JOUR 52
La Casa Peligrosa, Los Enceados
Tôt dans la matinée
Youri regarda Joy dormir à poings fermés. Son délicieux visage avait repris ses couleurs, ses joues n’étaient plus aussi creuses et sa peau délicate ne portait plus aucune trace des violences et vexations qu’elle avait endurées au cours de son voyage en bateau et de son séjour dans la cave. Il fallait dire qu’elle cicatrisait très vite et que les hommes de Cordoba n’avaient pas pour habitude d’abîmer la marchandise: ils savaient y faire pour torturer ces femmes sans les casser. Et Joy était chaque jour de plus en plus magnifique.
Youri caressa du bout des doigts le contour de son visage et faillit frissonner en sentant le contact satiné de sa douce peau. Elle n’était pas pour lui. Les amis de Cordoba seraient les seuls et uniques clients, il n’y avait aucune dérogation possible et Youri n’osait imaginer ce qu’il lui arriverait s’il enfreignait cette règle. Pourtant, en la regardant, il avait envie de violer toutes les règles. Envie seulement.
- “Réveille-toi jolie demoiselle...” lui souffla-t-il à l’oreille.
Joy sortit lentement de sa torpeur, sa tête émergeant de l’amas d’oreillers dans lequel elle avait passé la nuit. Ses yeux de chat clignèrent légèrement à cause des rayons du soleil provenant de la fenêtre dont Youri avait tiré les rideaux en arrivant dans la chambre de Joy, Jack et Ophélie pour les réveiller afin de leur faire prendre leurs pilules. D’habitude, des domestiques ou des hommes de main de Felipe s’en chargeaient, mais Youri aimait venir lui-même réveiller Joy chaque matin, comme tous les jours depuis trois semaines, elle avait confiance en lui et une forme de complicité s’était doucement, fragilement tissée entre eux. Une complicité dont Youri savait qu’elle serait brisée dès lors que Joy cesserait de prendre ses pilules. Raison de plus pour laquelle il venait s’assurer lui-même qu’elle les prenait.
- “Youri...” sourit Joy en reconnaissant son “ami”, une fois totalement réveillée.
Il se leva du bord de son lit sur lequel il s’était installé pour ouvrir les deux autres volets de la chambre des filles. Ophélie était déjà réveillée quand Youri était arrivé et elle attendait en silence, assise contre le montant de son lit, qu’on vienne lui donner sa mixture du matin. Youri s’approcha d’elle pour la lui donner tandis qu’à l’autre bout de la pièce, Joy s’étirait comme un chat.
- “Bonjour Ophélie. Une belle journée, n’est-ce pas?
- Bonjour Youri.” dit-elle simplement en lui souriant avec douceur.
Le lavage de cerveau avait fait un effet très rapide sur la jeune femme belge. Au début très sérieusement désaxée, perturbée et désorientée par les drogues et les mauvais traitements, l’arrivée à la Casa Peligrosa la fit se sentir dans un cocon et ses dernières défenses s’étaient brisées. Elle était devenue plus docile qu’un agneau et attendait même avec une certaine impatience l’arrivée imminente de leurs clients.
Joy n’en était pas encore tout à fait à ce stade. Même si elle n’osait pas en parler à Youri, de peur de le décevoir, il devinait qu’elle avait encore des flashs de sa vie d’avant. Mais il savait, ou plutôt supposait, d’après les fréquents cauchemars que faisait la jeune femme qu’ils s’agissait de souvenirs négatifs et effrayants, sûrement très nombreux dans la mémoire d’un agent secret, qu’elle faisait tout pour oublier et dissimuler au fin fond de son subconscient. Ca ne l’empêcherait pas de prendre son travail en même temps que les autres.
- “Et toi, Jack? Que penses-tu de cette journée? Elle s’annonce radieuse pas vrai?”
Jack ne réagit pas, le visage fermé. Youri s’inquiétait un peu de l’évolution de la jeune femme. En apparence elle semblait tout à fait docile et faisait tout ce qu’on lui disait de faire, mais Youri n’était qu’à moitié convaincu par son attitude. Elle ne semblait ni sereine, ni légèrement extatique comme la drogue de la pilule verte aurait dû la rendre et rendait les autres. Il commençait à se demander si les tortures qu’elle avait subies dans la cave n’avaient pas trop influencé le processus de lavage de cerveau, la laissant profondément traumatisée. Dans ce cas là, aucune drogue ne pourrait venir totalement à bout de la rage et de la peine qu’elle ressentait au fin fond d’elle-même. Et pourtant, comme tous les matins, elle avala la pilule de Youri sans sourciller, sans le regarder.
