Groupe W, plus tard :
Une vingtaine de minutes après le coup de fil alarmant de Georgi Kerensky, Joy débarquait en trombe au siège du Groupe W et prenait l’ascenseur pour se rendre au niveau sous-terrain trois où se trouvait le bunker : le QG de l’Intel Unit.
Elle passa avec dextérité sa carte d’accès dans la fente de la serrure high tech du bunker, composa son code et la porte s’ouvrit. Elle la poussa d’un air décidé et franchit en coup de vent le seuil. Elle se figea alors sur place et dévisagea ses trois collègues de l’Intel Unit qui l’attendaient. Une certaine tension émanait d’eux, quasi palpable.
Kerensky masquait ses émotions, comme d’habitude : il était toujours difficile de savoir ce que pouvait ressentir un ex-agent du KGB. Simon paraissait agité et mal à l’aise, gigotant à grands renforts de grincements agaçants sur sa chaise. Largo se trouvait assis sur le fauteuil habituel de Joy, calme, tambourinant régulièrement le bureau de ses doigts. Il fixait sa garde du corps avec inquiétude et appréhension.
Joy descendit les quelques marches qui séparaient l’entrée du bunker de son centre de commandes et se posta devant les bureaux de ses compagnons, poings sur les hanches, les défiant du regard les uns après les autres.
- “ Alors laissez-moi deviner ... marmonna-t-elle. Ca concerne mon père et d’après les têtes d’enterrement que vous faites, soit il est mort, soit il est mêlé à une affaire louche. Mais s’il était décédé, Kerensky me l’aurait annoncé au téléphone. ”
Personne ne répondit. Largo et Simon étaient soufflés par sa perspicacité, mais Kerensky n’avait pas sourcillé.
- “ J’attends ... reprit Joy. Qu’a-t-il fait ? ”
Pour toute réponse, Kerensky lui montra une cassette vidéo qu’il inséra dans un magnétoscope.
- “ Je faisais des recherches approfondies sur notre vieille amie Diana Montreuil et j’ai décidé de visionner les cassettes de vidéo surveillance du Groupe pour voir si elle n’avait pas rencontré d’autres agents de la Commission Adriatique pendant son séjour parmi nous. Mais naturellement, je n’ai rien trouvé, pas si bêtes ... Cela dit, j’ai réitéré l’expérience avec les vidéos surveillances des différents galas et fêtes auxquelles elle a accompagné Largo et j’ai déniché des images intéressantes. ”
Kerensky passa le magnétoscope en mode lecture et l’image d’une réception organisée par Monique, l’ex-femme de Nério, le 18 mai et à laquelle avaient été conviés Largo et Diana, apparut sur l’écran plat du bunker. On y voyait Diana prendre discrètement congé de Largo, qui entretenait une vive conversation avec un homme d’affaires australien qui devait passer un gros contrat avec le Groupe W. Puis, la femme se dirigeait hors de la salle de réception pour rencontrer un homme assez imposant, âgé mais très bien conservé, qui l’attendait au détour d’un corridor.
- “ C’est bien ton père, Joy ? demanda Kerensky, tout en connaissant déjà la réponse.
- On ne peut pas entendre ce qu’ils disent ? poursuivit Joy, ignorant la question du Russe.
- Impossible. La maison de Monique n’est pas très équipée en matière de sécurité ... commenta le russe. Tant mieux pour elle ...
- Bien. ” fit simplement la jeune femme.
Simon gigota une fois de plus sur son siège.
- “ Si ça se trouve ... C’est une coïncidence ... proposa-t-il sur un ton peu convaincu.
- Mais oui Simon, c’est sûrement ça ... ironisa Joy. Mon père se baladait par hasard chez Monique et il a eu une soudaine et folle envie de rencontrer la petite amie de mon patron ...
- Je disais ça comme ça ... marmonna Simon en haussant les épaules.
- Résumons ... poursuivit froidement Joy. Il semblerait d’après l’enregistrement que mon père attendait Diana, elle n’était pas surprise donc ils avaient pris rendez-vous. Reste à savoir qui rend des comptes à qui.
- Si c’est Diana qui fait un rapport à ton père, poursuivit Kerensky, ça veut dire qu’il fait partie de la Commission Adriatique. Probablement à un niveau important, mais pas suffisamment élevé pour le dispenser totalement du terrain.
- Mais si au contraire il rend des comptes à Diana, compléta Joy, ça signifie qu’il est à un niveau très inférieur de la hiérarchie de la Commission, probablement un non membre, un intermittent que les agents paient pour avoir des renseignements.
