L’errance d’Allison



JOUR 4

Maison de Crystal Myrtle
5h du matin

Largo, épuisé, se frotta les yeux. Depuis que Simon et lui avaient découvert le cadavre de Crystal Myrtle, son esprit était totalement embrouillé. Il y avait Joy, à qui il pensait cycliquement, ce qu’elle faisait, où elle était, avec qui, si elle allait bien. Il y avait cette femme morte, que le Coroner se décidait enfin à emballer et à emporter hors de la scène du crime, après les inspections d’usage sur le site du meurtre, et qu’il savait connectée à sa garde du corps, mais sans vraiment en comprendre pourquoi. Il y avait la fatigue, celle d’être resté debout toute la nuit à se faire un sang d’encre et d’être obligé de demeurer à la disposition des policiers qui n’en finissaient pas de revenir vers eux pour connaître “de petits détails supplémentaires”. Depuis la découverte de Crystal, Simon et Largo avaient répété leur histoire une bonne dizaine de fois et ils commençaient vraiment à saturer.
Bientôt, en levant les yeux vers son meilleur ami pour lui demander l’heure, il vit que celui-ci se pinçait les lèvres pour étouffer un juron. Il comprit aussitôt pourquoi lorsqu’il vit à son tour deux inspecteurs de police, Sorenson et Kolchak, qui les avaient déjà interrogé, se diriger vers eux, avec sans doute une nouvelle flopée de questions.
- “Mr Winch, Mr Ovronnaz, ne vous en faites pas, nous allons pouvoir vous laisser partir... commença Sorenson, le plus jeune des deux, plutôt bel homme mais assez gauche dans sa façon de se tenir, de s’habiller et de parler.
- Nous avons encore une ou deux questions à vous poser au sujet de mademoiselle Joy Arden, précisa Kolchak, un vieux de la vieille, au regard désabusé et au physique usé par les années et les atrocités qu’il avait dû voir pendant sa longue carrière.
- Que voulez-vous savoir?” demanda Largo avec un monceau de patience que Simon admira furtivement d’un sourire.
Pour toute réponse, Kolchak tendit à Largo un annuaire de la faculté de North Western, ouvert à la page quarante-sept. Il y vit une photo de Joy, aux longs cheveux, souriant à pleine dents. Avec l’âge, ses traits avaient mûri et elle s’était embellie, mais déjà à dix-huit ans, elle était magnifique. Juste à côté de sa photo se trouvait celle de Crystal, qui à l’époque, ne s’appelait pas Myrtle mais Barber. Joy lui avait écrit un petit mot sous sa photo et il y avait fort à parier, d’après les termes affectueux qu’elle employait, que toutes deux étaient très amies à la faculté.
- “Oui... Je savais qu’elles s’étaient rencontrées à l’Université, Crystal y faisait mention dans le bref message qu’elle a laissé sur le répondeur de Joy.
- Vous ne savez rien de plus sur leur relation? demanda Sorenson.
- Apparemment, elles ne s’étaient pas vues depuis des années... reprit Largo.
- Fâchées?
- Je n’en ai pas l’impression... Mais Joy n’a pas eu une vie très drôle... Après l’Université elle a été enrôlée par son père à la CIA. Je pense qu’elles ont dû se perdre de vue à cause de cette période. Joy est ultra-professionnelle et elle devait se dire que ça la freinerait et la déconcentrerait de voir des amis en dehors de son boulot.
- Vous pensez que la mort de Crystal a un rapport avec la disparition de Joy? demanda Simon.
- Possible, répondit simplement Kolchak.
- En fait, nous devons aller plus loin dans notre enquête sur madame Myrtle, mais d’après les éléments que nous avons pu recueillir sur elle jusqu’à présent, elle menait une vie plutôt ordinaire... explicita Sorenson.
- Ce qui n’est pas le cas de mademoiselle Arden comme vous nous l’avez si justement fait remarqué tout à l’heure Mr Winch... poursuivit Kolchak. Dans la mesure où Mme Myrtle est la dernière personne à avoir rencontré Mlle Arden, nous pouvons nous demander si elle n’a pas vu certaines choses qu’elle n’aurait jamais dû voir.
