Le Pacte des soeurs Arden
30 août 1982, maison des Arden :
Trois petites filles se tenaient assises en cercle, dans un immense jardin verdoyant. Brunes, aux yeux respectivement marrons, verts et bleus, elles paraissaient bien soucieuses et se dévisageaient, sans avoir envie ni de s’amuser, ni de jouer, malgré le soleil radieux qui brillait au-dessus de leur tête, écrasant le ciel bleu foncé.
- “ Les vacances se terminent, déclara la fille aux yeux marrons.
- C’est la fin de l’été ... reprit la brunette au regard vert.
- On va devoir rentrer dans cette horrible pension ... Avec cette sorcière de directrice et ces gnomes de professeurs ... soupira la gamine aux yeux azur.
- Papa doit vraiment nous détester pour nous envoyer là-bas ... renchérit celle aux yeux marrons.
- Ne dis pas n’importe quoi Joy ... la gronda sa sœur aux yeux verts. Il est un peu dur, mais c’est pour qu’on soit fortes qu’il nous emmène faire nos études là-bas ...
- Ca t’arrange toi, June ! soupira la troisième. Tu adores passer ton temps dans les livres ... Étudier, tu ne sais faire que ça ! Moi, je trouve ça ennuyeux ...
- Et toi Joanie, tu ne penses qu’à jouer ... Pourtant tu es l’aînée ! gronda June.
- Aînée ... Ca veut dire quoi ? J’ai que dix ans ... Et pis, Joy est la plus jeune, ça l’empêche pas d’être plus dure que nous deux ... ”
Le regard de Joy se perdit dans le vague. June donna un coup de coude dans les côtes de sa sœur Joanie, puis elles fixèrent la petite Joy d’un air embarrassé.
- “ Ce que Joanie voulait dire ... tenta de la rattraper June. C’est que tu es la seule de nous trois à savoir faire ce que papa nous demande ... Comme quand tu es restée deux semaines perdue en forêt et que tu as réussi à te débrouiller. Jo et moi, quand on l’a fait, on n’a pas tenu deux jours ... ”
Joy se renfrogna.
- “ Ca n’a pas eu l’air de rendre fier papa ... soupira-t-elle.
- Il aurait peut-être aimé que tu tiennes encore plus longtemps ... proposa June. Pour rattraper nos échecs. ”
Joy haussa les épaules.
- “ Il m’a sacrément engueulée ... Tout ce que je fais est nul de toute façon ... Papa me déteste.
- Je crois pas tu sais ... Il est dur avec toi parce qu’il sait que tu es la seule à avoir les capacités qu’il attend de nous ... ” fit June.
Joy ne répondit rien.
- “ Et pis t’aimes ça, non ? Les armes et les bagarres ? demanda Joanie.
- Oui ... Je préfère quand maman m’emmène voir des tableaux. ” ajouta Joy distraitement.
Joanie lui prit la main.
- “ Quand on sera à la pension, on sera loin de papa ... Tu pourras t’amuser avec nous ... déclara-t-elle.
- Avec la directrice qui nous surveillera ? fit Joy avec scepticisme.
- On se débrouillera ... rajouta June. A nous trois, on y arrivera.
- Si on faisait un pacte ? s’illumina Joanie. Le pacte des sœurs Arden. On se promet dès qu’on est toutes les trois ensemble, de tout faire pour s’amuser !
- Et si l’une d’entre nous a un problème, on l’aidera, même si ça nous attire des ennuis ! poursuivit June.
- Solidarité pour toujours ! rajouta joyeusement Joanie. Tu es d’accord, dis, Joy ? ”
Joy fit un grand sourire à ses deux sœurs et acquiesça, rassurée par l’idée de ce pacte. Les trois petites filles se serrèrent la main très fort. Puis, l’ombre imposante et inquiétante de leur père surgit derrière elles, au fond du jardon.
- “ Vous voilà enfin ? Toujours à traîner dans ce maudit jardin ... Ca fait des heures que je vous appelle !
- Pardon papa ...
- Tais-toi June ! Toi et Joanie devez faire vos bagages. Vous prenez le train à huit heures demain. Toi, Joy, tu viens avec moi. Tu dois t’entraîner à courir et à nager.
- Mais ... Je n’ai pas encore fait mes valises non plus ... protesta Joy.
- Tu te lèveras plus tôt ! Cinq heures du matin, ce n’est pas la mer à boire. Allez dépêche-toi ! ”
Joy se mit debout et suivit son père sans mot dire. Toute la joie et l’insouciance qui illuminaient son regard alors qu’elle concluait ce pacte avec ses deux sœurs, s’étaient comme évaporées dès l’arrivée de son père. June et Joanie regardèrent leur petite sœur, si frêle et si forte à la fois, suivre leur père, la tête haute, le visage fermé. Jamais elles ne comprendraient leur père ...
24 juin 2002, 20 ans plus tard, cimetière de Padington Park :
Joy serra la main de Largo. Que pouvait-elle dire ? Rien. Que pouvait-elle faire de plus ? Strictement rien non plus. Alors elle ne pouvait que lui montrer qu’elle était là et qu’elle le soutenait.
En effet, son ami et patron, le multimilliardaire Largo Winch, enterrait son père Nério pour la deuxième fois.