Youri n’insista pas et se dirigea vers Joy, assise sur son lit, totalement réveillée, qui le regardait s’approcher en souriant. Il s’assit près d’elle et lui tendit un gobelet et la pilule. Elle les avala sans faire la moindre difficulté, comme d’habitude. Puis, elle fit un sourire lumineux à Youri et lui prit le bras.
- “Youri, je pourrai me promener avec toi dans le jardin cet après-midi? demanda-t-elle timidement.
- Tout ce que tu veux... Il y a quelque chose dont tu veux me parler?”
Joy rougit légèrement et détourna les yeux.
- “Je fais encore certains de ces cauchemars... Ils me font peur...
- Jolie demoiselle, rappelle-toi qu’on prend soin de toi ici et que rien de mal ne t’arrivera. Nous en reparlerons plus tard, si tu veux bien...”
Youri l’embrassa sur le front et salua les deux autres filles avant de quitter leur chambre. Tandis que Ophélie allait faire sa toilette, Joy quitta son lit pour regarder la vue, éblouie par la lumière puissante que dégageait le soleil d’Argentine. Jack la suivit du regard.
- “Tu as tellement changé Joy...” dit-elle tristement.
Joy la regarda de travers.
- “Tu es trop négative, Jack... soupira-t-elle.
- Non, je suis lucide.”
Joy s’approcha d’elle et lui lança un regard soupçonneux.
- “Toi, t’as encore fait semblant d’avaler ta pilule?”
Jack ne répondit pas et montra à Joy la pilule, coincée sous son palet. Joy lui lança un regard réprobateur.
- “Tu devrais l’avaler Jack... Regarde-toi, tu es si malheureuse... Cette pilule détruirait tes pensées négatives...
- Joy, qu’est-ce qu’ils ont fait de toi?”
Joy ne répondit pas et saisit une carafe d’eau pour en verser un verre à Jack et elle le lui tendit.
- “Allez, avale ça, avant que je ne te botte les fesses...
- Joy... commença faiblement Jack.
- Tu sais ce qui vas t’arriver si tu ne le fais pas... En d’autres circonstances, tu fais ce que tu veux, mais là, je t’ai surprise et je ne veux pas qu’ils te punissent. Alors fais-le pour moi, s’il te plaît.”
Jack ferma les yeux et obéit, sans vraiment savoir pourquoi aux supplications de Joy. Peut-être parce qu’elle était toute seule. Joy eut un sourire satisfait et elle s’allongea contre Jack, dans son lit, en reposant sa tête son épaule.
- “Tu es mon amie Jack... Je n’ai pas envie que tu souffres... expliqua-t-elle.
- Tu dois te reprendre Joy. Tu ne peux pas continuer comme ça...” tenta Jack.
Joy se contenta de lui sourire tristement.
- “Laisse aller, Jack. Laisse-toi faire... C’est la seule solution. Laisse aller.”
Cour d’Assises des mineurs
New York, au même moment
Allison se leva en même temps que son avocate, crispée, chacun des muscles de son corps se contractant douloureusement. Pour se donner du courage, elle regarda derrière elle, espérant trouver les visages amis de Loreena, Simon, Knees, Noromo et Largo. Ceux-ci l’avaient tous accompagnée lors du procès pour homicide involontaire. Allison avait plaidé non coupable, son avocate disant qu’avec les témoignages des voisins sur les bruits de lutte de ce soir-là, de Loreena sur les marques de coups qu’elle avait vues sur Allison ou encore le passé de toxicomane notoire de Crystal, elle pourrait facilement être innocentée, tandis qu’en plaidant coupable, elle était certaine d’avoir à subir une sentence, qui, même avec sursis, serait inscrite dans son casier judiciaire.
Alors Allison, encouragée par ses nouveaux amis, avait suivi son conseil, mais comme l’heure de la sentence sonnait, elle craignait d’être reconnue coupable et d’en prendre pour dix ans. Elle observa attentivement chacun des jurés qui reprenaient leurs places, et leur délégué qui transmettait le résultat de leurs délibérations à l’officier de police pour qu’il le remette au juge. Celui-ci le lut rapidement, du haut de son visage austère et le fit repasser au délégué des jurés.
