JOUR 129
Forrest Hills
Domicile de Charles Arden
Jack grimaça devant l’obstination de son amie.
- “Joy, t’es sûre que tu ne veux pas le lire?
- Absolument certaine! rétorqua Joy sur un ton sans appel. Maintenant, tu serais gentille de me virer ce torchon hors de mes yeux...
- Ce n’est pas un torchon, c’est le New York Times, un des plus grands quotidiens de notre noble contrée qu’est l’Amérique.
- Oui ben excuse-moi, c’était une expression. Je ne suis pas prête à lire ça, c’est tout... se justifia Joy.
- “Ca” c’est notre histoire. Il serait temps que tu regardes ce qui t’est arrivé en face... C’est ce que j’ai fait en écrivant cet article...”
Joy haussa les épaules.
- “Nous n’avons pas la même manière d’aborder ce qui est arrivé Jack... Toi, tu utilises ta rage parce qu’ils t’ont battue essentiellement et cet article est une sorte de défense, pour leur faire payer, pour que les gens les montrent du doigt... Mais moi je n’ai pas vécu la même chose. J’étais sous leur contrôle. Je faisais tout ce qu’ils voulaient. Absolument tout.”
Joy n’eut pas besoin d’en rajouter. Son ton était lourd de sens.
- “Je m’en remets doucement, tout doucement. Et lire cet article c’est trop brusque pour moi, je ne peux pas.
- Tu sais, je ne te nomme pas, je ne nomme d’ailleurs aucune des filles. Je me suis contentée de raconter les faits.
- Oui, je sais, t’es une fille réglo, Jack, tu n’as pas besoin de te justifier. Tu es journaliste, ton boulot c’est de crier la vérité. Mais moi, tu vois, je viens de la CIA et mon truc c’est le secret. Ton journal, il me met mal à l’aise...
- Ok, j’insiste pas... Je voulais ton avis, c’est la première fois que je suis publiée dans un grand national... Et comme tu es mon amie... Je me suis dit que ça te ferait plaisir...
- Mais ça me fait plaisir Jack... Si écrire cet article t’a soulagée, ça me va.
- Tant mieux alors parce que le Times veut m’embaucher.
- Vraiment?
- Oui, le rédac chef connaissait déjà mon travail et apparemment il aime ma façon d’aller au fond des choses... Il m’a proposé un job de journaliste.
- Tu te sens prête à retravailler?”
Jack réfléchit une longue minute.
- “Je crois oui... Tu sais, j’aime écrire, ça m’a fait du bien de coucher ces mots sur le papier... Et quand je bosse, je ne pense plus à rien d’autre... Je crois que je suis prête oui... Et une offre d’emploi du New York Times ça se refuse pas...
- Alors c’est décidé? Tu t’installes à New York?
- Affirmatif! sourit Jack. J’aime de plus en plus cette ville... J’y ai mes deux sœurs, Jo et Tommie ainsi que mes petits neveux... On me propose un job sympa... Et puis t’es là, ! Et aussi Kerensky et les autres de l’Intel Unit...
- Surtout Kerensky, hein? sourit malicieusement Joy.
- Je t’en prie, ne remet pas le sujet sur le tapis, tu vas finir par me mettre en colère... rougit légèrement Jack.
- Enfin, bon courage, Kerensky n’est pas une proie facile, même pour une fille aussi déterminée que toi...
- J’en fais mon affaire... Et s’il me brise le cœur... Et bien, je t’aurais toujours toi pour me consoler, ma petite souris!
- Tu me fais trop d’honneur. Enfin bref... soupira-t-elle. Félicitations, tu viens de devenir new yorkaise.
- J’en rêvais...” ironisa Jack.
Joy lui rendit son sourire et le visage de Jack redevint sérieux.
- “Et toi? Dis-moi ce que tu comptes faire? C’est idiot de ma part de te demander si tu as l’intention de retourner au sein de l’Intel Unit?
- Oui, c’est complètement idiot.”
Jack se mordit la lèvre inférieure.
- “Tu leur manques tu sais... C’est affligeant de voir ces trois hommes errer comme une âme en peine sans leur “Joy” pour les materner.
- Ils me manquent aussi... Mais retourner là-bas, faire ce que je faisais avant... Non, je n’arrive même pas à l’imaginer. Ce serait trop bizarre.
- Tu comptes faire quoi alors?