- Que comptez-vous faire? demanda Largo.
- Enquêter, fit Kolchak. Et lancer un avis de recherche pour Mlle Arden. Si elle est toujours vivante, il est possible que ce ne soit pas encore pour longtemps.
- Maintenant, vous pouvez rentrer chez vous... conclut Sorenson. Nous vous contactons, dès que nous aurons du nouveau.
- Merci...” murmura Largo en serrant distraitement les mains de Sorenson et de Kolchak.
Puis, les deux policiers s’éloignèrent et tout en se dirigeant vers leur voiture, Largo et Simon échangèrent un regard entendu.
- “Kerensky.” dirent-ils en même temps.


Quelque part dans les rues du Queens
11h45

Depuis plus d’une heure maintenant, Allison traînait, main sur le ventre, tentant désespérément d’en faire taire les gargouillis. Elle marchait en traînant des pieds, regardant avec envie les étalages de fruits et de légumes frais des épiceries bordant tout le quartier. Dans sa fuite, elle n’avait pas eu le temps de récupérer sa carte de retrait et ses trois cents cinquante quatre dollars, bien au chaud dans son livret d’épargne, lui auraient été pour la première fois de sa vie vraiment bénéfiques.
Épuisée et morte de faim, elle se dirigea vers une impasse et s’adossa au mur, s’y laissant glisser tout doucement. Puis, elle se plongea la tête dans ses mains et pleura silencieusement. Sa vie avait totalement basculé. Hier, elle avait tué quelqu’un. Elle n’arrivait pas à se convaincre que c’était un accident, pour la simple et bonne raison qu’elle avait désiré sa mort tant de fois, que c’était presque comme si ses prières avaient été exaucées. Sauf que maintenant, il lui faudrait plus que des prières pour trouver un toit au-dessus de sa petite tête et il lui faudrait encore plus pour trouver quelque chose à manger.
Elle jeta un coup d’œil vers les poubelles près desquelles elle était assise, se demandant si elle était déjà prête à s’abaisser à fouiller dedans. Elle hésita un instant et se dit que c’était soit ça, soit le vol. Mais si elle volait un fruit ou n’importe quoi à manger à une de ces épiceries et qu’elle se faisait attraper, elle risquait d’avoir de gros ennuis pour ce qu’elle avait fait à Crystal. Alors, que frigorifiée, un énième frisson lui rappela à quel point elle se sentait mal en point, elle se décida et avança lentement, presque timidement vers la grosse benne à ordure. Elle allait ouvrir le couvercle quand elle entendit une voix derrière elle.
- “Salut ma grande!”
Elle sursauta et se trouva nez à nez avec une adolescente au sourire mutin, d’origine afro-américaine, vêtue de fringues “no future” sortis tout droit des puces et coiffée les cheveux en pétard style seventies afro. Son visage était plutôt beau, mais sa mâchoire était si carrée et imposante qu’on n’arrivait pas bien à savoir s’il s’agissait d’un jeune garçon ou d’une jeune fille au premier coup d’œil. Toutefois ses petits yeux doux ornés de cils fins et recourbés, ainsi que sa démarche chaloupée et certains accents de sa voix, permettaient de déterminer sans l’ombre d’une hésitation qu’il s’agissait d’une future femme magnifique. Allison lui lança un regard mauvais, par peur ou par colère de s’être faite prendre sur le point de fouiller dans les poubelles, elle n’en savait rien elle-même.
- “Fous-moi la paix!” aboya-t-elle.
Son interlocuteur étouffa un rire et s’approcha d’elle, fouillant dans une de ses poches d’où elle brandit fièrement un instant plus tard une barre chocolatée. Elle la lui lança.
- “Tiens! Mange ça!” cria-t-elle d’un ton goguenard.
Allison attrapa la barre et regarda l’adolescente d’un air perplexe.
- “Je veux pas de pitié.
