JOUR 20
La “Rose Noire”
Dans la matinée
- “Jack... Jack, réveille-toi!”
Joy secouait son amie avec vigueur depuis un bon quart d’heure: celle-ci, épuisée par le voyage, les électrochocs et les drogues qu’on leur forçait à avaler, avait de plus en plus de mal à rester lucide et pour pallier à ses envies de pétages de plomb, passait son temps à dormir, dormir toujours et encore, espérant pouvoir récupérer. Joy ne lui en tenait aucune rigueur: elle se sentait épuisée et aurait bien voulu elle aussi passer son temps à dormir, mais elle ne se sentait pas la force de se laisser aller à se reposer. Elle avait trop peur des progrès que ces salopards avaient fait sur elle, de l’avance qu’il prenait sur son esprit, d’autant plus qu’elle ne savait plus à quoi se rattacher.
- “Allez, Jack, debout...” insista-t-elle.
La jeune femme finit par remuer et ouvrit péniblement ses paupières laissant découvrir ses profonds yeux noirs en amande. Ses yeux étaient terriblement cernés et ses joues se creusaient un peu plus chaque jour. Elle émit une sorte de grognement étouffé.
- “Je suis tellement fatiguée Joy...
- Jack, tu ne remarques rien? Le bateau s’est arrêté.”
Jack se redressa totalement, piquée au vif.
- “Quoi? Ils cherchent quelqu’un d’autre? s’enquit-elle.
- Non, je n’en ai pas l’impression. Sinon, ils auraient continué des escales mais ces quinze derniers jours, ils n’ont mouillé nulle part. Je crois qu’on est arrivées.
- Où ça?
- Aucune idée.”
Les deux jeunes femmes tendirent l’oreille, prêtant aux attention aux bruits alentours du port: les coques de bateaux qui s’entrechoquaient, les cris des mouettes, l’odeur de la marée et des poissons ramenés par les pêcheurs. Joy soupira et tira en arrière ses cheveux humides qui collaient à sa peau moite: elle avait chaud.
- “On est descendues vers le Sud... commenta Jack. On doit être quelque part en Amérique Latine...
- Sûrement. La dernière ligne droite.”
Joy observa silencieusement toutes les filles prisonnières avec elles et qui pour la plupart ne s’étaient même pas rendues compte qu’elles étaient arrivées à destination. Ophélie, assise non loin de Joy et de Jack, semblait déconnectée et planait dans une sphère invisible, se balançant d’avant en arrière sans arrêt, comme une folle, ce qui inquiéta Joy. Elle rampa vers la jeune belge.
- “Ophélie? Dis-moi, est-ce que ça va?”
La jeune femme continuait à se balancer sans prêter attention à Joy . Celle-ci alors saisit son menton fermement de la main gauche pour la forcer à la regarder droit dans les yeux.
- “Réponds-moi, bon Dieu!” s’emporta Joy.
Ophélie lui lança un regard dénué de la moindre expression et articula d’une voix rauque ces quatre mots:
- “Je ne suis personne.”
Puis elle continua à se balancer, en sanglotant silencieusement. Joy allait insister quand Jack la prit par le bras et l’attira à elle pour s’asseoir.
- “Laisse tomber Joy. C’est fini pour elle.”
Joy fixa Jack d’un air hagard et désemparé. Elle se sentit prise d’un vertige et d’une nausée atroce: l’échec, le désespoir. L’une d’elles les avait encore lâchées.
Puis un bruit familier attira leur attention: l’ouverture de la trappe au-dessus de leurs têtes. Il y eut un mouvement de terreur et de panique parmi les filles, qui, sachant pertinemment que ce n’était pas l’heure de leur ration quotidienne de pain, craignaient toutes une nouvelle séance d’électrocution. Mais au lieu de cela, Felipe apparut juste accroupi au-dessus de l’ouverture, un sourire aux lèvres, pourvu d’une annonce officielle.
- “Mesdemoiselles, vous allez enfin pouvoir sortir de ce cageot.”