- Je ne sais pas. Tu me vois fleuriste? Ou emballeuse de cuisses de poulet surgelées en usine?”
Jack éclata de rire.
- “T’es mal barrée, Joy! Si j’étais toi, je ne penserais pas au travail et je continuerai à vivre aux crochets de mon père...”
Le regard de Joy se fit plus soucieux.
- “Oui, ça fait bizarre de penser que je vis à nouveau ici, dans cette maison qui m’a vue grandir... Pendant mon enfance, je détestais ma maison. Je ne rêvais que du jour où je pourrais m’en aller. Mais tout a changé. Je me sens bien ici, à l’écart, isolée, protégée du monde extérieur... De son regard pesant. Et mes relations avec mon père se sont améliorées...”
Elle eut un bref sourire.
- “Tu devrais voir comme il est maladroit... Il m’a élevée durement et à présent que je suis devenue si fragile, il ne sait plus comment s’y prendre. Mais il fait des efforts. J’aime ça.”
Jack regarda tout autour d’elle, la chambre d’enfant de Joy qu’elle avait aidé à aménager pour les besoins de la jeune femme. Petite, chaude, peu meublée mais dotée d’une très jolie vue sur le grand jardin de la demeure et sur toute la colline sur laquelle vivait Charles Arden.
- “C’est un endroit apaisant... admit-elle. Mais je suis sûr que la frénésie et l’agitation de New York te manquent...
- Un peu, c’est vrai. Mais je n’ai pas vraiment la force de me confronter à la masse humaine qui existe là-bas.
- Tu ne pourras pas rester cloîtrée ici, à l’abri du monde et de la réalité toute ta vie tu sais... A moins de te faire bonne sœur...
- J’en ai conscience. Mais pour l’instant, on me prend en charge et ça me va.”
Jack marqua un temps de pause.
- “Et Largo?”
Joy détourna le regard.
- “Je suis amoureuse de Largo, Jack.
- Oui, je sais, et lui aussi il t’aime... sourit la jeune femme.
- C’est là qu’est le problème. Je me sens encore toute souillée de...”
Elle hésita. Mais Jack savait. Elle avait été témoin. Elle pouvait lui parler.
- “De mes contacts avec ce type... Alan Smythe... J’y pense sans arrêt, ça me donne froid dans le dos, et je me dégoûte tellement... Tant que je penserais à cette ordure, j’aurais la nausée à l’idée que Largo me touche...
- Joy, c’est injuste de te punir et de le punir par la même occasion pour ce qui est arrivé...
- Je ne peux pas faire autrement! répliqua-t-elle. Cet homme avait les traits du père de Largo... J’ai ce poids sur le cœur et je sens que je vais imploser... Parfois, quand je vois Largo, je n’y pense même pas, je me contente de profiter de sa présence, de sa chaleur et de sa protection... Et il y a d’autres moments où je donnerais n’importe quoi pour qu’il s’en aille, qu’il me laisse seule, parce que j’ai envie de mourir dès qu’il pose ses yeux sur moi... J’ai l’impression de l’avoir trahi, je me sens si coupable... Quand j’y repense c’est horrible, Jack, j’arrive plus à respirer, je me sens si mal... J’ai tant de peine...
- Je comprends... murmura Jack. Et je suis sûr que Largo aussi comprendrait. Il t’attend patiemment mais je sens qu’il a des doutes, il se demande si ça finira par changer entre vous deux. Et tu dois lui dire ce qui est arrivé pour qu’il comprenne.
- Non, je ne peux pas lui dire ça Jack... Je ne peux pas. Pas encore. Je ne sais même pas si un jour j’aurais la force de le faire.
- Si tu l’aimes, il faudra que tu te forces...
- Je ne pense pas que ce soit suffisant tu sais... C’est une blessure dont je ne guérirai jamais... Je devrais tout arrêter avec Largo tant qu’il en est encore temps. Je ne peux plus le faire attendre pour quelque chose qui ne viendra sans doute jamais. C’est injuste, je ne peux pas lui faire ça...
- Joy, tu as tort.
- C’est de mon devoir de lui faciliter les choses tu sais... Je dois dire stop.
- Tu n’y arriveras pas de toute façon. Ce mec est complètement accroc à toi, il n’abandonnera jamais...
- Il le faudra bien pourtant.”
Charles Arden apparut alors sur le seuil de la porte de la chambre de Joy, les interrompant. Il tenait un téléphone à la main.
