JOUR 3
Penthouse, siège du Groupe W
19h01
Largo lisait et relisait la même page de son dossier depuis plus d’une demie-heure, mais rien à faire, les mots n’avaient toujours aucun sens pour lui. Non pas qu’il ne comprenne pas le jargon compliqué des affaires, au contraire, en deux ans il s’y était particulièrement bien accoutumé, comme si le sens des affaires était inné chez lui, un truc de la famille Winch. Non, ce soir-là, si le jeune milliardaire était incapable de se concentrer sur ses affaires en cours, c’était tout simplement parce qu’une femme occupait toutes ses pensées et pas n’importe quelle femme: sa garde du corps, Joy Arden.
Au même moment, Georgi Kerensky débarqua sans frapper dans l’appartement de son patron et fendit la pièce, l’air grave. Largo referma aussitôt son dossier et le dévisagea, une lueur d’inquiétude sur le visage, comme s’il pressentait ce qu’il allait lui dire.
- “Du nouveau?
- Oui, répondit froidement le russe. Je n’aurais jamais cru qu’un jour je dirais ça, mais Simon avait vu juste depuis le départ: son absence n’était pas normale.”
Largo se mordit la lèvre, s’en voulant de ne pas avoir pensé tout de suite au pire, son expérience faisant que le pire était toujours ce qu’il lui arrivait d’ordinaire. En effet, Joy, qui ne s’était déjà pas montrée au Groupe W la veille, avait récidivé toute la journée d’aujourd’hui, sans prévenir, ni sans qu’aucun des membres de l’Intel Unit n’arrivent à la joindre.
- “Explique-toi, Kerensky.
- J’ai fait une recherche sur sa voiture et il se trouve qu’elle attend sa propriétaire à la fourrière depuis la nuit d’avant-hier soir.
- Ca ne ressemble pas du tout à Joy... Elle a forcément eu des problèmes... dit Largo à haute voix pour lui-même plus que pour le russe qui devait déjà avoir tiré ses propres conclusions. Où sa voiture a-t-elle été retrouvée?
- Dans l’eau.”
Largo écarquilla les yeux.
- “Quoi?
- Elle a été balancée dans l’East River, précisa-t-il.
- Donc quelqu’un a voulu maquiller les traces de la disparition de Joy. Tu crois qu’elle a été enlevée?
- Elle ne donne plus de nouvelle depuis deux jours. Si ce n’est pas ça, c’est qu’elle a été tuée et que son cadavre flotte dans l’East River.”
Kerensky se tut un instant.
- “Je crois que nous préférons la première hypothèse?
- Je le crois aussi, rétorqua sèchement Largo peu enclin au cynisme dès lors qu’il s’agissait de Joy. On a une piste?
- Je vais voir ce que je peux faire...”
A ce moment, Simon débarqua à son tour dans le penthouse, une ridule d’inquiétude barrant son visage.
- “Salut les gars! fit-il. Kerensky t’a dit pour sa voiture?”
Largo hocha la tête gravement. Il préférait pour l’instant ne pas céder à la panique et étudier avec lucidité toutes les possibilités.
- “J’ai reçu un coup de fil du Commissariat du 12ème district. Apparemment, un officier a retrouvé les papiers et le portable de Joy sur un vagabond, dans Brooklyn.
- Le coup est bien pensé... intervint Kerensky. Ils se sont débarrassés de toutes ses affaires aux quatre coins de la ville, de façon à ce qu’il n’y ait aucune piste.
- Qu’est-ce qu’on fait alors?” s’impatienta Simon.
Largo réfléchit un moment et leva la main vers Simon, signe qu’il avait une idée.
- “Avant de partir, avant-hier soir, elle nous a dit qu’elle avait rendez-vous avec une amie, pas vrai? Si c’est le cas, elle doit être certainement la dernière personne à l’avoir vue, elle sait peut-être quelque chose?
- Le problème, c’est que je n’ai aucune idée du nom de la fille qui devait la voir... fit Simon.
- On n’a qu’à passer chez Joy... décida Largo en se levant. On retrouvera sûrement sa trace dans son carnet d’adresses.
- Ca vaut le coup d’essayer... admit Kerensky. Je continue mes recherches de mon côté. Dès que je trouve quelque chose, je vous fais signe.”