- “Dans l’affaire Ministère Public contre Allison Myrtle, nous déclarons l’accusée non coupable.” lut celui-ci à haute voix.
Allison se sentit défaillir et ses jambes se transformèrent en coton tandis que commençait le brouhaha de la salle d’audience, entre le claquement du marteau du juge, les commentaires du public et les murmures des jurés qui disaient pouvoir enfin rentrer chez eux. Allison ne comprenait plus ce qu’il lui arrivait. Son avocate lui avait gentiment serré la main pour la féliciter et Loreena s’était carrément jetée sur elle pour lui exprimer tout son soulagement.
- “C’est fini ma chérie, c’est fini... Tout va rentrer dans l’ordre, maintenant, tu entends?” répétait-elle tout en serrant Allison à l’étouffer.
La jeune fille, au début un peu perdue, finit par se ressaisir et rendit son étreinte à Loreena en sanglotant silencieusement. Au bout d’un instant, Loreena s’écarta un peu d’Allison pour la regarder droit dans les yeux et lui fit un de ses plus beaux sourires.
- “Ne pleure plus maintenant, le pire est derrière toi.
- Mais qu’est-ce que je vais faire maintenant? murmura Allison.
- Et bien pour commencer, on va tout faire pour convaincre les services sociaux de te laisser vivre chez moi, tu veux bien?”
Allison hocha la tête.
- “Merci.” dit-elle simplement.
Simon, qui regardait ce spectacle d’un oeil ému, se décida à remettre un peu d’ambiance là-dedans pour ne pas verser de petites larmes.
- “Allez les filles, il faut fêter ça maintenant! Largo nous invite tous à déjeuner! annonça-t-il gaiement.
- Je te demande pardon? sourit faiblement Largo.
- Bah oui, tu vois beaucoup d’autres milliardaires dans le coin prêt à nous payer notre auge quotidienne?”
Largo eut envie de rire à la remarque de son meilleur ami, mais il n’y arrivait pas. Simon le remarqua tout de suite et son visage se teinta à nouveau de gravité. Ils faisaient tous des efforts. Ils en faisaient énormément. Mais personne n’arrivait à oublier ce qui arrivait à Joy. A cette seule évocation, une envie de vomir s’emparait imparablement d’eux, c’était inévitable. Loreena s’aperçut tout de suite de leur malaise.
- “Écoutez... Je vais emmener les enfants... dit-elle en désignant Knees et Noromo qui à présent prenaient Allison dans leurs bras. Vous n’êtes pas obligés de venir avec nous... Vous pouvez continuer ce que vous avez à faire...”
Simon sourit à la jeune femme et lui lança un regard entendu.
- “Tu es géniale Loreena... Je ne sais pas ce qu’on ferait sans toi...”
Puis galamment, il saisit sa petite main blanche entre les siennes et la lui baisa avec égard.
- “Je repasserai vous voir dans la soirée... Encore toutes mes félicitations Allison... rajouta-t-il en étreignant chaleureusement l’adolescente.
- A plus tard Simon!” lui sourit celle-ci timidement.
Largo et Simon dirent au revoir à tout leur petit monde et quittèrent la salle d’audience, pour rentrer au Groupe W. Sur le chemin les menant au parking, Simon, qui sentait le regard lourd d’équivoque de Largo peser sur lui, se décida à affronter son ami.
- “Quoi? lâcha-t-il.
- Tu aurais dû me dire pour toi et Loreena... fit simplement Largo.
- Il n’y a rien entre elle et moi... rétorqua Simon, gêné.
- Oui, mais ça ne saurait tarder, pas vrai? sourit-il faiblement. Ca se voit à votre manière de vous regarder, de vous parler... Qu’est-ce que vous attendez?”
Simon ne répondit rien, le regard sombre.
- “C’est juste que ce n’est pas le bon moment... déclara-t-il finalement, mal à l’aise.
- La Terre ne doit pas s’arrêter de tourner Simon... expliqua vaguement Largo.
- Ouais mais elle s’est arrêtée pour toi. Et pour Joy. Alors pour moi aussi et c’est tout.”
Largo fixa son meilleur ami, le regard empli de dizaines de sentiments contradictoires et très forts.