- “Joy, c’est pour toi, le Docteur Chambers.
- Merci.”
Jack poussa un soupir et laissa son amie répondre à son interlocuteur, lui disant au revoir de la main alors que Joy saisissait le combiné.
- “Allô Matthew?
- Bonjour Joy, ça va?”
Dès sa sortie de l’hôpital, un mois auparavant, Joy avait cessé de voir le Docteur Chambers, qui, s’il l’avait accompagnée pendant son séjour en toxico, n’était pas spécialisé en psychiatrie. Depuis sa sortie, Joy voyait un thérapeute à New York, un excellent spécialiste, qui lui faisait beaucoup de bien. Mais Chambers s’était attaché à son ancienne patiente et était resté en contact avec elle pour avoir de ses nouvelles.
- “Oui, on fait aller... dit-elle. Ca me fait plaisir de vous entendre.
- Moi aussi... Dites, ça fait un moment qu’on ne s’est pas vu, non?
- Oui, il y a deux semaines, on a pris un café quand j’étais de passage à New York pour voir mon thérapeute.
- Il faudrait remédier à ça... Ca vous dirait qu’on dîne ensemble un de ces soirs?”
Joy hésita un peu. Elle n’était pas vraiment sûre des intentions de Chambers. C’était un homme charmant, mais elle n’arrivait pas bien à déterminer s’il était purement amical ou s’il avait des vues sur elle. Dans le doute, elle crut bon de préciser.
- “Euh... Un dîner? répéta-t-elle.
- Oui, ma fiancée a obtenu une table pour quatre au “Ricine”, c’est un excellent restaurant... Je me suis dit que vous pourriez vous joindre à nous, avec votre amie Jack, ça vous détendrait et vous changerait les idées de voir des gens extérieurs à votre environnement habituel, non?”
Joy avait eu un sourire au mot “fiancée”, et beaucoup plus détendue, elle réfléchit et trouva que ce n’était pas une mauvaise idée. Les regards de son père, de Largo, de Simon ou de Kerensky étaient difficiles à endurer parce qu’elle était très proche d’eux. Mais avec des quasi étrangers, ce serait différent.
- “Je demanderai à Jack si ça l’intéresse... lâcha-t-elle finalement.
- Parfait, ce sera vendredi soir, alors... Je vous rappellerai pour confirmation...
- Aucun problème... Merci Matthew, vous êtes vraiment quelqu’un de bien... Vous vous comportez avec moi naturellement, et ça fait du bien de se sentir un peu normale...
- C’est un plaisir... A bientôt Joy!”
Il raccrocha. Joy resta songeuse un long moment et finit par s’étendre sur son lit, le regard perdu dans le vague. Ce dîner était le seul projet à long terme qu’elle avait. Tout le reste n’était que pur brouillard. Ca ne l’effrayait pas mais ça ne l’aidait pas non plus. Avait-elle vraiment envie de continuer à se jouer la comédie? A se dire que tout allait bien et qu’elle voulait s’accrocher? Ou devait-elle écouter cette petite voix, qui sonnait au fin fond d’elle-même, et qui lui répétait d’en finir avec cette vie vaine?
Elle se retourna sur le côté et serra son oreiller contre son visage, pour étouffer ses larmes.
Winch Medics, siège social de la branche américaine
New York
Le directeur de la Winch Medics arriva précipitamment dans le hall d’accueil de l’entreprise, s’arrangeant nerveusement le nœud de cravate. Il se dirigea vers Simon et Largo qui l’attendaient patiemment et alla leur serrer la main.
- “Bonjour messieurs... les salua-t-il. Je ne savais pas, Mr Winch, que vous deviez passer aujourd’hui?
- Je ne devais pas, mais mon Conseil d’Administration a insisté pour que je fasse un saut ici et j’étais tout à fait d’accord, je considère avec beaucoup d’intérêt votre projet.
- Je vous remercie... Seulement aujourd’hui je ne pourrai pas vous faire visiter nos installations, il y a une phase de restructuration du personnel depuis les nouveaux crédits que vous nous avez accordés et l’annonce de la mise en commercialisation de notre procédé.
- Ce n’est pas grave, je reviendrai. En fait, je voulais surtout m’entretenir avec vous, savoir où les choses en sont.
