Les pastilles



JOUR 13

La “Rose Noire”
Dans la matinée

Joy, assise contre la paroi du bateau, observait en silence ses “collègues de bagne”. Toutes étaient paumées, et une bonne partie d’entre elles avaient disjoncté. Treize jours qu’elle était là. Treize jours d’un interminable voyage. Et pour quelle destination? Allaient-elles enfin arriver à bon port? Où allaient-ils continuer à voyager pour “recruter” de nouvelles filles? Joy grimaça de dégoût en pensant à toutes ces pauvres filles, bloquées là depuis des semaines, qui avaient perdu toute trace de leurs âmes d’antan. Ophélie, qui s’était isolée dans une partie sombre de la cale, était chaque jour de plus en plus atteinte par le traitement aux électrochocs et commençait tout doucement à dérailler. Joy sentait que pour elle et Jack, ce serait bientôt le cas.
Jack...
Joy malaxa son épaule douloureuse: ce matin là, un peu plus d’une heure plus tôt, les hommes de Felipe étaient encore venus la chercher. Mais cette fois-ci, Joy s’était battue pour les empêcher. Elle savait que cela ne servait à rien, mais elle avait mauvaise conscience à la laisser partir quasiment tous les jours dans leur chambre de torture, sans bouger d’un cil. Jack la suppliait à chaque fois de ne rien faire, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. C’était dans sa nature de protéger ceux qu’elle aimait, sûrement depuis son expérience de garde du corps avec Largo.
Elle esquissa un sourire, se disant que sa remarque intérieure était révélatrice de ce à quoi elle songeait sans oser se l’avouer, de ce qu’elle ressentait: la fin de l’espoir. Elle parlait de son travail au Groupe W comme appartenant au passé, comme d’un souvenir. Mais si elle voulait s’accrocher, elle devait au contraire se persuader que c’était toujours le présent et qu’elle allait revenir près de Largo. Largo, Simon et Kerensky. Ses amis, ses frères et tellement plus en même temps. Elle se sentait prête à fondre en larmes quand elle sentit un regard peser sur elle. C’était Ophélie qui l’observait, elle en était persuadée, même si cette dernière était blottie dans le noir. Joy s’approcha d’elle en rampant silencieusement. La jeune femme eut un mouvement de recul, mais elle ne s’enfuit pas.
- “Alors? On m’espionne?”
La jeune femme, dont Joy avait appris qu’elle était belge, ne prononça pas un mot.
- “Dis... Tu parles anglais au moins?”
Ophélie hocha la tête.
- “Oui... J’ai peur.”
Joy eut presque un mouvement de sursaut. Ophélie parlait très peu depuis qu’elle la connaissait. Elle était vraiment stupéfaite de la voir exprimer d’une manière aussi claire un sentiment aussi simple, profond et pur à la fois dans l’état de déraillement dans lequel elle se trouvait.
- “Je sais, Ophélie. On a toutes peur.
- Peur... Joy... Joy a peur...”
La jeune femme plongea son regard noisette brillant d’une lueur de douleur dans celui d’Ophélie.
- “Tu as raison... Je suis peut-être plus fragile que ce que j’ai l’air... Il faut que tu te battes Ophélie. Ils n’ont pas encore réussi à t’enlever la flamme qui brûle au fond de toi.”
Ophélie prit peur soudain et se mit à crier. Puis elle se releva avec difficulté et courut se cacher dans un coin de la cale opposé à celui où se trouvait Joy. La garde du corps eut une boule d’angoisse au fond de sa poitrine: et si bientôt elle réagissait comme Ophélie? Elle soupira, se remémorant encore de l’atroce douleur qu’elle ressentait lors des séances d’électrochocs et dut fermer les yeux pour empêcher de couler les larmes qui lui montaient au visage. Résister ou servir. Résister ou servir... se répétait-elle sans arrêt.