- “Simon, je crois que tu es le meilleur et le plus loyal des amis dont on puisse rêver. Mais tu fais fausse route. Je n’ai pas envie que tout le monde dans mon entourage soit malheureux à cause de moi. Et Joy ne le voudrait pas non plus. On est tous à cran depuis ces deux derniers mois et je pense que tu as amplement mérité que Loreena prenne soin de toi.”
Simon hocha la tête sans rien répondre et les deux hommes montèrent dans leur voiture pour démarrer, en silence.
Groupe W, bureaux des membres du Conseil d’Administration
Dans la soirée
Knees et Noromo se consultèrent du regard.
- “On y va? demanda Knees.
- Avec toi, je suis partant pour n’importe où... Mais on va se faire virer.”
Knees se redressa, vexée.
- “Quoi? Jamais Largo ne me virera, il m’adoooooooooore. Il serait fou de moi, s’il n’y avait pas Joy, si je ne travaillais pas pour lui, si je n’étais pas si jeune, si...
- Si on vivait sur une autre planète?
- Ah ah ah... se vexa Knees. Bon t’es prêt?
- Je suis prêt.
- Yippiiiiiiiiiiiii!!!!!!”
Knees s’élança dans les couloirs luxueux et silencieux du Groupe, sur ses rollers, une cross de hockey à la main, et s’arrêta devant la porte grande ouverte du bureau de Michel Cardignac, qui en l’occurrence devait servir de cage. De l’autre côté, Noromo, également équipé en hockeyeur, attendait qu’elle prenne position, un palet à ses pieds, sourire carnassier aux lèvres.
- “Tu n’as aucune chance contre moi, fillette! lui lança-t-il.
- C’est ce qu’on va voir!”
Normo s’élança vers Knees, palet aux pieds qu’il poussait avec sa cross et en approche de Knees, il ralentit, visa et frappa le joujou que la jeune fille parvint à arrêter sans difficulté.
- “Ah ah! Et on ose faire son malin après ça?”
Elle remit le palet en jeu et furieux, Noromo lança une nouvelle attaque que la jeune fille ne put cette fois pas endiguer. Le palet passa entre ses jambes et alla s’écraser quelque part dans le bureau de Michel, dans un grand fracas. Knees alla chercher le palet et tous deux furent surpris en flagrant délit par Michel.
- “Mais qu’est-ce que vous faites dans mon bureau? Comment êtes-vous entrés? aboya-t-il.
- C’était son idée! cria Noromo en pointant lâchement du doigt Knees.
- Euh c’est lui qui a forcé votre code! rétorqua la jeune fille.
- Oui, trop facile: la date d’anniversaire de votre môman...” se moqua Noromo.
Michel alla inspecter son bureau et vit avec une horreur non dissimulée une sorte de mocheté en porcelaine en forme de petite grenouille verte, brisée à même le sol. Il étouffa un cri et alla ramasser les morceaux.
- “Ma grenouille de bénitier! gémit-il.
- Bah c’était moche ce truc! fit Knees avec désinvolture.
- C’était maman qui me l’avait offert pour mon anniversaire... Comment je vais lui expliquer ça, moi?”
Knees donna un coup de coude à Noromo.
- “Bien joué mec!
- Ah mais ça ne se passera pas comme ça! gronda Michel, reprenant ce petit air vindicatif qu’on lui connaît et cessant de pleurnicher. Je vais vous faire virer, moi, et plus vite que ça!”
A ce moment, il vit Largo passer devant son bureau et il se précipita vers lui.
- “Largo, Largo! Vous devez faire quelque chose!
- Que se passe-t-il Michel?
- Ils ont cassé ma grenouille!” geignit Michel en désignant du doigt Knees et Noromo.
Largo étouffa un sourire.
- “Vous savez que ce n’est pas beau de montrer du doigt les gens Michel?
- Mais faites quelque chose! Virez-moi ces coursiers! Et puis les bureaux sont censés être fermés, ils ne doivent plus être là!
- Ils vivent ici provisoirement, dans un appartement d’hôte. Ils sont libres de faire ce qu’ils souhaitent... trancha simplement Largo.
- Mais ils vont me rendre dingues! Ils vont rendre tout le monde dingue! Ce matin, Alicia a failli s’électrocuter à cause d’eux!
- Oh... C’était qu’une petite châtaigne... sourit Noromo.
- Et puis à cause de l’électricité statique, elle avait les cheveux en pétard toute la journée, c’était marrant! s’amusa Knees.
