JOUR 54
La Casa Peligrosa
Dans la soirée
Felipe, une fois n’est pas coutume, vêtu élégamment d’un costume en lin, faisait l’ultime inventaire des filles, sous l’œil bienveillant de Youri et des domestiques qui s’affairaient encore à leurs parures et maquillage. Il parut satisfait et émit un long sifflement admiratif.
- “Vous êtes parfaites mesdemoiselles... sourit-il. Les amis de Mr Cordoba seront ravis de leur séjour parmi de si charmantes hôtesses...”
Il fit quelques pas vers Youri et le prit par le bras pour l’entraîner un peu à l’écart.
- “Alors doc? Tu sais que Cordoba nous surveille ce soir, non? J’espère pour toi qu’il n’y aura pas d’esclandre... fit-il en désignant du menton Joy.
- Soyez tranquille... Si j’étais vous, je surveillerais plutôt Jack. Elle a l’air bizarre.
- Elles ont toutes pris leur petite pilule?
- A la dose habituelle.
- Parfait. La fête peut commencer.”
Felipe fit un petit signe aux domestiques qui conduisirent aussitôt les jeunes femmes vers leurs suites respectives où elles dîneraient et bien plus encore avec les amis de la Commission Adriatique que Cordoba avait réuni pour ces “vacances” un peu spéciales.
Joy fut conduite dans l’aile ouest de la villa par une soubrette muette qui se contenta de la laisser devant la porte d’une chambre avant de s’éclipser, non sans avoir lancé un petit regard craintif vers la jeune femme. Celle-ci ne s’en préoccupa pas outre mesure et frappa un petit coup à la porte. Une voix d’homme d’âge mûr, un brin rauque et caverneuse retentit.
- “Entrez!”
Joy abaissa la poignée de la porte et pénétra dans la luxueuse chambre à l’ambiance tamisée où l’attendait son client. Celui-ci, installé confortablement dans un large fauteuil, un verre de cognac à la main, s’était assis de façon à pouvoir examiner son “hôtesse” à son arrivée, comme un trophée. Il eut un sourire satisfait à la détaillant de bas en haut, moulée dans un robe noire très sexy.
- “Oui... murmura-t-il pour lui-même. Elle est parfaite...”
Joy s’approcha de lui, charmeuse.
- “Bonsoir... dit-elle. Je suis ravie de vous rencontrer.
- Moi de même. Vous avez un nom? lui demanda-t-il.
- Celui que vous préférez.” répondit-elle simplement.
Il se leva et tourna tout autour d’elle, se risquant de temps à autres à caresser son dos dénudé par la coupure sexy à outrance de sa robe, du bout des doigts. Puis il s’arrêta derrière elle, soufflant dans sa nuque.
- “Tu es magnifique...”
Joy rougit de plaisir. Cet homme avait beaucoup de classe et son visage lui paraissait si familier. Et pour cause, elle ne pouvait pas s’en souvenir, mais les traits de l’homme avec lequel elle discutait étaient les même que ceux de son ancien employeur, Nério Winch. En effet, Allan Smythe, dont la Commission Adriatique avait estimé qu’il pouvait encore leur “servir” avait pu devenir membre de la Commission, après sa dernière “infructueuse” rencontre avec Largo. Lorsque le sosie avait entendu dire que Joy Arden faisait partie des hôtesses dans le nouveau plan de détente de Cordoba, il avait tout de suite postulé pour être servi par elle, une curiosité malsaine l’y poussant. Il avait eu du mal à croire que Joy deviendrait vraiment une poupée docile, mais ce qu’il avait sous les yeux était vraiment très convaincant.
- “Bien... souffla-t-il à l’oreille de la jeune femme. Je crois que nous allons bien nous entendre, toi et moi...
- Je le crois aussi.” sourit-elle.
Allan fit quelques pas à nouveau pour se retrouver face à elle. Il contempla son beau visage et étouffa un petit rire nerveux.
- “Dorénavant, pour moi, tu seras Nikki.”
Bunker, Groupe W
Tôt dans la matinée
Largo, les paupières lourdes, faisait tout son possible pour rester éveillé devant l’écran de son ordinateur, mais après y avoir passé toute la nuit, ça devenait de plus en plus difficile. Kerensky lui donna un coup de coude et lui tendit une tasse de café.
- “C’est le café que Simon a fait... Il n’a aucun goût, mais il tient éveillé.” dit-il simplement.
Largo fit une large grimace.
- “Non merci, j’ai déjà expérimenté tous les talents culinaires possibles et inimaginables de Simon depuis toutes les années qu’on a passées à bourlinguer tous les deux, mais son café, ça reste un des pires massacres que j’ai jamais connu...”
