JOUR 132
Forrest Hills
Domicile des Arden
Largo frappa à la porte, prenant son courage à deux mains. Cela faisait trois jours. Trois jours que ça s’était passé, trois jours que Joy avait quitté son appartement en courant après qu’il ait posé ses lèvres sur les siennes. Trois jours qu’elle ne répondait plus au téléphone. Il avait peur d’avoir fait tout ce chemin pour rien et qu’elle lui claque la porte au nez, mais il n’en pouvait plus d’attendre, à la fois parce qu’il détestait la savoir en colère contre lui et parce qu’il ne supportait plus de passer plus de quarante-huit heures loin d’elle. Il espérait qu’elle ne se mettrait pas en colère en l’apercevant.
- “Largo... soupira-t-elle après avoir ouvert la porte d’entrée de la maison.
- Salut Joy...”
Il la détailla un moment en silence. Elle ne lui avait pas fermé la porte, c’était déjà ça. Elle paraissait tendue et mal à l’aise, mais au moins pas en colère.
- “Euh... Ton père est dans les parages?”
Il se mordit la lèvre. Il pouvait lui sortir toute sorte de phrases idiotes, mais celle-ci était la pire: on aurait dit un adolescent craignant les fureurs du père possessif de la fille de ses rêves. Mais avec Joy, il ne savait plus où il en était, c’était comme s’il devait recommencer tout ce qu’il avait appris sur les filles à zéro et en quelque sorte il se sentait comme redevenu adolescent.
- “Il n’est pas loin... répondit-elle.
- Joy, je ne sais pas trop ce que je dois te dire, si je dois te présenter mes excuses, ou faire comme si rien ne s’était passé, ou bien insister, parce que vraiment je tiens à toi et je ne regrette pas ce qu’il s’est passé, l’autre soir, j’ai...
- Largo, arrête! l’interrompit-elle. Je ne veux pas entendre ce que tu veux me dire. Restons amis, de bons amis, tu veux bien?”
Largo demeura un moment bouche bée, abruti par ses mots qu’il ressentait plus tranchants que l’acier. Il eut envie de hurler mais se contenta d’avancer fiévreusement vers elle et de la dévisager intensément.
- “Hors de question que j’abandonne...” souffla-t-il.
La jeune femme sentit un froid immense envahir son cœur. Il n’allait pas lui rendre les choses faciles et elle ne savait pas très bien où trouver et la force, et les mots pour le repousser.
- “Laisse-moi tranquille Largo...
- Non...
- Tu ne te rends pas compte que tu me fais mal? s’emporta-t-elle. Je ne veux plus te voir, je veux retrouver la paix! Si c’est vrai que tu tiens à moi, laisse-moi!”
Le cœur de Largo se tordit douloureusement: elle aurait dû lui enfoncer un pique à glace dans le ventre pour lui faire plus mal. Jamais aucun mot ne l’avait à ce point blessé, pas même les plus cruels assénés par son père.
- “Joy... J’ai besoin de toi... J’ai besoin de toi pour vivre, alors ne me fais pas ça... Et ne te le fais pas à toi-même, tu sais que si tu tournes le dos maintenant à ceux que tu aimes, tu es perdue...
- Largo, tu ne sais rien! Tu ne peux pas porter de jugement: si tu as des raisons, tu n’as aucun droit!
- Alors pourquoi tu ne veux pas m’expliquer?
- Je ne te le dois pas!
- Oh si tu me le dois, Joy! Ne serait-ce que parce que je t’aime à la folie!”
Joy trembla de tout son être. Il avait fallu qu’il lui fasse une déclaration. LA déclaration. Pourquoi était-il un type si génial? Pourquoi l’aimait-elle à ce point? Tout aurait été plus facile si ces mots “je t’aime” ne lui avaient pas fait autant d’effet. Elle le regardait, son cœur s’était emballé depuis longtemps, ses yeux humides retenaient leurs larmes et elle rêvait de lui crier à quel point elle lui rendait cet amour.