- Pour quel genre de renseignements la Commission paierait-elle le père de Joy ? s’enquit Largo, prenant la parole pour la première fois. Il n’a jamais mis les pieds au Groupe W et je ne l’ai rencontré qu’une seule fois.
- Probablement pour mettre Joy sur la touche, expliqua Kerensky. A elle seule, Joy vaut une demi-douzaine d’agents de sécurité. Depuis que tu l’as engagée comme garde du corps Largo, aucun agent de la Commission Adriatique n’est arrivé à t’approcher, elle est trop forte, dangereuse et entraînée. Tu te rends compte que cette année, elle a tué à elle seule 29 de leurs agents ?
- Alors la Commission veut se débarrasser de Joy pour m’atteindre ? comprit Largo, un soupçon de colère baignant sa voix.
- Probable. Mais elle est toujours sur ses gardes. Pour réussir à l’abattre, il faut la connaître par cœur ... continua le Russe.
- C’est là qu’intervient ton père ... ” comprit Simon à l’adresse de Joy.
La jeune femme acquiesça d’un hochement de tête, le visage toujours impassible.
- “ Mon père m’a faite, expliqua-t-elle froidement. Il m’entraîne et me manipule depuis que je suis enfant. Il est le seul à connaître mes points faibles. ”
Largo dévisagea sa garde du corps. Il était écœuré par ce qu’il apprenait sur le père de Joy et glacé par le ton monocorde et dénué de sensibilité qu’elle avait utilisé. Elle ignora le regard pesant de son patron et fit quelques pas.
- “ Mais ça ne colle pas ... reprit-elle. Les intermittents qui renseignent la Commission Adriatique sont des petites frappes, des mecs souvent pas très dangereux, ni expérimentés, qui le font pour de l’argent, soit parce qu’ils ont des dettes de jeu, soit pour payer leur came, et j’en passe.
- Il y a aussi une catégorie marginale d’intermittents qui renseignent par vengeance ... ” insinua Kerensky.
Joy lui lança un regard réfrigérant.
- “ C’est vrai. J’ai eu quelques problèmes avec mon père. ”
Simon et Largo s’attendaient à ce qu’elle leur donne des précisions sur ces “ problèmes ”, mais Joy n’en fit rien.
- “ Il n’est pas inenvisageable que mon père veuille se venger de moi. C’est même très probable, mais je connais bien mon père. Il ignore ce que sont des sentiments. Son seul véritable moteur, c’est le pouvoir. Pouvoir qu’il a perdu dès lors qu’il a été congédié de la direction de la CIA.
- Et qu’il aurait retrouvé en devenant un membre influent de la Commission Adriatique ? demanda Largo.
- Possible. ”
Largo se leva brusquement de son siège et fit face à sa garde du corps.
- “ Tu réalises ce que tu dis Joy ? fit-il, la pénétrant du regard. Tu accuses ton père de faire partie à un haut niveau de la Commission Adriatique ?
- Je constate simplement, répondit-elle. Je pense en savoir assez sur la Commission pour deviner qu’ils préféreraient utiliser les dons de mon père à un haut niveau de la hiérarchie plutôt que par intermittence.
- Mais ton père ? Tu l’en penses capable ?
- Capable ? réfléchit-elle. Après l’avoir observé pendant l’Iran Gate, et connaissant son rôle dans la dissolution de la Division Sécurité Défense, je le sais capable de beaucoup de choses.
- Même de trahir sa fille ? ”
Joy ferma complètement son visage.
- “ Il l’a déjà fait par le passé. Cela dit, il avait pris des dispositions pour que ça ne me mette pas en danger. ”
Puis elle regarda l’écran plat du bunker qui s’était arrêté sur l’entrevue de Charles Arden et de Diana Montreuil.
- “ La vérité ... conclut Joy. C’est qu’on ne peut jamais rien savoir avec mon père. Il est imprévisible. Il est le seul à savoir où il est allé, où il va et où il ira. Ce n’est pas pour rien qu’on le surnommait “ Le Fantôme ” quand il bossait pour la CIA. Mon père est une énigme. ”
Largo retourna à sa place et s’assit. Il avait compris à la froideur de Joy qu’elle ne voulait ni réconfort, ni compassion. Il valait mieux la laisser tranquille pour qu’elle gère elle-même ses émotions.
- “ Bien ... reprit-elle. Pour résumer, on ne sait rien sur les activités de mon père avec la Commission Adriatique. Mais si nous partons du principe qu’ils utilisent mon père pour se débarrasser de moi, il y a deux hypothèses.
- Lesquelles ? fit Largo.
- La première, c’est qu’il leur dit comment me tuer. ”
La phrase de Joy glaça le sang de ses compagnons, sauf celui de Kerensky, habitué à ce genre de coups tordus dans le milieu des agents secrets.