- C’est pas de la pitié. C’est le code de la rue, ma grande! répondit du tac au tac la jeune fille. Quand on repère un nouveau, on le guide et on l’aide, jusqu’à ce qu’il en ait plus besoin.
- Ah ouais?
- Ouais.”
La fille s’approcha d’Allison, un sourire chaleureux sur le visage.
- “Moi c’est Knees.
- C’est pas un prénom, ça! se moqua Allison d’un ton grinçant.
- C’est le seul nom que j’ai... Et encore de trois à cinq ans, les sœurs qui m’ont recueillies m’appelaient Annabelle... Beurk... fit Knees en grimaçant. Après, j’ai été recueillie par une troupe de cirque où je me faisais appeler Moon. Puis je me suis lassée de ce trip new age. Ca va faire trois ans que je m’appelle Knees. Je trouve ça cool. Toi, c’est quoi ton nom?
- Allison.”
Knees éclata de rire.
- “Quoi? Et tu critiquais mon nom? Putain, c’est l’hôpital qui se fout de la charité!”
Allison, mise en confiance par cette fille détendue et irrévérencieuse, se laissa aller à esquisser un sourire. Knees lui donna un léger coup de poing amical sur l’épaule. - “T’as l’air bien paumée Allison, si je puis me permettre... T’en fais pas ma petite pouliche. Knees va te guider dans cette jungle urbaine. Je vais t’apprendre tous mes bons tuyaux: comment profiter des aides tout en préservant son indépendance, comment se procurer tous les trucs dont on a besoin sans forcément voler ou encore, et ce que je préfère, comment devenir la plus Shazaaaaaa des filles du Queens. T’es avec moi?
- Est-ce que j’ai le choix?”
Knees la prit par les épaules.
- “Allez viens par là, Allison, je vais te faire visiter le coin... Je sens qu’on va devenir copines, toi et moi...”
Allison haussa les épaules et la suivit sans mot dire. Tant que Knees meublait la conversation, elle ne pensait plus à rien.


“La Rose Noire”
7h12

Joy ouvrit les yeux, réchauffée par un filet de lumière qui venait lui chatouiller le bout du nez. Elle évita de se faire aveugler tout en se redressant et en s’étirant les muscles endoloris par cette nuit passée sur cette paillasse humide à fond de cale.
- “La Belle au Bois Dormant se réveille?” murmura Jack d’une voix faible derrière elle.
Joy se retourna vers elle, un léger sourire aux lèvres. Enfin, grâce aux rayons de lumière qui filtraient de la trappe fermant la cale, elle pouvait distinguer les traits du visage de sa nouvelle amie. Celle-ci était comme elle l’imaginait, une très belle femme, aux cheveux de geais et aux profonds yeux noirs. Son teint mat et typé indiquait qu’elle avait des origines latines.
- “Je ne pensais pas pouvoir dormir, mais la drogue, la balle et l’opération... Ca a dû m’épuiser...”
Jack hocha la tête. Elle semblait très triste et découragée. Joy comprit rapidement pourquoi en ressentant pour la première fois les roulis du bateau. Elle pâlit.
- “On est en mer? s’exclama-t-elle.
- Oui, on a quitté New York dans la nuit.”
Il y eut un long et profond silence.
- “Alors tu vois, tes amis auront du mal à retrouver ta trace.”
Joy, un moment, sous le choc, secoua la tête énergiquement.
- “Ce n’est pas ça qui va les arrêter. Et Largo a les moyens de me rechercher jusqu’au bout du monde.”
Jack se repositionna sur sa couchette, et se planta face à Joy, soudain intéressée par la tournure de la conversation.
- “Largo? C’est ton petit-ami?
- Non, c’est un très bon ami.
- Un très bon ami? répéta Jack, un peu sceptique.
- Oui, bon, peut-être un peu plus. C’est compliqué.
- Ouais... La vie est compliquée.”