Le résultat d’une longue et douloureuse année de rebondissements. Tout avait commencé quand Nério Winch, le célèbre hommes d’affaires sans scrupules, possesseur d’une immense fortune et de l’empire financier du Groupe W, s’était jeté du soixantième étage de l’immense tour du siège du Groupe, situé à Manhattan, et dans laquelle il vivait, pour mettre fin à ses jours. Son fils, Largo, un aventurier insouciant et sans attache, s’était retrouvé à la tête de l’énorme conglomérat que lui léguait son père, sans avoir rien demandé.
Largo avait peu connu son père, il n’avait rien à faire du Groupe, ni de cet argent. Il pensait que c’était ce qui l’avait privé de sa famille. De plus, il se voyait mal PDG d’une multinationale de cette envergure alors qu’il ne connaissait rien aux affaires et qu’il n’avait même pas fait d’études.
Mais un jour, il découvrit que son père ne s’était pas suicidé, il avait été assassiné par une organisation secrète, puissante et dangereuse, nommée la Commission Adriatique. Largo se sentit alors le devoir de punir les responsables de la mort de son père et de démanteler cette atroce secte financière, responsable de guerres, de trafics, d’émeutes et de toutes les opérations viles et perverses dont sont capables les êtres les plus néfastes et qu’abhorrait tant Largo, idéaliste convaincu.
Il reprit donc les rênes du Groupe W, seule arme efficace contre la Commission Adriatique, et seule protection également.
Et puis, au bout d’une année de péripéties aventureuses au sein du Groupe, Largo avait fini par découvrir une atroce vérité : son père était en vie. Après une enquête menée tambour battant par son Intel Unit, son équipe de sécurité, Largo découvrit que son père, atteint d’un cancer quasi-incurable, avait disparu volontairement de la circulation pour se faire soigner, souhaitant éviter tout scandale avec la presse. Il s’était fait remplacé par Adam Smyth, son sosie, le temps de son traitement. Mais celui-ci avait été assassiné par la Commission Adriatique et Largo avait hérité du Groupe, perturbant ainsi les plans de la Confrérie qui veut à tout prix s’approprier le puissant Conglomérat.
Ne pouvant risquer d’abattre le fils après le père, sous peine d’attirer l’attention sur elle, la Commission dut se résoudre à trouver un autre plan. Et c’est là qu’il découvrirent que Nério Winch était toujours en vie, sous traitement pour son cancer, en Espagne. Ils le kidnappèrent afin de faire chanter son fils, pour qu’il signe les papiers confiant à leurs hommes la direction du Groupe.
Mais c’était sans compter sur l’intelligence de Largo et l’habileté de son Intel Unit, qui réussirent à retrouver la trace de Nério et à le libérer de ses ravisseurs après maintes péripéties, pour le ramener au siège du Groupe W où il serait en sécurité.
Malheureusement, cette histoire n’était pas faite pour s’achever sur une happy end. En effet, le traitement que Nério avait suivi à Grenade pour guérir de son cancer avait été un échec. Il finit par s’éteindre dans les bras de Largo, à l’hôpital de la pitié à New York, un mois à peine après ses retrouvailles avec son fils.
Et Largo dut enterrer Nério une seconde fois. A la différence près que cette fois-ci, la douleur était atroce, quasi insoutenable. La première fois que son père était passé de vie à trépas, il était un étranger pour son fils. Mais un an après, Largo se sentait profondément lié à lui: à cause du Groupe W, qu’il avait tant à cœur de préserver et de diriger, à cause de ce qu’il avait appris sur son père, de positif ou de négatif, auprès de ses proches, mais aussi et surtout à cause de l’amour et de la fierté que Nério éprouvait pour lui, chose que Largo ignorait totalement. S’il s’était séparé de son fils, c’était pour le protéger de la Commission Adriatique. Sachant cela, Largo était plus déterminé que jamais à les combattre, comme son père les avait combattu. Il voulait à présent achever l’œuvre de Nério et lui rendre hommage.
Mais cette pensée ne le consolait pas. Ils venaient à peine de se retrouver son père et lui, qu’on le lui enlevait aussitôt, et cette fois-ci sans espoir de retour. Largo écoutait l’hommage que rendait le père Maurice à son père, ses mots semblaient flotter tout autour de lui et se mélangeaient dans un bourbon impitoyable à ses propres pensées sombres, mélancoliques et confuses. Le jeune homme se sentait horriblement seul et cherchait désespérément du regard le réconfort de ses amis : celui du Père Maurice qui l’avait élevé sous la houlette de Nério, celui de John Sullivan, son bras droit, sévère mais juste, qui avait toujours été si conciliant avec ses lubies de jeune milliardaire aventurier, ou encore celui de Kerensky, le pilier, le roc, ancien agent du KGB, ambigu mais loyal, sur lequel il pouvait toujours compter, ou enfin celui de Simon Ovronnaz, son meilleur ami, avec qui il avait fait les quatre cent coups, et qui arrivait toujours à le dérider.
Mais il ne trouva pas ces visages familiers. Oh, ils étaient présents bien sûr, pour le soutenir. Mais Largo ne pouvait s’empêcher de ne voir que le négatif, tout ce négatif : les membres du Conseil d’Administration, des corbeaux qui voulaient le faire tomber et qui n’avaient jamais fait aucun cas de Nério. Il y avait aussi les quatre ex-femmes de Nério, des hypocrites aux larmes de crocodile, sauf Monique bien sûr, mais ce jour-là, il n’arrivait pas à la voir. Et surtout, les charognards. Ces journalistes qui, depuis l’annonce de la Résurrection de Nério, n’arrêtaient pas de le harceler, allant jusqu’à camper devant le siège du Groupe W pour obtenir le moindre commentaire. Tous ces charognards, tous des charognards.
