Dettes impayées



JOUR 37

La Casa Peligrosa, Los Enceados
Tôt dans la matinée

Joy se laissait faire sans broncher. Même si elle avait pu avoir encore une vague conscience de ce qu’il lui arrivait, elle n’aurait plus eu la force de faire quoi que ce soit. Felipe avait raison. Il avait toujours eu raison. Plus personne ne viendrait les délivrer à présent. Alors autant rendre leur voyage le moins pénible possible. Car c’était devenu un voyage, non plus un enfer. D’ailleurs, avec toutes les drogues qu’on lui faisait prendre, Joy ne savait plus ce qu’était un enfer. Encore une conception abstraite inventée par quelque intellectuel ou quelque mystique des vieux siècles poussiéreux pour horrifier les hommes et leur faire respecter un code d’éthique, de morale et de Justice destinés à vivre ensemble, dans un système et un ordre établi.
Là où Joy était, il n’y avait plus de système, plus de règles. Il y avait juste une vingtaine de filles qui faisaient ce qu’on leur demandait, parce qu’elle n’avaient aucune autre alternative. Désiraient-elles avoir une alternative? Celle de se faire torturer? De se sentir si mal, au froid, la faim les tiraillant, l’obscurité les pesant? Et cette drogue leur faisait tant de bien. Elles oubliaient tout lorsqu’elles en prenaient. C’était si bon et si doux de pouvoir oublier. Elles oubliaient ainsi un passé qui leur collait à la peau mais dont elles ne voulaient plus se souvenir parce qu’elles l’avaient perdu.
A quoi aurait servi à Joy de se rappeler de Largo, de Simon ou de Kerensky? A quoi lui auraient servi ses souvenirs d’enfance avec sa mère? Les fêtes d’étudiants? Les concours athlétiques qu’elle remportait à l’école? Et tous ces dangereux criminels qu’elle arrivait à attraper et à faire juger quand elle bossait pour la CIA ou pour le Groupe W? C’est vrai, elle en était fière, il s’agissait de bons souvenirs. Mais à quoi lui servaient-ils? A souffrir plus encore d’en être privée?
Les hommes de Felipe étaient venus les chercher, elle et Jack, un peu plus tôt en leur annonçant qu’elles étaient prêtes pour quitter la cave. Joy ne se rappelait plus depuis combien de temps elle était là-dedans, à se faire torturer ou à regarder Jack souffrir, terrorisée. Elle ne se rappelait même plus pourquoi elle y était, ni dans quelle maison elle se trouvait. Elle ne savait plus très bien ce qui lui était arrivé depuis un mois. Elle se rappelait juste d’un grand voyage. Un long voyage où elle avait eu mal mais à chaque fois qu’elle avait mal, ces gens venaient lui donner cette petite pilule verte et elle se sentait tellement mieux.
Elle se rappelait d’une chose très clairement.
Elle n’était plus personne.
Non pas qu’elle l’ait oublié totalement. Mais elle ne voyait plus l’utilité de s’en souvenir. Qui aurait voulu se souvenir de Joy Arden?
Elle était arrivée dans une salle de bain. Jack avait été séparée d’elle, elle ne sut où elle était emmenée mais ça ne lui importait plus vraiment. Les hommes de Felipe la déshabillèrent et la plongèrent dans un bain brûlant où des femmes l’attendaient pour l’aider à se nettoyer, en faisant attention à ses plaies et à ses nombreuses blessures. Elle se souvint que Felipe était là et la regardait.
- “On l’a un peu abîmée... avait-il dit. Il va falloir nous la remettre sur pied. Quand elle sera prête, ce sera une franche réussite. J’en suis très content.”
Joy l’écoutait et le regardait. Mais elle ne donnait plus aucun sens aux mots qu’il prononçait. Tout ce qu’elle voulait, c’était continuer à se sentir bien. Continuer à prendre ces petites pilules vertes.


11, December Road, domicile de Charles Arden
Banlieue de New York

- “Bon sang... Qu’est-ce que je fais là?...” pensa Largo en gravissant les marches du perron de la maison de Charles Arden.