- “ Mais pour être honnête, je pense improbable que mon père me fasse assassiner, reprit-elle. Il a passé vingt années de sa vie à m’entraîner pour faire de moi le parfait agent secret et il a réussi. Il ne voudra pas détruire son oeuvre.
- Ah bon ? Moi j’aurais cru qu’il t’aurait épargnée par amour paternel ... ironisa Simon.
- C’est pourquoi je penche plutôt pour la deuxième hypothèse ... fit Joy, ignorant la remarque du jeune Suisse.
- Laquelle est-elle ? s’enquit Largo.
- Utiliser mes faiblesses pour m’éloigner du Groupe, voire pour m’obliger à vous trahir.
- Comment s’y prendrait-il ? Wonderwoman aurait des faiblesses ? continua Simon.
- Il sait que j’ai plus de mal à maîtriser mes émotions qu’un agent normal. Il peut s’en prendre à ceux que j’aime.
- A savoir ? demanda Kerensky.
- Ma mère.
- Il oserait ? ” fit Largo, écarquillant les yeux.
Joy haussa les épaules.
- “ Ou mes sœurs.
- Je ne savais pas que tu avais des sœurs ... dit Simon.
- Elles se font discrètes. June bosse pour la NASA et Joanie ... ”
Joy poussa un profond soupir.
- “ Joanie est une sorte de foraine ... C’est compliqué. En tout cas, si mon père veut m’atteindre en leur faisant du mal, elles sont perdues. Elles n’ont pas eu la même éducation que moi, d’ailleurs elles ne savent même pas se servir d’une arme. Il faut que je les prévienne de se méfier de mon père ...
- Attends, attends Joy ... la coupa Largo. Tu ne crois pas que tu vas un peu vite en besogne ? Ton père ne leur ferait pas de mal quand même ?
- Je ne sais pas. ”
Elle sembla hésiter un instant.
- “ Non, je ne crois pas. Mais ...
- Quoi ?
- Je n’ai jamais eu qu’une seule certitude en ce qui concerne mon père. C’est que pendant très longtemps il m’a fait peur. ”
Joy croisa les bras sur sa poitrine, nerveusement.
- “ Je ne vois qu’une solution. Je vais lui poser la question. ”
Ce fut au tour de Kerensky d’être surpris.
- “ Tu vas te pointer chez ton père et lui demander direct s’il fait partie de la Commission Adriatique ? Emmerdes en vue ...
- T’as un meilleur plan Kerensky ? Je ne sais pas comment ça se déroulera, mais ça le prendra au dépourvu.
- C’est dangereux Joy ... gronda Largo.
- Peut-être ... Peut-être pas. Il n’osera sans doute pas me tuer. Je suis sa création. Et au moins, on saura à quoi s’en tenir. ”
Joy tourna les talons, d’un air décidé. Largo se leva encore une fois pour lui faire face.
- “ Tu comptes y aller maintenant ?
- Tout va bien se passer. ”
Elle fit un brève signe de tête pour saluer Simon et Kerensky et s’apprêta à quitter le bunker quand Largo la retint par le bras.
- “ Fais attention à toi ... Ce n’est pas le moment de m’abandonner toi aussi ... ”
Joy ne répondit rien. Elle esquissa un vague sourire qui se voulait rassurant, puis elle prit la porte et disparut. Largo saisit sa veste, qui traînait sur un bureau, et se dirigeait vers la porte quand Kerensky se posta face à lui pour l’empêcher de faire un pas de plus. Largo était grand et élancé, mais le géant russe était quant à lui une véritable armoire à glace d’un mètre quatre-vingt-dix, aux épaules robustes, et dont le visage carré et fermé, encerclé de cheveux blonds mi-longs assez ternes, ne laissait trahir ni faille, ni faiblesse. Largo poussa un profond soupir.
- “ Georgi, pousse-toi de là ... marmonna-t-il.
- Niet ! dit le Russe fermement.
- Je suis encore ton patron que je sache ! commença Largo.
- Inutile de jouer avec moi la carte de la vergogne capitaliste, ça ne fonctionne pas. Tu ne dois pas suivre Joy.
- Et si elle a des problèmes ?
- Nous parlons de Joy Arden, là ! Pas d’une petite minette hystérique qui s’évanouit à la moindre montée d’adrénaline, elle n’a pas besoin d’un chevalier servant.
- Je sais qu’elle est loin d’être dégourdie, mais ...
- Il n’y a pas de mais ! le coupa Kerensky. Fais attention à ne pas inverser les rôles, c’est ELLE la garde du corps !
- Ca ne veut pas dire qu’on n'ait pas le droit de nous inquiéter pour elle! intervint Simon, volant au secours de Largo.