Et le tombeau de Nério.
De son père.
Largo avait envie de hurler, de leur crier de tous s’en aller et de le laisser seul comme son père l’avait fait. Il voulait frapper et enfoncer ses poings dans cet horrible caisson de bois qui emportait son père pour toujours. Mais il ne pouvait pas. Sa peine et sa triste torpeur le paralysaient sur place. Les larmes lui montèrent aux yeux. La première fois, il n’avait pas pleuré. La première fois, il n’avait rien perdu. Mais là, il le perdait et il se perdait par la même occasion. Qui était-il ? Il était son père et son père s’était éteint, le laissant seul, vide.
Une larme glissa le long de son visage, et alors qu’avec un pincement au cœur, il réalisait que son père aurait haï le voir pleurer, il sentit une petite main, fine, douce et tiède se glisser entre ses longs doigts froids. Il ne se demanda pas à qui appartenait cette main car il reconnut son parfum à la fois doux et enivrant de cèdre et de rose mélangés. Il ne la regarda pas, mais il la devina, debout à ses côtés, le dévisageant avec peine et compassion, serrée dans ce léger tailleur noir, les cheveux attachés dont quelques mèches rebelles virevoltaient sous le vent autour de ses tempes encore pâles de convalescente. Il pouvait deviner chacun des traits de son visage, démesurément crispés et las. Il pouvait voir son petit regard marron perçant qui le scrutait avec inquiétude et tristesse. Largo l’imagina si bien qu’il finit par être envahi par la chaleur de son corps, debout à côté de lui, qui frôlait le sien.
Non, il n’était pas seul.
Il avait Joy Arden.
Il serra sa main plus fort, à la fois pour lui montrer qu’il appréciait sa sollicitude et pour masquer son angoisse à l’approche de la fin du discours du père Maurice. Le vieil homme d’église prononça les derniers sacrements et chacun des membres de l’assistance murmura un amen. Le père Maurice lança vers Largo, son jeune protégé et ancien élève, un regard empli de tristesse. On allait mettre en terre son père. Largo saisit une rose mais hésita avant de se diriger vers le cercueil de son père. Il ne savait pas s’il en aurait la force. Joy desserra l’étreinte de sa main pour le laisser aller, mais il la rattrapa et l’agrippa plus fort encore dans la sienne.
- “ Reste avec moi ... ” murmura-t-il d’une voix rauque et suppliante.
Le son de sa voix brisa le cœur de la jeune femme qui saisit une rose à son tour et s’empara de son bras pour l’accompagner jusqu’au tombeau. Ils s’accroupirent en silence et déposèrent l’un après l’autre les fragiles et frêles fleurs sur le bois de merisier. Puis ils s’éloignèrent, laissant John Sullivan, Monique, Simon et Kerensky faire de même.
Dès que ses proches eurent rendu leurs derniers hommages à la dépouille de Nério, les employés du cimetière lancèrent la première pelletée de terre sur le cercueil. Largo ne put soutenir ce spectacle et détourna le regard.
- “ Joy ... ” articula-t-il, comme un appel au secours.
La jeune femme le prit alors dans ses bras et le serra fort contre lui, tandis qu’à un mètre, on ensevelissait son père.
- “ Adieu Nério ... ” soupira-t-il, le nez plongé dans la nuque chaude et parfumée de sa garde du corps, la noyant sous ses larmes.
Le lendemain, Groupe W, New York, 21h58 :
Lorsque Joy entra dans l’appartement de Largo, situé au soixantième et dernier étage de la Tour du Groupe W, elle se figea sur place. Largo était assis sur le confortable fauteuil de son bureau, tourné vers la vue que lui offrait la baie vitrée menant à la terrasse. Il était immobile, les coudes posés sur chacun des accoudoirs, les mains croisées, les doigts entrelacés. La nuit était déjà tombée mais il n’avait pas pris la peine d’allumer la lumière, hypnotisé par les lumières scintillantes qui peuplaient le vue sur New York.
Cette vision ayant rendu Joy mal à l’aise, elle voulut faire demi-tour pour le laisser seul. Elle fut coupée dans son élan par la voix douce de Largo.
- “ Approche. ” dit-il simplement, sans se retourner, ni bouger d’un cil.
Elle s’avança rapidement vers lui et se planta de l’autre côté de son bureau, de sorte qu’il serait obligé de retourner son fauteuil pour lui faire face. Mais il ne fit pas un geste vers elle.
Joy était mal à l’aise. Elle s’attendait à ce qu’il entame la conversation, comme il le faisait toujours, mais rien ne venait. Elle ne trouvait rien d’intelligent à dire et serrait entre ses doigts crispés le dossier qu’elle tenait à la main, et qui malheureusement pour son jeune patron endeuillé, ne contenait aucune bonne nouvelle.
Elle voulut lui dire quelque chose de gentil, lui montrer sa sollicitude et son affection, mais elle avait peur que cela paraisse déplacé. Après tout, Largo était son patron. Elle n’était que sa garde du corps.
Elle se décida donc à laisser de côté la compassion et passa en mode professionnel.