- Ok, Michel, rentrez chez vous et appelez votre maman, ça devrait vous calmer. Quant à vous... rajouta-t-il à l’intention des deux terreurs. N’oubliez pas qu’on a une multinationale à faire tourner ici et que si on arrive pas à la faire tourner, inévitablement, vous aurez des problèmes pour recevoir vos chèques en fin de mois. Compris?
- Pigé boss!”
Michel, rageusement, fit demi-tour pour retourner dans son bureau afin d’y prendre ses affaires et de rentrer chez lui, mais il glissa “malencontreusement” sur le palet des deux gamins qui traînait encore par terre. Il s’écroula lourdement sur le sol, les quatre fers à l’air. Largo se retint de rire nerveusement et les deux gosses éclatèrent de rire.
- “Aidez-le à se relever et ne le martyrisez plus pendant au moins quelques jours, sinon je vais en entendre parler pour le restant de mes jours...”
Puis il s’engouffra dans l’ascenseur, laissant Knees et Noromo bouche bée.
- “Waw! T’as vu ça? éclata Knees. Il a failli rigoler! Je ne l’ai jamais vu se marrer depuis qu’on le connaît!
- Bah au moins tes idées débiles auront servi à quelque chose... fit Noromo en haussant les épaules...
- Hey! Mais bon sang venez m’aider! se plaignit alors Michel.
- C’est bon papy, on vient!” fit Noromo en se dirigeant sans entrain vers Michel pour l’aider à se remettre debout.
Knees, elle, toujours béate, regardait l’ascenseur par lequel Largo avait disparu et siffla.
- “Waw... Si ce mec-là n’est pas fou amoureux, moi je me fais nonne! Je te l’avais dit Noromo! Il l’aime! fit-elle en rejoignant Noromo et Michel la baleine.
- Knees me gonfle pas avec ça... La vie privée de notre patron c’est pas nos oignons...
- Mais il l’aime! Il erre comme une âme en peine sans arrêt... On le voit jamais s’amuser ou même détendu...
- Knees... commença Noromo sur un ton de reproche.
- C’est tellement tragique...
- Knees!” cria Noromo.
La jeune fille sortit de ses rêveries.
- “Quoi?
- Aide-moi, il a pas l’air comme ça, mais il pèse, la barrique!”
Knees haussa les épaules et tira Michel plus fort par le bras afin d’aider Noromo à le soulever et il faut dire que Cardignac y mettait de la mauvaise volonté.
- “N’empêche que j’avais raison...” marmonna-t-elle entre ses dents, évitant les regards meurtriers de Noromo.
La Casa Peligrosa, Los Enceados
Dans le parc
Youri vit Joy descendre les escaliers extérieurs de la villa, vêtue d’une robe verte légère très aérienne et ne put s’empêcher de siffler d’admiration devant le déchaînement de grâce féline dégagé par la jeune femme. Des gardes armés, situés aux quatre coins du vaste parc de la propriété, surveillaient les moindres faits et gestes de l’ex-espionne, prêts à toute éventualité, les doigts crispés sur la gâchette. Si Youri leur soutenait qu’elle était totalement dévouée à leur cause et qu’elle n’avait rien tenté depuis des semaines qu’elle était là pour s’enfuir, ils préféraient rester méfiants, sans doute en souvenir du fil qu’elle leur donnait à retordre au début de sa captivité.
Mais ni Youri, ni Joy ne leur lancèrent un seul regard. Ils faisaient partie du paysage et ils s’étaient habitués à leur présence lors de leurs longues et habituelles promenades dans le parc par les après-midi ensoleillés. D’ailleurs, Joy, pour sa part, ne se posait même plus la question de leur présence parce qu’elle était conditionnée à ne plus se poser des questions, que ce soit sur le bien ou le mal ou tout simplement sur sa vie pratique quotidienne. Si elle s’était demandée pourquoi une dizaine de gorilles armés jusqu’au dents lui collaient aux basques les rares fois où elle s’aventurait hors de la propriété, elle aurait compris qu’elle était prisonnière. Et une fois consciente de ce fait, ils l’auraient à nouveau perdue. Il aurait pu suffire d’un petit stimulus pour une femme comme Joy, si forte.
- “A quoi penses-tu Youri?” demanda Joy, voyant son “ami” plongé dans ses pensées.