Largo et Simon approuvèrent et les trois hommes quittèrent le penthouse, précipitamment.
Navire “La Rose Noire”, Port de New York, Embarcadère numéro 12
Au même moment
Joy progressait lentement à bord du bateau, se débattant du mieux qu’elle le pouvait. Sa blessure à la cuisse la tirait douloureusement, même si le médecin qu’elle avait vu, un certain Wayne Kordacks, avait parfaitement nettoyé sa plaie et retiré la balle avec dextérité. Comme Joy cicatrisait bien, cette blessure ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir mais en attendant, elle boitait et n’arrivait pas, comme elle l’aurait souhaité, à se dépêtrer de ses geôliers qui voulaient l’emmener de force à fond de cale. Elle savait que si elle se laissait embarquer à bord d’un bateau, Largo et les autres n’auraient plus aucune chance de la retrouver.
- “Elle est coriace la diablesse! s’exclama un de ses gardes qui la retenait comme il pouvait, et subissait ses coups, parfois vicieux, en grimaçant.
- On arrive...” répondit simplement son collègue.
Ce dernier ouvrit le cadenas d’une énorme chaîne retenant la lourde trappe menant à la cale de la “Rose Noire” et Joy en profita pour lui lancer un coup de pied dans la nuque, puis elle donna un coup de boule à l’autre garde, surpris, qui n’eut pas le temps de réagir, et s’apprêtait à s’enfuir en courant quand elle tomba nez à nez avec trois autres gorilles, escortés par Felipe. Ce dernier lui sourit.
- “Tu vois ma jolie? J’avais tout prévu... Tu devrais être fière de toi: à présent je ne te sous-estime plus... Encerre la con las otras!” rajouta-t-il à ses hommes.
Deux d’entre eux la prirent par les épaules tandis que deux autres levaient les lourdes trappes de la cale. Puis, Joy, qui criait et qui continuait à se débattre, fut jetée à travers la trappe d’où elle s’écroula, deux mètres plus bas, sur un pauvre lit de paille. Légèrement sonnée, elle mit quelques secondes à décoller du sol où elle s’était écrasée et eut à peine le temps de découvrir avec stupeur les visages curieux et effrayés à la fois d’une vingtaine d’autres jeunes femmes, comme elle enfermées à fond de cale, avant que leurs geôliers ne referment la trappe, les condamnant à l’obscurité.
Appartement de Joy Arden, Aim Street
19h45
Largo, les bras croisés contre sa poitrine, attendait patiemment que Simon ait fini de crocheter la serrure de l’appartement de leur amie.
- “Heureusement qu’aucun voisin ne nous a encore choppés... marmonna Simon, concentré sur sa tâche.
- Pour l’instant c’est le cadet de mes soucis... rétorqua Largo.
- Du calme, Largo, on va la retrouver.”
Largo ne releva pas la remarque et commença à tourner en rond.
- “Ca avance? lâcha-t-il finalement.
- Deux secondes, je manque de pratique... Et puis ce type de serrure, c’est vraiment casse-couille. On voit que c’est un agent secret qui habite là-dedans... Dommage que vous ne soyez pas restés ensemble: depuis le temps, tu aurais sûrement les clés de son appart...
- Oui, à moins qu’elle ne vive avec moi.”
Simon réussit enfin à crocheter la serrure et regarda Largo avec curiosité.
- “Tu crois que vous seriez allés si loin? demanda-t-il.
- Ne perdons pas de temps.” répondit simplement Largo en entrant dans l’appartement de Joy.
Les deux amis pénétrèrent à l’intérieur du vaste appartement moderne de Joy et furent tout de suite oppressés par le silence qui y régnait: sans son occupante, cet endroit leur paraissait vraiment étrange, presque malsain. Tandis que Simon cherchait un interrupteur et que la lumière inondait le loft, Largo eut un pincement au cœur en songeant à la seule et unique fois où il s’était retrouvé seul dans cet appartement avec Joy: son attitude entreprenante et sensuelle qui contrastait avec son inquiétude à lui, les silences emplis d’ambiguïté et de sous-entendus, l’irrégularité de sa peau satinée quand il frôlait de ses doigts sa cicatrice et surtout, le moment qu’il avait préféré, celui où il avait enfin pu la serrer dans ses bras, vivante, après les trois semaines de gêne et d’angoisse qui avaient suivis son opération à Montréal.
