Je ne suis personne



JOUR 30

La Casa Peligrosa
Dans la cave

Joy ferma les yeux et éclata en sanglots, ne supportant plus d’entendre les hurlements de douleur que poussait Jack à chacun des coups qu’elle recevait. Attachée au mur par des chaînes elle ne pouvait rien faire pour faire cesser sa souffrance, elle s’agitait, tirait sur ses chaînes, mais même en se trouvant à peine à un mètre d’elle, elle ne pouvait que regarder les hommes de main de Felipe la torturer et la frapper. Felipe fumait tranquillement une cigarette, adossé au mur, tout à côté de Joy. Son sourire narquois indiquait qu’il appréciait visiblement la situation. Joy lui lança un regard embrumé par ses larmes. Jusque là, elle s’était toujours refusée à pleurer devant lui, ne voulant pas lui laisser ce plaisir, mais elle était à bout de nerfs et physiquement, elle ne pouvait plus ne pas pleurer.
- “Arrêtez tout ça... le supplia-t-elle, la voix rauque. Vous êtes le seul à le pouvoir...
- Je pourrais, malheureusement, il n’y a qu’un seul spectacle qui me plairait plus encore que celui que je regarde en ce moment... Et je crois que tu sais très bien de quoi il s’agit chica...
- Vous êtes un monstre! hurla-t-elle.
- Ah non... N’inverse pas les rôles, petite Joy... sourit Felipe. Cette souffrance, c’est toi qui est en train de l’infliger à Jack. Toi seule. Tu n’as qu’une seule phrase à dire pour que je la laisse tranquille... Une seule petite phrase... Ce n’est pas grand-chose...
- Si, au contraire... C’est le début de la fin... s’opposa Joy.
- Non, c’est là que tu as tort petite Joy. Ton aventure de ces dernières semaines a totalement faussé ton jugement. Réfléchis... Saurais-tu reconnaître la vérité? Saurais-tu retrouver de bons repères? Tu es perdue dans le noir... Il n’y a plus rien à quoi tu puisses te raccrocher... Sauf peut-être cette petite Jack... Le cauchemar peut s’arrêter très simplement. Revois tes priorités, chica. Revois-les et plus personne ne souffrira.”
Felipe tira une dernière bouffée de cigarette et la laissa tomber sur le sol, l’écrasant négligemment.
- “Ce n’est qu’une petite phrase...”
Et Jack hurla de plus belle.


Groupe W, penthouse
Dans l’après-midi

Simon plongea la tête dans ses mains. Il était dépassé, il ne savait plus quoi faire pour Largo. Son ami était lentement en train de sombrer dans la dépression à cause d’une femme qu’il ne pourrait plus aimer comme il l’aurait voulu. Du moins commençait-il à s’en persuader. Simon, lui, n’était pas comme ça. Il sentait Joy vivre en lui, dans son cœur, dans son âme et il savait qu’elle était vivante et qu’elle allait leur revenir. Kerensky aussi était confiant, à sa manière, en continuant avec sérieux les recherches d’après les maigres, très maigres pistes qu’ils avaient pu suivre jusque-là. Mais Largo était incapable de rester aussi confiant: sans doute aimait-il trop Joy pour ne pas penser au pire. Le suisse se leva et fit face à Largo, qui tournait en rond dans son appartement.
- “Allez, les choses avancent... On a failli attraper Allison Myrtle, il y a quelques jours... Maintenant on sait où elle traîne...
- Ouais... Pour la retrouver dans les dédales du Queens, ça va être gai... Et puis, elle ne sait peut-être rien cette gamine...”
Simon ne put rien répondre car un agent de la sécurité frappa à la porte de Largo.
- “Qu’y a-t-il, Davidson? demanda Simon en lui ouvrant la porte.
- J’ai hésité avant de venir vous en parler... Mais il y a deux gamins qui sont arrivés et qui chahutent depuis un quart d’heure au hall d’accueil du Groupe...
- Pourquoi vous ne les avez pas tout simplement renvoyés chez eux? demanda Largo, sans vraiment s’y intéresser.
- Ce qu’il y a, c’est qu’ils demandent à vous voir... hésita Davidson. Ils disent qu’ils connaissent Allison Myrtle.”
Largo et Simon échangèrent un regard et n’hésitèrent pas un quart de seconde.
- “Conduisez-nous à eux!”


