JOUR 135
Jet, quelque part au-dessus de l’Océan Pacifique
Dans la matinée
Largo inspecta d’un coup d’œil circulaire chacun de ses amis présents avec lui à bord du jet. Tous étaient là: Simon, le vague à l’âme, pensant à sa Loreena qu’il n’avait même pas pu joindre pour discuter de cette fameuse mutation ou même tout simplement pour lui dire au revoir pour son voyage au Japon, car la belle était partie en vadrouille chez ses parents. Kerensky, dans le fond de l’appareil, pianotait sur son ordinateur, pour des vérifications de dernière minute sur la planque de Smythe indiquée par Cordoba, ce dernier étant demeuré à New York, sous la bonne garde de leurs agents de sécurité. Il serait toujours temps d’appeler Vaughn dès qu’ils auraient récupéré le Livre de la Commission et drainé suffisamment d’informations. Le Russe jetait de temps à autres des oeillades nerveuses vers Jack, la belle ayant insisté pour venir afin de soutenir Joy dans ses tourments, même si elle ne participerait pas à l’opération contre Smyth.
Joy. La jeune femme était assise en face de lui, recroquevillée dans l’un des confortables fauteuils du jet, le regard perdu à travers le hublot de l’appareil. Elle ne disait rien, elle ne faisait rien. Depuis qu’elle lui avait raconté que Smyth l’avait violée, ils n’avaient échangé aucun mot, l’esprit vide, le cœur asséché par l’ombre de ces horreurs planant au-dessus d’eux. Largo ne savait pas quoi faire alors il attendait, que la tourmente dévastant son amie se calme, qu’elle règle ses comptes avec Smyth, qu’elle lutte contre ses démons, en espérant que des jours meilleurs viendraient, et qu’à l’issue de cette confrontation, Joy décide enfin d’avancer et de faire un petit bout de chemin. Avec lui, la tenant par la main, si possible...
- “Joy... Qu’est-ce que tu feras après? lui demanda-t-il d’une voix si douce qu’elle faillit en sursauter.
- Je ne sais pas... Je me demande encore pourquoi je veux faire ça...”
Il s’approcha un peu plus en se penchant sur le rebord de son fauteuil. Il lui saisit les mains et joua tendrement avec ses doigts, les caressant du pouce.
- “Si tu arrives à faire la paix avec ton passé... Tu crois qu’il y aura de la place pour moi dans ton avenir?”
Les yeux de chat de Joy clignèrent avant de fixer Largo intensément.
- “Je crois que je le fais pour ça Largo...” avoua-t-elle d’un murmure.
Le jeune homme embrassa tendrement les deux petites mains fines et tièdes qu’il tenait entre ses longs doigts et quitta son fauteuil pour s’installer dans celui de Joy, la blottissant contre lui et la serrant de ses bras protecteurs.
- “Je t’aime Joy...” murmura-t-il d’un ton si bas, que même la jeune femme put à peine le percevoir.
Joy ne répondit pas. Elle se contenta de poser sa tête contre son épaule et de fermer les yeux. Bientôt, bercée par la chaleur que dégageait le corps de Largo et par le ronronnement tranquille des moteurs du jet, elle finit par s’endormir, d’un sommeil profond et reposant. Le premier depuis longtemps...
Hôtel Saeba
Hokkaido
Une fois arrivés au Japon, les membres de l’Intel Unit et Jack choisirent tout de suite un hôtel pour s’y installer et se reposer de leur voyage avant leur petite visite musclée dans la planque de Smythe dans une maison perdue au fin fond d’un village côtier de l’île d’Hokkaido. Joy partageait une chambre avec Jack et après un bon sommeil réparateur, l’ex agent de la CIA se préparait à renouer avec le terrain, en nettoyant consciencieusement son Beretta sous le regard inquiet de Jack.
- “Tu ne devrais pas faire ça Joy... marmonnait Jack.
- Pourquoi? Si je ne nettoies pas cette arme elle peut m’exploser à la figure et m’amputer d’une main à la minute où je tirerai avec... rétorqua Joy d’une voix faussement tranquille.
- Tu sais très bien que je ne te parlais pas de ça...”
Joy ne répondit rien, faisant la sourde oreille.