“Casa peligrosa”, Los Enceados, quelque part en Argentine
Au même moment

- “Dêpéchez-vous, dépêchez-vous! s’exclamait Youri. Monsieur Cordoba est arrivé, il ne doit voir aucun ouvrier, ni domestique pendant sa visite!”
Sous les adjudications de Youri, la poignée d’employés qui s’affairaient dans la Casa Peligrosa s’éparpilla comme une volée de moineaux effrayés par un quelconque brusque mouvement. Une fois seul, Youri arrangea une dernière fois un bouquet de fleurs disposées savamment dans un magnifique vase très ancien qui trônait sur l’autel du hall d’entrée de la somptueuse villa. Bientôt, la sonnerie de la demeure retentit et Youri, prenant une grande respiration, alla ouvrir la porte, non sans une certaine appréhension: en effet, cela faisait la troisième fois qu’il était obligé de superviser la rénovation complète de la Casa pour satisfaire aux souhaits de Mr Cordoba et il sentait que si cette fois-ci cela ne lui plaisait pas, il aurait de gros “ennuis”.
Cesare Cordoba entra à l’intérieur de la luxueuse villa sans lancer un seul regard vers Youri, pour lui signifier son insignifiance, et d’un mouvement d’épaules, il retira sa veste en lin, très classe, la tendant négligemment du bout des doigts à son subordonné. Youri la saisit aussitôt et suivit Cordoba qui jeta un coup d’œil panoramique aux miracles que les travaux de rénovation avaient produit sur cette ancienne demeure coloniale qu’il avait achetée pour une bouchée de pain en vue de faire plaisir à ses “amis” de la Commission Adriatique. Après avoir examiné minutieusement le salon, il tourna vers Youri une mine satisfaite.
- “Tu vois quand tu veux Youri, tu peux faire quelque chose de bien... sourit-il.
- Je n’ai fait que superviser les travaux Mr Cordoba... s’empressa-t-il d’expliquer. Je ne suis qu’un aide-soignant.
- Je sais, je sais... En parlant de médecine, ma cargaison de ces petites pilules vertes est arrivée?
- Non, Mr Cordoba. Vous savez que depuis la découverte de votre réseau au New Jersey par le FBI vos cargaisons en provenance des USA ont quelques problèmes à nous parvenir. La cargaison aura du retard.”
Le vieil homme d’une soixantaine d’années, bien qu’en pleine forme, au visage marqué par les années, lança un regard vif et outragé au jeune Youri.
- “Je ne suis pas sûr de pouvoir tolérer un quelconque retard, Youri.
- Felipe arrivera bientôt avec la nouvelle “marchandise”. Il a un stock de pilules conséquent avec lui pour pouvoir travailler à leur endoctrinement pendant le trajet. Il lui en restera suffisamment à son arrivée pour pallier au retard de la livraison.”
Cordoba parut intéressé par les propos de Youri.
- “Felipe a déjà commencé l’endoctrinement? demanda-t-il.
- Oui, Mr Cordoba. C’est une idée à moi. Je lui ai expliqué la démarche à suivre, la création de chocs psychologiques accompagnés de la prise quotidienne des pilules. Nous nous sommes dits qu’ainsi la marchandise serait prête beaucoup plus tôt pour l’arrivée de vos amis de la Commission.”
Cordoba eut un regard rieur et esquissa un large sourire. Il prit Youri par l’épaule.
- “J’aime beaucoup ce genre d’initiative, Youri. Je suis certain que mes amis seront ravis de pouvoir prendre leurs vacances plus tôt. Nous avons eu une année difficile, un peu de détente leur fera le plus grand bien.
- Je comprend... Vous leur offrez tous les ans des séjours agréables.
- Mais c’est en partie grâce aux charmantes hôtesses que tu endoctrines pour nous. Tu nous offres confort et sécurité, je suis vraiment très content de toi, Youri. Je pense que tu mérites un bonus.
- Merci Mr Cordoba.
- C’est tout naturel.”
Puis Cordoba claqua des mains pour appeler son garde du corps. Youri comprit aussitôt que le vieil homme était sur le départ et il lui rendit sa veste qu’il l’aida à enfiler.
- “Youri, la nouvelle maison des filles me plaît beaucoup. Je suis sûr qu’elles s’y sentiront bien, c’est de l’excellent travail. J’ai à présent plusieurs affaires urgentes à régler. Je chargerai donc Felipe de la direction de ce projet à partir de son arrivée à Los Enceados. Il a mon entière confiance et tu devras donc faire tout ce qu’il te demande.
- C’est compris.
- Bien. Nous ne nous reverrons pas avant l’ouverture, alors bonne chance, Youri. Je compte beaucoup sur toi.
- Je ne vous décevrai pas.”
Cordoba hocha la tête et il quitta la Casa Peligrosa, accompagné de très près par son garde du corps.