Kerensky esquissa un vague sourire et se remit à plancher devant son écran d’ordinateur. Simon venait tout juste de les quitter pour aller dormir un peu parce que depuis deux jours, les trois amis bossaient en alternance à la recherche du navire “La Rose Noire”, qui, d’après ce qu’ils avaient trouvé pour l’instant, était immatriculé aux Bahamas, rendant très délicate, et son identification, et sa localisation. Largo étira ses muscles endoloris et se leva avant d’enfiler sa veste.
- “Je vais me chercher un cappuccino et un truc à manger. Je te ramène quelque chose? demanda-t-il.
- Un détecteur à bateaux perdus dans l’Atlantique.
- Si je le trouve, je t’attends pas et je fonce à sa poursuite, je te préviens...”
Le Russe haussa les épaules et laissa le jeune milliardaire prendre le chemin des ascenseurs. Ceux-ci le conduirent directement au parking sous-terrain du Groupe W. Largo s’était dit qu’il allait prendre l’air et avait donc décidé, plutôt que de se servir à la cafétéria du Groupe, de partir en vadrouille à la recherche d’un petit-déjeuner convenable. Il s’installa au volant de son Cabriolet, et son souffle fut coupé lorsqu’il ressentit la présence de quelqu’un assis derrière lui, sur la banquette arrière. Il se retourna très lentement vers son visiteur, sans faire le moindre geste brusque. Il lâcha un énorme soupir de soulagement en reconnaissant Charles Arden.
- “Vous m’avez fait peur... dit-il.
- Vous devriez mieux assurer vos arrières, Winch. On voit que ma fille n’est plus là pour vous babysitter... Étonnant que vous soyez toujours en vie.
- Je ne suis pas souvent en déplacement ces derniers temps... rétorqua Largo.
- Vous essayez toujours de la retrouver?
- Si vous voulez m’en dissuader, vous perdez votre temps, je...
- Les informations que je vais vous donner sont strictement confidentielles.” le coupa Charles sévèrement.
Largo ne répondit rien, ayant tilté au mot “information”.
- “Je ne suis pas censé vous le dire, et d’ailleurs je ne suis même pas censé le savoir, mais le Baron de la drogue argentin que tout le monde recherche s’appelle Cesare Cordoba. Felipe Garcia Guttierez est un de ses bras droits. Il l’a rappelé auprès de lui il y a deux mois, en Argentine, dans un patelin nommé Los Enceados. C’est tout ce que je sais.
- Vous le saviez depuis tout ce temps et vous n’avez rien dit?” fit Largo.
Charles le réfrigéra du regard.
- “Je le sais depuis une heure.”
Il ouvrit la portière de la voiture et allait s’en aller lorsqu’il regarda dans la direction de Largo une dernière fois.
- “Ramenez-la moi. Saine et sauve.”
Puis, le père de Joy s’engouffra dans sa Berline et démarra laissant un Largo seul dans le parking, le souffle coupé.
La Casa Peligrosa
Dans la nuit
Joy roula sur le côté et regarda attentivement les traits de l’homme à côté duquel elle était allongée, sur ce grand lit luxueux. Elle n’avait pas pris autant de plaisir que Youri le lui avait assuré. En fait, elle se sentait plutôt mal à l’aise, étendue nue, sous ces draps en soie, si intime et si familière dorénavant d’un homme dont elle ne savait rien tout en étant sûre au fin fond d’elle-même qu’il avait eu une place dans sa vie, quelque part terré dans les méandres de son passé. Cette impression l’obsédait de plus en plus, surtout depuis qu’elle n’arrivait plus à dormir.
Elle avait encore fait un rêve.
Elle avait rêvé du même homme, l’homme sans nom, celui qui était si beau et si tendre. Cet homme, cet inconnu commençait, non pas à l’obséder, mais elle pensait à lui de plus en plus souvent. Ponctuellement, dans la journée. Puis la nuit. Puis tout le temps. Elle ressentait des choses si fortes à l’évocation de ce simple visage, qu’auparavant elle ne pouvait voir qu’en rêve mais qu’à présent elle pouvait se remémorer rien qu’en y pensant.
Pourquoi l’homme sans nom l’obsédait-elle à ce point? Que lui avait-il fait pour l’envoûter? Elle n’était pourtant plus si sûre d’avoir eu un passé avant d’être dans cette maison, dans cette chambre, avec son client. Et pourtant, s’il existait? S’il existait, serait-ce un si terrible passé? Devait-elle vraiment l’oublier sans savoir?