- Tout se passe à merveille Mr Winch! Nos derniers tests ont été édifiants et nous avons reçu ce matin par fax l’aval officiel du département de la santé. D’ailleurs le gouvernement américain nous a fait une offre alléchante pour acquérir notre technologie, dans les hôpitaux publics. C’est un gros client.
- Oui, nous étudierons leur proposition avec Mr Buzzati... acquiesça Largo. La date a été arrêtée: début de la mise sur le marché dans deux semaines.
- Nous serons prêts... affirma le directeur. Ce sera une franche réussite, les médias en parlent déjà...
- Il faut dire que l’invention d’une nouvelle technique de laser pour la chirurgie esthétique, ça va swinguer dans les maisons de retraite! plaisanta Simon.
- Ah ne te moques pas! le coupa Largo. Cette technique va révolutionner le monde de la chirurgie réparatrice et promets des records de sécurité: ça va faciliter la vie à bien des gens défigurés suite à des accidents ou des incendies...
- C’est une grosse avancée en matière médicale... confirma le directeur.
- Bien, j’ai malheureusement un emploi du temps chargé et je dois vous laisser, poursuivit Largo. Je reviendrai, encore bravo!”
Largo serra la main du directeur et s’en alla, en compagnie de Simon. Celui-ci, la main sur son holster, regarda gravement tout autour de lui et réprima un bâillement. Largo eut un sourire goguenard.
- “Fatigué Simon?
- Épuisé, oui! Entre ma fonction de Vice Président de la Sécurité du Groupe et mon rôle de garde du corps par intérim, j’ai du mal à consacrer du temps à ma petite Loreena.
- Je sais... soupira Largo. Mais tu me connais, avoir quelqu’un que je ne connais pas dans les pattes sans arrêt, ça me déprime, alors hors de question d’engager un nouveau garde du corps.”
Simon eut une grimace inquiète.
- “Tu... Tu comptes bien demander à Joy de reprendre son poste quand elle sera prête à reprendre le boulot?
- Non, hors de question! trancha Largo.
- Largo... bouda Simon. Elle me manque... Elle manque aussi à Georgi, même s’il le cache mieux.
- Oui, je sais, ça fera vide et bizarre sans elle, mais je ne peux pas me résoudre à lui demander ça.
- Et si j’utilise mon charme magique pour te faire céder? sourit Simon en faisant un clin d’œil de séducteur à son meilleur ami. Tu sais que t’es un beau gosse, toi?
- Oui, très sexy Simon, je me sens frémir... s’amusa Largo.
- C’était le but recherché...”
Les deux hommes eurent un rire et Largo reprit un air sérieux.
- “Écoute Simon, je sais ce que tu essaies de faire, mais ce que tu me demandes est impossible. Je ne laisserai pas Joy continuer à jouer les casse-cous, j’ai trop peur pour elle. D’ailleurs elle est tellement fragile que je ne suis pas sûr qu’elle en aie envie.”
Il réprima un sourire.
- “Franchement, tu me vois l’accepter comme garde du corps alors que je passe mon temps à vouloir la protéger? J’ai du mal à la laisser seule ne serait-ce que pour un jour ou deux et je dois lutter contre moi-même pour m’empêcher de passer tout mon temps auprès d’elle... Je crois que je vais péter un plomb...
- Vous en êtes où tous les deux?
- Nulle part, répondit Largo. Et sincèrement, je ne me sens pas de lui poser la question, je ne veux pas la brusquer après ce qu’elle a vécu.
- Oui, je ferais sans doute la même chose à ta place. Alors tu attends?
- Que veux-tu faire d’autre?”
Simon acquiesça et les deux amis quittèrent le hall de la Winch Medics, pour rejoindre leur voiture garée à l’extérieur. Ils ignoraient que dehors, tapi dans l’ombre d’une ruelle adjacente à l’entrepôt de recherches de la Winch Medics, un homme les observait, fulminant, brûlant de fièvre et le souffle haletant...
Bunker, Groupe W
Au même moment
Kerensky, plongé dans ses bidouillages informatiques, n’entendit pas tout de suite le léger coup frappé à la porte du bunker. Mais il jeta un oeil par hasard sur la caméra de sécurité filmant leurs “visiteurs” et reconnut Jack. Aussitôt, il délaissa sa machine infernale et retira ses lunettes rectangulaires sévères pour aller saluer la jeune femme. Lorsqu’il ouvrit la porte, elle s’apprêtait à frapper un nouveau coup et arrêta son geste à temps. En apercevant le Russe elle lui sourit à pleines dents.