Groupe W, salle du Conseil
Début d’après-midi

Largo, tout en écoutant patiemment les jérémiades d’Alicia Delferril et de Michel Cardignac qui se disputaient au sujet d’un contrat qu’ils voulaient tous les deux décrocher chacun à leur compte, regarda sa montre qui marquait déjà trois heures un quart. Il aurait dû rejoindre Kerensky et Simon au bunker depuis un long moment déjà.
- “Largo...? Largo, on ne vous ennuie pas trop j’espère? soupira Alicia.
- Pas du tout, Alicia, mais dois-je vous rappeler que malgré les frictions qui peuvent exister entre vous et Michel vous faites tous deux partie d’une seule et même équipe? Vous devriez dépasser le stade des querelles niveau maternelle, donnez l’exemple à nos employés.
- Parce que vous croyez être un bon exemple peut-être? grinça Cardignac, trop content de pouvoir saisir au vol cette perche que Largo lui tendait. Je pourrais compter sur les doigts d’une seule main le nombre d’heures que vous passez à travailler pour le bien du Groupe depuis que cette Arden ne donne plus de nouvelles.
- Je suis très inquiet du sort de Mademoiselle Arden, rétorqua sèchement Largo. Pas vous peut-être?
- Ca fait treize jours qu’elle a disparu. Elle doit être morte à présent.”
Largo ne fit pas un seul mouvement. Il regarda Michel droit dans les yeux, fixement, intensément, pendant un très long instant sans dire un seul mot ni esquisser le moindre geste. Si le Président de la Winchairlines avait fait une pareille remarque une semaine plus tôt, Largo lui aurait sauté dessus pour lui casser la figure. Mais voilà, treize jours avaient passé et le jeune milliardaire commençait sérieusement lui aussi à croire que son amie était morte et qu’il ne la reverrait plus jamais. C’est pourquoi, au lieu de réagir avec fureur en homme déterminé qu’il était, il se contentait de regarder Cardignac du blanc des yeux, une boule d’angoisse dans la gorge.
Michel quant à lui n’en menait pas large. Il était quelqu’un d’assez perfide et avait lancé cette remarque dans le but de déstabiliser Largo et de lui faire avoir un de ces comportements imprévisibles d’aventurier dont il se serait targué plus tard pour pouvoir s’en plaindre, mais sans le vouloir, il avait vraiment touché son patron, il l’avait touché dans ce qu’il avait de plus profond et de plus douloureux en lui. Devant la mine déconfite de Largo et son regard de petit garçon perdu, il eut presque envie pendant un instant de s’excuser, mais le jeune homme ne lui en laissa pas le temps.
- “Bien... Je crois que nous n’avons plus rien à ajouter. La réunion est close, à mercredi prochain.”
Largo se leva et quitta la salle du Conseil sans un regard vers ses collaborateurs qui se dévisagèrent étrangement, soudain pris d’un certain malaise.
- “Bien joué Michel...” put seulement articuler Alicia avant de ramasser ses dossiers dans son attaché-case.
John Sullivan, quant à lui, se rua hors de la salle du Conseil pour courir après son jeune patron. Il l’interpella au beau milieu du couloir, alors qu’il était planté devant l’ascenseur, bras croisés, l’air songeur. En s’entendant appeler par son bras droit, Largo tourna la tête vers lui mais ne bougea pas d’un cil. Celui-ci le rejoignit aussi vite qu’il put.