- “Hey Largo, il faut s’activer!” retentit soudain la voix de Simon à ses côtés.
Largo sursauta légèrement et fixa Simon qui posait sur son ami une mine déconfite. Largo esquissa un sourire.
- “Je fais peur à voir?
- La mélancolie ça te va pas au teint Larg’! Allez, commence pas à paniquer: Joy a déjà été enlevée par le passé et on l’a sauvée! Il n’y a aucune raison pour que ça ne se passe pas de la même manière cette fois et tu oublies un détail qui a son importance...
- Lequel?
- On tient tous à elle puissance 100 000 cette fois-ci et on fera l’impossible pour la ramener.”
Largo se mit à sourire et fouilla dans les tiroirs du bureau de la jeune femme, espérant retrouver son carnet d’adresses quand Simon remarqua que le répondeur de Joy clignotait. Aussitôt, il le mit en marche. Il entendit d’abord les nombreux messages laissés par lui, Largo et Kerensky ces deux derniers jours, pressant Joy de les rappeler et son visage s’assombrit. Puis, il rembobina la cassette et tomba sur un message qui datait du jour de sa disparition.
- “Allô Joy? C’est Crystal. Crystal Myrtle... On était à la fac ensemble... Enfin... Je ne sais pas pourquoi je le précise, je suis sûre que tu t’en rappelles, après tous les mauvais coups qu’on a montés toutes les deux à cette période... Écoute... hésitait la voix de l’amie de Joy à l’autre bout du fil. Je sais que ça fait des années qu’on ne s’est pas vues mais... Je ne vois personne d’autre à qui en parler, tu es si forte et j’ai vraiment besoin que quelqu’un de fort m’écoute... J’ai... Mon mari est mort et... Je n’arrive pas à m’y faire... Il faut que je parle à une amie... S’il te plaît, rappelle-moi... Je suis toujours au même numéro. A bientôt Joy.”
Largo, qui s’était rapproché du répondeur à l’instar de Simon au fur et à mesure que le message défilait, lança un regard significatif à son ami.
- “Je te parie tout ce que tu veux que c’est elle que Joy a rencontré avant sa disparition! s’exclama Simon.
- Crystal Myrtle? Il y a son adresse dans le répertoire de Joy. On devrait lui rendre un petite visite, tu ne crois pas?
- Je te suis!”
Simon se rua hors de l’appartement de Joy, et Largo, après y avoir jeté un dernier regard circulaire, éteignit la lumière et rejoignit Simon, étouffant un soupir.
“La Rose Noire”, port de New York
Une fois la cale envahie par l’obscurité, Joy dut tâtonner dans le noir pour prendre ses marques et tenter de s’installer le plus confortablement possible. Elle trouva un mur auquel elle s’adossa et elle finit par se laisser glisser contre celui-ci. Elle prit sa tête entre ses mains, perdue, et se demandait vraiment dans quelle galère elle était tombée.
- “Est-ce que ça va?” retentit une voix juste à côté d’elle.
Joy faillit sursauter. Avant que la cale ne sombre dans le noir, elle avait à peine entraperçu les autres filles prisonnières en même temps qu’elle et ne saurait pas du tout comment se remémorer où les situer par rapport à elle. Mais la voix qui lui avait adressé la parole était douce et sereine, ce qui mit tout de suite Joy en confiance.
- “Comment ça pourrait aller?” répondit-elle.
Elle crut percevoir un grognement ironique.
- “C’est vrai... C’est une question stupide... fit l’inconnue. Mais j’ai remarqué quand tu es tombée, que tu avais un pansement à la cuisse qui saignait.
- Ca? Non ça ira... Cette enflure m’a tiré dessus quand j’ai essayé de m’enfuir.”
La femme ne répondit rien. Joy frissonna, tandis que ses yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité et qu’elle distinguait peu à peu les silhouettes des autres filles.
- “Il fait toujours noir ici? s’enquit-elle.
- Ouais... La journée, de la lumière de l’extérieur filtre à travers la trappe, et la nuit on tâtonne pour essayer de ne pas se marcher les unes sur les autres. La plupart du temps on ne bouge pas.
- On est combien?
- Une vingtaine de filles.
- Ca fait longtemps que t’es enfermée ici?”
La femme poussa un profond soupir.