En effet, depuis la disparition de Joy, son père s’était montré plutôt discret. Largo l’avait eu au téléphone une fois, pour le prévenir de la situation, mais comme à son habitude, Charles n’avait pas réagi. A l’autre bout du fil, Largo avait eu envie de lui hurler dessus, parce qu’on ne se contente pas de dire “Bien” lorsque son enfant unique, la chair de sa chair, a disparu dans des circonstances horribles et qu’on ignore totalement ce qu’il a pu lui advenir. Mais Largo à ce moment avait trop de choses à penser et avait préféré ne pas relever. Il s’était contenté de le saluer et avait raccroché sans plus se préoccuper de lui. Il avait simplement transmis son numéro de téléphone aux inspecteurs Kolchak et Sorenson pour qu’ils le tiennent au courant de leur pseudo “enquête”.
Largo était toujours en train de se demander ce qu’il faisait devant la porte d’entrée du domicile de Charles, prêt à sonner, quand la porte s’ouvrit brusquement, laissant apparaître le visage austère et monolithique de Charles.
- “Vous comptez faire le pied de grue devant chez moi encore longtemps?” cingla-t-il sèchement.
Largo ne répondit rien et lui lança un regard noir.
- “Maintenant que vous êtes là, vous pouvez entrer...”
Charles s’écarta légèrement pour que Largo se fraye un chemin dans le hall de la maison. Charles referma la porte après lui, mais ne l’invita pas à entrer totalement dans la maison. Il resta dans le couloir, les bras croisés contre son torse.
- “Il n’y a pas d’enterrement.” dit Charles.
Largo écarquilla les yeux.
- “Je vous demande pardon?
- C’est bien pour ça que vous venez non? Pour savoir quand elle sera enterrée? demanda Charles.
- Alors vous croyez que votre fille est morte? articula sèchement Largo.
- C’est bien ce qu’indique le rapport de police non?
- La police a le droit de penser ce qu’elle veut!” s’emporta Largo.
Charles haussa un sourcil et scruta le jeune milliardaire.
- “Les hommes qui ont aimé ma fille vous ressemblaient tous un peu... marmonna-t-il. Touchants. Touchants et désespérés parce que Joy était une femme spéciale à laquelle il valait mieux ne pas s’attacher.”
Charles attendit une réaction de la part de Largo mais comme celle-ci ne venait pas et que le jeune homme paraissait vraiment trop touché par la tragédie tournant autour de sa fille, Charles traça.
- “Alors vous aussi vous croyez que Joy est vivante?
- Je ne suis pas le seul dans ce cas? demanda Largo, en reprenant ses esprits.
- Oui... Sa mère, décocha Charles d’un air vaguement méprisant. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’enterrement. Elle refuse de croire en sa mort et d’abandonner.
- Elle a raison.”
Les deux hommes se défièrent du regard un long moment.
- “C’est pour ça que je suis ici, poursuivit finalement Largo. Nous pensons que Joy a été enlevée par un dénommé Felipe Garcia Guttierez.
- Le trafiquant de drogue? sourit Charles. Intéressante théorie, cela dit je ne vois pas le rapport entre lui et Joy.
- Je pensais que vous pourriez m’éclairer sur ce point.
- Comment le pourrais-je? soupira Charles.
- Vous avez des relations, vous avez été à la direction de la CIA. Vous avez forcément entendu parler de ce type ou de son patron, ce baron de la drogue.
- Des types comme Guttierez j’en ai vu passer un certain nombre pendant ma carrière. Je ne suis pas censé me rappeler de tous leurs dossiers.
- Alors faites jouer vos relations! Faites parler vos amis à la CIA! J’ai besoin de votre aide! Joy en a besoin!
- Je ne peux rien faire.”
Largo allait perdre patience face à l’obstination de Charles mais il se dit que lui casser la gueule ne ferait pas avancer les choses.
- “Écoutez... Vous l’avez très justement remarqué tout à l’heure, je suis désespéré! s’écria-t-il. Je veux la retrouver, quoiqu’il en coûte, vous m’entendez? Si je savais où trouver Guttierez, je pourrais peut-être la ramener. La ramener, vous entendez? Il est impératif que vous m’y aidiez! Nous parlons de Joy! Vous avez le devoir de l’aider!”
Charles fronça les sourcils et dévisagea avec dureté Largo.