- “C’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais il n’y a pas si longtemps, j’étais une professionnelle... expliqua Joy. Je ne risque pas grand-chose physiquement en allant chercher Smythe dans sa planque.
- Et émotionnellement? Tu imagines le choc Joy? Tu réalises bien qui tu vas voir?
- Oh oui, je le réalise. Et crois-moi, j’ai vraiment hâte de me retrouver face à cette ordure pour lui dire à quel point il me dégoûte. Je ne veux plus penser à ses mains sur mon corps tout le restant de ma vie. Je veux avoir une autre image de lui: celle d’un criminel, enfermé en prison, qui n’aura pas gagné, ni eu le dernier mot du duel qu’il m’a lancé de force. Tu comprends ça Jack?
- Totalement. Mais je suis quand même inquiète, j’y peux rien ma grande... Tu penses vraiment te sentir mieux après?
- En tout cas, je ne me sentirai plus aussi sale, dès l’instant où je constaterai de mes propres yeux que c’est lui le coupable de tout.”
Un sourire éclaira furtivement son visage.
- “Peut-être même que j’arriverai à recommencer ma vie à zéro...”
Jack s’assit à côté de Joy, qui nettoyait son revolver, assise sur le rebord de son lit simple.
- “Et tu as envie de la vivre cette vie? Quoi qu’elle te promette?”
Joy ferma les yeux, laissant des souvenirs de son expérience à Los Enceados l’envahir.
- “Tu sais Jack, j’ai fait un rêve cette nuit. Plutôt un cauchemar. Je revoyais Youri, le jour où Largo et les autres sont venus toutes nous délivrer... Quand Felipe lui a ordonné de me tuer. Quand il a voulu m’injecter ce poison, je me rappelle avoir voulu me débattre, j’ai hurlé, j’ai hurlé aussi fort que je le pouvais dans l’état où ils m’avaient mise, que je ne voulais pas mourir. Je lui criais de me laisser vivre. Je n’avais plus rien à perdre, j’étais désespérée, et pourtant je refusais farouchement de mourir. Et maintenant que j’ai quitté cet enfer, que je suis revenue chez moi, avec ceux que j’aime, je me suis même réconciliée avec mon père, j’aurais vraiment l’impression d’un beau gâchis si je laissais tout tomber maintenant... Je n’ai pas la force de leur dire adieu. De vous dire adieu à tous...”
Jack serra le bras de son amie, elle avait les larmes aux yeux.
- “Ca me soulage tellement de t’entendre dire ça... Tu m’as fait peur Joy... Quand je suis allée chez toi, ce soir-là, et que je t’ai vue allongée sur le sol, le revolver à la main, j’ai cru que j’allais cesser de respirer...
- Je me suis fait peur à moi aussi... Je ne sais pas encore si je vais y arriver, mais je te promets d’essayer...”
Jack acquiesça, toujours les larmes aux yeux, qui coulèrent discrètement le long de ses joues. Joy fronça les sourcils.
- “Qu’est-ce qu’il y a Jack? Il y a quelque chose que tu ne me dis pas?”
Jack fit oui de la tête et hésita un long moment avant d’affronter la moue dubitative de Joy. Puis elle se décida et prit un air navré.
- “Je viens d’avoir des nouvelles de Belgique... D’Ophélie.”
Un silence pesant alourdit l’atmosphère de la chambre, seules leurs respirations saccadées pouvaient être perçues dans la pièce ouatée.
- “Joy, elle est morte. Elle s’est pendue lundi dernier.”
Un froid immense s’empara de Joy et creusa le vide qui grignotait son cœur. L’une d’elles les avait abandonnées. L’une d’elles ne s’en était pas sortie. Joy, tout comme Jack, se sentit paralysée par le deuil: plus qu’une connaissance, plus qu’une victime avec laquelle elles avaient partagé leur souffrance et leur expérience, Ophélie faisait partie d’elles-mêmes, tout comme chacune des filles. Le fait qu’elle ait fini par se tuer était bien pire à supporter qu’un simple deuil: c’était comme si on leur avait arraché un membre, comme si l’une des petites flammes qui brûlaient en elles s’était éteinte, d’un coup, sans prévenir, par un simple souffle de vent.
Joy éclata en sanglots et serra Jack dans ses bras, cherchant la chaleur humaine, le réconfort. La certitude qu’encore deux petites flammes brûlaient, dansantes et vives, dans cette chambre d’hôtel, perdue au fin fond du Japon.