- “Hey Kerensky! s’écria-t-il.
- Salut Jack, répondit-il simplement. Qu’est-ce que tu fais ici?”
Elle haussa les épaules.
- “Je passais dans le coin... fit-elle évasivement.
- Dans le quartier des affaires?
- Oui, je dois écrire un article sur une take-over un peu sauvage d’une grande compagnie de multimédia... (désolée pour le terme de take-over mais je ne sais plus comment ça se dit en français...) répondit-elle du tac au tac.
- Oh? Tu veux demander des conseils à Largo? Parce qu’il n’est pas là, il est parti avec Simon...
- Non, je te remercie! le coupa-t-elle. J’avais envie de te dire un petit coucou... Ca fait un moment qu’on a pas parlé tous les deux...”
Le Russe se sentit légèrement mal à l’aise, mais Jack ne le vit pas: il savait très bien cacher ce genre de choses.
- “Je suis désolé mais j’ai pas mal de travail...
- Ce n’est pas grave! reprit-elle d’un ton léger. Si tu veux, on pourrait dîner, ensemble, ce soir. Tous les deux.”
Kerensky ne put rien dire sur le moment. Il ignorait totalement comment il allait se dégager de cette situation, surtout que Jack, qu’il avait appris à connaître, était une femme déterminée à qui il n’était pas facile de dire non...
- “Tous les deux? répéta-t-il pour gagner du temps.
- Oui... poursuivit-elle, plus charmeuse. D’habitude on est toujours avec Joy, Simon et Largo... On n’a jamais eu de tête-à-tête...
- C’est qu’il doit y avoir une raison...
- Laquelle? demanda Jack, plus froidement.
- Ce n’est pas une bonne idée, c’est tout.”
La jeune femme commença à voir rouge, et de la détente, l’expression de son visage passa à l’impatience. Elle croisa ses bras sur sa poitrine et toisa Kerensky.
- “Explique-toi.
- Jack, je t’aime beaucoup, mais que tu en sois consciente ou non, tu n’es pas du tout prête à sortir avec un homme.
- Ah non?
- Et même si tu l’étais, poursuivit-il, tu ferais un très mauvais choix en jetant ton dévolu sur moi, parce que je ne suis pas quelqu’un de très fréquentable... Il te faut un homme normal.
- Ah oui?
- Oui. Contentons-nous d’être amis.”
Jack hocha la tête, visiblement très agacée, et au moment où Kerensky s’y attendait le moins, elle lui donna un violent coup de poing à la mâchoire.
- “Hey! cria le Russe en se tenant douloureusement la mâchoire après s’être remis du coup de Jack. Mais qu’est-ce qui te prend?
- Il me prend que je ne suis pas une fragile petite poupée en porcelaine, d’accord? cria-t-elle. Et tu sais quoi Kerensky? Ce que je détestais plus que tout chez les salauds qui m’ont enlevée, c’est qu’ils ont essayé de me contrôler, de me manipuler et de me faire faire ce qu’ils voulaient! Mais ça ne marche pas comme ça avec moi, pigé? Je suis libre à présent et je compte bien profiter de cette liberté à fond! Et personne, surtout pas toi petit ruskov de pacotille, ne m’en empêchera!”
Puis, folle de rage, Jack tourna les talons, non sans avoir d’abord lancé à Kerensky une moue dédaigneuse. Elle se dirigea vers l’ascenseur et s’y enferma tandis qu’halluciné par la réaction de la jeune femme, le Russe reprenait ses esprits, frottant toujours sa mâchoire endolorie.
- “Quel caractère celle-là...” marmonna-t-il pour lui-même.
Winch Medics
Au même moment
Une fois hors du bâtiment de la Winch Medics, Largo et Simon s’étaient tranquillement dirigés vers leurs voitures, tout en s’empiffrant de beignets que le standardiste leur avait proposé. Sans le savoir, ils étaient toujours de loin surveillé par un inconnu, dissimulé derrière des bennes à ordures.
- “Je t’assure Largo, c’est pas une idée si idiote! fit Simon entre deux bouchées d’un beignet à la fraise.
- Tu veux que je drague Joy? répliqua Largo d’un air sceptique. T’es pas malade...