- “Largo...
- Qu’y a-t-il John?
- Je m’inquiète pour vous, Largo.” expliqua brièvement l’homme d’affaires.
Largo détourna les yeux et soupira.
- “Il n’y a aucune raison John. Je suis un peu fatigué et découragé, c’est tout. Ca ira.”
Sullivan regarda son patron, sceptique.
- “Il ne pensait pas vraiment ce qu’il a dit. Personne ne pense que Joy... Enfin qu’elle... hésita-t-il. Qu’elle soit...
- Morte? compléta Largo.
- Nous espérons tous la retrouver saine et sauve et je vous soutiendrai face au Conseil le temps que vous nous la rameniez.
- Merci John.”
Sullivan allait rajouter quelque chose mais Largo ne lui en laissa pas le temps puisqu’il s’engouffra à l’intérieur de l’ascenseur dont les portes se refermèrent sur son visage fermé et triste. Quelques minutes plus tard, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent au sous-sol menant au QG de l’Intel Unit. Largo sortit sa carte d’accès pour entrer au bunker, mais au moment de l’insérer dans la fente de la serrure high tech contrôlant l’ouverture, il hésita, fermant les yeux pour tenter de chasser ses pensées négatives. La dernière chose dont il avait envie, c’était d’entrer là-dedans, de voir la place vide du bureau de Joy et d’entendre Simon et Kerensky sortir leur éternelle rengaine du “on n’a rien trouvé pour l’instant”. Il se frotta le visage et rangea sa carte, prêt à faire demi-tour quand il croisa Simon qui débarquait à son tour de l’ascenseur, des gobelets de cappuccino à la main. Il stoppa en voyant son ami.
- “Salut Larg’! Alors, cette réunion? demanda-t-il sans l’once d’un enthousiasme.
- Comme d’habitude. Je venais pour...”
Largo n’alla pas au bout de sa phrase. Simon baissa la tête.
- “On n’a toujours rien.” fit simplement le suisse.
Le jeune milliardaire acquiesça, il s’en doutait.
- “Bon, je vais retourner travailler alors...
- Largo, tu ne veux pas rester avec nous? J’ai assez de cappuccinos pour trois.
- Non, merci Simon.”
Largo délaissa son ami et appela l’ascenseur en appuyant sur le bouton. Simon soupira et le rejoignit.
- “Ca va toi? demanda-t-il.
- Pourquoi tout le monde me demande ça? tenta de sourire Largo.
- Peut-être parce que tu fais une tête de déterré.
- T’en fais pas Simon, je ne me tape pas encore la tête contre les murs, je contrôle. Elle me manque, c’est vrai, mais je n’ai pas encore renoncé à la retrouver en vie. Ca ira, tu sais.”
L’ascenseur arriva enfin au sous-sol et Largo allait s’engouffrer à l’intérieur quand Simon le retint par le bras.
- “Hey Larg’... C’est sympa de faire le fort pour que je m’inquiète pas encore plus que je ne le suis déjà... Mais t’es le pire acteur que j’ai jamais vu.”
Largo sourit, puis éclata de rire nerveusement. Il ne répondit rien à Simon et s’enferma dans l’ascenseur toujours en riant. Mais bientôt, alors qu’il montait vers le soixante-deuxième étage, son rire se transforma en rictus grimaçant, et il se laissa tomber sur le sol, étouffant ses larmes.