Réception de l’Hôtel Saeba
Au même moment
Simon poireautait à la réception, attendant que le standardiste lui trouve enfin la carte de la région qu’il lui avait demandé. Il sifflotait distraitement, s’accoudant au comptoir, et regardant d’un oeil expert les jolies jeunes femmes qui se pressaient tout autour de lui, bagages à la main, quittant ou débarquant à l’hôtel. Le coin était sympa, plutôt beau, d’après ce qu’il avait vu depuis qu’il était arrivé. Mais il se demandait vraiment, lui qui était fou de New York, ce que Loreena voulait faire ici... Si loin de lui.
Et puis, parmi la foule de touristes, il aperçut une très belle jeune femme, grande, élancée, aux cheveux blonds attachés à la va-vite, qui regardait autour d’elle, un peu perdue, cherchant un chasseur qui avait embarqué ses bagages dans un endroit non identifié et qui s’impatientait. Simon trouvait qu’elle lui faisait penser à Loreena. Il esquissa un sourire, riant de lui-même et de son obnubilation passagère envers sa petite amie lorsqu’il réalisa avec stupeur, en croisant le regard de la fameuse touriste, qu’il s’agissait bel et bien de Loreena.
En reconnaissant Simon, la jeune femme perdit toutes ses couleurs et se mit à fixer le sol, comme une petite fille prise en faute. Simon ravala sa colère et sa fierté bafouée, et se décida à aller affronter la jeune femme, histoire de découvrir à quel jeu elle jouait. Il marcha d’un pas sûr, le visage fermé, la mâchoire contractée. On aurait pu le croire furieux, si on ne lisait pas au fond des ses prunelles sombres une profonde tristesse et une déception flagrante.
- “Si... Simon... hésita Loreena. Mais qu’est-ce que tu fais ici?
- J’accompagne Largo et les autres pour une petite expédition chez un ennemi du Groupe W. Mais tu le saurais si j’avais pu te joindre chez tes parents... Au fait, je croyais que tes parents vivaient dans l’Idaho?”
Loreena détourna les yeux, embarrassée.
- “Je suis désolée de t’avoir menti.
- Ca tu peux l’être! s’enflamma Simon. Que fais-tu ici?”
Loreena se mordit la lèvre et croisa les bras contre son ventre, signe de nervosité et de stress intenses chez la jeune femme.
- “Ca ne va pas te plaire... le prévint-elle.
- Je suis blindé en ce moment, vas-y, frappe! déclara-t-il, une pointe d’agacement dans la voix.
- Voilà... commença-t-elle après s’être raclée la gorge. Je... Je suis venue ici pour rencontrer le directeur du lycée américain d’Hokkaido.”
Elle leva les yeux vers Simon, interrogative. Mais le Suisse demeurait immobile et impassible.
- “Je suis désolée de ne pas t’en avoir parlé Simon, mais ce n’est pas une décision facile à prendre pour moi... Voilà, j’ai toujours rêvé de vivre au Japon, j’ai fait des demandes de mutation régulières pour ce pays tous les ans depuis que je suis devenue enseignante. Et il y a deux semaines on m’a répondu que j’avais obtenu un poste, ici, à Hokkaido.
- Tu vas accepter?”
Loreena détourna son regard, cherchant une échappatoire à la situation.
- “Je... Je ne suis pas certaine... C’est pour ça que je suis venue ici... Je voulais vérifier par moi-même la teneur de cette offre, savoir si le cadre me convenait et si ça plairait à Allison. Elle n’est pas encore au courant, je viens à peine d’être autorisée par les services sociaux à la garder près de moi... Et il y a toi... Je ne m’attendais pas à ce qu’il nous est arrivés Simon... Je ne sais pas quoi faire.”
La colère déserta le visage du Suisse et ses traits s’animèrent en une sorte de fébrile agitation.
- “Moi je sais ce que tu vas faire: tu vas les envoyer au Diable et rester avec Allison et moi à New York!”
Loreena esquissa un sourire triste.
- “Simon, ce n’est pas aussi simple que ça...
- Bien sûr que si! s’enflamma-t-il. Il suffit de le vouloir! Loreena, tu m’aimes non? Et moi aussi je t’aime, je ne vois pas où est le problème!