Et lui le devina.
Il avança d’un pas et la prit par la taille, posant ses grandes mains sur chacune de ses hanches, délicatement.
- “Laisse-toi aller Joy... Tout ce que je veux moi, c’est t’aimer comme tu le mérites... C’est te protéger. Essayer de te rendre heureuse. Mais je ne peux rien si toi tu ne le veux pas...
- Je... Je ne sais pas...
- Si tu le sais, ça ne dépend que de toi, laisse-toi une chance... Je t’en supplie...
- C’est si dur... Je souffre...”
Elle s’écarta de lui, ne soutenant plus son étreinte.
- “Et tu es très loin d’imaginer à quel point. Tu ne m’aides pas Largo.
- Je ne veux pas entendre ça... protesta-t-il douloureusement.
- C’est bien dommage... Parce que ma vie n’est plus faite que de ça... Tu ne comprends pas que je suis détruite? Mon cœur et mon esprit sont en mille morceaux. Oublie-moi.
- Comment pourrais-je t’oublier?
- Parce que c’est ce que moi je fais.”
Largo scruta la jeune femme de son regard acier. Elle le soutenait, aussi sûre d’elle qu’elle le pouvait. Elle le sentait prêt à renoncer, mais pas pour longtemps... Ils se défiaient du regard, passant de la plus profonde tristesse à l’agacement, voire la colère. Chacun s’impatientait et bouillonnait face à l’obstination de l’autre. C’est à peine s’ils entendirent le téléphone et Charles Arden les interrompre pour tendre le combiné à Joy. Elle répondit, la voix blanche de colère.
- “Allô Joy? C’est Matthew... dit son ami médecin à l’autre bout du fil. Je ne vous dérange pas?
- Pas du tout, Matt.”
Largo eut un mouvement de mâchoire étrange, accentuant son agacement. Il n’aimait pas beaucoup Matthew Chambers, il savait qu’il partageait quelque chose avec Joy dont il ignorait tout, un monde à part et auquel elle refusait obstinément de l’introduire. Cet agacement s’apparentait à une forme de jalousie, que la jeune femme s’empressa d’exploiter.
- “Je suppose que vous appelez pour notre dîner de ce soir?
- Tout à fait... April a hâte de vous rencontrer... acquiesça le jeune médecin.
- Ca marche toujours pour moi... sourit Joy, articulant suffisamment pour que Largo n’en perde pas une miette.
- Tant mieux... Jack viendra?
- Non, je ne crois pas...
- Elle ne sait pas ce qu’elle manque, le Ricine est un des meilleurs restaurant de New York...
- Oui, j’ai entendu dire qu’on y mangeait très bien... acquiesça-t-elle. J’ai hâte d’y être...
- Ca me fait plaisir de voir que vous allez un peu mieux...
- Merci. A ce soir, Matt!”
Elle raccrocha et posa le combiné du téléphone portable sur un secrétaire disposé dans l’entrée avant de fixer Largo d’un regard sombre. Celui-ci, le bas du visage contracté, restait immobile, tétanisé, glacé sur place. La rage et l’injustice bouillonnaient en lui, il mourrait d’envie de hurler autant que de se cacher dans un trou pour ne plus jamais en ressortir.
- “Où en étions-nous? demanda Joy, la voix dénuée de la moindre émotion.
- Laisse tomber Joy... articula-t-il d’une voix étrangement grave et rauque. Ne te fatigue pas.”
Il tourna les talons et quitta la maison sans mot dire, en claquant la porte. Joy resta figée un moment, pas fière de ce qu’elle avait fait, mais soulagée de l’avoir enfin éloigné d’elle. Pour son bien. Elle s’apprêtait à remonter dans sa chambre d’enfant pour y retrouver chaleur, réconfort et la certitude d’avoir bien fait quand elle tomba nez à nez avec son père, qui visiblement avait assisté à toute la scène.