La “Rose Noire”
16h56

- “Non! Non! Lâchez-moi! Laissez-moi tranquille!” criait encore Joy en se débattant alors que deux de ses geôliers la tenaient fermement par les bras pour l’emmener dans la “Camarote de les Pastillas” (la cabine des pastilles), là où chacune des filles passaient aux électrochocs. Elle savait qu’elle ne pourrait qu’y passer, mais sa fierté et son orgueil lui commandaient de tout faire pour leur rendre la vie dure. Mais en réalité, elle était morte de trouille à l’idée de retourner là-dedans et de souffrir encore. Ses gardes la retenaient aussi bien qu’ils pouvaient, en l’injuriant et en la frappant pour la tenir tranquille mais rien n’y faisait, elle se démenait encore plus.
- “La chingada puerca! (l’enfoirée de garce) râlait l’un d’entre eux.
- Sera menos coriacea luego las pastillas!” (elle sera moins coriace après les pastilles) répondit l’autre en ricanant.
Le deuxième garde répondit à son rire et resserrèrent leur étreinte en arrivant à la Camarote de les pastillas où les attendait Felipe. Celui-ci les accueillit avec un grand sourire: la forte personnalité de Joy l’avait impressionné dès le départ et il prenait un malin plaisir sadique à la voir subir la douleur et l’humiliation sans pouvoir rien faire. C’était d’autant plus amusant quand il savait que de l’autre côté de l’Océan Atlantique, l’homme le plus puissant du monde remuait ciel et terre pour la retrouver, et que lui, seul, parvenait à la maintenir sous son joug et à empêcher qui que ce soit de découvrir le moindre début de piste quant à son enlèvement. Il aimait assister à la séance d’électrochocs de Joy, ce qu’il ne faisait pas pour les autres filles, mais elle était différente. Elle était comme une sorte d’invitée de marque.
- “Acerquela a mi!” (approchez-la de moi) ordonna-t-il à ses deux gardes.
Les gorilles firent de leur mieux pour emmener Joy vers Felipe car celle-ci continuait à hurler et à leur donner des coups. Finalement, à bout de patience, l’un d’eux la saisit par la nuque, prêt à la lui briser si elle faisait le moindre geste brusque. Joy dut rester tranquille et immobilisée, regardant venir Felipe de son sourire suffisant.
- “Je suis sûr que tu dois te sentir plus bas que terre, chica. Être dominée ainsi par un homme comme moi que tu méprises tant... C’est ça le plus drôle avec les américaines: elles se croient les plus fortes. Au début.”
Pour toute réponse, Joy lui cracha à la figure. Felipe s’essuya, le sourire ne quittant pas son visage.
- “Tu as pris de mauvaises habitudes, chica. Je crois t’avoir trop gâtée. Aujourd’hui, tu auras deux heures de séance avec les petites pastilles, au lieu d’une.”
Puis il caressa le contour de son visage.
- “Tu es magnifique. Si ce n’était pas formellement interdit par el señor Cordoba, nous aurions pu beaucoup nous amuser tous les deux...”
Puis il claqua les doigts et les deux gorilles allongèrent Joy de force sur une sorte de longue table en fer sur laquelle ils la sanglèrent très serrée. Puis ils quittèrent la cabine, laissant le bourreau disposer les électrodes sur le corps de Joy, devant le sourire satisfait de Felipe qui s’assit juste derrière elle, de façon à pouvoir lui parler tout près de l’oreille sans qu’elle n’arrive à le voir, ce qui la déstabiliserait encore plus. Profitant qu’elle était attachée et qu’elle ne pouvait plus faire le moindre mouvement vers lui, Felipe commença à passer ses doigts dans ses cheveux.
- “Tu verras chica, pour l’instant tu me détestes, et c’est normal. Mais grâce à ces petites pastilles, bientôt tu seras prête à tout pour moi...
- Allez brûler en enfer! rétorqua-t-elle tout en tremblant de peur au contact froid des électrodes sur sa peau.
- Tu ne devrais pas être si fière, petite Joy. C’est un de tes traits de caractère qui disparaîtra bientôt. Quand on en aura fini avec toi, même si Winch te retrouvait, tu serais incapable de le reconnaître. Nous allons détruire tes pensées cohérentes et tu nous appartiendras.
- Vous n’avez pas d’âme... hachura-t-elle.
- Peut-être. Mais après ta séance de pastilles, tu ne devrais même plus avoir la force de t’en rappeler.”
Felipe éclata de rire et fit signe au bourreau de commencer. Lorsque sous la première décharge, Joy poussa un cri, son rire s’accentua plus encore.