- “ On a du nouveau ... commença-t-elle. Au sujet de Diana et de Jake. ”
Elle fit une pause. Largo n’avait pas réagi. Au ton de sa voix, il avait probablement déjà deviné dans les grandes lignes ce qu’elle allait lui annoncer. Elle crut percevoir un soupir de lassitude et de tristesse et perdit alors en un clin d’œil toutes ses bonnes résolutions sur le “ professionnalisme ”.
- “ Largo ... Tu ... Tu n’as pas l’air dans ton assiette ... Ca peut attendre demain ... ”
Elle allait tourner les talons quand une des grandes mains puissantes de son patron attrapa son poignet et le retint fermement. Son fauteuil, sous la pression de son geste brusque vers la jeune femme, s’était tourné d’un quart vers elle et elle put le regarder en face. Son visage semblait marqué par la fatigue, mais ses yeux bleus étaient teintés d’une profonde détermination.
- “ Non, dis-le moi maintenant ... Autant en être débarrassé ... dit-il d’un ton assuré. Ennemie ou amie ? ”
Joy plongea ses yeux dans ceux de Largo. On voyait tout de suite qu’il ne se faisait aucune illusion.
- “ Ennemie. ” répondit-elle simplement, en déposant le dossier qu’elle tenait sur le bureau.
Largo ne réagit pas, comme s’il l’avait toujours su. Ils parlaient tous deux de Diana Montreuil, une vieille amie de Largo pour qui il avait eu le béguin à une époque. Il y avait une éternité. Diana était une mère célibataire et le jeune multimilliardaire s’était énormément attaché à elle et à son enfant, Jake. Ils avaient eu une aventure tous les deux, jusqu’à ce que Diana réalise qu’elle avait trop peur de la Commission Adriatique pour que son fils et elle restent avec lui. Et puis elle était soudainement revenue, comme un cheveu sur la soupe, avec cette photo.
Une photo montrant Nério vivant : la première pierre d’un édifice élevé par la Commission Adriatique pour piéger Largo. Et bizarrement, quand le plan de la Commission avait échoué et que Largo avait récupéré son père, Diana et son fils Jake avaient disparu.
Une question s’était alors imposée : Diana avait-elle été enlevée en représailles par la Commission, une sorte de plan B ou au contraire était-elle de mèche avec les ennemis de Largo ? Kidnapping ou complicité ? Amie ou ennemie ?
Largo avait sa réponse.
- “ Bien ... ” articula Largo en déglutissant péniblement.
Il avait une chance sur deux, mais il s’était déjà préparé psychologiquement à l’idée que Diana puisse être une traîtresse. Sur le coup, il n’avait rien trouvé à dire. Il n’éprouvait plus rien, ni rage, ni peine. Il préférait effacer cette femme qu’il avait aimée de sa mémoire.
- “ Kerensky n’a pas terminé son enquête, mais il n’y a aucun doute, elle a reçu des sommes importantes de la Commission depuis ces sept derniers mois ... ”
Largo ne disait toujours rien. Cela faisait un moment qu’il avait détourné son regard de celui de Joy et qu’il fixait dans le vide quelque point désespérément invisible. Sa garde du corps ne supportait pas de le voir comme ça, lui qui était d’ordinaire si vivant et plein d’avenant.
- “ Tu sais ... hésita-t-elle. Ils ont peut-être fait pression sur elle ... Peut-être ont-ils menacé Jake et qu’elle a craqué. Tu te rappelles combien elle avait peur pour lui lors de cette affaire avec les Yakusas ? ”
Joy, malgré tout son ressentiment et sa haine envers Diana Montreuil, qui avaient existé dès leur première rencontre, avait rassemblé toute sa force de conviction pour asséner à Largo ces quelques mots qui, l’espérait-elle, atténueraient un peu sa déception. Il releva la tête et la dévisagea avec curiosité.
- “ Ne la défends pas, Joy, lui dit-il d’une voix douce. Je sais que tu la détestais et que tu ne lui as jamais fait confiance. Si tu dis ça, c’est pour me soulager.
- Tu le mérites.
- Tu crois ? Je ne crois pas. ”
Ses yeux se mirent à briller d’une lueur étrange. Il tourna son fauteuil complètement, s’en leva et fit quelques pas autour du bureau.
- “ Je me rappelle d’une conversation que nous avons tous eue ici, il y a un peu plus d’un mois ... commença-t-il. Moi, j’étais sur ce même fauteuil, Diana était assise sur le bureau, à ta place habituelle ... Peut-être qu’elle essayait de te copier, de prendre ta place ... pensa-t-il d’un rictus étrange. Mais elle ne t’arrivait pas à la cheville.
- Largo ... soupira Joy pour qu’il arrête.
- Toi, tu étais près de la porte. On s’est disputés parce que tu ne voulais pas qu’on se rende à l’aéroport de Montréal où la Commission nous avait donné rendez-vous pour récupérer Nério. Tu disais que c’était un piège. Que c’était trop dangereux. C’est bien ce que tu as dit ?
- Oui.
- Mais moi, j’ai préféré écouter Diana, qui me répétait sans cesse que c’était ma seule chance de revoir mon père. Elle a réussi à m’obnubiler avec cette idée, qui est bien vite devenue une obsession. Je t’ai ignorée, et je nous ai tous embarqué dans cette mission suicide vers laquelle Diana me poussait. La suite, on la connaît. Il y a eu une fusillade. On m’a visé. Tu t’es mise en travers et tu as pris cette balle en pleine poitrine. ”
Joy baissa les yeux aux souvenirs de ce douloureux épisode. Largo s’approcha d’elle et prit son visage dans ses mains.