Groupe W, Salle du Conseil
New York
Largo jouait distraitement avec l’un des boutons de sa veste, tout en faisant son possible pour se concentrer sur les cafouillages de Michel Cardignac, qui, depuis leur incartade lors de la réunion de la semaine précédente, avait beaucoup de mal à s’adresser à Largo de sa verve habituelle. Sullivan lança un regard réprobateur à son jeune patron aux traits las et tendus, qu’il avait presque supplié, ce qu’il n’aurait jamais cru faire un jour, pour qu’il n’assiste pas à cette réunion. Plus le temps passait, moins Largo espérait avoir des nouvelles de Joy et plus cela influençait son moral et sa vie quotidienne. On le sentait épuisé et désintéressé par tout. John Sullivan aurait préféré qu’il reste chez lui se reposer, mais voilà, le patron avait décidé de se changer les idées et de reprendre le travail.
- “Michel, pourriez-vous en venir au fait, s’il vous plaît? soupira Largo.
- Et bien, je... Euh... bafouilla-t-il.
- Oui, c’est très intéressant, mais encore? poursuivit-il d’un ton agacé.
- Je crois que ce que Michel essaie de dire, le reprit Sullivan, c’est qu’il a des difficultés à entretenir des pourparlers suivis avec la Société Login Files parce qu’elle fait partie d’un Holding depuis peu.
- Un Holding? Qui en est à la tête? fit Largo.
- Nous l’ignorons encore... se reprit Cardignac. Quelqu’un qui a des parts dans Login Files et dans suffisamment d’autres Sociétés pour s’en constituer des titres sociaux majoritaires sur toutes les sociétés faisant partie du groupement.
- Je vous remercie Michel, je sais encore ce que c’est qu’une société de Holding, trancha sèchement Largo. Il va falloir me résoudre ça rapidement.”
Largo allait poursuivre mais il dut s’arrêter un moment, pris soudain d’une violente migraine. Il se prit la tête dans ses mains et grimaça de douleur, silencieusement. Les membres du Conseil parurent alarmés, enfin à leur façon.
- “Est-ce que ça va Largo? s’enquit Alicia.
- Oui, ça va passer, c’est la fatigue... murmura-t-il d’une voix étouffée par la douleur.
- Largo, vous devriez me déléguer votre travail et consulter un médecin... s’inquiéta Sullivan.
- Ca ira, John, je...”
Largo n’eut pas l’occasion de terminer sa phrase car Simon débarqua en pleine réunion, ouvrant en grand les deux battants de la porte, d’un air agité. Son regard d’un noir profond semblait enfiévré et brillait d’excitation.
- “Largo, les flics ont du nouveau!” annonça-t-il presque en criant.
Aussitôt, la migraine de Largo s’évanouit et il sauta quasiment hors de sa chaise pour rejoindre Simon en courant hors de la salle du Conseil.
Queens, Ellison Park
Heure du déjeuner
Allison, Knees et Noromo, les uns les autres installés, avachis, vautrés sur une vieille table de pique-nique bancale et rongée par les mites du petit bois d’Ellison Park, s’empiffraient de sandwichs dégotés Dieu sait où et dont ils se délectaient, particulièrement voraces.
- “Putain! Ca fait du bien... articula Noromo, la bouche pleine.
- La fin de quarante-huit heures de jeun... approuva Knees. Mais tout ça, c’est de ta putain de faute Noromo! Si tu ne t’étais pas amusé à te friter avec cette bande de skins, au lieu de se cacher, on aurait pu aller au foyer, comme d’hab.’!
- M’emmerde pas avec ça! J’ai déjà dit à son altesse sérénissime que j’étais sincèrement désolé... On enchaîne maintenant. Et on parle d’autre chose!”
Noromo acquiesça d’un signe de tête et Knees, d’un sourire vicieux, lui donna un coup de coude.
- “Et si on remettait le couvert, sur Winch?” proposa-t-elle.
Allison sentit son cœur se serrer. Ils allaient encore parler de “ça”. Noromo se mit lui aussi à gronder.
- “Ah non! Tu me gonfles avec tes histoires de midinettes! rétorqua-t-il. On s’en fout de sa vie à ce type! C’est pas parce que les journaux que tu chipes sur les paliers des braves gens en parlent qu’on doit forcément s’y intéresser...
- Oh mais moi je trouve cette histoire tellement triste...
- C’est surtout triste pour la pauvre fille qui a disparue... Elle doit être probablement crevée, dans un coin... On aura camouflé son cadavre Dieu sait où...”