Elle ferma les yeux, une migraine lui lancinant l’esprit. Elle n’en était pas consciente mais son lavage de cerveau faisait qu’à chaque fois qu’elle tenait ce genre de raisonnement cohérent et potentiellement dangereux, chaque fois qu’elle se rappelait de quelque chose, d’une personne, qui fut un tant soit peu positif, elle ressentirait ce genre de migraine. Et serait aussitôt poussée au même geste d’autojustification et de dépendance, mécanique et prévisible.
Elle se leva pour prendre dans son sac à main, posé négligemment sur la table dressée pour un dîner auquel ni elle, ni Allan n’avaient touché, et fouilla à l’intérieur pour y trouver une fameuse pilule verte. Elle l’avala avec un grand verre de vin et presque instantanément cette sensation de bien-être et de quiétude l’envahit. Comme ça lui faisait du bien.
- “Arrêtez! Arrêtez! Lâchez-moi! Vous ne me détruirez pas bande de salauds!”
Joy écarquilla les yeux en entendant ces cris qui venaient du couloir. A pas de loup, elle s’approcha de la porte et regarda par le trou de la serrure. Elle distingua vaguement Jack, la robe à moitié déchirée, qui se débattait, conduite de force par deux gorilles suivant Felipe. Celui-ci paraissait furieux.
- “La petite garce ne s’est pas laissée faire... marmonnait-il entre ses dents. Tu verras! cria-t-il à Jack en se tournant vers elle. Une fois dans la cave, tu changeras d’avis puerca!”
Jack hurla de plus belle et tous disparurent au bout de couloir, étouffant ses cris et supplications. Joy en eut froid dans le dos. Elle s’inquiéta atrocement pour Jack et frissonna. Une envie irrépressible et folle d’aller la rejoindre naquit en elle sans qu’elle comprenne vraiment pourquoi, une sorte d’instinct enfoui en elle qui tentait de la guider, de lui dicter d’aider et de protéger à tout prix cette femme. Mais elle était paralysée, gagnée par le sommeil et l’état extatique que provoquait en elle la pilule verte. Bientôt, comme pour la faire renoncer ce projet, la main d’Alan se posa sur son épaule.
-“Que fais-tu? lui demanda-t-il.
- Rien... murmura-t-elle. J’ai entendu du bruit.”
Il étouffa un rire.
- “Ne t’inquiètes pas... Tu ne verras jamais de cambrioleur ici... Viens te coucher Nikki... Nous avons encore une longue nuit...”
Joy hocha la tête et le suivit, comme un automate.
Bunker, Groupe W
Plus tôt dans la matinée
Simon, les traits tirés, les yeux cernés, regardait avec appréhension Kerensky examiner, avec sérieux et concentration une liste défilant sous ses yeux, citant tous les bateaux s’étant arrimés ses deux derniers mois à Los Enceados en Argentine. Largo, quant à lui, marchait de long en large, de plus en plus rapidement, jusqu’à en avoir le tournis. Bientôt une réponse. Il avait peur.
- “Ca y est.” retentit soudain la voix froide et posée de Kerensky.
Simon se redressa sur son siège et Largo cessa tout net son va-et-vient.
- “La Rose Noire est restée accostée à Los Enceados quarante-huit heures, il y a trente-quatre jours... déclara-t-il.
- Joy est là-bas! éclata aussitôt Largo, soudain enfiévré.
- Attends, attends... tenta de le calmer Simon. Il vaut mieux ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué...
- Sinon pourquoi son père nous aurait conduit sur cette piste? poursuivit un Largo totalement exalté. Elle est là-bas, je le sens! Je vais faire préparer le jet et je préviens Sullivan. On décolle!
- Largo, on n’a même pas de plan!” protesta vainement Simon.
Largo ne l’écouta pas et quitta précipitamment le bunker, en claquant la porte derrière lui. Simon échangea un regard embarrassé avec Kerensky.
- “T’en penses quoi?”
Kerensky éteignit son ordinateur (oui, ça lui arrive).
- “Que je viens avec vous.”
Simon fronça les sourcils et fit légèrement vaciller sa tête.
- “Non... Tu y crois toi? Qu’on va la trouver là-bas?”
Kerensky se leva et enfila sa veste.
- “Je viens avec vous. C’est une réponse suffisante.”
Devant l’air sceptique du Suisse, Kerensky se crut obligé de lui poser la question.
- “Tu es un instinctif je crois? Ne me dis pas que tu ne penses pas qu’on tient la bonne piste?
- J’ai surtout peur que Largo soit déçu... soupira-t-il. C’est mon ami et je ne veux pas qu’il souffre déjà plus que ce qu’il souffre aujourd’hui.