- “ Regarde-toi ... murmura-t-il. Tu es sortie de l’hôpital il y a à peine une semaine. Tu es si pâle et si fatiguée ... Mais tu es quand même revenue au Groupe ...
- Je voulais te soutenir ... lui sourit-elle gentiment.
- Me soutenir ? ”
Il lâcha son visage et la regarda d’un air triste.
- “ Ce jour-là, je ne t’ai même pas vue tomber. J’ai juste entendu ce bruit sourd et étouffé. Et tu étais étendue sur le sol gris et froid. J’ai couru. Je t’ai prise dans mes bras. Et je te serrais tellement fort ... Tu t’en rappelles ? Je te serrais si fort parce que je voyais tout ce sang qui s’écoulait de ta blessure, tout ce sang qui s’imprégnait dans mes vêtements et j’avais peur parce que plus tu perdais de sang, moins ton cœur battait vite, plus ton corps se refroidissait, plus ton souffle se raréfiait, plus ta vie s’échappait. Et moi, moi je ne voulais pas que tu partes et je t’enlaçais, je te pressais contre moi pour te retenir. ”
Il fit une longue pause.
- “ Et tu as fermé les yeux. Je ne sentais plus ton cœur battre. Je t’avais perdue ... ”
Il fit quelques pas nerveusement, tournant en rond.
- “ Le monde s’est arrêté. Je ne me souviens plus de l’arrivée de l’ambulance. Je ne me rappelle plus comment j’ai atterri à l’hôpital. ”
Un grand sourire éclaira très brièvement son visage.
- “ Mais je me rappelle très bien de ce médecin qui m’avait posément annoncé que l’intervention chirurgicale s’était bien déroulée, que la balle avait été extraite et que tu allais t’en sortir ... ”
Il s’arrêta et la regarda tristement.
- “ J’ai failli te tuer. J’ai écouté cette idiote que je ne connaissais pas si bien que ça. Je t’ai méprisée malgré ta loyauté et tout ce que tu as fait pour moi. Et pourtant tu m’as sauvé la vie en prenant cette balle qui m’était destinée. Tu aurais pu mourir à cause de mes caprices et de mon obstination, et toi, à peine remise de ta blessure, tu es à nouveau à mes côtés pour ... Comment as-tu dit déjà ? Pour me soutenir ? Pour me réconforter. Pour m’aider ... ”
Il leva vers elle un regard douloureux.
- “ Je ne mérite pas que tu te donnes tout ce mal pour moi. ”
Joy lui sourit.
- “ Crois-tu que je sois une idiote ? ”
Il ne réagit pas, sans comprendre sa question.
- “ Penses-tu que je sois stupide ? reformula-t-elle.
- Bien sûr que non.
- Tant mieux. Parce qu’il faudrait être stupide pour faire tout ce que je fais pour quelqu’un que ne le mérite pas, tu ne crois pas ? Et comme tu l’as si justement dit, je suis loin d’être une idiote. Je suis ici parce que je crois en toi et parce qu’avant tout, je te considère comme un ami.
- Après tout ce que je t’ai dit ? ”
Le visage de Joy s’illumina d’un sourire de tendresse maternelle.
- “ Tout le monde fait des erreurs ... répondit-elle d’un ton rassurant. Tu as payé les tiennes, un peu trop cher d’ailleurs, et tu en as tiré les conséquences. Alors ça ne sert plus à rien de te torturer maintenant. ”
Elle lui prit sa main des siennes et la caressa affectueusement de son pouce.
- “ C’est fini, Largo. Le cauchemar est terminé, tu peux te réveiller. Et demain tout ira mieux, tu verras. ”
Elle délaissa ses mains et lui déposa un tendre baiser sur le front.
- “ Tu devrais dormir un peu. Tu as besoin de sommeil.
- Je n’arriverai pas à dormir, Joy ... Je sens que si je relâche mon attention, il va encore arriver quelque chose.
- Il n’arrivera rien. Je suis là.
- Tu peux rester ici cette nuit ? demanda-t-il timidement.
- Bien sûr. ”
Elle l’embrassa à nouveau sur le front et, légèrement détendu, Largo la prit dans ses bras et se laissa bercer.
Groupe W, 26 juin, 9h :
Le lendemain matin, Simon Ovronnaz débarqua en coup de vent dans l’appartement de Largo, apparemment agité et surexcité.
- “ Alerte ! Tout le monde sur le pont ! On réclame le capitaine ! ”
Simon stoppa net lorsqu’il aperçut Joy émerger de la cuisine une cafetière à la main et vêtue d’un short et d’un caraco. Il la détailla bouche bée, la mâchoire tombante à la Tex Avery, non seulement par étonnement, mais aussi par fascination devant la beauté de la jeune garde du corps. Elle, qui d’ordinaire restait froide et distante, plongée à fond dans son rôle de femme mystérieuse et dangereuse, resplendissait de fraîcheur et de sérénité. Ses petits yeux marrons pétillaient d’un air moqueur devant la perplexité de Simon, et quelques mèches de ses cheveux châtains mi-longs, ébouriffés autour de son visage ovale, retombaient en bataille sur son front, ses yeux et ses joues légèrement rosies, par cette douce matinée.