- “Écoutez, Mr Winch, je ne doute pas que retrouver ma fille soit essentiel pour vous et ce que je vais vous dire va très probablement vous paraître très dur mais elle est morte! Vous avez compris? Morte! C’est à cause de gens comme vous que sa mère la croit encore en vie et refuse de l’enterrer dignement. Laissez-la en paix, vous vous faites du mal.
- Mr Arden, vous êtes libres de croire en la mort de votre fille, mais moi je n’ai pas perdu espoir, et je ne vous demande pas grand-chose: juste un coup de fil à l’un de vos amis de la CIA. C’est tout.”
Charles poussa un profond soupir et ouvrit la porte de sa maison.
- “Au revoir Mr Winch.”
Largo encaissa du mieux qu’il pouvait la dureté de Charles et il s’en alla, claquant la porte, derrière lui.


Bunker, Groupe W
Au même moment

Kerensky laissa échapper un grondement agacé lorsqu’il vit Noromo déballer un paquet de chips et s’installer à l’un des bureaux, pieds sur la table. Il enfourna une grosse pelletée de chips dans sa bouche et sourit béatement au russe, sachant pertinemment que ça l’agaçait. En effet, Noromo et Knees étant à présent indissociables de l’univers de la pauvre Allison qui allait passer en jugement pour homicide involontaire, Largo leur avait proposé à tous les deux un petit job de coursiers au Groupe W. Et ça plaisait plutôt aux deux adolescents car ce boulot leur permettait des horaires souples et ils pouvaient ainsi conserver leur indépendance.
Pendant sa pause déjeuner, Noromo aimait bien venir au bunker. C’était une salle sombre, silencieuse, tellement high tech qu’elle aurait pu paraître froide, mais l’ambiance de travail régnant entre les membres de l’Intel Unit créait une sorte de chaleur qui rendait cet endroit particulièrement magnétique, et ce, même si un de leurs membres, et non des moindre, n’était plus parmi eux.
Kerensky, la première fois qu’il avait vu débarquer Noromo au bunker en compagnie de Simon, avait haussé les sourcils tellement haut qu’ils auraient pu coller au plafond. C’était un intrus. Un intrus marginal qui n’avait strictement rien à faire là. Mais il finit par s’habituer à lui, au bout de quelques jours. Simon était au bunker beaucoup moins souvent, préférant suivre toutes les pistes qu’ils trouvaient sur le terrain, ou encore soutenir Largo dans cette dure épreuve. Et plus intrigant, Simon passait énormément de temps avec Loreena Keagan et Allison, pour l’aider à remonter la pente.
Alors la compagnie quotidienne de ce gamin ne dérangeait en définitive pas plus que ça Kerensky car il comblait le vide que laissait cet agitateur de Simon, tout en étant beaucoup moins bruyant, ce qui lui permettait de se concentrer. Noromo parlait peu à Kerensky, sans doute parce que le russe l’impressionnait et qu’il ne savait pas bien comment lui parler. Mais ce qu’il faisait l’intéressait beaucoup, toutes ces machines, cette technologie le fascinait et malgré la stature imposante du russe qui généralement le poussait dans ses retranchements, il osait assez régulièrement le déranger pour lui poser des questions sur le fonctionnement de ses “bébés”. Et il le faisait de plus en plus volontiers quand il se rendait compte que le russe aimait transmettre son savoir sur l’univers merveilleux des ordinateurs à cette sorte d’apprenti potentiel.
Noromo engloutit ce qu’il restait de son sandwich et quitta la chaise habituelle de Simon pour regarder dans son dos ce sur quoi Kerensky travaillait, ce qui agaça légèrement le russe.
- “C’est glauque, ce truc...” marmonna Noromo en vidant son paquet de chips.
Effectivement, les recherches sur lesquelles travaillaient Kerensky n’avaient rien de très réjouissant. Ce qui avait le plus marqué Kerensky dans le témoignage que la jeune Allison leur avait laissé sur ce qui concernait la nuit de la disparition de Joy, était le terme “marchandise” employé par Crystal et ses ravisseurs. Il n’avait pas encore osé en parler à Largo, ne souhaitant pas l’affoler avant d’être sûr de ce qu’il avançait, mais il avait déjà entendu parler de ce genre d’expression lorsqu’il collaborait avec la Mafia russe. Il savait quel genre de marchandise pouvait représenter Joy. Et ça lui donnait la nausée.