Joy profita du fait que la cale soit légèrement éclairée pour y jeter un coup d’œil circulaire et observer les autres prisonnières. Toutes semblaient épuisées, tant physiquement que moralement. Certaines, présentes sur le bateau depuis plus longtemps, paraissaient complètement HS, le teint blafard, les joues creuses, grelottant de froid et mourrant de faim. D’autres avaient un regard vide et terne, comme si on leur avait volé toute l’énergie et toute la vie qui brûlaient en elles.
- “Ils essaient de nous détruire.” dit Jack au bout d’un moment.
Joy l’interrogea du regard.
- “Tu sais, ils veulent étouffer nos personnalités. Nous rendre maboules, sans doute pour mieux nous manipuler plus tard... Quand j’écrivais mon article, j’ai rencontré une fille, Shalandra, qui avait réussi à s’échapper. Elle disait que le voyage en bateau, c’était le plus dur, qu’ils faisaient tout pour les briser, pour les mettre à bout de nerfs. Celles qui craquaient, étaient droguées, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient d’elles et les emmenaient dans une villa luxueuse où elles étaient remises sur pied physiquement et préparées à “servir” leurs clients. Les autres étaient tuées.
- Qu’est-ce qu’ils vont nous faire? demanda Joy, la voix légèrement tremblante.
- Je sais pas, mais depuis que je suis ici, j’ai déjà vu une fille disjoncter. Elle ne parle plus à personne, reste dans son coin et bon sang, tu devrais voir son regard, ça calme... Ils lui mettent de la drogue dans sa nourriture, une sorte de pilule verte. Et elle leur obéit quasiment au doigt et à l’œil. Elle a encore peur mais bientôt, cette fille ne sera plus que l’ombre d’elle-même. Joy, les rares fois où il lui arrive de parler, c’est toujours pour répéter la même chose: je ne suis personne.”
Joy leva un regard déterminé vers Jack.
- “Je ne me laisserai pas faire.
- Moi non plus, j’en ai pas l’intention, mais ça me fout la trouille. J’ai peur de ne pas résister.”
Joy allait répondre quelque chose quand la trappe s’ouvrit brusquement, laissant entrer une lumière vive qui les aveugla littéralement. Ils jetèrent au sol une des filles et puis refermèrent la trappe aussi vite qu’ils l’avaient ouverte. Joy fixa Jack avec perplexité.
- “Elle s’appelle Ophélie... expliqua Jack. Je crois qu’elle vient de France... Ils l’ont emmenée il y a une heure, tu dormais encore.
- Emmenée où?
- Je ne sais pas, mais ils font ça tous les jours. Ils prennent plusieurs filles, alternativement, elles disparaissent une heure, parfois plus longtemps, et quand elles reviennent, elles sont dans un sale état. La fille dont je t’ai parlé tout à l’heure, c’est après une de ces séances qu’elle a pété un plomb.”
Jack se tut encore un instant.
- “Pour l’instant, j’ai jamais été prise. Mais ça va faire une semaine que je suis ici. Ca sera bientôt mon tour.”
Joy, inquiète, rampa à genoux jusqu’à Ophélie, qui ne s’était toujours pas relevée de sa chute à travers la trappe. Elle la retourna et vit qu’elle était inconsciente. Elle ne semblait pas battue mais elle tremblait de froid et son corps était secoué de spasmes musculaires. Joy prit son pouls et remarqua que celui-ci battait très fort et très irrégulièrement. Jack la rejoignit.
- “Elle va mal?
- Elle est en état de choc. Il faudrait la réchauffer...” déclara Joy.
Jack regarda autour d’elle et prit une vieille couverture dévorée par les mites dont elle se servait les nuits particulièrement froides. Elle la tendit à Joy qui couvrit Ophélie avec et s’installa près d’elle, la prenant dans ses bras, pour constituer une source de chaleur supplémentaire. Tout en la serrant contre elle, elle arrangea ses longs cheveux blonds filandreux, pour éviter de les tirer et elle s’arrêta net. Jack l’interrogea du regard.
- “Que se passe-t-il?
- Regarde...”
Joy désigna à Jack des traces rouges sur les tempes d’Ophélie.