- “Quoi?” lui demanda-t-elle.
Charles la fixait sévèrement, comme s’il voulait la gronder ou lui faire une leçon de morale. Il restait immobile, cherchant ses mots, hésitant. Et il finit par y renoncer.
- “Rien...”
Joy haussa les épaules et se jeta dans les escaliers qu’elle grimpa quatre à quatre. Charles hocha la tête, navré.
- “J’aurais dû dire quelque chose...”
Il enfila son manteau pour aller faire un tour et s’aérer l’esprit, mais avant de partir, il ouvrit le tiroir de son secrétaire, y saisit son revolver et retira toutes les balles de chargeur avant de les dissimuler dans sa poche. Il rangea l’arme et quitta la maison, dans un silence de mort.
Groupe W, penthouse
Plus tard dans la journée
Simon ouvrit la porte du penthouse à Jack qui entra, sûre d’elle, un large sourire aux lèvres.
- “Salut les gars! dit-elle. Ca me fait plaisir de vous voir, vous savez!
- Ne perds pas ton temps, Jack, s’amusa Simon. On n’a aucune déclaration sur l’affaire du cadavre retrouvé près de Winch Medics.”
Jack fit la moue.
- “Comment tu savais que je venais pour ça? demanda-t-elle.
- Jack, je t’aime bien, t’es une bonne copine, mais tu es avant tout journaliste et donc fâcheusement prévisible.
- Vous n’êtes pas très drôles... J’ai une idée: et si je vous transmettais des infos? En échange vous me dites tout ce que vous savez sur l’affaire?
- On n’enquête pas dessus, Jack... soupira Largo. Ca ne concerne pas le Groupe W.”
Jack détailla Largo, surprise. Il avait l’air abattu, fatigué et légèrement irritable. Elle interrogea du regard Simon qui mima le prénom Joy sur ses lèvres. Elle hocha la tête d’un air grave et reprit ce qu’elle disait plus sérieusement.
- “Moi, je ne suis pas sûre que ça ne concerne pas le Groupe W... poursuivit-elle. Je suppose que vous ignorez que le cadavre a été identifié et qu’il s’agissait d’un célèbre tueur à gages connu sous le pseudonyme “Miller Cane”?”
Simon et Largo dévisagèrent Jack d’un air sévère et curieux.
- “On descend voir Kerensky...” décida Largo en quittant son bureau, suivi de près par Jack et Simon.
Lorsque la petite troupe arriva au bunker, Largo s’était comme par miracle réveillé, sorti de sa torpeur, et bien décidé à remettre de l’ordre dans cette affaire: un peu d’action ne lui ferait pas de mal et l’empêcherait de penser à...
- “Hey Largo, tu rêves?”
Il se ressaisit et ouvrit la porte du bunker, la refermant après le passage Jack et de Simon. Kerensky, installé devant son ordinateur, ne put s’empêcher d’émettre un grondement nerveux en apercevant de Jack.
- “Vous étiez obligés de venir avec cette folle? Elle m’a déjà fait sauter un plombage la dernière fois que je l’ai vue...”
Jack lui lança un regard noir tandis que Simon les observait, amusé.
- “C’est quoi cette histoire?
- On n’a pas le temps, le coupa Largo. Kerensky, tu as des infos sur un tueur à gages nommé Miller Cane?
- Pas besoin de chercher, je connais. Une légende dans le métier. Pourquoi?
- C’est lui le mec qui s’est fait buter devant Largo et moi à la Winch Medics l’autre jour... expliqua Simon.
- Intéressant... siffla Kerensky. Qu’est-ce qu’il faisait là?
- Je pense qu’en retrouvant celui qui l’a tué, on aura une réponse à cette question... répondit Largo.
- Pas la peine d’en dire plus...”