Il s’était mis alors en quête de retrouver d’autres histoires de disparitions de jolies jeunes femmes ces dernières semaines, voire ces dernières années, dans les même conditions que pour ce qui était arrivé à Joy. Et il avait trouvé. Il planchait notamment sur un dossier du poste 17 de la section criminelle de New York, datant de deux années auparavant, sur une jeune femme, disparue mystérieusement. Le seul indice de la police était le verre de gin qu’elle avait pris dans un bar avant d’être enlevée et qui contenait des traces du cocktail de sommeil. Même modus operandi. Et cette fois-ci encore, une des personnes de son entourage, le professeur de piano de la jeune femme, fréquentait Felipe Garcia Guttierez qui était son dealer de drogue.
Cette femme n’avait jamais été retrouvée.
Noromo, qui lisait le dossier par-dessus l’épaule de Kerensky, pointa du doigt l’écran d’ordinateur.
- “Je la connais, elle!”
Kerensky sortit aussitôt le dossier de la jeune femme, disparue également, dont Noromo désignait la photo.
- “Elle?
- Ouaip! Je m’en rappelle très bien! Elle s’appelle Elisa. Ces histoires glauques d’enlèvement, ces conneries... Je pourrais t’en dire tout un tas de trucs.”
Kerensky lança un regard sévère et curieux à la fois vers Noromo. Il détourna légèrement la tête vers lui, délaissant son écran d’ordinateur adoré pour observer l’adolescent.
_ “Je t’écoute.
- Ok... commença Noromo en prenant une chaise à roulettes pour s’y installer. Il y avait un mec, dans mon ancien foyer, un endroit plutôt effrayant, insalubre et l’hygiène, je t’en parle même pas! Rien à voir avec le foyer de Kensington. Mais à l’époque je n’avais pas encore émigré dans le Queens. Je venais tout juste de me virer de chez moi, je vivais à Brooklyn, et je ne m’aventurais pas très loin de ce que je connaissais. C’était il y a trois ans. Bref, dans mon foyer, ça s’appelait Youth Pension Square, il y avait ce mec. Un type pas très clair, tu vois, il se camait, et des drogues dures, pas n’importe quoi! Il cherchait en plus la bonne qualité...
- Comment il arrivait à s’en procurer?
- Ah c’était pas un jeune du foyer! expliqua Noromo. C’était un de nos surveillants. Pour te dire que c’était pas la panacée ce coin... Bref, il y avait un mec, un argentin, qui lui filait sa came, je les voyais souvent au foyer, lui et ses malabars...”
Kerensky se tourna vers son écran d’ordinateur pour sortir une photo de Felipe Garcia Guttierez, qu’il avait gracieusement empruntée aux dossiers ultra secrets du FBI sur le bonhomme pour la montrer à Noromo.
- “L’argentin, c’était lui? demanda-t-il.
- Ouaip! Tout à fait lui! Mais il ne venait pas voir souvent le camé dont je te parlais... Il ne faisait pas la livraison, c’était un gros bonnet. Il ne venait que lorsque le mec avait des difficultés à le payer...
- Et comment il faisait pour lui extorquer l’argent? Il utilisait la force?
- Ah non, c’était pas un violent l’argentin... répondit Noromo en secouant la tête. Non, je crois qu’il lui demandait des filles en échange du fric qu’on lui devait.”
Kerensky se pinça les lèvres. Noromo en venait exactement là où il n’aurait pas souhaité aller.
- “Des filles? l’incita-t-il quand même à continuer.
- Ouais, à chaque fois qu’il avait des problèmes de paiement, le lendemain, une des filles du foyer disparaissait et lui, il continuait à se faire livrer sa came, tranquille... Comme ça, j’en ai vu trois ou quatre disparaître, dont la jolie brunette dont tu m’as montré la photo, Elisa. Je me rappelle super bien d’elle parce que c’était ma partenaire de ping-pong au foyer.
- Et tu n’as rien dit? fit Kerensky.