- “Qu’est-ce que c’est?
- Des traces d’électrodes... expliqua Joy. Ils lui en ont disposé à intervalles régulières sur le visage, et sûrement un peu partout sur le corps... On lui a fait des électrochocs.
- Oh Mon Dieu, tu plaisantes?
- Pas du tout, cingla Joy.
- Tu as déjà vu ce genre de truc?
- Oui, ça m’est arrivé. C’est une pratique de torture très répandue chez les terroristes en Ukraine pour soutirer des informations à leurs prisonniers.”
Jack pâlit.
- “Ah parce que tu as déjà rencontré des terroristes ukrainiens toi?
- Oui. J’avais oublié de te le dire? J’étais à la CIA avant.
- Merde alors!
- Comme tu dis... Mais heureusement pour moi, à l’époque, j’avais réussi à m’évader au bout de deux jours. J’ignore si je serai capable de supporter des électrochocs tous les jours pendant une durée trop longue. Je comprends maintenant pourquoi une partie des autres filles ont pété les plombs.”
Au moment où elle parlait, la trappe s’ouvrit de nouveau. Trois gorilles descendirent à l’intérieur de la cale, par une échelle tissée, et tandis qu’un garde surveillait l’ensemble des filles, un M-16 à la main, un autre braqua instantanément Joy sur la tempe, sentant qu’elle était la seule à pouvoir faire des émules. La jeune femme ne put donc rien faire lorsqu’elle découvrit avec horreur que cette fois-ci c’était Jack qu’ils allaient emmener pour une séance d’électrochocs.


Groupe W, bunker
Au même moment

Kerensky but une gorgée de café brûlant et prit son temps pour ouvrir ses dossiers, ne s’occupant pas de l’attitude fébrile de Simon et Largo qui le regardaient travailler depuis une demie-heure, ce qui par ailleurs l’agaçait profondément
. - “Nous disions donc Crystal Myrtle... déclara-t-il au bout d’un moment.
- Tu as trouvé quelque chose d’intéressant? demanda Largo.
- Quelques pistes... Je n’en suis qu’à la partie émergée de l’iceberg mais je crois que notre Madame Myrtle a quelques squelettes camouflés dans un de ses placards.
- Développe, soupira Largo.
- Son mari est mort il y a un mois dans des circonstances disons plus que suspectes. D’ailleurs, si la police a classé l’affaire, ce n’est pas le cas de la compagnie d’assurances de feu Karl Myrtle qui penche pour un accident pas très accidentel.
- Et qu’est-ce qui leur fait pencher pour cette théorie? Un excès de radinerie? fit Simon.
- Hum, le fait que son soi-disant accident de voiture se résume en réalité à un individu vraiment très mal intentionné qui s’est acharné à le faire sortir de la route. Les flics ont conclu à l’hypothèse d’un chauffard ivre qui l’aurait percuté et envoyé dans le fossé, en prenant la fuite après, mais ils ne tiennent pas du tout compte de l’expertise du mécanicien qui affirme que le pare-choc arrière de la voiture de Myrtle a été percuté à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle quitte la route.
- Donc, ou il a été tué ou alors c’était un chauffard ivre particulièrement lucide et qui lui en voulait manifestement beaucoup! conclut Simon.
- C’est aussi ce que je pense.
- Bon, Crystal Myrtle aurait tué ou fait assassiner son mari, c’est ce que tu veux dire? résuma Largo. Quel est le rapport avec Joy?
- Je n’ai jamais dit que j’avais des réponses toutes faites, rétorqua le russe. Et puis j’ai vérifié: le contrat d’assurances de Karl Myrtle, qui s’élève à la coquette somme de trois millions de dollars, dressait comme bénéficiaire la fille de Myrtle, Allison, une adolescente de 14 ans.”
Largo écarquilla les yeux, surpris.
- “C’est bizarre... Les flics ne nous ont pas parlé d’elle. Et on ne l’a pas vue de toute la nuit dans la maison de Crystal.
- Elle a peut-être découché.. suggéra Simon.