Le Russe se mit aussitôt à pianoter avec dextérité sur son clavier d’ordinateur, histoire de pirater les fichiers centraux de la police de New York. Jack le regarda faire, en fronçant les sourcils.
- “Hey! C’est pas du tout légal, ça! protesta-t-elle.
- Largo, on ne pourrait pas la faire sortir d’ici? gronda le Russe. Les journalistes, pour la discrétion, il y a mieux...
- Ca lui arrive souvent de pirater les fichiers qui ne sont pas à lui? poursuivit Jack d’un ton sévère, en ignorant la remarque de Kerensky.
- Pourquoi? Tu as peur que je trouve ton journal intime peut-être? rétorqua-t-il.
- Largo, tu pourrais dire à ton ami russe qu’il me tape sur le système et que s’il continue je vais lui faire bouffer son ordinateur?
- Largo, tu pourrais dire à Jack que si elle avait un peu de jugeote, elle ne menacerait pas un ex agent du KGB qui n’a pas de conscience?
- Euh... marmonna Largo, dépassé par ses deux amis vindicatifs.
- Si t’as pas de conscience au moins tu ne te sentiras pas dépaysé quand j’irai t’envoyer brûler en enfer! poursuivit Jack, grondante.
- Tu sais ce qu’en Russie on faisait aux petites filles capitalistes emmerdantes comme toi dans le bon vieux temps? la menaça-t-il.
- J’aimerais bien voir ça!
- Eh oh! les stoppa Largo en se mettant entre les deux jeunes gens qui se rapprochaient dangereusement l’un de l’autre. Mais ça ne va pas, qu’est-ce qu’il vous prend? Vous n’étiez pas amis aux dernières nouvelles?
- Bah si pourquoi? fit Jack, haussant les épaules.
- On discutait, c’est tout...” reprit Kerensky en se remettant à la tâche sur son ordinateur.
Largo leur lança un regard halluciné puis jeta un coup d’œil vers Simon, qui se retenait d’éclater de rire. Mais le téléphone portable du Suisse sonna. Il répondit, les larmes de rires brillant à chacun des recoins de ses petits yeux de farceur.
- “Oui? dit-il. Salut ma beauté... Non, j’allais partir... Rassure-toi, je ne t’avais pas oubliée... Oui... J’arrive...”
Il raccrocha et son sourire disparut de son visage.
- “Merde, j’avais complètement oublié! s’écria-t-il.
- T’as rendez-vous avec Loreena? demanda Largo.
- Ouais, tu sais, c’était ce soir, qu’on devait passer la soirée à la maison tous les deux et que tu devais emmener Allison, Knees et Noromo au concert!”
Largo pâlit.
- “Non, ne me dis pas ça Simon... Pas ce soir, je ne suis pas d’humeur... protesta faiblement le milliardaire.
- Ah! Tu m’avais promis.”
Largo poussa un profond soupir et son meilleur ami, lui donna un coup de coude en souriant.
- “Allez, t’y penseras plus, au moins, pendant ce temps... Rends-moi ce service, tu veux bien?”
Largo baissa les bras et acquiesça.
- “Ok, ok, je me dévoue...”
Il se tourna vers Kerensky et Jack.
- “Vous vous débrouillerez sans nous? leur demanda-t-il.
- Tu veux dire que tu as l’intention de me laisser seul avec elle? gronda Kerensky.
- Ben, ça vous ferait peut-être pas de mal... Je ne sais pas trop ce qu’il vous prend, mais réglez-nous ça...”
Jack et Kerensky eurent une moue sceptique et parlèrent en même temps en se désignant du doigt.
- “C’est lui qui a commencé!
- C’est elle qui a commencé!”
Largo hocha la tête d’un air réprobateur et quitta le bunker, collant aux talons de Simon. A peine furent-ils partis que le visage de Kerensky s’anima, enfin autant que son visage monolithique pouvait s’animer...