Youri balaya d’un seul trait la ridule d’inquiétude qui lui barrait le front pour faire à la jeune femme un de ces sourires hypocrites de manipulateurs qui se voulaient rassurants.
- “Mais à rien... Un peu à toi, ma jolie demoiselle...
- J’aime tant ces balades avec toi Youri...
- Ca ne durera pas toujours tu sais... dit-il. Vos clients arriveront bientôt. Tu seras débordée.
- Quand les verrons-nous? demanda Joy sans la moindre inquiétude dans la voix.
- Après-demain.”
Elle hocha la tête.
- “J’espère être à la hauteur.”
Youri se mordit la lèvre. Il avait vraiment très bien réussi son travail sur Joy.
- “Tu as des inquiétudes à ce sujet? s’enquit-il.
- Mes cauchemars me font si peur...
- Tu en as toujours?
- Oh ils se font rares... Je n’en avais plus eu depuis une semaine... Mais cette nuit...”
Joy s’arrêta, arborant une mine soudainement grave.
- “Dis-moi... Que se passait-il dans ce rêve?
- Je crois que j’étais une horrible femme avant que vous me recueilliez... expliqua-t-elle, le regard perdu. Je me revois portant des armes, des revolvers, des fusils... Et je tue des gens avec! C’est si horrible...”
Youri posa sa main sur son épaule.
- “Tu sais, peu importe ce que tu as pu faire avant, nous te donnons une seconde chance ici... Un nouveau but dans la vie...
- Il y a tous ces gens qui sont si effrayants... Et qui m’ont tous fait souffrir... Je ne me rappelle plus très bien de qui il s’agissait... Mais je ressens encore tout ce que je ressentais à l’époque... De la peur, de la haine... De la jalousie aussi... Beaucoup de jalousie et de douleur à la fois...
”
Youri se tut une seconde en comprenant qu’elle évoquait sans le savoir ses relations avec Largo Winch. Il sentit une colère à son encontre monter en lui et voulut à tout prix qu’elle oublie ces sentiments.
- “C’est fini maintenant. Ne repense plus à ça. Tu y as tout intérêt. N’y repense plus jamais et ces souvenirs disparaîtront.”
Il fouilla à l’intérieur de sa poche et lui remit une de ces fameuses pilules vertes.
- “Ecoute moi bien, c’est très important. Si tu refais un de ces nouveaux cauchemars, prends-la aussitôt.
- Mais... hésita-t-elle. C’est contraire au règlement... Je ne peux pas avoir plus de doses que les autres filles.
- Ne discute pas! Fais ce que je te dis... Je ne veux plus que tu souffres. Tu comptes trop pour moi.”
Joy eut un sourire lumineux et accepta la pilule sans rien dire. Et ils reprirent leur marche.
11 Hathaway Street, New York
Chez le Docteur Wayne Kordacks
Kerensky fronça les sourcils en tombant encore sur la messagerie de Simon. Il soupira. Le Suisse devait encore avoir une de ces conversations strictement “amicales et platoniques” avec Loreena Keagan. Il pensa à un moment à appeler Largo en renfort, mais il préférait ne pas l’emmener sur le terrain depuis le début de cette histoire. Il était à cran, ses nerfs étaient à fleur de peau et il craignait de le voir péter les plombs en le confrontant d’une manière ou d’une autre à l’un des responsables de ce qui arrivait à Joy.
Or Kerensky se trouvait devant la porte de la maison de Wayne Kordacks, le médecin qui d’après Henry Noes, examinait l’état de santé des filles avant de les laisser embarquer à bord du bateau de Guttierez. Ca n’avait pas été facile de le retrouver, car le bonhomme se cachait consciencieusement, sûrement depuis qu’il avait appris que l’une des filles qu’il avait diagnostiquée était recherchée ardemment par l’homme le plus puissant de la planète.
Il frappa deux coups à la porte et décidé à ne pas perdre plus de temps qu’il n’en avait gaspillé en essayant de retrouver la trace de Kordacks, il prit la bonne résolution de ne pas faire traîner les choses en se montrant plus que persuasif. Ainsi, le médecin, plutôt robuste, âgé d’une quarantaine d’année, au visage sévère, avait à peine ouvert la porte de sa maison que le Russe se jetait sur lui, s’engouffra à l’intérieur de la maison, claquant vaguement la porte derrière eux, et saisissant Kordacks de manière à pouvoir lui briser la nuque au moindre faux pas.