- A quatorze ans? répondit Largo, sceptique.
- Moi, à quatorze ans, je couchais jamais chez mes parents... se justifia-t-il.
- Oui mais toi, t’étais pas un type très fréquentable!
- De toute façon, traça Kerensky, j’ai déjà pris la liberté de faire rechercher Allison et apparemment elle a disparu.
- Disparu?
- Oui, elle ne s’est pas montrée à son collège depuis deux jours et la police après la mort de Crystal a lancé un avis de recherches.
- Hum... C’est plutôt bizarre que cette petite ait disparu, surtout quand on voit le nombre de morts subites dans sa famille ces derniers temps... remarqua Simon.
- Je suis prêt à parier qu’elle a vu ou entendu des choses intéressantes... ajouta Kerensky. A cet âge, ça fouine toujours partout.
- Bon alors on va se mettre à sa recherche, décida Largo. Kerensky, continue à chercher, nous on va dans son collège, interroger ses professeurs ou ses camarades de classe. On aura peut-être du nouveau.”
Simon et lui quittèrent le bunker aussitôt.
- “Enfin seuls...” siffla Kerensky en regardant son ordinateur.


Collège Richmond, New York
Une heure plus tard

En arrivant au Collège Richmond, Largo et Simon n’eurent aucun mal à se faire recevoir par la Directrice de l’établissement, celle-ci fort impressionnée par la qualité de célibataire le plus convoité de la stratosphère de Largo. Après un bref entretien avec elle, Largo promit d’envoyer une subvention “substantielle” au Collège Richmond en échange de pouvoir fouiner partout au sein de l’établissement et interroger le personnel en vue de découvrir ce qui avait pu arriver à la jeune Allison. On leur conseilla de s’adresser en premier lieu à Loreena Keagan, un Professeur de biologie, qui avait alerté l’établissement de l’absence injustifiée d’Allison.
En arrivant devant la classe de Loreena, désertée pendant l’intercours, Largo et Simon s’arrêtèrent face à la porte entrouverte, en profitant pour l’observer un petit instant. Celle-ci, une belle jeune femme d’environ trente ans, aux cheveux blonds foncés attachés à la va-vite dans un chignon désordonné, ne les avait pas entendu, plongée dans la correction d’une copie de l’un de ses élèves. Son air studieux d’étudiante sur le retour, concentrée sur sa tâche, plût tout de suite à Simon qui esquissa un léger sourire. Largo se décida à frapper à sa porte.
La jeune femme sursauta et fronça les sourcils, reconnaissant certainement ses invités de marque. Elle lâcha son stylo à billes et se leva pour accueillir Largo et Simon. Loreena n’était pas particulièrement athlétique, mais elle était grande et svelte et portait très bien son jean et son pull-over à col roulé, pas très sexy, mais nécessaires au froid qui régnait à New York à cette rude période de l’année qu’était l’hiver. Elle s’avança gauchement vers ses deux visiteurs et croisa ses bras contre son ventre, signe de timidité. Elle leva vers eux son visage dont les joues étaient légèrement rosies par le froid et plongea ses yeux bleus foncés dans ceux de Largo et Simon.
- “Oui? entama-t-elle directement.
- Bonjour mademoiselle Keagan... commença Largo en lui tendant la main. Je suis Largo Winch, et voici Simon Ovronnaz.”
Loreena leur serra la main distraitement.
- “Enchantée... murmura-t-elle. Je peux vous aider?
- C’est au sujet de l’une de vos élèves, reprit Simon sans la lâcher du regard. Allison Myrtle.
- Elle a des ennuis? s’enquit Loreena d’une voix qui trahissait son inquiétude.
- Vous êtes au courant pour sa mère? Crystal?”
Loreena fronça les sourcils.
- “Sa belle-mère, rectifia-t-elle. Non, qu’a-t-elle fait?
- Elle a été assassinée la nuit dernière, expliqua Largo.
- Oh Mon Dieu! s’affola Loreena. C’est atroce! Et Allison? Où est-elle? Qui va s’occuper d’elle?