- “Que se passe-t-il? demanda Jack.
- Je suis entré... Les flics ont trouvé des empreintes sur le cadavre de Miller Cane...
- A qui elles appartiennent?”
Le Russe se mordit les lèvres et regarda gravement Jack.
- “A Cesare Cordoba.”
Winch Medics, scène du crime
Une heure plus tard
Jack regardait Kerensky s’affairer autour des bennes à ordures, tout en se bouchant le nez d’un air dégoûté.
- “On était obligés de venir ici?
- Toi non, mais moi oui.”
Il releva la tête vers elle.
- “Je croyais que les journalistes aimaient bien fouiller dans la merde? la provoqua-t-il.
- Ah ah... Je viens de reprendre le boulot, je pensais pouvoir attendre encore un peu avant de reprendre du service dans les bennes à ordures... Mais en même temps, ça allait bien finir par m’arriver à force de te côtoyer..
- Bien envoyé...” marmonna-t-il.
Le Russe continua à inspecter les lieux, sans lever le regard vers elle.
- “Ca va? demanda-t-il, l’air de rien.
- A part l’odeur nauséabonde, oui. Pourquoi?
- Je me disais que savoir Cordoba dans le coin devait te rendre, disons, nerveuse...”
Jack ne répondit pas tout de suite. Elle détourna le regard et regarda au loin, vers le fond de la ruelle où Cordoba avait abattu Miller Cane.
- “Non, je regrette surtout que ce soit Cordoba qui ait buté Cane et non l’inverse... Qu’est-ce qu’il faisait ici, bon Dieu?”
Kerensky haussa les épaules.
- “Je suppose qu’il surveillait Largo et Simon. Savoir pourquoi, c’est une autre histoire... Merde, je commence à me dire que t’avais raison, je trouverai rien, ici, la police a passé l’endroit au peigne fin. Jack? ... Jack?”
En effet, la jeune femme ne l’écoutait plus râler depuis un moment et s’était dirigé à pas lents vers le fond de la ruelle. Elle avait aperçut de loin un petit objet blanc qui traînait sur le sol et se penchait pour le ramasser. Kerensky la rejoignit à petites foulées.
- “Qu’est-ce que c’est? s’enquit-il.
- Une boîte d’allumettes. Qui vient du Riviera Hôtel.
- Je connais, c’est à cinq minutes d’ici...
- Ca aurait pu être perdu par l’un de nos deux hommes? demanda-t-elle.
- On va s’en assurer tout de suite...”
Kerensky et Jack se dirigèrent vers leur voiture et démarrèrent, direction le Riviera Hôtel. Ils y parvinrent quelques minutes plus tard, et non sans certaines difficultés et un billet de 20$, ils purent convaincre le gérant du petit motel malfamé de les conduire vers la chambre qu’occupait un de ses clients, ressemblant à la description de Miller Cane.
Ils se mirent à fouiller dans la chambre désertée du tueur à gages, Jack poussant des cris de dégoût face au nombre d’armes et d’instruments de torture que le tueur trimbalait avec lui et qu’elle découvrait au fur et à mesure dans la chambre. Au bout d’un instant, Kerensky disparut dans la salle de bain d’où Jack perçut un bruit de bris de verre. Elle accourut à sa suite, et découvrit qu’il avait brisé le miroir de la salle de bain à l’aide de son poing enserré dans une serviette de bain. Derrière les bris de glace de squelette de ce qu’il restait du miroir, se trouvait dissimulée une enveloppe marron que Kerensky s’empressa de saisir.
- “Waw! Comment t’as su que ça se trouverait là, ce truc? demanda-t-elle, sifflant d’admiration.
- C’est un classique de tueurs à gages... Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai utilisé ce truc...”
Jack l’interrogea du regard, histoire de savoir si elle avait bien compris. Son regard sévère était sans appel.
- “Je te l’avais dit Jack, que j’étais pas un type très bien.”