Allison ne put s’empêcher de frissonner. Depuis la disparition de Joy Arden, car c’était son nom, Largo Winch faisait tout son possible pour la retrouver, si bien qu’elle entendait parler de cette histoire sans arrêt, ce qui ne l’arrangeait pas du tout pour l’oublier.
- “T’es dur Noromo! Si c’était ta petite-amie, toi aussi tu ferais tout pour la retrouver, tu n’abandonnerais pas!
- Mais c’est pas sa petite-amie! grincha Noromo. C’est sa garde du corps! Avec toutes les jolies nanas, mannequins, actrices et compagnie qu’il se lève sans arrêt, comment veux-tu qu’il soit attiré par un pitbull chargé de sa sécurité?
- T’exagères, elle est super jolie! Et puis s’il ne l’aimait pas, il aurait abandonné. Moi, je te le dis: parole de Knees, ce mec est amoureux!”
Noromo étouffa un grognement ironique et donna un coup de coude à Allison.
- “Hey, Ally, t’en penses quoi? demanda-t-il.
- Je m’appelle Allison, dévia-t-elle.
- Bon, ok, Allison, t’en penses quoi? insista-t-il.
- Rien du tout, je m’en fiche de Largo Winch, mentit-elle.
- Ben t’as tort ma belle! intervint Knees. C’est grâce à lui qu’on a un toit au-dessus de nos petites têtes... C’est à lui qu’appartient la baraque de Kensington, ainsi que tout un tas d’autres. Il a été vagabond ce mec. Il est cool.
- Que ce richard joue les samaritains pour passer le temps, c’est pas notre problème, Knees. Il fait ça pour soulager sa conscience, comme tous les riches. C’est pareil pour ses efforts pour retrouver sa garde du corps: en fait, il s’en fiche de cette fille. Mais il culpabilise parce qu’à tous les coups elle a été butée parce qu’elle assurait sa protection.
- Quelle perfidie! rétorqua Knees. Tu ne les connais pas!
- Toi non plus. Et crois-moi, dans le milieu de la Haute Finance, y a pas de place pour les sentiments! Hey! Allison? Allison, tu vas où?”
Allison, ne répondit rien et, ne supportant plus de les entendre sans arrêt parler de Joy Arden et de Largo Winch, jeta ce qu’il restait de l’emballage de son sandwich et s’en alla, sans dire quoi que ce soit à ses deux amis, éprouvant le besoin de tirer ses idées au clair. Elle aurait bien aimé aller voir les flics pour leur dire qu’elle savait ce qu’il était arrivé à Joy et qui en était responsable. Mais elle avait peur de se faire arrêter. Elle aurait pu aussi aller parler directement avec Largo Winch, mais il n’était pas le genre d’homme avec lequel on pouvait obtenir audience aussi facilement, et de toute façon, lui aussi appellerait les flics en la voyant. Non, il n’y avait aucune issue. Espérons qu’il trouverait par lui-même la vérité.
Groupe W, penthouse
Au même moment
Largo, suivi de très près par Simon, débarqua vivement et alerte dans son appartement, où l’attendaient patiemment les inspecteurs Kolchak et Sorenson. Largo remercia d’un signe de tête sa secrétaire Gabriella pour leur avoir tenu compagnie, puis il traversa la pièce comme une flèche et alla saluer les deux policiers.
- “Bonjour... fit-il en leur serrant la main avec anxiété.
- Bonjour Mr Winch, dit Sorenson d’un air grave. Nous n’avons malheureusement pas de très bonne nouvelle concernant votre amie Joy Arden.”
Le cœur de Largo manque un battement. De l’espoir, le jeune milliardaire replongea aussitôt dans les méandres de l’angoisse. Mais il voulait savoir, l’attente était ce qui lui coûtait le plus.
- “Dites-moi.”
Kolchak et Sorenson se consultèrent du regard. Comme le premier était plus âgé et avait plus d’expérience, il entreprit d’annoncer la mauvaise nouvelle à Largo.
- “Voilà... Ce sont nos collègues des stupéfiants qui nous ont alertés... Ils enquêtaient en collaboration avec le FBI sur les prises de drogues au New Jersey, le mois dernier.