Observant Simon songeuse, elle pencha légèrement la tête sur le côté et ses cheveux suivirent souplement son geste, libérant sa nuque gracieuse et délicate. Elle posa sa main libre sur sa hanche gauche et croisa son pied derrière son mollet pour le frotter distraitement. C’est à cette occasion que Simon remarqua pour la première fois qu’elle avait un tatouage autour de la cheville droite, en forme de serpent : ténébreuse tentatrice ...
- “ Tu comptes prendre racine, Simon ? ” se moqua-t-elle.
Simon parut émerger de sa silencieuse contemplation de Joy.
- “ Quoi ? Hein ? Que se passe-t-il ? hésita-t-il à l’aide de grimaces comiques.
- Ca fait deux minutes que tu me fixes avec un regard de poisson mort ! s’exclama-t-elle.
- Ben quoi ? se défendit-il. Je t’admire, tu devrais te sentir flattée !
- Ouais, c’est ça, je me sens rougir ... marmonna-t-elle.
- Oh, j’adore ça, moi, les femmes qui ignorent à quel point elles sont belles ... ”
Joy haussa les épaules et retourna à la cuisine pour verser le contenu de sa cafetière dans une tasse. Simon, qui l’y avait suivie, s’adossa à l’embrasure de la porte, croisa les bras sur sa poitrine et jeta sur Joy un regard inquisiteur tandis qu’elle buvait quelques gorgées de café.
- “ Quoi ? s’écria-t-elle agacée.
- Tu as passé la nuit ici ?
- Ca se voit, non ? rétorqua-t-elle.
- Il faudra que je pense à adresser mes félicitations à Largo ... reprit-il. Briser la carapace d’une fille comme toi, ça n’a pas dû être du gâteau ...
- Désolée de briser tes illusions sur le pouvoir de séduction de ton playboy de copain, Simon, mais il ne s’est rien passé entre Largo et moi.
- Mon oeil ! Je le connais Largo ... A chaque fois qu’une femme passe la nuit chez lui, ce qui arrive assez souvent, ils ne se contentent pas de jouer au Monopoly ...
- Sauf que moi, je ne suis pas n’importe quelle femme, je suis sa garde du corps ! le coupa Joy d’un geste brusque.
- Raison de plus ! Tu connais une meilleure protection rapprochée que le sexe ? poursuivit Simon, ignorant totalement le regard noir que lui jetait Joy.
- Contrairement à toi, Simon, je suis une professionnelle en matière de sécurité, et je peux t’affirmer qu’il n’y a rien de pire que de mélanger le personnel et le professionnel pour préserver la vie de quelqu’un ...
- Alors il n’y a rien eu ? demanda-t-il d’un air vaguement déçu.
- Rien.
- T’as tort.
- A quel sujet ? fit Joy innocemment.
- Au sujet de tes rapports avec Largo. Tu ne dois pas le rejeter, ça a déjà failli t’exploser à la gueule avec l’histoire Diana Montreuil.
- Je n’ai commis aucune erreur lors de cette affaire, dit-elle froidement.
- Ca c’est sûr. Sur le plan professionnel. Mais tu sais, je sais, Kerensky sait, toute la planète sait que Largo aurait éjecté Diana plus vite que son ombre si seulement tu avais osé lui parler de tes sentiments.
- Je ne vois pas de quels sentiments tu parles ... marmonna Joy, tout en réprimant sa colère.
- La revoilà qui fait l’autruche ! soupira Simon. Je ne sais pas ce qu’il ne va pas chez toi mais ce que je sais, c’est que mon copain Largo, même s’il a de nombreuses qualités, manque totalement de discernement dès qu’il s’agit des femmes ! Si tu ne lui fais pas comprendre qu’il a besoin de toi, il t’échappera et il finira encore avec une de ces greluches ! Ce n’est pas ce que nous voulons, pas vrai ?
- Je ne crois pas qu’il soit judicieux de se mêler de la vie privée de son patron ... buta obstinément Joy, en serrant les dents.
- C’est pas mon boss, mais mon meilleur pote ! protesta Simon.
- Alors dans ce cas, reprit lentement Joy, hachurant ses mots, je crois préférable pour ta santé, de ne pas envahir la mienne !
- Joy, je te dis tout ça par amitié. Tes sentiments pour Largo ...
- Je n’ai aucun sentiment particulier pour Largo ! l’interrompit-elle d’un ton cinglant.
- Joy ... insista Simon d’un air de reproche.
- Simon, est-ce que tu essaierais de me mettre en colère ? Parce que si c’est le cas, je te rappelle amicalement qu’il y a trois ans je faisais encore partie de la CIA et que là-bas on m’a appris à tuer de sang-froid ... ”
Joy avait à peine achevé sa phrase que Largo surgissait derrière Simon, un mince sourire aux lèvres, si bien que ce dernier sursauta.
- “ Eh bien Joy ? dit-il d’un ton frais et reposé. Toujours à menacer de mort Simon ?
- Je ne comprend vraiment pas cette hargne envers moi ! protesta Simon, prenant un ton comique. Pourtant je suis Suisse, moi, je suis né pour la neutralité !
- J’espère que les Suisses ne sont pas tous comme toi ... sourit Largo.
- Ah, on insulte son meilleur ami ? s’offusqua Simon. Je suis sur un terrain miné, c’est ça ?
- Exactement ! répondirent Largo et Joy en chœur.