Hall du Groupe W
Un instant plus tard

- “Euh... C’est bon Taras Boulba! T’es pas obligé de me serrer comme ça, je ne vais pas m’enfuir!” gronda Noromo en essayant de se dépêtrer de l’étreinte d’un agent de sécurité du Groupe W.
Knees le regarda bizarrement.
- “Taras Boulba? interrogea-t-elle.
- C’était un film que je regardais avec ma mère quand j’étais petit... expliqua-t-il. Taras Boulba, c’est un mec du genre racaille, tu vois?
- Ouais... fit Knees sceptique.
- On n’aurait pas dû se déplacer...
- Pourquoi, t’avais rendez-vous avec ton banquier peut-être?
- N’empêche j’avais raison... grommela Noromo. Jamais Winch ne nous recevra.”
Les portes de l’ascenseur du Groupe W s’ouvrirent alors sur Largo et Simon, suivant de près Davidson. Knees eut un sourire triomphant.
- “Tu disais?” lança-t-elle à l’encontre de Noromo qui fit une moue boudeuse. Largo et Simon s’approchèrent vivement des deux adolescents en faisant signe aux agents de la sécurité de les laisser tranquille. Knees et Noromo purent souffler.
- “Dites, vous êtes mieux protégé que le Président, M’sieur Winch? grimaça Knees.
- C’est parce qu’il est plus riche que le Président... sourit Simon. Simon Ovronnaz, Vice Président de la sécurité du Groupe. Vous êtes?
- Moi c’est Knees. Et le râleur, là, c’est Noromo.
- Alors comme ça vous connaissez Allison? s’intéressa Largo. Je vous reconnais, vous étiez à Kensington la semaine dernière...
- Dans le mille!
- Allison est une copine... poursuivit Noromo. On a hésité avant de venir, mais on s’est dit qu’il valait mieux qu’on vous aide à la retrouver...
- Ouais... affirma Knees. Le truc avec Allison, c’est que c’est une fille fragile. On est plutôt du genre indépendants entre nous, et on ne balance pas les potes, mais je suis pas sûre que ma petite Allison soit faite pour la vie dans la rue...
- Quand on a vu que vous la recherchiez et tout, on a pensé que ça voulait dire qu’elle avait une chance de retrouver sa vie d’avant...
- Tout ce qu’on veut, c’est l’aider! reprit Largo. Et qu’elle nous aide aussi... C’est très important.
- Ouais, je m’en doute... réfléchit Knees. Noromo?”
Noromo hocha la tête.
- “Décide, je te suis.
- Bon, on va vous aider à la dénicher... fit Knees. Mais il va falloir y aller mollo avec elle, ok?
Elle a les boules parce qu’elle a buté sa belle-mère par accident...
- Oui, nous sommes au courant.
- Cette affaire peut très bien s’arranger, on fera tout notre possible pour l’aider... leur promit Simon.
- Alors? s’enquit Largo. Où est-elle?
- Où? Précisément, on n’en sait rien... fit Noromo. Mais Allison est nouvelle dans l’univers de la rue. Toutes les planques qu’elle connaît, on les lui a montrées. On finira bien par lui mettre la main dessus.”
Simon se tourna vers Largo.
- “Écoute Larg’, reste au Groupe, t’es overbooké en ce moment... lui dit-il. Je vais à la recherche d’Allison avec les deux gosses.
- T’es sûr?
- Je n’ai pas envie que les membres du Conseil te prennent la tête en ce moment, ça ne ferait que t’enfoncer... sourit-il gravement.
- Tu arriveras à gérer ces gamins tout seul?
- Ah... Mais je ne serai pas tout seul...” sourit Simon d’un air énigmatique.
Simon jeta un coup d’œil à Knees et Noromo.
- “On y va, tous les trois! Ca date de quand la dernière fois que vous êtes montés dans une BMW? plaisanta-t-il.
- Euh... Voyons voir... C’était hier matin, juste après mon brunch avec père et mère et juste avant ma partie de squash avec le sénateur... répondit d’un air cynique Noromo.
- T’es un petit marrant toi? Allez, on décolle les enfants!”