Elle haussa les épaules.
- “Le passé, j’ai tendance à l’oublier. Ca m’est égal.”
Kerensky ne releva pas et ouvrit l’enveloppe. Il lut en fronçant les sourcils les quelques documents qui s’y trouvaient.
- “Qu’est-ce que ça dit?
- Miller Cane avait un contrat de 300 000$ sur Cordoba.
- Il s’est bien planté... soupira Jack.
- Oui... marmonna le Russe. Et devine qui sont ses employeurs? La Commission Adriatique.
- Quoi? Ces psychopathes dont Joy m’a parlé?
- Les même. Ils veulent se débarrasser de Cordoba. Trop gênant.”
Jack lui lança un regard brillant de colère.
- “Qu’ils le tuent cet enfoiré! Ca m’est complètement égal!”
Puis, elle quitta la chambre d’hôtel, à la fois furieuse et bouleversée, plantant Kerensky.
- “Elle veut jouer les dures... pensa-t-il. Mais ça ne marche pas comme ça...”
Il réunit les preuves dont il avait besoin et sortit à son tour, pour la rejoindre.
Albert Hall Palace, salle de concert
Guichet, dans la soirée
Knees, qui sautillait sur place pour se réchauffer donna un coup de coude à Largo.
- “Dis donc, toi qu’est milliardaire, tu pourrais pas utiliser tes relations pour passer devant tout le monde? LOL
- Knees, la condition pour que je sorte sans garde du corps, c’est que je reste discret. Hors de question que je clame à tout va que je suis Largo Winch...
- Dommage, j’aurais pu frimer... Mais on se les gèle, à faire la queue dehors!
- Ca va ouvrir d’une minute à l’autre... intervint Allison. Estime-toi heureuse que Largo ait pu nous obtenir des places pour The Music...
- Connaît pas! s’écria légèrement Knees.
- Tu vas voir, ils sont géniaux! s’enthousiasma Allison.
- P’t-être, mais je me les gèle quand même!
- Fais comme moi, prend un radiateur humain!”
Ce disant, Allison se serra contre Noromo qui accepta de la réchauffer en grognant.
- “Qu’est-ce qu’il faut pas faire pour ses amis..
.
- C’est pas une mauvaise idée... admit Knees. Mais faut supporter la proximité avec un bouc!
- Hey! protesta Noromo.
- Laisse, elle est jalouse... s’amusa Allison. Elle aussi elle aimerait avoir comme toi un pelage de Yack pour se tenir chaud l’hiver...”
Noromo lui lança un regard noir.
- “Fais gaffe à ce que tu dis toi, je suis gentil, mais y a des limites!”
Pendant ce temps, Knees se colla à Largo, qui, le regard dans le vague, avait déconnecté de la conversation des gamins depuis un petit moment.
- “Ca te dérange pas de me servir de couverture chauffante?” demanda-t-elle d’un air malicieux.
Largo esquissa un bref sourire face à la vivacité de la pétillante jeune fille, puis la mélancolie reprit le dessus sur ses pensées. La pensée de Joy, qui, au moment même où le froid de l’hiver new yorkais glaçait son corps et son âme, dînait dans une ambiance intime avec ce médecin, partageant avec lui des choses qu’il avait peine à imaginer, lui donnait la nausée. Il ne savait plus quoi faire pour elle, il ne savait plus quoi faire pour gagner sa confiance et son amour. Il aurait tant voulu pouvoir lui parler, la soulager de ses souffrances mais il ne savait pas comment s’y prendre. Il comprenait de plus en plus clairement et de plus en plus douloureusement qu’il n’était pas à la hauteur. Et ça le désespérait. Devait-il s’avouer vaincu? Devait-il la laisser se relever de cette épreuve, sans son aide? Il commençait à croire que oui. Puis, il reçut un petit coup de coude de la part de Knees.