- Bon, alors je me tais ... ”
Simon prit une mine renfrognée tandis que Largo se frayait un chemin pour s’installer à la table de la cuisine. Joy lui versa une tasse de café et il saisit distraitement une biscotte pour la tartiner de confiture, tout en détaillant la jeune femme le plus discrètement possible. A l’instar de Simon, quelques minutes plus tôt, il avait rarement, même jamais, vu Joy dans une tenue si légère et il ne pouvait s’empêcher d’admirer sa grâce et ses formes parfaites. Se doutant qu’une ancienne espionne de la CIA aussi douée qu’elle devait avoir remarqué son regard plus qu’insistant, il décida de s’arracher à cette contemplation matinale pour le moins agréable.
- “ Tu as l’air en meilleure forme Largo ... commença Joy d’un ton badin.
- Oui, c’est la première fois en une semaine que je trouve le sommeil. ”
Il aurait voulu rajouter que c’était grâce à elle et la remercier, mais devant Simon ça aurait été gênant et elle aurait pu mal le prendre. En effet, Joy était une femme complexe que Largo avait toujours eu du mal à cerner : un instant, elle pouvait lui être une amie chère, douce et compréhensive et la minute d’après, elle redevenait cette insaisissable mercenaire, dangereuse et froide. Il savait que c’était pour sa sécurité qu’elle agissait ainsi et qu’au fond elle l’appréciait énormément, mais ça ne l’empêchait pas de se sentir frustré dans ces moments-là, comme ce matin, où dès l’instant où il était entré dans la cuisine, il avait compris à son attitude, à son regard et au ton de sa voix qu’il lui serait impossible d’avoir avec elle un échange aussi intense que celui qu’ils avaient eu la veille au soir. Peut-être était-ce mieux ainsi au fond ... En effet, qui sait jusqu’où il serait capable d’aller si elle lui laissait trop de latitude ? Sans doute finirait-il par dépasser de loin les limites professionnelles de leur relation, ce qui la contraindrait à partir. Et cela, il ne le voulait pas.
- “ Au fait ... fit Simon en piquant sa biscotte à Largo. Tu devrais activer un peu Largo ... J’ai vu Sullivan tout à l’heure et il tient à te demander le feu vert pour certaines décisions à prendre pendant le Conseil d’Administration, à onze heures.
- Pas la peine ... Je serai là. ”
Simon cessa de croquer dans sa biscotte et Joy renonça à avaler une nouvelle gorgée de café pour dévisager Largo.
- “ Tu reprends le boulot ? demanda Joy.
- John ne va pas me remplacer éternellement ... répondit Largo d’un haussement d’épaules. Et puis le Groupe W est l’œuvre de mon père, je n’ai pas l’intention de le laisser aux mains de ses requins du Conseil d’Administration plus longtemps.
- Je vois que tu as repris du poil de la bête ! sourit gaiement Simon en faisant une tape amicale sur l’épaule de son ami.
- Je n’ai pas l’intention de me laisser abattre ! Chez les Winch, on est des battants, de père en fils ! asséna-t-il avec détermination.
- Je suis ravie que tu te sentes mieux Largo ... dit doucement Joy après avoir terminé son café. Je crois que je vais rentrer chez moi pour me changer et pendre une douche. ”
La jeune femme se dirigea rapidement vers le canapé, sur lequel elle avait passé la nuit. Elle enfila rapidement son pantalon, son pull et ses chaussures et repassa par la cuisine pour saluer Largo et Simon.
- “ J’y vais les gars ! fit-elle. Largo, si tu as besoin de moi, je serai de retour au Groupe d’ici une heure.
- D’accord.
- A plus Joy ! lança Simon.
- Au fait Joy ... hésita Largo avant qu’elle ne parte. Merci. Merci pour tout. ”
La jeune femme baissa la tête et détourna les yeux, un peu gênée.
- “ C’était rien. Ca m’a fait plaisir de t’aider ... lâcha-t-elle finalement d’un ton embarrassé, mais empreint de gentillesse.
- A tout à l’heure ... ” conclut-il.
Elle hocha la tête et quitta l’entrebâillement de la cuisine. Quelques secondes après, Simon et Largo entendirent la porte de l’appartement se refermer derrière elle. Simon prit place en face de son ami.
- “ Alors ? demanda-t-il.
- Quoi ?
- Qu’est-ce qui se trame entre toi et Joy ?
- Mais rien, voyons. Elle m’a juste aidé à traverser cette épreuve et elle a un peu soulagé ma conscience.
- Donc rien de sexuel ? le taquina Simon.
- Tu ne penses vraiment qu’à ça ! le gronda Largo.
- Avoue que ça ne te déplairait pas ?
- Simon, je ne peux pas m’autoriser à penser à ce genre de chose avec Joy. Je la respecte trop pour ça.
- Tu la respectes trop pour lui faire l’amour ? grimaça Simon, sans comprendre.
- Non, je la respecte trop pour l’utiliser afin d’atténuer mon chagrin. Et ... hésita-t-il. Et ... Et de toute façon, tu la connais ... C’est ... Elle ... ”
Il poussa un profond soupir et avala son café d’une traite.
- “ C’est ma garde du corps. ” dit-il fermement avant de se lever et d’aller dans sa salle de bain pour se préparer avant son conseil d’administration.
Resté seul dans la cuisine, Simon haussa les épaules.