- Vous oubliez trop souvent qui est Joy, et quelle est sa profession, dit le Russe fermement. C’est préjudiciable, à la fois pour elle et pour vous ! Largo, quand elle a pris cette balle à ta place à Montréal, tu l’as veillée à son chevet d’hôpital jour et nuit en te torturant l’esprit, mais c’est pour qu’elle se fasse tuer à ta place que tu la paies, fourre-toi ça dans le crâne !
- C’est injuste ! gronda Largo.
- Tu es dans une position critique vis-à-vis de Joy, reprit plus calmement Kerensky. Il ne faut pas t’attacher à elle ou encore moins faire la sottise d’en tomber amoureux, parce que si elle s’en rendait compte, elle quitterait le Groupe W sur-le-champ ! Alors oublie tout de suite tes sentiments et considère-la comme ce qu’elle est : une mercenaire. ”
Après son discours froid et méthodique, le russe se décontracta légèrement et laissa Largo libre de passer pour retourner travailler à son ordinateur. Le jeune milliardaire pesa chacun des mots prononcés par Kerensky et dut admettre qu’il avait raison. Il renonça à suivre Joy.
- “ J’ai une réunion avec John ... ” lâcha-t-il sans entrain avant de quitter à son tour le bunker.
Un peu plus tard, domicile de Charles Arden :
Joy avait garé sa voiture à une centaine de mètres de la demeure isolée de son père. Elle voulait le surprendre au cas où il déciderait de l’accueillir ... violemment. En arrivant devant la grille de la demeure, elle aperçut tout de suite une voiture, immatriculée dans l’État de Caroline du Nord. Son père avait donc de la visite. A peine était-elle arrivée à cette conclusion qu’un coup de feu retentissait, suivi d’un autre.
Par réflexe, elle saisit son Beretta et alla se camoufler dans un des buissons du jardin de la propriété. Une minute plus tard, la porte d’entrée de la maison s’ouvrit, laissant s’extirper à l’extérieur une silhouette de jeune femme, séduisante, grande et élancée, aux cheveux noirs : Diana Montreuil. Elle se dirigea sans se presser vers sa voiture et démarra pour quitter au plus vite la propriété.
Dès qu’elle eut disparu, Joy quitta son buisson, courut vers la maison et s’y engouffra.
- “ Papa ? ” appela-t-elle.
Elle crut percevoir un gémissement étouffé provenant du salon. Elle s’y précipita et découvrit le corps de son père, gisant à terre, agonisant au milieu de son salon, dans une mare de sang.
Elle s’approcha et s’accroupit près de lui.
- “ Je ... Je vais appeler une ambulance ... ” dit-elle avec peu de conviction.
Elle avait déjà vu ce genre de blessures. Elle savait pertinemment que son père s’éteindrait bien avant l’arrivée d’une ambulance.
- “ Joy ... ” articula Charles Arden, peinant à respirer.
Sa fille le fixa dans les yeux. Elle y vit une lueur de tristesse briller dans son regard.
- “ Di ... commença-t-il.
- Oui, je sais. Diana Montreuil. ”
Il soupira de soulagement.
- “ Elle a découvert ... expliqua-t-il. Ma trahison ... ”
Joy fixa son père avec curiosité.
- “ Tu as infiltré la Commission Adriatique ? ” comprit-elle.
Il esquissa un rictus de fierté.
- “ Tu as toujours été la plus maligne ... Joy ... Tu dois m’écouter ... ”
Il grimaça et poussa un hurlement de douleur. Prise de pitié, Joy posa ses mains sur le bras de son père, qui couvrait sa blessure au cœur.
- “ N’essaie pas de parler ... sourit-elle tristement.
- Projet Wallalah ... s’obstina-t-il entre deux gémissements de douleur. Tes sœurs et toi ... Danger ... ”
Il fit une pause. Il n’en pouvait visiblement plus.
- “ Papa ? l’interrogea-t-elle.
- Tu me hais Joy, je ... le sais ... bafouilla-t-il. Tu as raison ...
- Ne dis pas ça ... répondit-elle, masquant ses émotions.
- Sache que ... Ma fille ... ”
Sa voix faiblissait et ses muscles commençaient à se relâcher.
- “ Je t’aime ... ” murmura-t-il.
Ses derniers mots moururent dans sa bouche et se perdirent à tout jamais dans son dernier souffle. Ses yeux se clorent. Son corps était sans vie. Il était mort.
Joy resta immobile un long moment.
- “ Alors tu m’aurais un peu aimée ? ” dit-elle à haute voix, comme s’il pouvait lui répondre.