- “Arrêtez! Arrêtez! Qui êtes-vous? Qu’est-ce que vous me voulez?” cria le médecin.
Pour toute réponse, Kerensky lui donna un coup dans les côtes avant de reprendre aussi vite qu’il l’avait perdue sa prise sur la nuque du médecin.
- “Je vais te poser quelques questions, voilà ce que je veux! Et si tu veux que je sois gentil avec toi, tu as intérêt à me répondre, et sans la moindre hésitation. Pigé?
- Oui, oui, d’accord... acquiesça comme il le pouvait Kordacks.
- Joy Arden? Son nom te dit quelque chose?”
Kordacks ne répondit rien, le visage grave.
- “Qu’est-ce que je viens de te dire? s’énerva Kerensky. Je te préviens que même si je n’ai pas le temps pour ça, ce n’est pas l’envie qui me manque de te torturer...
- Ok... céda le médecin. Je l’ai eue comme patiente il y a deux mois.
- Guttierez t’a engagé?
- Oui... Il lui avait tiré une balle dans la cuisse quand elle avait essayé de s’échapper... Il a fallu que je la lui retire...
- Elle allait bien? demanda Kerensky.
- Sur le plan physique oui. L’opération s’est bien passée... Même si Felipe ne m’a pas permis de l’anesthésier faute de temps... Après je lui ai fait les examens habituels à ce genre de... Marchandise...
- C’est-à-dire?
- Vaccins, dépistage du SIDA, des MST, maladies vénériennes... expliqua Kordacks. Je l’ai déclarée apte. Et Guttierez l’a emmenée. Je vous jure que je ne sais pas où elle est! Moi, je me contente d’examiner les filles qu’ils prennent dans la région!
- Tu sais forcément quelque chose! insista Kerensky. N’importe quoi! Un indice? Le nom du bateau?
- Non... Euh si, si! se reprit-il voyant le Russe perdre patience et devenir menaçant. La Rose Noire! La Rose Noire, c’était le nom du bateau... Il mouillait à l’embarcadère numéro 12, sur le port...”
Kerensky hocha la tête et assomma le médecin avant de l’attacher pour que les flics puissent venir le cueillir tranquillement. Puis il se dirigea vers le Groupe W, un sourire très nuancé aux lèvres: il avait enfin un indice sérieux et concluant. Il sentait qu’il pouvait retrouver ce bateau. Et retrouver Joy.
Groupe W, penthouse
La nuit tombée
Largo referma la porte de son appartement derrière lui et progressa à l’intérieur, dans le noir, sans prendre la peine d’allumer la lumière. Il se laissa tomber sur son canapé, épuisé nerveusement et repensa à ce que lui avait dit Kerensky. Il pouvait retrouver le bateau qui avait emporté Joy loin d’eux. Il pouvait retracer son trajet. Il pouvait les mener jusqu’à eux. Largo aurait pensé que ce type de nouvelle l’aurait transporté de joie d’ordinaire, mais pour l’instant, il se sentait incapable d’être optimiste et joyeux. Il se sentait comme une coquille vide, il n’avait plus l’impression d’avoir d’existence propre et ce n’était pas tant le fait que Joy ne soit pas auprès de lui, mais à l’idée de ce qu’elle devait subir, il en était tout simplement malade. Il avait envie de la revoir tout autant qu’il le craignait. Il ne se sentait pas à la hauteur de ce qu’il pourrait découvrir.
Il s’allongea totalement dans son canapé, gagné par la fatigue tout en se répétant sans arrêt qu’il ne devait pas se faire d’illusion, qu’il avait peu de chances de la retrouver. Ou du moins de retrouver la Joy qu’il connaissait. Il ferma les yeux en repensant à elle, à son sourire, à sa voix, à son parfum. Et il s’imaginait la prendre dans ses bras en la retrouvant, la serrer très fort en lui murmurant d’un ton protecteur que tout irait mieux et que plus personne ne lui ferait de mal. Mais il ne croyait qu’à moitié en ce rêve. Il se sentait impuissant face à ce monde qui retenait Joy prisonnière loin de lui.
- “Je ne peux rien faire... gémit-il, à moitié endormi. Le Monde est trop grand...”