- “ Quels idiots ... marmonna-t-il. Un aveugle qui guide une paralytique ... ”
Main Street, appartement de Joy Arden, 9h45 :
Joy fermait les yeux et poussait de temps à autres des soupirs de délectation. Prendre une douche brûlante l’aidait toujours à reprendre ses esprits. Le bruit de l’eau qui coulait avec force sous la pression du pommeau de douche couvrait le bruit de ses pensées troublantes et les vidait de sa tête. Elle se prélassa de longues minutes sous la caresse des trombes d’eau chaude et se laissa envelopper par la vapeur tiède qui étouffait sa salle de bain. Cela lui faisait du bien. Ca lui permettait d’oublier toutes ses pensées si peu professionnelles qui vagabondaient toutes autour de Largo.
Elle commença à siffloter une chanson de Belle and Sebastian et bientôt s’effacèrent tout à fait les souvenirs de Largo la serrant contre lui, de l’odeur de sa peau, du son suave de sa voix ou de son léger tremblement quand elle l’enlaçait pour le réconforter.
Vraiment pas très professionnel ...
Joy ne put s’empêcher d’esquisser un sourire. Sa conscience de garde du corps la réprimandait pour ses abandons, mais une part d’elle était fière de n’avoir pour une fois écouté que son cœur.
- “ Si mon père me voyait ... ” se surprit-elle à penser.
Son sourire s’élargit plus encore. Elle aurait adoré qu’il voit ça, ne serait-ce que pour le défier, encore une fois.
Le père de Joy, le grand Charles Arden, était l’ancien directeur de la CIA. Il avait été forcé à quitter sa place après le scandale qui avait entouré le départ de Joy de l’Agence. Enfin, officiellement. En réalité, il avait été éjecté par des pontes du Sénat qui voulaient le remplacer par un haut dirigeant de la Division Sécurité Défense, quand celle-ci s’était trouvée dissoute suite à une série de rapports dérangeants constitués par la CIA, ce qui avait créé une onde de choc considérablement chaotique dans les milieux politiques américains et internationaux.
Joy ne put s’empêcher d’émettre un grognement ironique en pensant que son père, qui lui avait fait si peur pendant tant d’années, s’était retrouvé impuissant face à quelques gratte-papiers de Washington.
Elle ferma le robinet d’eau et quitta son cabinet de douche, saisissant au passage une serviette pour essuyer ses cheveux dégoulinant d’eau. Puis elle quitta sa salle de bain pour retrouver la fraîcheur de son salon. Elle le traversa lentement, tout en nouant sa serviette autour de sa taille, se remémorant que se balader nue dans son appartement plairait trop au pervers qui vivait dans l’immeuble d’en face et qui espionnait ses jolies voisines à l’aide de jumelles.
Lorsqu’elle parvint à sa chambre, elle fut presque surprise de constater que son lit n’était pas défait. Elle passait en effet rarement la nuit dehors et n’avait qu’une vie sociale strictement limitée au minimum. Son père lui avait toujours appris que la solitude était la meilleure assurance dans son métier et c’était devenu son mode de vie, presque une habitude.
Elle aperçut sur une commode plusieurs cadres contenant des photos. Elle les effleura du regard et s’arrêta devant un cliché pris quelques mois auparavant sur lequel elle posait en compagnie de Simon, Kerensky et Largo. Elle eut un sourire. Même si elle s’obligeait à garder certaines distances avec ses trois collègues de l’Intel Unit du Groupe W, ça ne l’empêchait pas d’être très attachée à eux et de les considérer comme sa seconde famille.
“- Pour ce qu’est ma vraie famille ... ” marmonna-t-elle en souriant tout de même brièvement devant une photo d’elle et de ses sœurs lors de leurs vacances au Mexique.
Elle se dirigea vers son armoire et choisit au hasard une tenue tandis que son esprit vagabondait sur ce que pouvaient bien faire ses deux sœurs, June et Joanie, au moment même où elle se trouvait debout dans sa chambre pour s’habiller. Elle enfila ainsi distraitement un pantalon taille basse noir et un débardeur moulant de la même couleur. Comme il faisait chaud, elle décida qu’un pull n’était pas nécessaire et elle enfila sa veste courte en cuir rouge et ses chaussures pour pouvoir sortir. Mais au moment où elle fouillait son bureau à la recherche de ses clés de voiture, elle fut interrompue par la sonnerie du téléphone.
- “ Oui ? dit-elle simplement en dérochant.
- C’est Kerensky. ”
Le cœur de Joy s’affola légèrement. Si son collègue de l’Intel Unit l’appelait à son domicile personnel, cela signifiait qu’il s’était forcément passé quelque chose de grave.
- “ C’est Largo ? s’enquit Joy, dont la voix trahissait l’inquiétude.
- Non. C’est ton père. ”
Joy se calma instantanément. Elle semblait plus curieuse de savoir ce qu’il se passait, qu’inquiète pour l’homme qui lui avait donné naissance.
- “ Eh bien ? Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme, avec une certaine impatience.
- Hum ... Il vaudrait mieux que tu viennes au Groupe. On t’attend. ”
Le Russe raccrocha sans lui laisser le temps de répondre. Elle garda le combiné en main un instant, le malaxant nerveusement. Elle avait clairement senti une légère tension et une hésitation sous l’accent russe de l’ordinaire placide ex-agent du KGB qui s’occupait à ses cotés de la sécurité de Largo. C’était assez rare pour qu’elle se doute qu’il se passait une chose sérieuse. Elle haussa les épaules.
-“ On verra ... ” soupira-t-elle en reposant le combiné.
Elle retrouva par miracle ses clés, et elle rejoignit le Groupe W en quatrième vitesse.