- Aux flics, tu rigoles? s’exclama-t-il. J’aime pas trop cette race là... Mais par contre, je l’ai dit aux dirigeants du foyer, à la mairie. Je sais pas trop s’ils m’ont pris au sérieux, mais en tout cas quand le camé l’a su, il a essayé de me faire la peau... Alors je me suis barré, j’ai migré pour le Queens et je ne l’ai plus jamais revu. Je sais pas ce qu’il s’est passé pour lui, s’il s’est fait épingler ou pas.
- Tu as son nom? demanda Kerensky.
- Il s’appelait Henry. Henry Noes.”


La Casa Peligrosa, Los Enceados
Infirmerie

- “Putain, doc, qu’est-ce qu’elle a cette garce?” criait Felipe en maintenant Joy comme il le pouvait.
En effet, Joy, après avoir été tirée de sa cave, était passée faire un petit tour à l’infirmerie où Youri lui avait administré un sédatif pour qu’elle se repose tandis qu’il lui ferait les examens basiques liés à son état, son corps présentant toutes sortes de formes de sévices corporels. Mais tandis qu’ils la croyaient profondément endormie, elle s’était mise à s’agiter, à parler et à faire des gestes incohérents dans son sommeil. Son attitude instable et délirante avait fini par empirer et à présent elle se démenait comme une possédée, en donnant des coups à tout-va et en hurlant de véritables sons gutturaux et déchirants. Felipe, Youri et un autre infirmier faisaient de leur possible pour la maintenir sur la couchette de l’infirmerie afin de la sangler mais sa montée d’adrénaline lui donnait une force incroyable.
- “Elle n’est pas consciente, il faut la réveiller...” déclara simplement Youri en allant fouiller dans une de ses armoires médicales.
Il finit par trouver une seringue et une dose d’adrénaline. Il injecta le produit dans la seringue et demanda à Felipe et à l’infirmier de la maintenir le plus à plat possible. Puis, il lui fit une piqûre directement dans le cœur, pour un effet plus rapide, en donnant un fort coup à la seringue pour qu’elle traverse le sternum. Aussitôt, Joy fut prise d’un spasme et se cambra, en poussant un cri aigu et en ouvrant grand des yeux écarquillés. Elle eut une quinte de toux et finit par reprendre son souffle tout doucement tandis que Felipe et l’autre homme la lâchaient. Youri l’examina tranquillement et prit son pouls.
- “Ca va maintenant... dit-il simplement.
- Putain, il s’est passé quoi? Elle a fait une overdose, un truc de ce genre? s’énerva Felipe.
- Ca peut arriver... Mais je pense plutôt à un effet secondaire des pilules vertes... expliqua-t-il. Son métabolisme est très faible et elle n’a pas dû supporter le sédatif que je lui ai administré... Je le saurai pour la prochaine fois...
- J’ai fait... articula Joy d’une voix éteinte. Cauchemar...”
Youri fit un petit signe aux deux hommes présents dans la pièce avec lui.
- “Vous pouvez nous laisser. Je m’occupe d’elle.”
Felipe haussa les épaules et s’en alla, suivi par l’autre infirmier. Puis Youri sourit à Joy et passa gentiment sa main dans ses cheveux trempés par la sueur.
- “Tout va bien, maintenant... Tu n’as plus à avoir peur. Je suis là.
- Qui êtes-vous? demanda Joy, complètement perdue.
- Je m’appelle Youri. Je vais bien prendre soin de toi.”
Joy acquiesça, apaisée par cette voix douce. Cette voix était si suave et tranquille qu’elle rejeta en bloc l’idée de s’en méfier. Elle devait tout oublier de ses anciens instincts.
- “Oui... dit-elle. Merci.”
Youri l’aida à se redresser et il la regarda droit dans les yeux.
- “Ca va mieux?
- Je me sens bizarre...
- Bizarre? Bizarre comment? s’enquit-il tout en vérifiant la dilatation de ses pupilles à l’aide d’une petit lampe.
- J’ai un peu peur...”
Youri la transperça de ses petits yeux verts intelligents.
- “Allons, il ne faut pas avoir peur de moi... Je suis là pour toi... Tout le monde ici est là pour toi.
- J’ai fait des rêves étranges... Et très effrayants...
- Tu peux m’en parler si tu veux... Je suis aussi là pour ça... sourit-il.
- J’ai eu des sortes de flashs...”