- Oui, j’ai entendu parler de cette affaire... acquiesça Largo. Le baron de la drogue argentin dont personne ne connaît l’identité?
- Tout à fait. Les stups ont remonté leur filière jusqu’à New York où apparemment opérait l’un des bras droit de ce Baron, et ils ont perquisitionné un entrepôt qui devait leur servir à entreposer la drogue. Ils y ont retrouvé cinquante kilos de cocaïne, signe qu’ils ont dû plier bagages précipitamment. Et ils ont aussi trouvé au fond de l’entrepôt une pièce, fermée à l’aide de cadenas, qui servait apparemment à garder des personnes prisonnières. L’endroit a été inspecté de fond en comble et la police scientifique a retrouvé quelques traces de gouttes de sang.”
Largo accusa la masse d’informations difficilement, et déglutit péniblement, se doutant de l’identité de la personne à qui appartenait ce sang.
- “Les analyses d’ADN ont révélé que ce sang appartenait à mademoiselle Arden.” conclut gravement Kolchak.
Largo se dirigea en silence vers son fauteuil et s’y laissa tomber.
- “Et quelles sont vos conclusions, inspecteur? articula Simon à la place de Largo, trop dérouté pour pouvoir dire quoi que ce soit.
- Mlle Arden a probablement été retenue prisonnière par ces trafiquants qui ont dû la tuer, reprit Sorenson. L’entrepôt était situé près du port, ils ont dû se débarrasser de son corps dans l’East River, nous allons lancer une opération de récupération, nous allons drainer la rivière mais ça m’étonnerait qu’on la retrouve...
- Et la mort de Crystal Myrtle? le coupa Largo, ne supportant plus le discours fataliste de l’inspecteur.
- Sa mort n’a rien à voir avec celle de Mlle Arden, répliqua Kolchak. Nous avons reconstitué les événements d’après les témoignages des voisins et la scène du crime. Il y a apparemment eu une dispute entre Mme Myrtle et sa fille, les objets retrouvés éparpillés sur le sol près du corps et qu’elle lui avait lancé au visage contenaient les empreintes d’Allison. Nous la recherchons toujours pour entendre sa version, mais nous pensons à un homicide involontaire qui n’a aucun rapport avec la mort de votre garde du corps.
- Avec sa disparition!” rectifia sèchement Largo.
Les deux inspecteurs se regardèrent, gênés.
- “Écoutez, nous comprenons que cette situation peut vous paraître difficile... commença Sorenson.
- Non, vous ne comprenez rien! rétorqua Largo en colère.
- Il a raison... intervint Simon, volant au secours de son ami. Vous ne trouvez pas qu’il y a un peu trop de blancs dans votre histoire?
- Comme quoi par exemple? fit Kolchak.
- Comme le lien entre Crystal et Joy? s’enflamma Simon. Pourquoi cette femme a-t-elle appelé notre amie juste avant sa disparition? Que savait-elle que nous ignorons tous?
- Ces deux événements ne sont pas liés... dit Sorenson. Ce sont de toute évidence des coïncidences...
- Si les coïncidences n’étaient que des coïncidences, pourquoi les remarquerions-nous autant? répliqua Simon.
- Et puis ça ne tient pas debout, votre histoire de trafiquants de drogue! poursuivit Largo. Pourquoi auraient-ils enlevé Joy et faite prisonnière dans leur entrepôt, pour ensuite la tuer?
- Elle a dû découvrir leur trafic... suggéra Sorenson.
- Ah oui? Et comment? Le FBI court après ces trafiquants depuis des années et Joy aurait levé le voile sur toutes leurs manigances par hasard? fit Simon, sceptique. Qui plus est sans prévenir personne?”
Sorenson allait lui répondre quand Kolchak le stoppa d’un signe discret.
- “Écoutez, vous n’acceptez pas la mort de votre amie, j’en suis désolé pour vous, mais vous vous bercez d’illusions. Elle est morte, d’accord? Il va bien falloir l’admettre un jour. Pour notre part, l’affaire est classée.
- Alors dans ce cas, partez! dit froidement Largo. Vous n’êtes plus les bienvenus ici.”