- Tu sais comme moi qu’il n’y a qu’une seule solution pour qu’il cesse de souffrir. Qu’on lui la rende.”
Simon acquiesça en silence.
- “Alors on la retrouvera là-bas.” déclara-t-il.
Kerensky eut un sourire.
- “Si tu veux passer dire au revoir à Loreena, tu devrais te dépêcher... Je ne crois pas que Largo t’attende cette fois-ci, si tu arrives en retard au départ de l’avion.”
Kerensky quitta le bunker et laissa Simon, qui, un mince sourire aux lèvres, saisit son téléphone portable.
- “Allô Loreena? dit-il d’une voix douce. Bonjour ma beauté... Je suis désolé, mais je ne pourrai pas venir ce soir...”
Jet de Largo, au-dessus de l’Océan Atlantique
Quelques heures plus tard
Simon débarqua du cockpit, l’air ennuyé.
- “D’après le pilote, on sera bientôt en Argentine... Mais il faudra se démerder pour arriver à Los Enceados par nous-même: le seul aéroport privé de la ville nous a refusé l’autorisation de nous poser... annonça-t-il.
- Comme c’est étonnant! déclara Kerensky. L’aéroport privé en question appartient à Cesare Cordoba.
- Le grand patron de Guttierez? demanda Largo.
- Oui... Et je vous préviens tout de suite, notre séjour à Los Enceados risque d’être gai... Toute la ville lui appartient quasiment: les commerces, les champs exploités par les paysans locaux ainsi que toutes les exploitations de pisciculture... Le port, la plupart des quartiers résidentiels... On sera sur son territoire. Il n’y a même pas de police dans ce village, juste un service de gendarmerie qui doit être corrompu jusqu’aux os.
- Qu’est-ce qui te fait dire ça? demanda Simon.
- Je ne sais pas... Peut-être que le chef de la gendarmerie est un petit cousin de Cordoba?
- Alors on sera en terrain miné... conclut Largo. Ca prouve qu’on est près du but.
- Ce que je ne comprends pas c’est pourquoi Cordoba s’est lancé là-dedans... poursuivit Kerensky. Son truc à lui, c’est le trafic de drogue et d’armes, qui sont les principales branches de son activité. Il donne aussi un peu dans les jeux d’argent mais la traite des blanches... Ca n’est pas vraiment fait mention dans ce que j’ai pu récolter sur lui dans mon dossier d’informations...
- N’oublie pas qu’une partie de son dossier est classé confidentiel par la CIA... lui opposa Largo. Ils savent sans doute sur lui des choses qu’on ignore...
- En tout cas, il faudra qu’on ne compte que sur nous-même...” conclut Kerensky en haussant les épaules.
Ses deux compagnons hochèrent la tête, le laissant poursuivre ses recherches. Largo alla s’isoler un moment, se laissant tomber dans un des fauteuils confortables du jet, le regard perdu à travers le hublot. Simon vint le rejoindre.
- “A quoi tu penses?
- A elle.”
Simon se mordit la lèvre, se disant que sa question était idiote.
- “Je l’aime Simon.”
Son ami fit un large sourire.
- “Mieux vaut tard que jamais Largo...
- J’ai tellement peur pour elle... Elle est si proche de moi et en même temps si loin... Je ne sais plus quoi penser...
- Je vais être honnête avec toi Largo, commença Simon, je ne peux pas te promettre que tu la retrouveras en pleine forme, heureuse de te revoir. Je ne peux pas te promettre que tu la ramèneras avec toi à New York confiant, pas plus que vous aurez une magnifique vie de couple sans nuages et que plus personne ne tentera de lui faire du mal, plus ou moins directement à cause de toi...
- Mais...? l’incita à poursuivre Largo.
- Mais je peux te promettre qu’elle t’aime au moins tout autant que toi tu l’aimes.”
Largo ne sut comment le montrer à son meilleur ami mais ses paroles le touchaient à un point inimaginable. Le Suisse lui fit signe qu’il avait compris. Si ces deux-là étaient les meilleurs amis du monde, ce n’était pas pour rien. L’un était indispensable à l’équilibre de l’autre, à son bien-être et à sa survie. De vrais frères de sang.
Largo lança un ultime regard à travers le hublot.
- “Elle est là-bas Simon... articula-t-il d’une voix étrange mêlant l’espoir et l’excitation.
- Tu devras être patient avec elle Largo... dit doucement le Suisse. Elle sera forcément différente.
- Oui mais on sera réunis. On sera tous réunis...” murmura-t-il, une lueur intense illuminant son regard qui avait enfin perdu son expression terne des deux derniers mois.