Elle dévisagea un instant son étrange père. L’infaillible Charles Arden serait vraiment mort ? Et devant sa fille qui plus est.
Elle toucha du bout des doigts le visage de son père qui commençait à être gagné par la froideur.
- “ Peu importe ce qu’il y a eu entre nous papa ... murmura-t-elle la voix rauque. Maintenant tu es mort. Je ne te pardonnerai jamais. Mais je ne t’en veux plus depuis longtemps. ”
Elle se décida alors à se lever et appela la police.
Bunker, Groupe W, 22h :
Bien plus tard dans la soirée, Joy retourna au Groupe W. Elle savait qu’elle y retrouverait Georgi Kerensky qui passait tout son temps là-bas, à se demander s’il était humain ou s’il lui arrivait de se nourrir ou de dormir. Elle fut plus surprise d’y découvrir Largo et Simon, qui à cette heure faisaient la fiesta ou se reposaient à leurs appartements respectifs, selon les périodes.
- “ Bonsoir ... ” leur dit-elle sereinement.
Elle s’installa à son bureau, tout en retirant sa veste, sans remarquer la pâleur soudaine de Largo.
- “ Tu es blessée ? ” demanda-t-il.
Elle le fixa d’un air perplexe puis eut la présence d’esprit de se détailler. Ses vêtements et ses mains étaient encore imprégnées du sang séché de son père. Avec l’arrivée du Coroner et l’interrogatoire des policiers, elle n’avait eu ni le temps, ni l’idée de se changer et de se laver.
- “ Non, pas moi ... ” répondit-elle finalement.
Ses trois compagnons ne semblaient pas rassasiés par sa réponse.
- “ 364 JTT, Caroline du Nord ... dit-elle en s’adressant à Kerensky.
- Plaque d’immatriculation ? répondit-il en se mettant aussitôt à pianoter sur son ordinateur pour lancer des recherches.
- C’est la voiture de Diana Montreuil ... expliqua Joy en s’asseyant plus au fond de son fauteuil.
- Tu l’as vue ? s’intéressa Largo.
- Oui, chez mon père. ”
Elle fit une pause.
- “ Elle l’a tué. ” avoua-t-elle finalement.
Kerensky, Simon et Largo accusèrent le coup.
- “ Désolé Joy ... murmura Simon.
- Ca va ? s’enquit Largo avec douceur en approchant son siège d’elle pour lui prendre la main.
- Je ne réalise pas encore ... soupira-t-elle. Je le croyais indestructible. Et je ne sais pas si je dois croire ce qu’il m’a dit avant de mourir.
- Qu’a-t-il dit ? l’encouragea Largo.
- Il m’a fait comprendre qu’il avait infiltré la Commission Adriatique et que Diana l’avait assassiné après l’avoir découvert.
- Pourquoi ton père aurait-il infiltré la Commission ? intervint Kerensky.
- Peut-être qu’il continuait à opérer en secret pour la CIA ou le gouvernement? proposa Simon.
- Peu probable mais pas impossible ... admit Georgi, perplexe.
- Oh c’était bizarre ... souffla Joy. Il m’a parlé de mes sœurs, d’un danger qui nous guette et d’un certain projet Wallalah.
- Projet Wallalah ? répéta Kerensky, de plus en plus intrigué.
- Il délirait ? fit Simon.
- Mon père ne délirait jamais ... le coupa Joy.
- Bon ... Georgi, essaie de trouver ce que tu peux sur ce projet Wallalah, décida Largo.
- Et où ça ?
- Débrouille-toi ! C’est ton travail. L’autre alternative, c’est de retrouver Diana et la faire parler. On a sa voiture.
- Elle va sûrement changer de véhicule ... intervint Kerensky.
- Raison de plus pour se dépêcher. Joy, tu devrais joindre tes sœurs, si vraiment elles sont en danger. Joy ? ” l’appela Largo.
En effet, depuis quelques instants, Joy avait complètement déconnecté, elle restait immobile, l’œil hagard et fixait ses mains, enduites de sang séché.
- “ Joy ... lui murmura-t-il en passant sa main dans ses cheveux.
- Il ... Il est mort ... déclara-t-elle, perturbée. C’est le sang de mon père que j’ai sur les mains ...
- Oui, je sais ... Écoute, tu devrais monter dans mon appartement pour nettoyer ça et te reposer un peu, d’accord ? ”
Joy ne réagissait pas, observant toujours ses mains et son débardeur ensanglantés. Largo lança un regard navré vers Simon et Kerensky.
- “ Tu devrais l’accompagner, Largo ... articula Simon, ému par la détresse inhabituelle de son amie.
- Vas-y, prend soin d’elle, on s’occupe de tout. ” acquiesça Kerensky.