- Personne ne sait où elle se trouve.”
Loreena porta sa main à sa bouche, réellement choquée. Elle tâtonna à la recherche de son bureau et se laissa tomber sur sa chaise. Simon, qui s’était d’emblée pris de sympathie pour cette femme, s’approcha d’elle et mit sa main sur son épaule.
- “Ca ira mademoiselle Keagan? demanda-t-il gentiment.
- Oui... C’est juste que je connais bien Allison. C’est mon élève préférée. Je suis sincèrement inquiète pour elle.”
Loreena fit une pause, jouant distraitement avec le stylo à billes qui trônait sur son bureau.
- “Mais vous dites que Crystal a été assassinée? Comment est-ce possible? Qui aurait pu lui faire ça? déclara-t-elle au bout d’un moment, comme si elle avait recouvré toute sa lucidité d’un seul coup.
- C’est justement pour ça qu’on voudrait retrouver Allison, expliqua Largo. Nous pensons qu’elle sait peut-être quelque chose.”
La jeune professeur lui lança un regard méfiant.
- “Et quel est votre intérêt dans cette histoire?
- Ca, je me le demande... marmonna tristement Largo.
- Nous ne sommes sûrs de rien... le rattrapa Simon. D’après les informations que nous avons récoltées jusqu’à présent, il semblerait que Crystal Myrtle ait un lien avec la disparition d’une de nos amies...”
Loreena pencha légèrement la tête, touchée, lorsqu’elle perçut un tremblement dans la voix de Simon au moment où il évoquait Joy.
- “Une amie proche, je suppose, vu vos têtes? dit-elle d’une voix douce.
- Vous supposez bien, lui sourit Simon.
- Et bien je regrette de ne pas pouvoir vous aider... J’ignore où a pu s’enfuir Allison.
- Elle n’aurait pas des amis chez qui elle pourrait se trouver? insista Largo.
- Non, Allison n’avait plus d’amis. En tout cas pas dans ce collège.
- Expliquez-vous.”
Loreena poussa un profond soupir et se leva, faisant quelques pas avant de se décider. Elle paraissait vraiment très triste.
- “Allison est une adorable jeune fille, mais torturée. Elle a eu de gros problèmes ces derniers temps, elle acceptait mal le remariage de son père et quand celui-ci est décédé, la situation a empiré.
- Dans quel sens? s’intéressa Largo.
- Elle n’était plus elle-même.”
Loreena se mordit la lèvre, hésitant à poursuivre.
- “J’ai vu une ou deux fois ce que je pensais être des traces de coups sur elle. Je lui en ai parlé, mais à chaque fois elle s’arrangeait pour dévier la conversation et fuir. Elle semblait effrayée.
- Sa belle-mère la battait? s’enquit Simon.
- En tout cas, je l’ai rencontrée une ou deux fois et elle ne semblait pas faire beaucoup de cas d’Allison. C’était une femme égoïste. Je n’ai jamais su comment aider Allison.”
Le professeur cessa son va-et-vient.
- “Je connais Allison depuis très longtemps. Quand je faisais mes études de biologie, je travaillais comme baby-sitter chez Karl Myrtle, avant son remariage. J’ai vu grandir cette petite et j’étais vraiment ravie de l’avoir comme élève quand elle est entrée au Collège. J’ai vraiment très peur pour elle.”
Largo et Simon échangèrent un regard sombre. Simon la rejoignit et lui prit la main.
- “Je vous promets qu’on aidera la police à la retrouver.
- Je vous remercie... sourit-elle faiblement.
- C’est normal.”
Simon et la jeune femme échangèrent un bref, mais intense regard. Largo, mal à l’aise, décida d’abréger la situation.
- “Je vous remercie pour votre aide précieuse, Mlle Keagan. Nous devons y aller, mais nous vous tiendrons au courant de tous les éléments que l’on trouvera.
- Merci, Mr Winch.”
Simon lâcha la main de Loreena et rejoignit Largo sur le pas de la prote. Loreena les retint tous les deux un instant.