Kolchak soupira et se dirigea vers la sortie, en compagnie de Sorenson. Avant de franchir le seuil de la porte, il jeta un dernier coup d’œil vers Largo et Simon.
- “Vous êtes aveugles.” lâcha-t-il avant de disparaître.
La casa peligrosa, Los Enceados, Argentine
La nuit tombée
Un homme empoigna Joy par les épaules et pointa le canon de revolver sur sa tempe.
- “Si tienes ganas de morir, haces solo uno ademan y sera un plaser de matarte...” (Si tu veux mourir, tu fais un seul geste et ce sera un plaisir de te tuer...) lui sussura-t-il à l’oreille.
Joy acquiesça en silence. Une heure plus tôt, les hommes de Felipe avaient commencé à emmener les filles les unes après les autres, par petits groupes de cinq ou six, séparément, dans des vans qu’ils s’étaient procurés, par souci de sécurité et pour parer à toute tentative de fuite des filles. Chaque convoi était surveillé par le double des gardes et il leur était impossible de faire le moindre mouvement de travers. Naturellement, Joy faisait l’objet d’une attention particulière. Celle-ci avait bien songé à essayer de s’enfuir, alors que ses geôliers l’acheminaient du bateau au van, mais elle savait avoir peu de chances de réussir et elle ne voulait pas abandonner Jack, ni aucune des autres filles. Elle se laissa donc faire et ils parvinrent à destination.
Les yeux bandés pendant tout le voyage et les mains solidement attachées dans le dos, elle huma tout de même avec plaisir l’air et la chaleur ambiants, la satisfaction de retrouver enfin l’extérieur. Pendant leur trajet, les routes avaient été sinueuses et cabossées, ce qui signifiait qu’ils devaient se trouver dans un recoin paumé de la planète où peu de gens se risquaient. Pendant le trajet, le van s’était arrêté, à cause d’un petit accident d’un vieil homme dont le pick-up s’était encastré dans un pied de poule profond au beau milieu de la route. Le vieil homme parlait espagnol, avec un fort accent argentin, ce qui confirmait l’endroit où Joy pensait se trouver. Jack, en entendant une personne extérieure, crut bon de se mettre à crier, mais tout ce qu’elle obtint fut un coup de crosse de fusil dans les côtes et les rires du vieil homme, qui apparemment connaissait très bien Felipe.
“La mercancia esta ruidosa, este año...” (La marchandise est bruyante, cette année...) avait-il commenté simplement.
Joy avait compris que même si elle arrivait à s’arracher aux griffes de Felipe et de ses hommes, elle ne trouverait aucun refuge dans ce patelin, impliqué dans leurs combines. La colère montait en elle et elle bouillonnait. Elle ne savait plus quoi faire et ça la rendait furieuse contre elle-même. Qu’aurait dit son père en la voyant se débrouiller aussi mal face à cette situation? Elle l’aurait probablement encore déçu.
- “De prisa!” (Dépêche-toi!) gronda l’homme qui se chargeait de conduire Joy, toujours les yeux bandés, vers l’entrée de la luxueuse villa qui serait désormais leur nouvelle demeure.
Joy accéléra la cadence, se fiant à ses sens auditifs. Elle perçut bientôt le grincement de la grille d’entrée et le clapotis tranquille d’une petite fontaine à l’entrée de la demeure dont elle devinait, sans pouvoir la voir, la grande taille. Elle sentit rapidement les odeurs exotiques des fleurs jonchées par dizaines dans le jardin et comprit rapidement, une fois à l’intérieur de la villa, en foulant le sol en marbre, que leur nouvelle cage serait dorée.
On les fit monter, elle et les autres prisonnières, au troisième étage, où elles furent séparées en deux groupes. Le groupe de Joy fut stoppé devant une chambre dans laquelle on les poussa brutalement.
- “Ce sera chez vous maintenant, déclara Felipe. Lavez-vous et dormez.”
Puis la porte se claqua brusquement derrière elles et Joy entendit une sorte de bip, signe que la porte devait se fermer par une serrure électromagnétique. Perdue dans le noir, toujours les yeux bandés et les mains attachées, elle parvint tout de même à situer les présences de deux filles qui se trouvaient dans la même pièce qu’elle. Elle s’approcha de l’une d’elles.
- “C’est toi Joy?” résonna la voix familière de Jack.