- Le problème c’est ma vie à moi! protesta Loreena. J’en avais une avant de te connaître. J’avais des projets, des rêves. Venir ici en faisait partie. Je ne peux pas tirer un trait sur tout, comme ça!
- Et pourquoi pas? Je le ferais, moi, pour toi!”
Loreena eut un hochement de tête sceptique.
- “Ah oui? Tu laisserais tomber Largo, ton meilleur ami, et Joy? Tes amis? Ta bonne vieille ville de New York?
- Si tu me le demandais, oui. Loreena, quand j’aime quelqu’un, je ne le fais pas à moitié, et je t’aime tu vois! Pas de chance pour toi, je ne suis pas prêt de te laisser tomber!”
Loreena eut un sourire contrit.
- “Tu ne sais pas ce que tu dis, tu parles sous le coup de l’émotion... Je ne peux pas te laisser tout quitter pour moi...
- Ah je vois... soupira tristement Simon. En fait, tu ne veux pas de moi dans ta vie, c’est ça?
- Simon...”
La jeune femme prit tendrement le visage de Simon entre ses mains, et lui caressa sa peau rugueuse mal rasée.
- “Comment tu peux dire ça? Tu te trompes complètement... Écoute... Mon avion pour New York part dans une demie-heure, je dois y aller... On en reparlera quand tu seras de retour à New York, tu veux bien?
- Non, j’aimerais vraiment régler ça maintenant.
- Simon... Tout est allé si vite entre nous... On ne se connaît que depuis quatre mois... Je ne sais plus quoi penser... Je sais que tu veux t’engager avec moi, mais je ne suis pas sûre que ce soit suffisant... Peut-être devrions-nous prendre le temps d’y réfléchir...”
Loreena embrassa tendrement Simon, qui lui rendit à peine son baiser, anéanti par les mots de la jeune femme.
- “Je suis désolée...” murmura-t-elle.
Le chasseur les interrompit alors, tendant à Loreena son sac de voyage. Elle le saisit et le porta en bandoulière.
- “Fais bien attention à toi Simon... On se revoit à New York...”
Elle lui tourna alors le dos et quitta l’hôtel, sautant dans un taxi qui la guiderait vers l’aéroport. Simon demeura immobile. Il avait perdu cette partie.
Hôtel Saeba
Plus tard
Jack quitta la chambre qu’elle partageait avec Joy, épuisée et triste. Elle fixait le sol, sans se soucier de l’environnement l’entourant, quand elle buta contre un homme, grand et robuste. Elle bredouilla quelques mots d’excuse mais s’arrêta net en levant les yeux vers l’inconnu et en reconnaissant Kerensky.
- “Ah c’est toi Kerensky...
- Oui, je viens voir Joy... expliqua-t-il. Largo et Simon nous attendent en bas. C’est l’heure.”
Jack eut la chair de poule, mais elle tenta de le dissimuler.
- “D’accord... Tu ne me l’abîmes pas hein?
- Je veillerai sur elle.” affirma le Russe.
La jeune femme acquiesça et voulut continuer son chemin quand Georgi la retint par le bras.
- “Ca ne va pas? demanda-t-il.
- Oh... soupira-t-elle d’un air évasif. J’ai été dans une meilleure forme... J’aime pas trop ressasser les souvenirs... Quand je pense que vous allez attraper Smyth, ça me rappelle l’époque où je la laissais partir avec ce type sans rien pouvoir faire pour l’aider...”
Elle se tut un instant.
- “On a appris que l’une des nôtres s’était suicidée.” rajouta-t-elle.
Le Russe eut un geste de compassion. Il posa une de ses grandes mains sur son épaule.
- “Je suis désolé.
- Pas autant que moi.”
Jack et Kerensky échangèrent un regard. Un bref regard. Et sans réfléchir, lisant dans les pensées de l’autre, ils s’enlacèrent et s’embrassèrent passionnément. Leur étreinte fut aussi brève que soudaine. A peine avaient-ils goûté aux lèvres de l’autre qu’il se séparèrent, à bout de souffle, surpris par leur geste et embarrassés par le plaisir qu’ils y avaient pris.
- “Euh... Je... Tu... bafouilla Jack.