Queens, Across Street
A la nuit tombée

Knees, bras croisés contre sa poitrine, boudait, en marchant près d’Allison. Celle-ci, commençant à s’impatienter, s’arrêta brusquement, son regard lançant des éclairs vers son amie.
- “C’est quoi ton problème Knees? l’agressa-t-elle.
- Mon problème? C’est toi mon problème, sœurette! T’es une fille sinistre!
- Tu ne vas pas remettre ça... se lassa Allison.
- Bien sûr que je vais remettre ça! s’enflamma aussitôt Knees. Tu sais que t’es pas le nombril du monde! Ok, je veux bien admettre que pour te retrouver de la douce chaleur d’un foyer à la rue t’as dû vivre des trucs pas drôles, mais c’est pas une raison pour te comporter en chieuse! Tu m’as fait honte, moi devant mes potes! Et quand on est au foyer tu décoches pas un seul mot à personne, d’ailleurs c’est à peine si à moi tu me parles, pourtant j’ai été plus que gentille moi!”
Allison plongea son regard gris dans un abîme de perplexité, et sans trop savoir pourquoi elle prenait le risque de le dire à Knees, elle le fit quand même.
- “J’ai buté ma belle-mère.”
Knees se mordit la lèvre inférieure et commença à faire vaciller sa tête très rapidement comme pour mieux digérer cette information.
- “Ok... Là je comprends mieux pourquoi t’as les boules... Tu l’as shootée? demanda Knees en imitant la forme d’un revolver avec sa main gauche.
- Non, on s’est battues et elle s’est fracassée la tête contre une table.
- Pouah! Ca doit être une des pires mort qu’il soit! grimaça Knees. Je la mettrais bien en numéro deux après se faire éventrer par un taureau sauvage.”
Allison parut perplexe.
- “Ca ne te fait pas plus d’effet que ça que j’ai tué ma belle-mère?
- Allison, je vais te parler franchement, j’ai vu des gosses dans ce quartier qui ont fait bien pire. Et puis, je t’ai bien calculée depuis que t’es arrivée dans le coin. T’es une gentille, ça se voit. Je connais pas les détails mais je sens que si t’avais pu faire autrement, ta belle-doche serait en vie. Arrête-moi si je me plante?
- Non, c’est vrai.
- Bah tu vois?”
Knees prit Allison par l’épaule.
- “T’en fais pas ma belle! Ca va rester entre nous, on se serre les coudes, promis?
- J’ai faim.
- Ok... On rentre au foyer... Et la prochaine fois, t’es plus sympa avec mes potes, c’est eux qui me fourguent ma juana, je voudrais pas m’embrouiller avec eux...
- Je leur dirai plus rien. C’est pas de ma faute si ton dealer parle comme un canard...”
Knees éclata de rire et aperçut au loin un jeune garçon d’environ une quinzaine d’années qui roulait sur le trottoir d’en face, trônant sur une vieille bicyclette rouillée.
- “Je vais te présenter un bon copain à moi, et lui, tu verras, il est cool.”
Knees mit ses mains en porte-voix et interpella le cycliste.
- “Hey! Noromo!”
Le jeune garçon, plutôt grand et élancé, au profil aquilin et dont les cheveux courts ébènes en bataille retombaient par mèches dans ses yeux cerclés de lunettes rectangulaires bordées de noir, avait déjà vu Knees au loin, roulait vers elle, et freina à leurs pieds.
- “Salut! Une nouvelle? demanda-t-il en jaugeant rapidement Allison.
- Ouaip, et une pas triste! Elle a jeté dans le couloir de la mort sa belle-doche!
- Sans rire? s’amusa Noromo.
- Mais ça ne va pas? s’emporta Allison. Je croyais que ça restait entre nous!
- Exactement, ça reste entre nous, affirma Knees sans se démonter. Noromo fait partie des nôtres, c’est mon frère de cœur, okay? Et comme t’es pas des plus marrantes, on peut pas rester en duo éternellement; il nous fallait un troisième, ce sera Noromo.
- J’ai pas mon mot à dire? gronda celui-ci.
- Non mon cœur! Et puis tu ne sais pas résister aux femmes! C’est un homme faible... rajouta-t-elle en aparte à Allison.
- Ouais ben homme faible ou pas, t’éviteras à l’avenir de lui dire ce genre de trucs sur moi.” grogna celle-ci.
Noromo descendit de son vélo et fit un sourire crispé à Allison.
- “Je te préviens ma jolie petite fille, que si tu veux faire du cynisme et de la mauvaise foi, t’es mal tombée, parce qu’il n’y a pas meilleur que moi dans ce domaine!”
Allison esquissa un mince sourire et regarda ailleurs, embarrassée par l’attitude trop amicale de ces deux adolescents alors qu’elle était si peu habituée aux marques de gentillesse et d’affection. Noromo parut s’en apercevoir aussitôt. Il prit Allison par les épaules.
- “Bon, je connais Knees et question psychologie et tact, elle n’est pas au top. Alors rassure-toi, moi, je suis civilisé. Je ne te mettrai pas mal à l’aise. On te comprend tu sais: si ce soir on est avec toi, dans ce quartier paumé, c’est qu’on a tous les deux eu des vies de merde qui nous y ont conduits. Balise pas! On est de ton côté...
- Personne n’a jamais été de mon côté... rétorqua Allison.
- C’est aussi ce que je me disais quand je me suis barré de chez mon père, il y a quatre ans... Il aimait beaucoup me toucher, si tu vois ce que je veux dire. J’ai beaucoup changé depuis cette époque. Toi aussi, tu verras.”
Allison ne répondit rien et se remit à marcher aux côtés de Knees et de Noromo qui enfourcha son vélo.