- “Cinq jours.”
Joy perçut un léger tremblement dans la voix de la femme. Manifestement, elle était morte de trouille et beaucoup moins accoutumée à ce genre de situation critique que Joy.
- “T’en fais pas... Ca va s’arranger...” fit Joy, se sentant le besoin de la rassurer.
La femme eut un rire nerveux.
- “C’est ce que je me disais au début. Et puis j’ai entendu les histoires des autres. Certaines viennent de très loin, d’Australie, de Chine, d’Europe... Leur deux premières victimes ont été prises à T’ai-pei. Ca fait deux mois qu’elles sont enfermées ici.”
Dans le noir, Joy écarquilla les yeux.
- “Mais qu’est-ce qu’il vous veulent? C’est aussi à cause de la Commission?
- La quoi?”
Joy se mordit la lèvre. Elle n’était apparemment au courant de rien.
- “Non laisse tomber.
- On est où ici? demanda l’inconnue.
- New York.
- Waw... Moi, ils m’ont prise à Miami...
- Tu leur as fait quoi?
- Je suis journaliste. Je faisais un papier sur ce genre de trafic. J’ai remonté leur trajet et j’avais découvert des preuves compromettantes. Ils auraient pu me tuer, mais d’après ces salauds, je suis trop mignonne pour ça... Quant aux autres filles, elles ne leur ont rien fait. Ils les ont choisies parce qu’elles étaient à leur goût. Ils n’ont pas besoin de raisons ces salauds..
.
- Alors c’est un trafic. Traite des blanches?
- T’as tout pigé ma belle.”
Joy encaissa la nouvelle difficilement. La Commission ne voulait pas juste se venger de Largo en s’en prenant à elle. Ils voulaient faire d’une pierre deux coups.
- “Et toi? T’en sais plus pas vrai? C’est quoi cette histoire de Commission?
- C’est compliqué. T’as pas besoin d’en savoir plus, sinon ça te causerait des ennuis le jour où tu sortiras.
- Si un jour je sors...
- Fais-moi confiance, assura Joy d’un ton plus que déterminé. Tu sortiras.”
Joy crut voir sa compagne d’infortune sourire silencieusement dans la noir.
- “Tu ne te laisses pas facilement abattre on dirait... Même avec une balle dans la cuisse?
- Disons que dans ma vie j’ai pas mal bourlingué, expliqua-t-elle succinctement. Et connu des situations bien plus critiques.
- J’aimerais être aussi forte, soupira la femme.
- Je suis sûre que tu l’es. Il ne faut pas les laisser te briser.”
Joy regarda dans la direction de la prisonnière et eut une envie soudaine d’en faire une amie. Elle lui tendit la main dans le noir.
- “Je m’appelle Joy Arden.”
La femme hésita et finit par trouver instinctivement la main de Joy dans le noir pour la lui serrer.
- “Moi c’est Jack. Jack Ripley.”
Joy eut un petit rire.
- “Diminutif de Jackie ou de Jacqueline?
- Non, juste Jack. Mon père adorait les filles qui portait des noms de garçons, il trouvait ça chou. Mes sœurs s’appellent Sam, Jo et Tommie. J’espère les revoir un jour...
- Tu les reverras, Jack. Crois-moi. Je ne te laisserai pas tomber, ni toi, ni aucune des autres filles coincées ici...
- Tu as un plan? s’intéressa aussitôt Jack.
- Non, rien à part résister et espérer que mes proches retrouvent ma trace. Ils sont pleins de ressources, je suis sûre qu’ils y arriveront.
- Joy, j’ai moi aussi souvent rêvé que mes sœurs ou mon père viennent me sauver, mais ils ne peuvent rien...
- Ma famille à moi peut. Ils se battront. Et moi aussi je me battrai.”
Chez Crystal Myrtle, au même moment
Crystal tenait son verre de Whisky fermement serré entre ses doigts. Felipe étant sur le départ pour l’Argentine, il ne fournissait plus de cocaïne à aucun de ses anciens clients, et il ne ferait sûrement pas d’exception pour une faux-jeton fauchée comme elle. Elle n’était pas encore en état de manque, mais elle savait que si elle ne trouvait pas de dealer d’ici la fin de la semaine, elle péterait bientôt les plombs. En attendant, elle compensait avec l’alcool et avait très largement entamé sa bouteille de Whisky.