Youri haussa un sourcil, intéressé.
- “Vraiment?
- Oui... J’ai honte de le dire... murmura la jeune femme totalement désaxée. Des flashs de ma vie d’avant... Je ne veux pas les avoir, je vous jure! s’empressa-t-elle de rajouter pour se justifier.
- Allons, ce n’est pas grave... la rassura Youri. Il t’en restera quelques uns au début, mais bientôt ils disparaîtront totalement, je te le promets...
- Mais je ne veux plus les avoir! buta-t-elle avec violence. Ces souvenirs sont des mauvaises choses!
- Ecoute moi, jolie demoiselle... murmura-t-il doucement en la prenant par le menton. Je t’assure qu’il n’y en aura plus. Un peu de patience. Tu peux faire ça pour moi, non? Tu attends, et moi, en échange, je les ferai tous disparaître.”
Joy acquiesça, les larmes aux yeux.
- “C’est que je ne veux plus de ma vie d’avant... Elle était si horrible.”
Un vague remord traversa furtivement l’esprit de Youri. Cette jeune femme, si intelligente et pleine de vie, d’après ce qu’il avait pu comprendre d’elle, se trouvait devant lui, complètement droguée et manipulable, et croyait vraiment en ce qu’elle disait. Elle croyait vraiment être en sécurité et devoir oublier, plus que sa vie, mais qui elle était elle-même. Il aurait voulu lui dire quelque chose qui le ferait se sentir moins coupable de participer à ce lavage de cerveau, mais la moindre parole de travers aurait signé son arrêt de mort de la main même de Cesare Cordoba. Alors il fit son travail.
- “De quoi parlaient ces flashs?
- De mon, enfance, je crois... De mon père... Oh mon Dieu... C’était quelqu’un de si méchant... Il me faisait souffrir, et il attendait de moi des choses beaucoup trop dures... Je voulais être comme les autres et lui, il me transformait et me manipulait. Je voulais tellement m’en sortir... Je voulais m’enfuir... Il me faisait si peur...”
Les nerfs de Joy la lâchèrent et elle se mit à pleurer. Youri posa tout son matériel médical et cessa son examen. Il la serra dans ses bras et la berça pour la consoler.
- “Ne t’en fais pas, jolie demoiselle... lui sussura-t-il. Ici, ton père ne te retrouvera jamais... Tu vas avoir une nouvelle vie. Et je serai toujours là pour toi... Tu entends? Toujours là. J’apaiserai toutes tes souffrances.”
Joy s’écarta un peu de lui et lui sourit, séchant ses larmes d’un geste délicat de la main.
- “Et je vais même commencer maintenant.”
Il alla fouiller dans un tiroir et en sortit une dose de leur drogue favorite, la pilule verte. Il la tendit à Joy, qui l’avala avidement avec quelques gorgées d’eau.
- “Voilà... sourit-il en passant délicatement sa main dans ses cheveux. Maintenant, tu ne penseras plus à ton père.”


14 Hampkin Place, Brooklyn
New York

Kerensky gara la voiture en bas de l’immeuble dans lequel vivait Henry Noes. Simon, qui l’accompagnait, se rua hors de la voiture avec une certaine impatience. Si ce que Kerensky lui avait dit sur ce sombre individu se révélait être vrai, le suisse se demandait bien comment il réussirait à ne pas lui mettre son poing dans la figure: livrer des filles à un trafiquant pour quelques grammes de cocaïne, il trouvait ça inhumain et franchement dégueulasse. Kerensky, beaucoup plus placide, le regarda de travers.
- “Simon, si tu comptes lui défoncer la tronche et poser des questions après, quand il sera à l’hôpital, dis-le moi tout de suite, et je te laisse en bas.
- Non, ça va, je vais me retenir. Mais quand même... T’imagines si c’est ce qui est arrivé à Joy?”
Kerensky lui lança un regard lourd de sens et les deux hommes entrèrent dans le hall de l’immeuble, jetant au passage un coup d’œil aux boîtes à lettres pour découvrir que Noes habitait au numéro 730. Ils s’engouffrèrent dans l’ascenseur et tandis que Simon appuyait sur le bouton du septième étage, Kerensky s’appuya au fond de l’ascenseur, un léger sourire très nuancé aux lèvres.