- “J’espère que vous retrouverez votre amie saine et sauve...” leur dit-elle d’un sourire confiant.
Les deux hommes la remercièrent d’un hochement de tête et s’en allèrent.


Foyer de Kensington Road
La nuit tombée

Knees lâcha un soupir, poireautant devant l’entrée du foyer pour jeunes défavorisés de Kensington, et tentant vainement de tirer Allison par la manche pour l’y faire entrer.
- “Bon, Allison, tu commences à me faire sérieusement braire ma chérie! grogna-t-elle. Il est huit heures, j’ai froid, j’ai faim et j’ai envie d’une bonne couchette pour ce soir. Si on attend encore, on ne va plus trouver de place et il faudra qu’on fasse deux kilomètres pour trouver un autre foyer, complètement pourri. Tu vas voir, celui-là, il est super et les surveillants n’essaient pas de te mettre la main aux fesses!
- Je n’irai pas là-dedans! cingla sèchement Allison.
- Tu préfères crever de froid dehors? rétorqua Knees. Il faut que je te rappelle à combien avoisinent les températures par une nuit d’octobre à New York?
- Vas-y toi, moi je me débrouillerai!”
Allison se détacha violemment de Knees qui la retenait par la manche de son manteau. Elle descendit les marches du perron du foyer et s’y assit, soucieuse. Knees soupira et alla la rejoindre en râlant.
- “Qu’est-ce qu’il faut pas faire... marmonna-t-elle. Alors, crache le morceau ma belle. C’est quoi ton problème?
- Je ne veux pas aller là-dedans.
- Ton problème c’est d’avoir chaud et de la nourriture? fit Knees.
- Tu ne t’arrêtes jamais toi? Je ne veux pas qu’on me pose de questions... résuma Allison.
- Mais personne t’en posera ici. Ce foyer est privé: aucune subvention de l’État. Tu vas et tu viens sans qu’on ne te dise jamais rien: la seule condition pour être admis ici, c’est que tu n’aies nulle part où aller.
- Sûre?
- Certaine. Les gérants te souhaiteront juste la bienvenue et te fouteront une paix royale si c’est ce que tu souhaites. Crois-moi, moi non plus je n’aime pas trop qu’on me harcèle de question. Si c’était le cas ici, je viendrais jamais... La seule chose qu’ils te demanderont c’est si tu es allergique à la plume d’oie en faisant la distribution d’oreillers. Alors tu vas me décoller cette moue tristounette de parano disjonctée de ton joli petit visage et me faire le plaisir de m’accompagner dans notre antre de paix. Ok?”
Allison soupira. De toute façon, elle n’avait pas le choix. Elle acquiesça d’un signe de tête et se leva à la suite de Knees qui, cordialement, lui ouvrit la porte pour qu’elle passe à l’intérieur. Une fois dans le foyer, comme prévu, Allison passa inaperçue. Un des surveillants lui avait juste demandé son prénom pour sympathiser et on lui avait fichu la paix. Après s’être brièvement restaurée, elle déclina l’offre de Knees de faire une partie de baby-foot, prétextant la fatigue, mais en réalité, elle souhaitait s’isoler.
Elle monta à l’étage où se trouvait l’une des deux couchettes qu’on leur avait assignées à elle et à Knees et s’y étendit, en position fœtale, le regard toujours aussi perdu. Sans cesse, le film des événements de ces derniers jours repassait en boucle dans sa tête et sans cesse, le regard vide de morte de Crystal venait la hanter. Elle frissonna, et profita du silence total qui régnait dans le dortoir, du fait que la vingtaine d’autres pensionnaires de cette chambre n’étaient pas là, pour prendre un journal et lire un peu. Mais elle eut une soudaine envie de vomir en voyant la photo en première page d’une jeune femme, accompagnée de ce gros titre: “DISPARITION DE LA GARDE DU CORPS DE LARGO WINCH”. Elle jeta loin d’elle le journal et se recroquevilla dans son lit, pleurant à chaudes larmes.





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