Elle n’allait plus travailler depuis l’affaire Joy Arden et avait demandé un congé exceptionnel. Depuis le début de ses “vacances” forcées, elle passait son temps à se shooter avec les doses qu’il lui restait et à boire, sans arrêt. C’était à peine si elle aurait remarqué la fugue d’Allison, si son Collège n’avait pas appelé pour signaler qu’elle avait séché les cours toute la journée. Et effectivement, Crystal n’avait pas revu la petite peste depuis la veille au soir car elle n’était pas rentrée. Rageusement, Crystal avala le fond de son verre avant de s’en verser un autre, se disant que si la gamine n’était pas rentrée, cela voulait sûrement dire qu’elle avait déballé tout ce qu’elle savait sur Joy aux flics
.
- “Je le savais que j’aurais dû faire tuer cette petite peste en même temps que son sombre crétin de père...” marmonna-t-elle entre deux gorgées d’alcool.
Allison, de son côté, trempée et frigorifiée, se tenait debout devant la porte de sa maison ou plutôt de ce qu’il restait de sa maison puisque Crystal se l’était totalement appropriée à la mort de son père, et hésitait à rentrer. Après avoir passé toute la nuit précédente dans la rue et s’être faite coursée par des flics au petit matin qui voulaient l’emmener dans un foyer pour adolescents, elle n’était sûre que d’une seule chose: elle ne voulait plus passer une seule nuit dehors. Mais elle avait horriblement peur d’affronter Crystal, surtout après avoir disparu sans laisser de trace pendant vingt-quatre heures.
Elle regardait la poignée de la porte. Avec un peu de chance, Crystal se serait shootée et ne remarquerait pas son arrivée. Il lui suffisait d’aller directement dans sa chambre et de s’y enfermer, attendant d’affronter la tempête le lendemain matin. Ou alors, Crystal était dans le salon, savait qu’elle était à la porte de la maison et l’attendait patiemment pour lui filer une raclée. Elle haussa les épaules en se disant que de toute façon, elle ne pourrait pas passer outre la “sanction punitive” de sa belle-mère alors autant soigner ses plaies au fond de son lit ce soir et surtout au chaud.
Elle prit une grande respiration et ouvrit la porte, s’engouffrant à l’intérieur de la maison. Apercevant les escaliers, elle voulut s’y précipiter en courant pour se cacher dans sa chambre, quand Crystal entra soudainement dans son champ de vision. L’adolescente la percuta et trébucha par terre. Affolée, elle ramassa rapidement son sac de cours, qu’elle portait toujours depuis la veille, le remit sur son épaule, et s’arrangea nerveusement les cheveux sans regarder Crystal en face.
- “Excuse-moi, je ne t’avais pas vue...” marmonna-t-elle.
Elle voulait contourner Crystal mais celle-ci la retint fermement par le bras.
- “Attend une minute ma petite. Tu ne vas pas t’en sortir aussi facilement!”
Allison stoppa net mais au lieu d’une peur insubmersible comme d’habitude, elle fut envahie par un accès de rage.
- “Laisse-moi tranquille! cria-t-elle.
- Que je te laisse tranquille? Mais c’est toi qui ne respecte pas les termes de notre marché ma petite! rétorqua Crystal. Je t’avais dit que cette histoire devait rester entre nous!
- J’ai rien dit à personne!
- Alors pourquoi t’es-tu enfuie? Pourquoi as-tu disparu depuis hier soir?
- Et pourquoi serais-je revenue? Si j’avais dit quoi que ce soit, tu serais déjà en taule!”
Crystal écarquilla les yeux et gifla Allison d’une force monumentale. La jeune fille s’écrasa sur le sol et sa belle-mère en profita pour lui donner des coups de pieds dans les côtes. Sauf que cette fois-ci, Allison ne se contenta pas de hurler et de pleurer: elle lui donna un coup de pied dans les jambes, ce qui la fit vaciller, et en profita pour se relever et courir dans le salon, afin d’échapper à son bourreau.
Crystal se redressa et lança à l’adolescente un regard rempli de haine.
- “Alors ça, tu me le paieras ma petite!”