- “Hey, réveille-toi, Larg’: ils ont ouvert les guichets, on peut y aller...”
Il hocha la tête et se mit en route, suivant la foule impatiente et festive, le regard triste.
- “T’en fais pas... lui souffla alors Knees d’un sourire confiant. Elle va revenir...”
Il lui rendit son sourire et hocha la tête, espérant sincèrement que la jeune fille avait raison.
3 Allée des Iris
Domicile de Loreena Keagan
Simon embrassait tendrement Loreena, l’ayant bloquée au préalable contre le réfrigérateur de la cuisine, sans lui laisser la moindre chance de s’échapper. Et la belle n’était pas vraiment pressée de s’enfuir des douces caresses expérimentées de notre ami Suisse. Elle dut quand même se dégager du mieux qu’elle put, grâce à une acrobatie digne des meilleures championnes de gymnastique, lorsqu’elle entendit l’alarme de son four, lui indiquant que le petit plat qu’elle mitonnait pour son cher et tendre était prêt.
- “Oh non... Encore un peu... protesta Simon.
- J’ai faim... sourit-elle d’un air gourmand. Si tu veux le dessert, il faut passer à table...”
Simon s’inclina et lui fit une révérence.
- “D’accord maîtresse, vos désirs sont des ordres...
- Attends-moi dans le salon, j’arrive...”
Simon obéit, et après avoir jeté un petit coup d’œil sur la table romantique que Loreena avait dressé, il s’attarda dans le salon, regardant sur une petite table une série de cadres qui y étaient disposés, contenant des photos de la jeune femme avec sa famille, dans son enfance, diplômée, avec des amis, et d’autres plus récentes où elle posait en sa compagnie ou en celle d’Allison. Simon ne put s’empêcher d’esquisser un sourire en admirant la grâce naturelle et simple de la jeune femme, qui riait d’un air insouciant de ses pitreries sur la photo qu’il tenait entre ses mains. Et il pensa à quel point il pouvait l’aimer...
Il allait passer à table lorsqu’il aperçut, sur son bureau, une lettre qui attira tout de suite son attention. Il grimaça, et, sachant pertinemment qu’il n’avait pas le droit de faire ça, il s’y dirigea tout de même, pour regarder de quoi il s’agissait. Une lettre de son Ministère. On lui annonçait que sa demande de mutation pour le lycée américain d’Hokkaido au Japon avait été acceptée et qu’elle partait dans deux mois. Choqué, le Suisse reposa la lettre et se mit à tourner en rond dans le salon, estomaqué, se demandant ce que ça pouvait bien vouloir dire.
Loreena apparut dans le salon, un plat chaud qu’elle portait à bout de bras et invita Simon à la rejoindre d’un sourire. Il ne sut comment réagir, s’il devait lui faire une scène ou au contraire attendre qu’elle lui donne des explications. Mais la tristesse l’empêchait d’avoir une réaction, et il ne put que la rejoindre en silence, contemplant son visage serein et craignant au plus profond de lui-même de perdre cet ange qui était tombé du ciel rien que pour lui...
Le “Ricine”, restaurant
Au même moment
Joy jouait nerveusement avec sa fourchette en attendant l’arrivée du plat principal. Elle avait eu beaucoup d’appréhension au fur et à mesure que ce dîner avec Matthew Chambers et sa fiancée approchait, réalisant qu’elle allait se confronter à la foule expectante d’un restaurant, et se demandait pourquoi elle s’était embarquée dans cette galère, surtout après sa douloureuse scène avec Largo. Mais ça se passait plutôt bien. Chambers était sympathique et égal à lui-même et sa fiancée April était une comédienne, très drôle, chaleureuse et accueillante. Ils avaient plus ou moins réussi à détendre Joy qui tentait de faire bonne figure et d’être d’une agréable compagnie.
- “Alors Joy? Matt m’a dit que vous étiez garde du corps? dit April pour changer de sujet de conversation.