- Non, évidemment, dit comme ça... reprit le Suisse. Ce que je veux dire, c’est que si tu sais pas où vous en êtes, tu devrais lui montrer ce que tu ressens pour elle, sans être trop direct...
- Ah oui? Et je fais ça comment Einstein?”
Simon haussa les épaules.
- “Bah ça a toujours été toi le plus doué avec les filles, t’as jamais rien eu à faire pour qu’elles viennent...
- Oui, mais aucune des autres femmes que j’ai fréquenté n’était comme Joy... Elle est spéciale et puis après ce qu’elle a vécu...
- Contente-toi d’y aller en douceur alors... Mais Miss Arden doit savoir que tu l’attends au détour d’un virage, si vous laissez la situation bifurquer, vous allez vous retrouver dans une impasse...”
Pendant que les deux amis discutaient, assis sur le capot de leur voiture, de l’autre côté de la ruelle, l’homme qui les surveillait, hésitait, se demandant s’il devait les aborder tout de suite. Il regarda sa montre fébrilement.
- “Si je n’y vais pas maintenant, Léon va finir par m’avoir...”
Il prit une grande respiration espérant ne pas se faire massacrer par Largo et Simon quand ceux-ci le verrait et quitta sa cachette. Mais ce fut pour se retrouver face à face avec un homme grand, baraqué, au visage fermé, qui portait un bonnet de laine rapiécé sur la tête et de petites lunettes noires si opaques qu’elles ne laissaient nullement deviner la forme de ses yeux. Il tenait un revolver à bout de bras, dirigé vers l’homme.
- “Cane... murmura ce dernier.
- Señor Cordoba. C’est un plaisir.”
Cane allait appuyer sur la gâchette pour abattre Cordoba, quand celui-ci se jeta sur lui d’une habileté peu fréquente chez un homme d’une soixantaine d’années. Les deux hommes luttèrent, chacun tenta de reprendre son arme à l’autre et finalement, au bout d’un moment, un coup de feu partit. L’un des deux hommes s’écroula à terre, sans connaissance, tandis que le deuxième fuyait, rangeant le revolver dans la ceinture de son pantalon.
De leur côté, Simon et Largo, alertés par le coup de feu pendant leur conversation, s’étaient dirigés en courant vers la source, près des poubelles dans une rue adjacente au siège de la Winch Medics. Ils n’arrivèrent pas assez tôt pour voir le visage du tueur qui s’était déjà enfui, se faufilant dans les dédales des rues de New York et ne purent que se pencher vers le corps inerte du deuxième homme, gisant à leurs pieds, pour tenter de sentir son pouls.
- “Alors? demanda Simon.
- Rien. Cet homme est mort.”
Largo se releva et l’examina longuement: cet homme mort avait une tête étrange, le regard masqué par d’opaques petites lunettes noires...
Groupe W, penthouse
Le soir venu
Joy fixa d’une ridule inquiète Largo, qui, épuisé par sa journée de travail, mais surtout par les quatre heures qu’il avait dû passer au Commissariat en compagnie de Simon pour se faire interroger au sujet du cadavre qu’ils avaient trouvé dans l’après-midi près de la Winch Medics, s’étirait sur son fauteuil de dirigeant, dans l’espoir de décontracter un peu ses muscles tendus.
- “Que pense la police de cette affaire? demanda-t-elle, la voix blanche.
- Oh... soupira Largo d’un ton évasif. Crime crapuleux. Mais ils n’ont pas encore réussi à identifier l’homme qui a été tué et comme on n’a même pas eu le temps d’apercevoir le meurtrier, les flics auront du mal à élucider cette affaire...
- Ca ne semble pas t’inquiéter plus que ça... commenta Joy.
- Non... Pourquoi, ça devrait?
- Ca s’est passé juste à côté de la Winch Medics, au moment où tu en sortais avec Simon, ce n’est peut-être pas une coïncidence...
- Personne n’a essayé de me tuer, Joy... la calma-t-il d’un sourire.
- Ce n’est pas passé loin, tu aurais pu être visé, ou touché par une balle perdue...”
Voyant la jeune femme anxieuse, Largo se leva et se dirigea vers elle, qui tournait en rond autour de son bureau, histoire de passer son stress. Il la força à s’arrêter et la prit par les épaules.
- “Joy... Je vais bien... la rassura-t-il.
- Je sais mais...”
La jeune femme n’alla pas plus loin et se mordit la lèvre. