, ... Offensé ! Et ... Et oui, je suis offensé !
- Tu as fini d’être offensé ?
- J’ai l’impression que tu me prends pour un profiteur Largo, moi, ton ami !
- Non, je te connais c’est tout. Ne te vexe pas ! Allez, dis-moi ce que tu veux et n’en parlons plus, tu sais très bien que je ne peux jamais résister à ton regard de chien battu et que je t’aiderai de toute manière.
- Oui c’est vrai, t’es un type bien, et généreux ! Très généreux ! fit Douggie d’un air démesurément admiratif.
- N’en fais pas trop, Douggie ... Je suis surtout une bonne poire. Allez, raconte. ”
Douggie passa ses doigts dans ses cheveux en bataille. Apparemment il cherchait ses mots, hésitant entre le ton du “ mec désespéré ”, du “ mec qui n’avait rien à perdre ”, du “ mec pleurnichard ” ou du “ mec repenti ”. Blanche les interrompit, portant à bout de bras un plateau contenant une Ginger Ale et deux doubles scotchs. Largo prit la Ginger et trempa ses lèvres dedans patiemment, tandis que Douggie avalait cul sec l’un des scotch. Puis il leva un regard hagard vers Largo. Apparemment, il venait de s’arrêter sur le ton du “ mec qui n’a rien à perdre ”.
“ Bon, d’accord ... Bois-la ta Ginger Ale. Je t’explique. Il se pourrait que j’ai quelques dettes sur le dos ...
- Combien ?
- C’était un coup sans risque, je te promets ! J’avais un pote qui avait tous les meilleurs tuyaux sur les canassons d’Atlantic City, imparables, je m’étais fait des milliers de dollars grâce à ce mec. Quand il s’est installé sur NYC je me suis dit : “Génial mec, ta fortune est faite ! ” Mais voilà, ce mec, il bossait pour d’autres mecs qui ne m’avaient pas à la bonne ... Une petite arnaque sans conséquences qui datait de plusieurs mois et ...
- Combien ?
- Et il m’a doublé, il m’a filé des tuyaux pourris, sauf que le temps que je me rende compte qu’il roulait sa bosse pour ce mec qui ne m’avait pas à la bonne ...
- Combien ? ”
Douggie soupira.
“ 50 000. ”
Largo lui lança un regard exorbité.
“ Dollars ? ? ? ?
- Ca dépend ... Ca passerait mieux en Euros ?
- C’est la même chose en Euros Douggie !
- Ah ... Donc ça ne passe pas mieux ... marmonna-t-il, crispé.
- Douggie ? s’emporta Largo. Tu ne te rends pas compte de ce que tu fais ? Ce n’est pas un jeu ! Il s’agit de 50 000 dollars !
- Et quoi ? C’est pas grand-chose pour toi !
- Ce n’est pas parce que je suis milliardaire que j’ai oublié la valeur de l’argent, tu ne m’entuberas pas aussi facilement !
- Je t’en supplie Largo, au nom de notre amitié, j’ai besoin que tu me sortes de là !
- Mais comment tu as pu perdre 50 000 dollars aux courses de chevaux ?
- Ben ... En fait ... J’ai aussi parié sur des courses de lévriers ... ”
Largo se frotta les yeux, soudain pris de fatigue.
“ Comment tu fais pour t’attirer toujours les pires ennuis ? Je te jure, c’est fatiguant à force ...
- Tu vas m’aider ou pas ?
- Pour quand dois-tu réunir cette somme ? lâcha-t-il finalement.
- Euh ... Demain ... murmura timidement Douggie.
- Demain ? ? ? Et tu me préviens maintenant ?
- Ben qu’est-ce que tu veux ? J’ai pris mes responsabilités moi ! J’ai essayé de trouver le fric tout seul !
- 50 000 dollars ? Comment tu comptais t’y prendre ? En braquant une banque ?
- A vrai dire, j’y ai pensé, mais tu sais que je déteste les armes à feu ...
- Et après ça s’acoquine avec des gangsters ... A qui tu le dois ce fric ?
- Quelle question ! A mon book !
- Son nom !”
Douggie fit la grimace et préféra avaler le deuxième double scotch qui traînait sur la table plutôt que de répondre.
“ Douggie, son nom ! s’impatienta Largo.
- Je regrette Largo, je ne peux pas te le dire. Je te connais, tu vas vouloir le mettre en taule !
- Au moins ça te débarrasserait de tes dettes !
- Oui, mais je ne suis pas une balance ! Je mets un point d’honneur à rembourser mes dettes !
- En venant m’emprunter du fric ?
- Oui, ben j’ai pas trouvé d’autre solution ... Et je te rembourserai !
- Laisse tomber Douggie, ce n’est pas l’argent qui est un problème, c’est pour le principe ! ”
Largo se prit la tête dans ses mains, soudain assujetti à une migraine lancinante.
“ Je suppose que ton bookmaker n’est pas un enfant de cœur ? Si tu ne le paies pas, il te cassera un bras, c’est ça ?
- Euh ... Pour te dire la vérité, il a déjà dépassé le stade de ce type de menace ...
- Super. Bon, tu ne me laisses pas le choix Douggie ...
- Alors tu vas m’aider ? fit-il avec espoir.
- Bien sûr que je vais t’aider ...
- Oh merci Largo, t’es un ami, un vrai !
- Mais je te préviens qu’après je t’aurai à l’œil, et si je te vois t’embarquer dans ce type d’histoire à nouveau, je ...
- Oui, oui, oui, Largo ! Tout ce que tu voudras, je serai sage comme une image ! ” s’empressa de le rassurer Douggie pour la forme.
Puis il tira un petit bout de papier de la poche intérieure de sa veste en peau de serpent et l’étala sur le comptoir.
“ Voilà, c’est le lieu de rendez-vous pour demain matin, à dix heures, avec le fric.
- Dix heures ? Ca va être juste pour réunir cette somme ... Enfin, j’y serai à temps. ”
Un voile de panique traversa furtivement le regard de Douggie.
“ Euh ... Tu comptes quand même pas y aller Largo ?
- Bien sûr que si, c’est mon argent après tout !
- Ah non, ah non, mauvais plan ! T’es pas attendu là-bas Largo, j’ai pas envie qu’ils te fassent ta fête !
- C’est gentil, ça, de t’inquiéter pour ma santé ... ironisa le jeune homme.
- Tu ne te rends pas compte ? Mon book a confiance en moi, si je change les termes du marché, il ...
- ... n’aura plus confiance en toi, et alors ? Qui a dit que tu étais digne de confiance ? Et puis au moins, à l’avenir, il refusera de prendre tes paris ...
- Là, tu me vexes Largo ...
- Désolé de heurter ta sensibilité ...
- Oh non, je t’en supplie Largo, me fais pas ça ! T’as une belle gueule et si Lou la reconnaît ça sera pas bon pour mon matricule : t’as pas une réputation des plus reluisantes chez les voyous !
- Ca me rend tellement triste pour toi Douggie ... Je viens et c’est tout.
- D’accord, d’accord : et qu’est-ce que tu veux en échange ? Pour quoi tu ne te pointerais pas ?
- Douggie ... soupira Largo d’un air réprobateur.
- S’il te plaît Largo ! Écoute ce que j’ai à te dire, je ne peux plus arrêter de jouer, moi, j’ai besoin de mon book ! Je sens que je suis en veine en ce moment !
- Aussi loin que je m’en souvienne, tu n’as jamais été en veine Douggie ...
- Mais je sais ce que tu vas faire, dès que tu auras vu mon book, tu te mettras à lui coller au train pour le faire arrêter ... Et après, moi, je serai grillé dans toute la région ! Je ne pourrais plus faire mon job !
- Tu ne t’es jamais dit que ce ne serait pas une si mauvaise idée de raccrocher ?
- Ne blasphème pas Largo ! Ok ok ... réfléchit Douggie. J’ai peut-être un marché intéressant à te proposer.
- Vraiment ? fit le milliardaire, sceptique.
- Tu me promets de ne pas intervenir dans cette affaire et en échange, j’ai un truc pour toi, qui devrait t’intéresser.
- Dis toujours.
- Ok, c’est pas sûr, c’est un tuyau à revérifier, mais je connais un gars, qui connaît un gars, qui a peut-être des renseignements sur ta mère. ”
Le visage de Largo se mit à pâlir. Il dévisagea Douggie d’un air triste.
“ Si c’est une plaisanterie, je ne trouve pas ça très drôle ...
- C’est ce qu’il y a de plus sérieux, au contraire ! reprit Douggie. Alors ? Ca t’intéresse ? ”
Largo n’eut pas besoin de répondre. L’expression qui se lisait sur son visage était bien plus explicite que tous les mots du monde dans le bunker.




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