- Je l’étais, mais je ne me sens plus à l’aise dans le milieu de la sécurité. Trop violent.... répondit-elle.
- Et qu’allez-vous faire?”
Joy leva les yeux au ciel.
- “Aucune idée... Je ne sais faire que ça...
- Et bien vous n’avez qu’à reprendre vos études!” proposa April.
Joy la détailla d’un air surpris.
- “A mon âge?
- Vous n’êtes pas encore sénile que je sache! plaisanta-t-elle. Moi, avant, j’étais infirmière... Il y a cinq ans j’ai tout abandonné pour prendre des cours de comédie et je m’éclate au théâtre maintenant! Vous avez la vie devant vous, faites ce que vous voulez!
- C’est une excellente idée! approuva Matt. Vous m’avez dit que lorsque vous étiez petite votre mère vous emmenait toujours aux musées et que vous adoriez ça! Vous pourriez étudier l’Histoire de l’Art, ou autre chose dans cette branche.”
Joy eut un sourire embarrassé.
- “Je... Je ne sais pas si j’en serais capable... Et puis, je préfère ne pas faire beaucoup de projets en ce moment, je...”
La jeune femme s’arrêta net sur place, tétanisée. Un homme venait de faire irruption dans le restaurant, débraillé, les cheveux en bataille, une barbe de plusieurs jours lui masquant le visage. Il était blessé, du sang coulait d’une plaie béante à son épaule droite. Hagard et essoufflé, il cherchait quelqu’un du regard et en apercevant Joy, il tituba vers elle. Celle-ci avait une folle envie de hurler et de s’enfuir en courant, mais la terreur la clouait sur place: cet homme était Cesare Cordoba.
- “Arden! cria-t-il vers la jeune femme.
- Non... Non, pas ça, pas ça... trembla-t-elle, la voix éraillée.
- Je vous ai suivie depuis chez vous... Vous devez m’aider...
- Non, allez-vous en!”
Chambers, voyant que cet homme terrorisait Joy, se leva de table pour lui dire de s’en aller mais Cordoba dégaina son revolver de la ceinture de son pantalon et l’intima à se rasseoir en braquant l’arme sur la tempe d’April.
- “Arden, écoutez-moi, je dois voir Winch! reprit Cordoba. Il faut que je lui parle! Mais ils savent que je veux le contacter, ils ont mis des hommes partout autour du Groupe W, pour m’arrêter...
- Laissez-moi tranquille!” hurla Joy.
Pris d’un sursaut d’impatience, Cordoba la braqua de son revolver.
- “Vous allez m’écouter espèce de garce! J’ai des informations capitales pour Winch! Dites-lui de me retrouver à Parklake City, dans l’entrepôt numéro 67, s’il arrive trop tard il ne saura rien! Ils ont envoyé un autre nettoyeur à mes trousses, et...”
Cordoba s’arrêta, hagard. Il aperçut un homme, dehors, qui traversait la rue et se dirigeait vers le restaurant à grandes enjambées.
- “Il m’a retrouvé...”
Aussitôt, il se mit à courir comme un fou, et disparut par la sortie de service du restaurant, talonné par le tueur à gages. Tandis que dans le restaurant, les clients et le personnel reprenaient leur souffle après cette irruption angoissante, Joy, éclata en sanglots et se laissa tomber par terre, recroquevillée sous la table, tremblante d’angoisse.
- “Oh mon Dieu...” articula April, en la regardant, peinée.
Matt s’assit près d’elle et tenta de la réconforter sans succès. Il regarda sa fiancée.
- “Appelle le Dr Gunn, c’est son thérapeute. Et son père aussi, on la ramène chez elle. Les numéros sont mémorisés dans mon portable...”
Puis il regarda tristement Joy et passa sa main dans ses cheveux.
- “La pauvre est bouleversée... Elle ne va pas bien...”