3 Allée des Iris, banlieue de New York
Domicile de Loreena Keagan, une demie-heure plus tard

La porte de la petite maison modeste du professeur de biologie d’Allison s’ouvrit sur le visage doux et enjôleur de Loreena. Simon lui sourit chaleureusement.
- “Bonjour! dit-il vivement. Vous ne vous rappelez peut-être pas de moi, je suis...
- Simon Ovronnaz.” compléta-t-elle d’un large sourire.
Simon le lui rendit.
- “Vous vous souvenez de moi? demanda-t-il, faussement timide.
- Vous n’êtes pas facile à oublier...
- C’est bizarre, on me le dit souvent... plaisanta-t-il. Écoutez, Mlle Keagan...
- Loreena. Appelez-moi Loreena.”
Simon regarda dans le blanc des yeux la ravissante jeune femme. Sa simplicité et sa douceur étaient décidément à son goût. Mais ce n’était pas du tout le moment d’essayer de la séduire.
- “Écoutez, je vais aller droit au but, nous avons peut-être du nouveau au sujet d’Allison.”
Le regard de Loreena passa d’une douce quiétude à une expression de gravité mêlée de curiosité.
- “Du nouveau? s’étonna-t-elle. Pourtant j’ai encore eu ce matin au téléphone un inspecteur chargé de la retrouver qui m’a dit qu’il n’avait rien appris.
- Oui, mais nous avons des alliés inhabituels.”
Simon désigna à Loreena Knees et Noromo qui se chamaillaient dans la voiture de Simon. Loreena leur lança un regard curieux.
- “Qui sont-ils?
- Ils s’appellent Knees et Noromo. Ils pensent savoir où se trouve Allison.
- Ils ont l’air un peu paumés... s’inquiéta Loreena en les examinant de loin.
- Ils vivent dans la rue... expliqua Simon. Ils ont accueilli Allison quand elle s’est enfuie de chez sa belle-mère. Elle a passé tout ce temps avec eux.”
Loreena poussa un soupir de soulagement, sans doute parce qu’elle avait craint qu’Allison ne soit en danger pendant tout ce temps où tout le monde ignorait ce qu’il était advenu d’elle. Simon lui fit un sourire rassurant.
- “Knees et Noromo pensent pouvoir nous la ramener et je me suis dit que vous aimeriez nous accompagner... Elle serait plus en confiance en vous sachant dans les parages quand on lui aura mis la main dessus et puis vous aviez l’air tellement inquiète pour elle quand je vous ai vue, l’autre jour...”
Loreena eut le cœur serré en entendant ces paroles si douces et gentilles de la part de cet inconnu qu’un frisson lui parcourut tout le corps. Elle le prit par la main.
- “Je vous remercie...”
Simon lui serra la main et la regarda intensément. La jeune femme si sensible semblait au bord des larmes.
- “Hey, ça ira?” lui demanda-t-il.
Elle hocha la tête.
- “Oui... Oui... Mais dépêchons-nous de la retrouver, vous voulez bien Mr Ovronnaz?”
Simon lui lança un doux regard.
- “Simon.” dit-il simplement.


Clifford Street, Queens
Deux heures plus tard

- “Mais non, à gauche Simon!!!!! cria Knees.
- Tu l’as piqué au Professeur Tournesol ton sens de l’orientation, ou quoi?” se moqua Noromo.
Simon lança une oeillade meurtrière aux deux adolescents sagement installés sur la banquette arrière de sa BMW.
- “Vous n’auriez pas parlé de mon sens de l’orientation dans mon dos avec Largo dites-moi? On dirait des petits Largos Juniors, vous me parlez comme lui!
- C’est sans doute parce que c’est un homme doué d’une grande sagesse... fit Noromo.
- Ah ah ah...” gronda Simon.
Loreena, qui observait Simon se chamailler comme un gamin, étouffa un rire. Simon, qui le remarqua aussitôt, sentit une belle occasion de faire jouer son charme légendaire.
- “Je vous amuse? fit-il d’un air faussement vexé.
- Vous me rappelez mes élèves de quatrième... Tous les trois! précisa-t-elle en riant.
- C’est bien ce que je me disais... Elle se fiche de moi... bouda Simon.
- Allons, ne vous vexez pas... Votre côté grand enfant est adorable... le rassura-t-elle.
- Alors vous me trouvez adorable?” sourit-il, saisissant la balle au bond.
Bouche bée, Loreena ne trouva rien à répondre, et se mit à rougir en regardant soudainement par la vitre de la voiture. Simon, plutôt satisfait d’avoir marqué un point et réussi à troubler la séduisante jeune femme, se concentra sur la route, en sifflotant joyeusement. Sur la banquette arrière, Noromo fronça les sourcils et donna un coup de coude à Knees.
- “Aide-moi, là, j’ai pas tout pigé...
- Il drague, expliqua-t-elle succinctement.
- Ahhh...”
Puis Knees s’assit au bord de la banquette pour se rapprocher des deux passagers avant de la voiture. Elle pointa du doigt une ruelle, à travers le pare-brise.
- “Là! Dans cette rue, il y a un squat, des potes musiciens à Noromo. Le guitariste avait grave craqué sur Allison et il s’était montré super gentil avec elle. Elle est peut-être là...
- T’es sûre Knees? Ca fait le quatrième endroit qu’on teste... fit Simon.
- J’ai pas la science infuse... Je dis juste qu’on la trouvera peut-être là...
- Alors on va te croire sur parole...”
Simon gara sa voiture et la quitta en compagnie de Loreena, Noromo et Knees. Lorsqu’ils parvinrent à la porte rouillée et à moitié défoncée du squat, Knees se chargea d’ameuter les musiciens qui y vivaient pour qu’on leur ouvre.
- “Hey! Les gars! C’est Knees, y a pas de soucis, vous pouvez ouvrir!”
Une seconde plus tard, un adolescent d’environ seize ans, très grand et maigre, au visage peu éveillé, tira la porte et les laissa entrer, lançant un regard interrogatif sur Simon et Loreena.
- “Euh... C’est des nouveaux? demanda-t-il en les désignant du pouce.
- Arrête de fumer Glenn! trancha Noromo.
- On cherche Allison? Tu l’aurais pas vue?
- Si bien sûr... fit Glenn. Elle venue cette nuit... Je crois qu’elle était pas très bien, elle nous a écouté jouer toute la nuit, sans rien dire et elle a fini par s’endormir au petit matin. Elle pionce encore... Je crois que ça faisait un moment qu’elle avait pas dormi... Elle a eu des problèmes?
- T’occupe, conduis-nous à elle.”
Glenn haussa les épaules et se dirigea en traînant des pieds vers une chambre dont il poussa la porte dans un grincement strident. Dans la pénombre de la chambre, Loreena reconnut tout de suite Allison, allongée sur un matelas percé et usé, couverte d’un plaid tout rapiécé, profondément endormie. Elle faillit pousser un cri de soulagement en la voyant mais se retint et serra fort la main de Simon pour compenser son trouble émotionnel. Celui-ci parut surpris par ce geste mais il la serra à son tour pour lui montrer son soutien. Glenn, pendant ce temps, s’agenouillait près d’Allison et la secouait par l’épaule pour la réveiller.
- “Ally? Hey, Ally, réveille-toi, ma belle!”
Noromo donna un coup de coude à Knees.
- “Pourquoi il a le droit de l’appeler Ally, lui? fit-il, un brin jaloux.
- Pas Ally... Allison... marmonna Allison en sortant de sa torpeur.
- Ah! Je préfère ça! sourit Noromo, rassuré.
- Pourquoi tu me réveilles? continuait Allison en s’étirant comme un chat.
- Y a des gens qui veulent te voir...”
Allison regarda vers la direction que lui indiquait Glenn. Elle sourit brièvement en apercevant au premier plan Knees et Noromo, mais son sourire s’effaça tout de suite en reconnaissant Loreena et Simon. Elle eut un mouvement de recul et regarda vaguement autour d’elle pour trouver une échappatoire, mais il n’y avait aucune porte de sortie. Loreena perçut tout de suite la détresse de la jeune fille et elle s’accroupit près d’elle.
- “Allison, calme-toi, tu n’as aucune raison d’avoir peur de nous... Je suis de ton côté.”
Allison, un peu méfiante, écouta attentivement Loreena, légèrement apaisée par cette femme qui l’avait toujours mise en confiance. Celle-ci passa doucement sa main dans ses cheveux pour les arranger et lui sourit.
- “Ecoute-moi, Allison, personne ne te veut de mal... Nous sommes tous de ton côté... lui dit-elle d’une voix très douce. On était tellement inquiets depuis ta disparition... Comment tu as pu rester dans la rue? Tu aurais du venir me voir, je t’avais dit que tu pouvais venir quand tu voulais, pour n’importe quelle raison... Tu sais que j’aurais pu t’aider...”
Allison baissa la tête.
- “Je... Je voulais pas vous causer d’ennuis... murmura-t-elle timidement.
- Mais quels ennuis?”
Allison baissa à nouveau la tête, horriblement mal à l’aise. Simon s’approcha à son tour d’elle.
- “Salut Allison! Je m’appelle Simon. Écoute... Personne ne veut te causer de problèmes, tu sais... Je sais ce que tu ressens, tu penses que le monde entier est contre toi et que tu n’es en sécurité nulle part... C’est pas drôle quand les flics te recherchent...”
Les yeux gris d’Allison brillèrent dans le noir dans la direction de Simon.
- “Mais les flics et moi, ça me connaît. Si tu ne veux pas qu’on t’emmène chez eux... Ben, t’iras pas. Je suis prêt à me mouiller pour te couvrir. Et Loreena aussi, pas vrai?”
Il regarda Loreena qui sourit et hocha la tête pour acquiescer.
- “Tu peux nous faire confiance Allison. Tout ce qu’on veut, c’est te protéger.”
Allison, les larmes aux yeux, était sur le point de craquer. Quand Loreena approcha sa main de son visage pour la rassurer, elle ne put se retenir et elle éclata en sanglots.
- “J’ai tellement peur... cria-t-elle en hoquetant de larmes. J’ai peur...”
Loreena la prit dans ses bras et la serra fort contre elle. Elle commença à la bercer.
- “Du calme... Je suis là, Allison... Plus personne ne te fera de mal... Plus jamais...”


Groupe W, penthouse
Une heure plus tard

Largo tendit à Allison un bol de lait chaud. Elle le saisit et le but en silence tandis qu’il s’asseyait en face d’elle. Loreena était assise tout près d’Allison, sur le canapé, tandis que Simon se tenait debout au beau milieu du salon, ayant une vue d’ensemble sur la situation. Knees et Noromo, un peu à l’écart, prenaient un casse-croûte mais avaient du mal à manger de bon appétit, même s’ils n’avaient pas tous les jours l’occasion de manger des mets aussi fins que ceux qu’on peut trouver chez un milliardaire.
- “Est-ce que ça va?” demanda Largo à Allison.
Allison lança un regard à la fois triste, surpris et touché à Largo. Depuis une heure, elle rencontrait beaucoup de personnes très gentilles avec elle et ça ne lui était plus arrivé depuis très longtemps. Elle voulut lui sourire mais elle avait trop peur pour ça. Elle se sentait mal dans ce nouvel environnement si impressionnant, même si elle était entouré de gens simples qui en apparence ne lui voulaient que du bien.
- “Écoute... commença Largo. Je sais que Loreena et Simon ont déjà dû te le promettre, mais tu es en sécurité ici... Ce qui s’est passé entre toi et Crystal restera entre nous...
- Elle a glissé, je vous jure! cria-t-elle soudain. J’avais peur, je lui ai lancé des trucs au visage... Et elle a glissé! J’ai pas voulu... Je ne serais jamais allée jusque là, même si j’avais peur d’elle... Je n’aurais pas pu!”
Allison, sentant ses nerfs flancher, se remit à pleurer silencieusement, perdue, ne sachant même pas pourquoi elle avait raconté ça à un inconnu. Depuis la mort de Crystal, elle s’était persuadée que tout était de sa faute et qu’elle était un monstre, un monstre horrible et sans conscience qui devrait vivre avec le poids de son crime, mais devant ces gens, qui voulaient tant la protéger et qui semblaient croire en elle, elle ne pouvait qu’essayer de se justifier... Essayer de croire à nouveau en elle-même. Et de l’extérieur, cela ne lui semblait même plus être un mensonge.
Loreena la prit à nouveau dans ses bras pour la sécuriser mais elle se détacha rapidement de son étreinte, refusant de jouer les victimes plus longtemps.
- “Je suis désolée... Ce n’est pas votre problème tout ça... Il faudrait que j’apprenne à être plus forte. Je suis seule maintenant.”
Simon fit un pas vers elle.
- “Allison... Regarde autour de toi. Tu trouves vraiment que t’es seule?”
Allison eut envie de sourire à Simon pour sa remarque, mais elle n’en avait plus la force.
- “Ecoute-moi, Allison, j’ai des choses importantes à te demander... commença Largo. Au sujet d’une amie à moi, qui a disparu.”
Allison plongea ses petits yeux gris dans le regard bleu triste du fameux milliardaire Largo Winch. Et elle se surprit à lire dans ses yeux la même lueur de tristesse et d’abandon qu’elle ressentait chaque fois qu’elle se regardait dans une glace depuis la mort de son père. Cet homme-là avait perdu un être cher et il n’était pas prêt de s’en remettre.
- “C’est votre garde du corps, c’est ça? demanda-t-elle. Joy Arden?”
Largo ne put prononcer un seul mot, et se contenta de hocher la tête.
- “Écoute Allison, reprit Simon. Crystal est la dernière personne à avoir vu notre amie et...
- Je crois que Crystal l’a tuée.”
Cette phrase glaça le sang de Simon et de Largo. Allison s’en voulut d’être porteuse d’une si mauvaise nouvelle et rectifia aussitôt ce qu’elle voulait dire.
- “Enfin... Je crois... Elle était sans connaissance, et je n’ai pas pu m’approcher assez pour voir si elle était en vie...
- Tu as vu Joy? Tu l’as vue? demanda fébrilement Largo.
- Oui... C’était il y a un mois... Crystal était sortie un soir... Quand elle est revenue, je me suis rendue compte qu’elle traînait dans le garage... Alors je suis allée voir ce qu’elle faisait. Le coffre de la voiture était ouvert... Et il y avait cette femme à l’intérieur, qui paraissait sans connaissance... Je ne l’ai pas vue longtemps, mais je l’ai bien reconnue dans les journaux. C’était votre garde du corps...”
Largo s’agita sur son siège. Il avait des milliers de questions à poser à la jeune fille, mais il ne savait pas par où commencer. Simon s’en redit tout de suite compte, et il prit la suite.
- “En fait, nous pensons que Crystal à drogué notre amie... expliqua-t-il. Nous avons retrouvé des traces de drogue dans quelques gouttes de son sang, au sein d’un entrepôt où elle a été retenue prisonnière... Elle n’était pas morte quand Crystal l’a emmenée chez vous, dans la coffre de sa voiture... Notre amie est belle et bien vivante, quelque part. Des gens l’ont emmenée, et nous devons à tout prix découvrir qui et pourquoi...”
Allison baissa la tête et parut réfléchir un instant.
- “Cette nuit-là, Crystal a passé un coup de fil. Et des hommes sont venus. Je crois que ce sont eux qui ont emmené votre amie. Je les connaissais, j’avais déjà vu l’un d’entre eux une fois, un argentin. Il fournissait de la cocaïne à Crystal.”
Largo grimaça, dégoûté par l’environnement dans lequel cette jeune fille devait vivre avec sa belle-mère.
- “Papa voulait divorcer... expliqua distraitement Allison, le regard perdu dans le vide, comme si elle était seule. Il savait que Crystal se droguait. C’était déjà arrivé, il y a quelques années. Elle avait suivi une cure de désintoxication pour ne pas perdre mon père... Mais les choses avaient changé. Crystal n’aimait plus mon père et elle se fichait bien de ce qu’il pensait sur la drogue. Elle ne voulait pas refaire de cure, elle ne voulait plus plaire à mon père, elle se moquait de lui... Elle était gentille au début... Avec moi, et avec lui... Mais ces trucs qu’elle prenait, ça l’a rendue mauvaise...”
Allison déglutit avec difficulté.
- “Je ne sais pas comment elle a su pour cette assurance sur la vie de trois millions de dollars... Mais je sais que c’est à cause d’elle que papa est mort.”
Simon, Largo et Loreena échangèrent un regard mal à l’aise. Ils ne s’attendaient pas à ce que Allison soit aussi au courant de cette sombre histoire.
- “J’avais prévenu papa qu’elle était devenue mauvaise et qu’il fallait se méfier d’elle, mais il m’a dit qu’il savait et qu’il allait la quitter... Je n’ai pas su le protéger d’elle, pourtant je savais... Je savais... Je l’avais vue remettre cette grosse somme en liquide à cet argentin...”
Loreena restait immobile, et était horrifiée par ce qu’elle entendait. Elle s’en voulait de ne pas avoir remarqué la détresse dans laquelle se trouvait Allison pendant tout le mois qui a suivi la mort de son père. Elle se trouva tellement idiote qu’elle ne trouvait plus rien à dire pour soulager Allison qui était vraiment déprimée tandis qu’elle racontait son histoire.
- “Je me rappelle d’un coup de fil que j’ai surpris une semaine avant toute cette histoire... dit soudain Allison en regardant Largo. Crystal se disputait avec un homme, celui qu’elle avait payé. Apparemment, elle lui devait la moitié de la somme pour... Pour ce qui a été fait à mon père... Et elle s’énervait au téléphone parce qu’elle n’arrivait pas à réunir cette somme. Je crois... Je crois que ça a un rapport avec ce qu’elle a fait à votre amie.”
Elle se tut et détourna le regard, ne voulant pas voir l’effet que ses mots avaient eu sur le pauvre Largo.
- “Cette fameuse nuit, quand les argentins sont venus chercher votre amie... Je les ai entendu dire ce mot plusieurs fois. “Marchandise”.
- Marchandise? répéta Simon, la voix rauque.
- Oui, marchandise. Crystal les avait appelé. Elle leur a dit ça précisément, que la marchandise était prête.”
Largo recouvrit ses esprits difficilement et prit la main d’Allison.
- “Merci... Merci pour ton aide... murmura-t-il doucement. On va te laisser tranquille maintenant...
- Non!” dit brusquement Allison.
Son cri surprit tout le monde.
- “Je veux en finir. Je ne veux plus que Crystal me hante. Je veux aller voir la police pour leur dire ce qu’il s’est passé.
- Tu es sûre? demanda Loreena, inquiète.
- Oui, j’en suis sûre.”
Loreena lui sourit et arrangea tendrement ses longs cheveux châtains foncé.
- “Tu es vraiment très courageuse... Nous irons demain matin, dès que tu te seras reposée. Ce soir, tu vas dormir chez moi, tu veux bien? Tu y seras en sécurité.”
Loreena embrassa Allison sur le front.
- “Je suis vraiment très fière de toi...”
Simon, ému par l’adolescente et son histoire, émergea enfin de sa torpeur.
- “Je... Hum... hésita-t-il. Je vais vous ramener... dit-il. Larg’, je peux te laisser?”
Largo, un peu déboussolé, acquiesça.
- “Oui... Je vais voir Kerensky au bunker pour lui apprendre ce qu’on a appris. Vous deux, vous n’avez qu’à rester ici... rajouta-t-il à l’intention de Knees et Noromo. Vous nous avez été très utiles...
- Cool... sourit Knees en regardant tout autour d’elle le luxueux appartement du milliardaire.
- Viens Allison, on y va.”
Loreena prit Allison par la main et Simon prit les devants, leur ouvrant la porte de l’appartement par laquelle ils s’éclipsèrent, emportant avec eux la lourde pesanteur qu’avait occasionné le bouleversant témoignage d’Allison.