Largo hocha la tête et prit Joy par les épaules pour l’aider à se lever et la guider vers la sortie. Une fois qu’ils eurent quitté le bunker, Simon se laissa tomber sur un fauteuil, perturbé. Kerensky, quant à lui, regardait son ordinateur, comme pour lui lancer un défi.
- “ Projet Wallalah ... se répéta-t-il plusieurs fois pour lui-même tout en se jetant à corps perdu dans son travail.
- Je fais quoi, moi ? l’interrogea Simon.
- Trouve l’adresse de June et Joanie Arden. Je ne sais pas dans quelle mouise elles sont, mais il faut les en sortir.
- Pour Joy ... fit Simon avec détermination.
- Pour Joy. ” approuva le Russe.
Le lendemain matin, 7H30, penthouse :
Largo quitta la terrasse et fit quelques pas dans son salon avant de s’arrêter devant la porte de sa chambre. Il la poussa légèrement et la lumière du jour s’infiltra tout doucement dans la pièce plongée dans l’obscurité. Il observa Joy pendant un instant, qui dormait à poings fermés, enroulée dans les draps froissés, sa tête reposant sur un oreiller malmené tandis qu’un autre gisait sur le sol. Elle avait passé une nuit très agitée. La veille au soir, il avait eu beaucoup de mal à la forcer à se reposer. Elle voulait travailler et s’occuper de l’assassinat de son père. C’était une idée fixe et le choc de sa mort n’en devenait que grandissant. Au bout d’une heure, elle fut prise d’une fièvre et avait commencé à délirer.
Il l'avait calmée du mieux qu’il pouvait, l'avait bercée contre lui et était parvenu finalement à la porter jusqu’à son lit où elle s’était étendue pour s’endormir presque aussitôt. Mais sa nuit avait été difficile, elle avait cauchemardé et s’était réveillée deux fois dans la nuit. A chaque fois, Largo était près d’elle et la réconfortait jusqu’à ce qu’elle retrouve le sommeil. Cette nuit avait été épuisante tant physiquement que psychologiquement.
On frappa à la porte. Largo referma tout doucement la porte de sa chambre et alla ouvrir à son visiteur. C’était Simon.
- “ Comment va-t-elle ? demanda directement le jeune Suisse.
- Mieux. Je crois. Elle vient de dormir quatre heures d’affilée et je crois qu’elle est bien partie pour quatre heures de plus.
- Et toi ? Ca va ? T’as l’air crevé ...
- Mouais ... Je suis fatigué, c’est vrai, mais au moins, ça m’empêche de trop réfléchir.
- Tu veux parler de la mort de Nério, c’est ça ?
- On n’est pas gâté en ce moment ... admit Largo. Mais comme dirait le Père Maurice, “ après les pires tempêtes, suivent toujours des jours meilleurs ” ... Je m’inquiète pour elle. Elle, si forte, va peut-être flancher et ça me fait peur.
- Elle tiendra le coup. Je suis sûr que revoir ses sœurs l’aidera ... affirma Simon, plein de conviction.
- Quand arrivent-elles ?
- Ce soir. Elles atterrissent à Washington.
- Washington ? Pourquoi ?
- Le cimetière d’Arlington nous a appelé, comme ils n’avaient pas de nouvelles de Joy. Apparemment, Charles Arden était un héros de la guerre, et il avait réservé sa place là-bas.
- Bien ... réfléchit Largo. Il faudra que tu te rendes ce soir à Washington pour accueillir les sœurs de Joy. Elles sont peut-être menacées. Ca me rassurerait que tu sois près d’elles ...
- Aucun problème ... Je les baby-sitterai jusqu’à l’enterrement.
- Et à part ça ? Kerensky a du nouveau sur Wallalah ?
- Sur Wallalah, non ... répondit Simon. Mais il a retrouvé la trace de Diana. ”
Au nom de son ancienne maîtresse, le cerveau de Largo, jusque là légèrement embrumé, tilta.
- “ Où est-elle ?
- Dans le Massachusetts. Grâce à la voiture qu’elle a loué, Kerensky a réussi à tracer son compte en banque, enregistré sous le faux nom de Brigitte Renvert. Elle a abandonné la bagnole, mais elle a réutilisé sa carte de crédit au nom de Renvert pour un motel de Canona Bay hier soir. Elle doit y être encore.
- Bien, allons-y tout de suite, alors ! décida Largo.
- On ne prévient pas Joy ?
- Inutile. Autant la laisser se reposer. Les jours à venir vont être pénibles ... ”
Simon approuva d’un signe de tête et les deux hommes quittèrent l’appartement en vitesse.