La “Rose Noire”
Au même moment

Le bras droit de Felipe parcourait les coursives du bateau le plus rapidement possible: Mr Cordoba avait réclamé Felipe par appel radio, et on ne devait sous aucun prétexte faire attendre Mr Cordoba. Le malfrat parvint bientôt à la cabine dans laquelle le bourreau procédait aux séances d’électrochocs, guidé par les hurlements de douleur de l’une de leur “marchandise”. Il entra sans frapper, surprenant Felipe se délecter de la joie de voir Joy se cambrer de douleur à chacune des décharges qu’elle recevait. Il sourit en voyant son bras droit.
- “Valens! Tu viens assister au spectacle? demanda-t-il.
- Mr Cordoba te demande à la radio, Guttierez.”
Felipe fronça les sourcils et se leva, faisant signe au bourreau de tout arrêter.
- “Ha sofrido sufisamente para hoy! Puedas dejarla!” (elle a suffisamment souffert pour aujourd’hui! Tu peux la laisser!) lui déclara-t-il.
Le bourreau commença à lui enlever ses électrodes et à desserrer ses sangles. Puis les gorilles de Felipe se chargèrent de la ramener à la cale, à la différence près que cette fois-ci, Joy était à semi-inconsciente et qu’elle n’avait pas la force de se débattre, ni quoi que ce soit, et qu’elle se laissait faire, traînant des pieds. Une fois partie, Felipe alla à la radio pour prendre l’appel de Cordoba.
- “Señor Cordoba? Que me vaut l’honneur? demanda-t-il d’un excès de politesse et de respect à son interlocuteur.
- Je voulais juste avoir de tes nouvelles avant mon départ pour le Japon... expliqua Cordoba. Tout est en place?
- Tout va bien, Señor. Les marchandises sont d’une particulière bonne crue.
- Et cette chère señorita Arden?
- Elle est coriace, mais nous en viendrons à bout. Je viens de l’accompagner lors d’une de nos séances d’électrochocs et en partant elle était au trente-sixième dessous, à peine capable de dire comment elle s’appelait.
- C’est une très bonne nouvelle, Felipe. Lorsque j’ai parlé de cette intéressante prise à mes collègues de la Commission, ils ont tous paru terriblement intéressés par cette recrue de choix. C’est d’ailleurs l’objet de mon voyage au Japon. Je te charge de tout en mon absence, Felipe. Ne me déçois pas.
- Jamais, Señor Cordoba. Je prendrai un grand soin de vos affaires.
- Dans ce cas, je te laisse. A très bientôt sur la terre ferme, Felipe.”
Cordoba interrompit la conversation et Felipe, tout sourire et fier d’avoir encore marqué des points auprès de son “maître”, éteignit la radio, satisfait.
- “Oui, très bientôt enfin la terre ferme...”





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