La Casa Peligrosa, Los Enceados
Dans la nuit

Felipe rangea la chaîne en faisant plusieurs petits cercles autour de sa main. Il la reposa sur un établi et choisit en sifflotant la chanson “Aquellos oros verdes” un nouvel instrument de torture. Il s’arrêta devant une pièce de choix: une paire de tenailles. Il la saisit et la montra à Joy d’un air triomphant.
- “Alors qu’en penses-tu Joy? demanda-t-il. Je me demande quel genre de cri Jack pousserait si je me servais de cette petite chose pour tordre certaines parties sensibles de son anatomie... Et si je lui arrachais les molaires avec cet engin? Hein? Tu trouves pas que c’est une bonne idée? Ce n’est pas très hygiénique et en plus ça causerait de gros dégâts dans sa mâchoire...
- Pourquoi vous ne le testeriez pas sur moi? articula Joy, la voix rauque et brisée par les heures qu’elle avait passées à hurler et à pleurer.
- Pardon? Je ne crois pas t’avoir bien entendue...
- Pourquoi tu ne m’arracherais pas MES putains de molaires? cria finalement Joy, au bord du désespoir.
- Ce serait moins drôle... répondit-il du tac au tac.
- Vous allez la tuer... Arrêtez, je vous en prie... le supplia-t-elle de sa voix définitivement cassée.
- La tuer? Ce serait dommage, c’est vrai... Mais vois-tu Joy, son sort, je m’en fiche complètement.”
Felipe s’approcha de Jack, enchaînée par les bras au plafond bas et humide de leur sombre cave, et la prit violemment par la mâchoire, espérant faire reprendre conscience à sa victime déjà à moitié évanouie par l’épuisement.
- “Allez... Réveille-toi ma petite Jack... Ce ne serait pas drôle de torturer quelqu’un d’inconscient...”
Felipe éclata de rire et claqua des doigts pour que deux de ses sbires maintiennent la tête de la jeune femme tandis qu’il lui arrachait une dent à l’aide la tenaille. Jack commença à hurler, la douleur aiguë l’ayant sortie de sa torpeur. Joy ferma les yeux et détourna la tête en entendant pour la énième fois dans la journée son amie hurler.
- “Assez... souffla-t-elle entre deux sanglots. Assez...
- Dis-le Joy! Dis-le moi! criait Felipe en brandissant fièrement la molaire arrachée.
- Assez...” répétait-elle, hébétée.
Felipe soupira et se tourna à nouveau vers Jack pour lui arracher une nouvelle dent, lorsqu’il entendit un gémissement de la part de Joy, quelques mots murmurés inintelligiblement. Il sourit intérieurement et se pencha vers Joy en s’accroupissant.
- “Aurais-tu l’obligeance de me répéter plus fort ce que tu viens de dire?”
Joy leva un regard hagard et hébété vers Felipe, et retenant ses larmes, balaya d’un seul trait d’un seul ce qui lui restait de fierté.
- “Je ne suis personne.” hachura-t-elle sous le sourire tranquille de son bourreau.




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