Allison vit sa belle-mère s’approcher dangereusement et saisir au passage un des tisonniers en fer de la cheminée. La jeune fille écarquilla les yeux, et effarée, fit tout ce qu’elle put pour arrêter la progression de Crystal. Elle commença à lancer vers elle tous les objets qu’elle trouvait, espérant l’atteindre par la force du désespoir. Livres, vases, bibelots, tout y passait, pourvu que sa belle-mère n’avançait pas d’un mètre de plus. Voyant que cela ne la ralentissait pas, Allison se mit à hurler.
- “T’es qu’une garce Crystal! T’as peur de moi parce que tu sais que je peux t’envoyer en prison! T’es qu’une trouillarde!”
Sa belle-mère, que cette provocation rendit plus furieuse encore, décida de presser le pas et elle se mit à courir vers la table du salon derrière laquelle Allison s’était retranchée. Mais en courant, Crystal glissa sur un des livres que la jeune fille avait lancé au hasard dans la pièce et tomba en arrière. Allison voulut en profiter pour s’enfuir et courut vers le hall d’entrée mais en jetant un coup d’œil dans sa fuite vers Crystal pour voir si celle-ci s’était relevée, elle stoppa net en reconnaissant la couleur rouge du sang.
Fébrilement, elle s’approcha, quasiment au ralenti, de sa belle-mère toujours étendue sur le sol et faillit hurler en comprenant ce qu’il s’était passé: en effet, en tombant à la renverse, Crystal s’était fracassé le crâne contre la table basse en verre du salon. Allison, hésitant entre pleurer, crier et vomir, continua à s’approcher et les larmes coulèrent à flots, ne réalisant pas ce dont elle était responsable.Elle s’agenouilla à terre, sur la mare de sang qui s’écoulait de la plaie béante au crâne de Crystal et tendit la main vers elle pour vérifier si elle était toujours en vie.
Mais elle en fut incapable.
- “Oh mon Dieu, oh mon Dieu...” put-elle seulement répéter la voix brisée par les larmes et la peur.
Elle regarda Crystal qui ne pouvait pas avoir survécu à cette chute et qui fixait le plafond du salon, de son regard vide de morte. Allison se décida enfin à la toucher, mais elle fut incapable de prendre son pouls, comme si seulement en la touchant, elle avait pu sentir que toute trace de vie avait disparu de ce corps. Elle se remit à pleurer de plus belle et complètement désorientée, elle poussa un hurlement atroce avant de s’enfuir toutes jambes dehors de cette horrible maison pour ne plus jamais y revenir. Jamais.
Maison de Crystal Myrtle, une heure plus tard
Les phares de la voiture de Largo et Simon zébrèrent furtivement la façade de la demeure de Crystal Myrtle, mais suffisamment pour qu’ils aperçoivent la porte d’entrée grande ouverte. Les deux hommes stoppèrent leur véhicule, se consultèrent du regard et décidèrent de rester prudents et de prendre leurs revolvers à tout hasard.
Ils traversèrent rapidement le petit jardin face à la maison et se retrouvèrent sur le seuil de la maison qu’ils franchirent sans hésiter. La lumière était toujours allumée, si bien que les deux amis découvrirent tout de suite le cadavre de Crystal, étendu sur le sol.
- “Merde...” lâcha Largo alors que Simon appelait déjà une ambulance.
Le milliardaire s’approcha lentement de la jeune femme qui était tombée contre une table basse et s’était ouvert le crâne. Il eut une grimace de dégoût en voyant tout ce sang noir et poisseux qui couvrait la moquette dans la circonférence de sa tête, mais se pencha tout de même pour prendre son pouls.
- “Elle est morte Simon... Appelle plutôt la police.”
Le suisse s’exécuta aussitôt et Largo se frotta nerveusement le visage. Son seul lien avec la disparition de Joy venait de passer de vie à trépas et il aurait parié que les deux affaires étaient liées. Simon le rejoignit quelques instants après et s’accroupit près de Largo.
- “Les autorités ne vont pas tarder à débarquer. Apparemment des voisins avaient déjà appelé la police.
- Crystal Myrtle... murmura Largo. Elle ne nous dira plus rien sur Joy pas vrai?”
Simon eut du mal à contenir son angoisse montante, comme celle de Largo.
- “Tu as peur que Joy soit quelque part, dans le même état que son amie?”
Largo ne répondit rien.
- “Moi aussi...” dit simplement Simon.