- Je vais chercher Joy. A plus tard.” déclara finalement Kerensky, après avoir repris le contrôle de lui-même.
Jack, sans voix, acquiesça, sans plus de combativité, et chacun s’en retourna du côté opposé à l’autre.
Atashiba Hana Bi, village côtier, Hokkaido
Planque d’Alan Smythe
La petite maison dans laquelle se dissimulait Smyth était bien camouflée, discrète, parmi arbres et bosquets d’un petit bois entourant l’endroit. Les membres de l’Intel Unit progressèrent lentement vers la maison, Kerensky déconnectant tous les systèmes d’alarmes qu’il dénichait sur son passage. Mais ce ne fut bientôt pas suffisant. Un garde armé d’une mitraillette, posté sur le toit, les repéra et donna l’alerte, hurlant des commandements en japonais et se mettant à tirer dans la direction de nos héros. Ceux-ci se séparèrent en deux groupes: Kerensky avec Simon et Largo, naturellement collé aux basques de Joy, pour pouvoir la protéger en cas de pépin.
Heureusement pour les membres de l’Intel Unit, il y avait peu de gardes auprès de Smythe, afin de garantir la discrétion et la sécurité. Bénéficiant de l’effet de surprise, Simon et Kerensky se chargèrent sans trop de difficultés des gardes extérieurs de la maison, permettant à Largo et Joy de s’introduire à l’intérieur. Après s’être débarrassés de trois gorilles aux intentions douteuses, bagarre à l’occasion de laquelle Largo, sourire aux lèvres, avait pu remarquer que Joy était très loin d’avoir perdu la main, la dextérité et l’efficacité dans ce domaine, les deux amis se mirent en quête de retrouver Smyth, planqué dans un des recoins de la demeure.
Préférant ne pas se séparer, ils inspectèrent ensemble une à une les pièces de la sombre et silencieuse maison, jusqu’à arriver finalement à la bibliothèque. Largo, concentré et sur ses gardes, poussa la porte de la pièce étroite, plongée dans l’obscurité. Ne percevant rien d’inquiétant dans les parages, il entra carrément sans que Joy ait le temps de pousser un cri pour l’avertir du danger: elle avait vu une arme briller dans le noir.
- “Largo!”
Trop tard. Le coup de feu était parti.
Joy entendit le corps de l’homme qu’elle aimait tomber sur le sol, puis des bruits de pas, rapides et désordonnés. Le tireur essayait de s’enfuir. La rage prenant le dessus sur elle, la jeune femme s’élança dans la sombre bibliothèque se laissant guider par ses sens pour rattraper l’homme, qui, beaucoup moins accoutumé qu’elle à ce genre de situation, se fit prendre. Joy lui sauta dessus, attrapant ses jambes, et le faisant basculer en avant. Dans sa chute, il voulut s’accrocher aux rideaux pour l’amortir, mais tout ce qu’il réussit à faire fut de les décrocher et de les emporter avec lui. Le jour inonda alors la pièce, privée de lumière par ces lourds et sombres rideaux bordeaux opaques, et Joy reconnut très distinctement la silhouette de l’homme qu’elle tenait en son pouvoir. Alan Smythe.
L’homme se tourna vers la personne qui le retenait et son visage se tordit en une grimace douloureuse lorsqu’il reconnut Joy, penchée au-dessus de lui, les traits contractés par la douleur et la rage.
- “Espèce de salaud!” hurla-t-elle.
Laissant sa folie prendre le pas sur elle, elle le frappa, le frappa au visage aussi fort qu’elle le pouvait. La tête de Smythe se cognait contre le sol à chacun des violents coups de la jeune femme, transformée en furie, lui portait. Joy sentait à chacun de ses coups son visage en sang, chacune des aspérités de ses traits qu’elle massacrait, elle sentit même les bris d’os lorsqu’elle lui brisa le nez. A bout de force, et le poing ensanglanté par la bestialité de son geste, elle se remit à hurler, et lui donna un dernier coup avant de s’écarter au plus vite de cet être méprisable, qui gisait à ses pieds, à semi conscient, sonné par la fureur que Joy avait dévasté sur lui. Prise d’un vertige, la jeune femme se courba, et finit par vomir sa bile, bouleversée.