- “Quand je t’ai appelé, tu étais encore chez Loreena Keagan?”
Simon eut un regard surpris.
- “Oui, et alors? La belle affaire... J’étais là pour rencontrer l’avocate que Larg’ a engagé pour la défense d’Allison.
- Je croyais que Largo te l’avait déjà présentée? s’amusa Kerensky.
- Oui, ben justement, j’étais le mieux placé pour l’introduire à Allison.
- Hum.”
Kerensky eut un nouveau sourire ironique.
- “Et elle vous convient cette avocate?
- Oui, elle dit qu’Allison devrait s’en sortir sans trop de difficultés, à condition qu’on prouve que Crystal la battait, mais ça ne devrait pas être top difficile.
- Et Loreena? Elle est satisfaite aussi?
- T’essaies de me faire dire quoi exactement Kerensky? décocha finalement Simon, agacé.
- Moi? Oh mais rien... fit innocemment le russe.
- Mouais, c’est ça... Ben laisse-moi te dire que tes conclusions, quelles qu’elles soient, sont un peu trop hâtives.
- Ne sois pas sur la défensive, je te parlais seulement d’Allison.”
Simon lui lança un regard noir et se mit à bouder. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
- “Tu dois vraiment beaucoup aimer cette femme...” commenta simplement Kerensky avant de quitter l’ascenseur, accompagné de Simon qui soupira.
Les deux hommes parcoururent rapidement tout le couloir pour arriver à l’appartement du fond, le numéro 730 et frappèrent à la porte. Au bout d’un instant, Henry Noes vint leur ouvrir: il était petit, un brin chétif, le visage las, les yeux cernés et le crâne très largement dégarni. Il eut un regard méfiant à l’égard de ses deux visiteurs.
- “Qui êtes-vous?” leur demanda-t-il.
Kerensky ne répondit pas et lui montra une photo de Felipe.
- “Connaissez-vous cet homme? demanda-t-il.
- Vous êtes de la police?
- Non.
- Alors allez-vous en.”
Noes allait fermer sa porte quand Kerenksy l’en empêcha en la retenant. Puis il poussa Noes à l’intérieur de son appartement et s’y engouffra, suivi de Simon, qui referma la porte derrière eux. Une fois à l’intérieur, Noes commença à trembler de peur devant ces deux inconnus qui s’étaient introduits chez lui, apparemment sans bonnes intentions, et qui voulaient lui parler.
- “Écoutez, j’ai rien fait, laissez-moi tranquille! Je ne me drogue plus! Je n’ai pas vu Felipe depuis des mois! Je vous jure!
- On voudrait te parler d’un sujet bien précis... Mon cher Henry... dit tranquillement Kerensky de sa voix caverneuse tandis que Simon, d’un air méchant, forçait Noes à s’asseoir pour le regarder droit dans les yeux.
- Quoi? geignit Noes. Ne me faites pas de mal, je vous dirai ce que vous voulez savoir!
- C’est au sujet des petits services que tu rendais à Felipe, lorsque tu avais des dettes impayées.”
Henry pâlit au fur et à mesure que Georgi parlait, de mauvais souvenirs revenant à la surface. De plus, Simon tournait autour de lui dangereusement, sans rien dire, pour l’impressionner encore plus qu’il ne l’était déjà.
- “Je crois que Felipe te demandait de lui livrer une certaine marchandise quand tu ne pouvais pas payer tes dettes pour ta came? Pas vrai?
- Écoutez, je sais que c’est moche, mais j’ai fait ça que cinq ou six fois!
- Oh? Mais ça change tout, ça! ironisa Simon. Tu n’as gâché la vie que de cinq ou six filles, alors?
- Je voulais pas au début! C’était ça ou il me faisait la peau! J’avais pas le choix!
- Parle-moi de la procédure! le coupa Kerensky. Où Felipe emmenait-il les filles que tu lui livrais?”
Henry baissa la tête, lâchement.
- “Je... Il me disait de les emmener dans un entrepôt. En bord de quai... déclara-t-il finalement. Il les enfermait jusqu’à ce qu’il puisse les faire embarquer sur un bateau.
- Un bateau? s’étonna Kerensky.
- Oui... Ses clients étaient à l’étranger, mais je ne sais pas où, je vous le jure!”