Peu à peu, le sommeil le gagna, l’enveloppant dans cette brume si intrigante et sans issue. Il rêva. Ou cauchemarda. Il y voyait Joy, enfermée dans un caisson de verre qui se remplissait d’eau. Bientôt sa tête était engloutie par le liquide et elle frappait des poings contre la paroi pour qu’il vienne l’aider, elle criait mais il n’entendait plus sa voix étouffée par le bain forcé qu’elle prenait. Et lui voulait l’aider mais il ne bougeait pas. Il n’arrivait même plus à détourner les yeux devant le spectacle de la jeune femme qui se noyait, pas plus qu’il n’arrivait à lui crier qu’il l’aimait. Il perdait tout.
Et soudain une main s’était posée sur son épaule. Il n’était plus paralysé. Le caisson d’eau, tout comme Joy avaient disparu. Il se trouvait dans une pièce si noire qu’il n’en distinguait même pas les murs et l’espace. La main qui s’était posée sur son épaule le secouait vigoureusement et il regarda droit dans les yeux son propriétaire. C’était Nério.
- “Il y a d’autres mondes que celui que tu peux tenir dans le creux de tes mains.” avait simplement dit son père inconnu de sa voix caverneuse.
Largo se réveilla en sursaut, assis sur son canapé, en sueur.
- “Joy!” hurla-t-il, comme si elle pouvait l’entendre ou lui répondre.
Puis, il écouta un long moment le silence qui régnait dans son appartement vide et se leva d’un air décidé pour retourner au bunker, aider Kerensky dans ses recherches.
- “D’autres mondes...” répéta-t-il pour lui-même avant de claquer la porte de son appartement.
La Casa Peligrosa
Au même moment
Joy rêvait.
Dans ce rêve, elle voit un homme. Son visage se marque d’un large sourire en le reconnaissant car elle aime cet homme. Elle connaît son visage, elle connaît sa voix, son odeur, elle peut même sentir le contact de sa main qui caresse doucement son visage. Et comme elle l’aime... Le simple fait de le voir, de lui parler la rend heureuse. Comme elle l’aime.
Avant lui, tout n’était qu’obscurité. Sans lui, les ténèbres également.
Elle veut à tout prix le rejoindre mais elle a peur, des chaînes la retiennent, le néant s’empare d’elle. Comment venir à lui? Elle ignore son nom, ne sait plus qui il est et n’arrive même plus à se remémorer ce qu’il représente exactement pour elle, ce qu’elle a fait pour lui et ce qu’il fait peut-être encore pour elle. Mais elle sait qu’il a besoin d’elle et qu’elle doit le protéger. Elle voudrait tellement, mais un fossé se creuse entre eux. Le fossé se creuse de plus en plus, devient profond, large, immense, se remplit de racines, de lianes, d’orties et de plantes vénéneuses et l’homme qu’elle aime ne devient plus qu’une ombre pour elle, sa voix retentit au lointain et il disparaît complètement de sa vue.
Elle a détruit cette image.
Joy se réveilla en sursaut, mal à l’aise. Un étau serré compressait son cœur qui battait à une allure vive. Encore un cauchemar. Différent des autres, mais c’était un cauchemar, elle le savait. Peu importait ce qu’il signifiait ou qui pouvait être cet homme si beau qu’elle cherchait à atteindre. Elle devait oublier. Ces rêves étaient mauvais. Mécaniquement, elle tendit la main vers sa table de chevet où elle trouva à tâtons dans le noir la pilule verte que lui avait laissée Youri au cas où elle rêverait à nouveau. Mais au moment de l’avaler, elle sentit un regard se poser sur elle et distingua bientôt dans l’obscurité les deux yeux grands ouverts de Jack qui luisaient, à moitié en larmes.
- “Il y a des choses que tu ne pourras jamais oublier...” murmura sa petite voix dans un souffle.
Joy ne sut quoi faire et resta paralysée par la clairvoyance dont faisait preuve Jack en lui parlant.
- “Même si tu le souhaites au plus profond de ton âme, tu n’oublieras pas. Ils ne pourront jamais nous détruire totalement.”
Joy cligna des yeux.
Et si elle avait raison? pensa-t-elle dans un éclair de lucidité.
Elle secoua la tête. Sa dépendance reprit le dessus.
Il ne faut pas l’écouter... C’est mal... pensa-t-elle. Ici, on ne veut que mon bien...
Elle avala sa pilule et se recoucha, restant sourde aux bruits de sanglots étouffés de Jack qui désespérait de voir son amie rester aveugle.