Puis, elle tenta de recouvrer le peu de raison qu’il lui restait et courut vers Largo, étendu à terre, près de la porte de la bibliothèque, laissant Smyth se complaire dans le sang rouge foncé qui coulait de sa tête. Elle s’accroupit près de Largo, et soupira de soulagement en s’apercevant que la balle que Smythe lui avait tiré dessus n’avait fait que frôler sa nuque. Celle-ci saignait abondamment, mais elle connaissait ce genre de blessure: tant que la jugulaire n’était pas touchée, c’était superficiel, il était tombé à cause du choc. Doucement, Largo reprenait ses esprits, plissait les yeux et émit une grimace douloureuse lorsqu’il voulut bouger et que sa blessure à la nuque le lancina douloureusement. Joy apposa ses mains des deux côtés de sa tête et lui sourit du mieux qu’elle le pouvait, entre ses larmes et ses crispations de colère.
- “Ne bouge pas... Ca va aller... lui décocha-t-elle de la voix la plus tranquille qu’elle put trouver.
- Joy... Smythe...”
La jeune femme tentait de camoufler ses tremblements mais en entendant ce nom, ils reprirent de plus belle.
“Non...” murmura Largo.
Joy se retourna, mais ce fut trop tard. Smythe s’était relevé, le plus silencieusement possible tandis qu’elle s’occupait de Largo, avait ramassé son arme et la braquait contre la tempe de la jeune femme.
“Tu vas mourir petite pute... gronda Smythe.
- Alors on se reverra en enfer...” marmonna-t-elle.
Smythe appuya sur le déclic. Rien ne se produisit. Joy avait pris le revolver de Smythe et laissé le sien à terre, le chargeur vide. L’odieux sosie eut à peine le temps de comprendre son erreur qu’il entendit une détonation. Une douleur immense. Le froid du sang coulant de sa plaie béante au ventre. Joy venait de coller son revolver contre le bas du torse de Smythe et avait tiré froidement. Smythe tituba, recula de quelques pas, et s’écroula finalement sur le sol, mort. Joy avait suivi du regard ses derniers instants sur cette planète. Son regard était vide. Elle ne se sentait pas mieux à l’idée de l’avoir tué, mais elle ne se sentait pas plus mal non plus. Elle venait de tourner une page.
Son regard se reposa sur Largo, qui venait de lui prendre le bras.
- “Si tu ne l’avais pas fait, ça aurait été moi...” murmura-t-il.
Elle sourit. Il ne voulait sans doute pas qu’elle se sente mal à l’idée d’avoir tué un homme de sang froid. Mais elle ne se sentait pas mal. Smythe n’était pas un homme. C’était un monstre. Et elle l’avait rayé de sa vie. Largo rassembla ses forces et se redressa pour s’asseoir près de Joy et pouvoir la regarder droit dans les yeux. Il toucha son visage, passa sa main dans ses cheveux.
- “Dis-moi... Dis-moi si ça va Joy, je t’en prie, ne reste pas silencieuse...”
Joy rendit son regard fiévreux à Largo. Les larmes coulaient le long de son visage. Mais elle n’allait pas mal. Elle se sentait au contraire apaisée. Libre. Elle tendit à son ami le revolver qui avait accompagné la jeune femme toutes ces années, depuis son adolescence, jusqu’au Groupe W, en passant par la CIA. Ce revolver qui l’avait protégée, aidée, sauvée, et aussi torturée, menacée mais qui aujourd’hui avait servi à assassiner Alan Smythe, à la réveiller d’un atroce cauchemar.
- “Reprends ça Largo... articula-t-elle, la voix tremblante de larmes. Je ne veux plus toucher cette arme... Je ne veux plus jamais toucher à une arme de toute ma vie... J’en ai assez de me battre contre des ennemis qui n’existent qu’à l’intérieur de ma tête... Je change de vie, et c’est définitif.”
Largo ne répondit rien. Il saisit l’arme et la serra dans ses bras tandis que Simon et Kerensky, en ayant terminé avec tous les gardes, débarquaient à leur tour dans la funeste bibliothèque. Ils comprirent en un quart de seconde ce qu’il s’y était passé. Simon restait immobile, choqué, soulagé. Et Kerensky se contenta de saisir son portable pour appeler des secours.
C’était la fin d’un chapitre de leur histoire.