Motel de Canona Bay, Massachusetts, 10h :
Largo et Simon retrouvèrent facilement le motel indiqué par Kerensky. Ils allèrent voir le gérant qui leur apprit que la dénommée Brigitte Renvert se trouvait toujours au motel mais était sur le point de lui rendre sa chambre. Largo et Simon lui demandèrent d’appeler la police et se rendirent au bungalow numéro 10 où se trouvait momentanément Diana. Tandis que Simon faisait le tour de la cabane, pour passer par derrière, Largo défonça la porte, arme au poing, pour surprendre son ex-maîtresse. Celle-ci, en train de faire ses valises, sursauta, mais eut le réflexe de saisir à son tour son arme pour le braquer. C’était sans compter sur l’intervention de Simon, qui arrivait par derrière, après être passé par la fenêtre de la salle de bain.
- “ Pose ton arme Diana ... lui ordonna-t-il.
- Évidemment, quand Don Quichotte est dans le coin, son vieux copain Sancho n’est jamais loin ... ” marmonna-t-elle en jetant son arme.
Simon la ramassa et continuait à la tenir en joue, tandis que Largo abaissait son revolver pour commencer l’interrogatoire.
- “ Alors Diana ? Il parait que tu as rejoint une certaine Confrérie ? fit-il.
- Tu as compris ? T’en as mis du temps ... Moi qui pensais que ta garde du corps te mettrait la puce à l’oreille avant que je ne puisse terminer ma mission ... Je ne me doutais pas encore que tu préférerais me croire moi ...
- Tu as fini ? cingla Largo, agacé. Comment tu as pu tourner si mal ? Tu as pensé à ton fils ?
- Mon fils Jake, j’y pense sans arrêt, tu vois ! Il fallait à tout prix que je le protège de la Commission ... Te quitter, ça ne suffisait pas pour me débarrasser de la menace ... Et tu étais incapable de nous aider ...
- Alors tu m’as trahi ?
- Il faut aussi que je gagne ma vie, Largo ... Ca n’avait rien de personnel.
- Et tuer Charles Arden ? Ca n’avait rien de personnel non plus ?
- Vous savez que j’ai fait le coup ?
- Joy t’a vue t’enfuir de chez Charles Arden, dit Simon. Elle lui a parlé avant qu’il ne meure.
- Pauvre Joy ... fit Diana d’un ton narquois. Elle n’a vraiment pas chance avec les hommes de sa vie ... ”
Elle soupira.
- “ Oui, j’ai tué Charles Arden. Mais ça ne te concerne pas, Largo. La Commission Adriatique a décidé de te laisser quelques temps de répit, le temps de trouver un autre plan qui te détruira. Un conseil : laisse tomber. Cette affaire te dépasse.
- En fait, tu n’as aucune idée de ce qu’il se passe ?
- Peu importe. Mon rôle était de m’assurer que Charles Arden n’était pas un traître en lui demandant de tuer sa fille. C’est lui qui a engagé Jagger, mais il lui avait bien précisé qu’il devait rater sa charmante fille. Résultat, ils sont morts tous les deux.
- Pourquoi Charles Arden a-t-il infiltré la Commission ?
- Je te l’ai dit. C’est quelque chose qui nous dépasse tous, même ce bon vieil Arden. Laisse ta garde du corps se casser les dents sur cette affaire. En ce moment, elle intéresse plus la Commission Adriatique que toi, profites-en.
- Qu’est-ce que le Projet Wallalah ? Pourquoi est-elle en danger ? ” insista Largo, perdant patience.
Diana le défia du regard.
- “ Elle en sait plus que moi. Interroge-la !
- Si elle avait des réponses, elle m’en aurait parlé !
- Ce que tu peux être naïf, parfois. Elle en sait beaucoup sur cette affaire. Mais c’est une menteuse. Et une manipulatrice.
- Tu ne la connais pas ! protesta Largo.
- Toi non plus ! Qu’est-ce que tu crois ? Elle a peut-être démissionné, mais c’est toujours un agent de la CIA. Elle a leur manière d’être, de penser, d’agir. Tu ne pourras jamais totalement lui faire confiance. ”
Largo eut un coup de colère et s’approcha dangereusement de Diana. Simon l’arrêta d’un geste calme et assuré.
- “ Largo, elle essaie de te faire craquer. Et de nous monter contre Joy. Il ne faut pas retomber dans le piège de la division.”
Largo se calma.
- “ Qui tire les ficelles Diana ?
- La Commission, bien sûr.
- Et la CIA dans tout ça ? Il y a bien une raison à l’intervention de Charles Arden ?