Joy sourit dans le noir.
- “Oui... dit-elle. Approche-toi de moi, je vais te détacher.”
Non sans certaine difficulté, Joy parvint à défaire les liens retenant les poignets de son amie, qui aussitôt retira le bandeau qui lui masquait la vue et alla trouver l’interrupteur de la chambre. La lumière inonda la pièce, ce qui parut effrayer la troisième fille présente avec eux qui fit un mouvement brusque.
- “C’est Ophélie.” expliqua Jack tout en détachant Joy à son tour.
Une fois les mains libres, Joy également son bandeau et fut éblouie par la lumière forte régnant dans la pièce. Elle plissa les yeux pour s’y habituer et finit par repérer une lampe de chevet qu’elle alluma avant d’éteindre le lustre de la chambre, pour avoir une lumière plus douce. Ses yeux finirent par s’accoutumer à la clarté tandis que Jack finissait de détacher Ophélie. Celle-ci alla aussitôt se camoufler dans un coin de la chambre en sanglotant.
- “La pauvre... Elle a peur... murmura Jack. Elle a déjà bien disjoncté et changer d’environnement, ça ne doit pas l’aider...”
Joy ne répondit rien et examina la chambre: vaste, luxueuse comme elle l’avait imaginée. Elle se dirigea vers la fenêtre et tira les rideaux, examinant l’extérieur, bondé de gardes. Tout autour de la villa se trouvait un immense parc, fondu dans un petit bois en son fond et bien masqué de l’extérieur. Tout le tour du terrain était entouré de hautes grilles sous électricité.
- “On peut sortir par la fenêtre?” demanda Jack.
Pour toute réponse, Joy se dirigea dans la salle de bain, communicante par une porte, et chercha un petit miroir servant aux retouches de maquillage. Elle ouvrit la fenêtre et plaça le miroir sur le rebord. Bientôt apparurent à la surface de la glace de petits rayons lumineux rouges. Elle soupira et rangea le miroir.
- “Non, si on fourre notre nez un centimètre de trop à l’extérieur, une alarme s’enclenchera aussitôt.
- A la CIA on ne t’a pas appris à déconnecter ce genre d’alarme?”
Joy ne répondit pas et fit glisser ses doigts contre la tapisserie, espérant trouver dans l’une des irrégularités du mur le système alimentant les lasers, mais elle fut bredouille.
- “Je ne sais pas... Je pourrais peut-être si je retrouvais la source du système... marmonna-t-elle. Mais moi, j’étais tireuse d’élite à l’Agence. Le bricolage c’était pas mon fort. Par contre je connais un mec du KGB très doué qui pourrait nous faire ça les yeux fermés...”
En entendant le mot “KGB”, Jack eut une grimace.
- “Arrête, tu me donnes la migraine.”
Joy esquissa un sourire, le premier depuis longtemps.
- “Oui, à moi aussi Kerensky m’a toujours donné la migraine...
- Il n’a pas de prénom, ton Kerensky? s’interrogea Jack.
- Non.” répondit Joy d’un sourire tranquille.
Son sourire disparut bientôt en voyant Ophélie lancer vers elles un regard halluciné. Joy s’approcha d’elle et s’assit à ses côtés. Elle passa affectueusement sa main dans ses cheveux.
- “Hey... Tu ne nous reconnais pas Jack et moi? Tu ne dois pas avoir peur de nous...”
Ophélie hocha vivement la tête mais elle ne répondit rien. Jack s’approcha d’elles.
- “Joy, c’est quoi ici à ton avis?”
L’ex agent de la CIA soupira.
- “Un futur bordel pour des membres d’une organisation criminelle qui ont besoin d’une discrétion la plus totale... répondit-elle de la voix la moins froide et cynique qu’elle put trouver.
- Et personne ne viendra nous aider, hein?”
Joy détourna les yeux et se concentra sur la pauvre Ophélie.
- “Viens, on va l’aider à se mettre au lit. Elle a besoin de repos. Pas vrai Ophélie?”
Pour toute réponse, Ophélie regarda Joy droit dans les yeux d’un air froid et serein à la fois.
- “Je ne suis personne.” expliqua-t-elle d’un ton dénué de la moindre émotion.