Simon et Kerensky se dévisagèrent péniblement. L’affaire se précisait et ça sentait vraiment très mauvais.
- “Tu ne sais pas où a pu partir Felipe le mois dernier?
- Non! Ca fait deux ans que je le vois plus, j’ai arrêté la drogue, je vous dis! Mais... hésita-t-il.
- Quoi? aboya Kerensky.
- Kordacks! Wayne Kordacks! expliqua-t-il rapidement. C’est un médecin. Je sais que c’est lui qui soignait les filles malades à New York. Il en sait peut-être plus. Mais je ne sais pas où le trouver..”
Kerensky ne dit rien et se leva, faisant signe à Simon qu’ils s’en allaient. Mais avant de partir, le russe fit quelque chose qui le démangeait depuis le début. Il frappa violemment Noes au visage, le faisant basculer de sa chaise, et rejoignit Simon, sur le seuil de l’appartement, avant de partir.


Groupe W, penthouse
La nuit tombée

Après son entretien avec Charles Arden, Largo avait eu besoin de décompresser et il s’était baladé dans New York à pied, ressassant ses idées noires. Au bout de quelques heures, ses doigts commençant à geler, il finit par se décider à rentrer au Groupe W où il tomba nez à nez avec Simon et Kerensky, qui l’attendaient dans son salon, arborant une mine grave. Un étau glacé s’empara de lui et serra son cœur déjà bien meurtri en pensant à la sorte de mauvaise nouvelle que ses amis allaient lui annoncer.
- “Je vous écoute...” lança-t-il d’une voix dont on sentait qu’il ne se faisait aucune illusion.
Kerensky et Simon se regardèrent. Georgi vit tout de suite que le suisse n’aurait pas le courage de tout expliquer à son meilleur ami, alors il se dévoua, se disant qu’il en avait assez d’annoncer toujours les mauvaises nouvelles sous prétexte que sa froideur rendait les chocs émotionnels plus faciles à encaisser. Il s’avança d’un pas vers Largo.
- “On sait pourquoi Felipe a enlevé Joy.”
Largo attendit, scrutant les expressions vaguement hésitantes sur certains des traits pourtant stoïques du russe.
- “Apparemment, Guttierez a un système pour que ses clients drogués lui paient leurs dettes. Il s’occupe d’un autre trafic en parallèle à celui du trafic de drogue. La traite des blanches.”
Largo encaissa la nouvelle comme il put, le souffle coupé.
- “Quand Crystal n’a pas pu le payer pour ce qu’il avait fait à son mari, il a exigé d’elle qu’elle lui livre une jeune femme.
- Non... Non, ce n’est pas possible... articula Largo, la voix rauque. Dis-moi que ce n’est pas vrai! cria-t-il finalement.
- Je suis désolé Largo.”
Largo se prit la tête dans les mains et se mit à tourner en rond dans son appartement, espérant faire évacuer son angoisse. Il s’arrêta au bout d’une minute face à Kerensky, l’air écœuré.
- “Tu veux donc dire que Joy est quelque part à l’autre bout de la planète, avec d’autres filles, et qu’on la...”
Largo ne put terminer sa phrase, c’était au-dessus de ses forces. Sentant une fureur inextinguible monter en lui, à l’idée de ce que Joy pouvait subir, il ressentit le besoin de se défouler au plus vite et il balaya d’un geste rageur tout ce qui se trouvait sur son bureau dans un grand fracas. Puis, il s’écroula sur le sol, désespéré, et se prit la tête dans les mains, retenant ses larmes.
- “Ne me dites pas qu’on lui fait ça... Ne me dites pas ça...” murmura-t-il douloureusement.
Simon et Kerensky restaient immobiles, tout aussi choqués que Largo pouvait l’être, et incapables de dire quoi que ce soit pour le rassurer. Ils pensaient tous très fort qu’ils allaient la ramener, que les pièces du puzzle se rassemblaient et qu’elle serait bientôt à nouveau parmi eux, mais aucun mot ne pouvait sortir de leur bouche. Ils étaient tristes. Et contempler Largo dans son abîme ne faisait que les bouleverser plus encore.
- “Pourquoi elle? répétait Largo, hébété. Pourquoi elle?”





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