- Ce que tu dois savoir, Largo, c’est que Charles Arden n’est pas du genre à prendre sa retraite. Après avoir abandonné la direction de la CIA, il cherchait à retrouver du pouvoir. C’est là que le Groupuscule l’a recruté.
- Le Groupuscule ? Qu’est-ce que c’est ?
- Peu importe. Maintenant, c’est la Commission Adriatique qui a les cartes en main. ”
A ce moment, une rafale de coups de feu retentit. Largo et Simon se couchèrent aussitôt à terre tandis que la mitraillette cessait et qu’une voiture s’éloignait en crissant les pneus. Simon et Largo se relevèrent prudemment. Ils virent que Diana restait à terre. Ils se dirigèrent vers elle, leurs pieds craquelant sur les morceaux de verre jonchant le sol et qui provenaient des fenêtres de la chambre, brisées par l’attaque.
- “ Elle est morte ... fit Simon.
- Trop bavarde, sûrement. Où est Jake ?
- Elle a dû le confier, Dieu sait où et à Dieu sait qui.
- Je vais demander à Kerensky de faire des recherches. Je ne veux pas l’abandonner.
- Bon ... Ben il ne nous reste plus qu’à appeler les flics ... ” fit Simon tandis que des badauds s’attroupaient autour de la chambre du motel pour voir ce qu’il se passait.
Bunker, Groupe W, 12h11 :
Kerensky, plongé à fond dans ses recherches sur le projet Wallalah, n’entendit même pas Joy arriver au bunker.
- “ Tu as faim ? dit-elle soudain, ce qui l’arracha à la contemplation de son écran.
- Faim ? s’étonna-t-il.
- Il est midi passé. Et tu as planché toute la nuit sur ta machine. ”
Le regard de Georgi se posa sur le sac rempli de repas chinois que Joy avait dû commander à son intention, ainsi qu’à celle des autres membres de l’Intel Unit.
- “ Merci, fit-il simplement en saisissant un plat de nouilles. Bien dormi ?
- J’ai récupéré, répondit-elle. Où sont Largo et Simon ?
- Dans le Massachusetts. Ils suivent une piste pour retrouver Diana Montreuil. ”
Joy écarquilla les yeux et se leva en un geste brusque.
- “ Tu les a laissés partir là-bas tous seuls ? T’es inconscient ? Elle est dangereuse, cette folle a déjà tué mon père !
- Ne t’en fais pas, ils contrôlent la situation, répondit froidement Kerensky.
- Ils ont besoin de moi ! protesta-t-elle.
- Erreur, en ce moment, c’est toi qui a besoin de nous.
- Mais ...
- Pas un mot ! l’interrompit-il. Que tu le veuilles ou non, on t’aidera. Alors fais-toi à cette idée. ”
Joy ravala sa fierté et s’assit près de Kerensky.
- “ Du nouveau pour le projet Wallalah ?
- Pas vraiment. Toutes les pistes sont des cul-de-sac. Apparemment, tous les milieux autorisés connaissent ce projet, mais personne ne sait de quoi il retourne exactement. Tous les accès à ces fichiers sont verrouillés et je n’arrive pas à en forcer les barrages.
- Donc tu ne sais rien ?
- Bon résumé. Dis-moi, ton père n’avait pas pris sa retraite ? Comment s’est-il retrouvé dans cette histoire ? ”
Joy haussa les épaules.
- “ Je n’ai jamais cru à ses histoires de retraite. Mon père aimait trop le pouvoir pour finir tranquillement ses vieux jours à cultiver son potager. Mais je n’ai jamais pu rien lui soutirer.
- Tu ne connaîtrais pas certains contacts de ton père qui le saurait ?
- Possible. Au fait, pour mes sœurs ?
- Ca va, on s’en est occupés. Simon les a fait prévenir.
- Bien. ”
A ce moment, Simon et Largo pénétrèrent à leur tour dans le bunker.
- “ Joy ? s’étonna Largo. Tu vas mieux ?
- Je suis en pleine forme. Ca a donné quoi avec Diana ?
- Elle a été tuée. Apparemment, la Commission Adriatique voulait la faire taire ... expliqua Simon.
- Et vous n’avez rien appris ?
- Elle nous a dit qu’après la CIA, ton père avait été recruté par une organisation nommée le Groupuscule. Ca te dit quelque chose ? fit Largo.
- Non. Mais je pense connaître quelqu’un qui saura.
- Je viens avec toi !
- Largo, tu n’as pas une multinationale à faire tourner ? rétorqua Joy.
- Joy ... intervint Kerensky, d’un regard insistant.
- Ok ... céda-t-elle. Tu viens. Mais j’espère pour toi que Sullivan ne m’engueulera pas.
- Aucun risque. Simon, Georgi, continuez les recherches ! ”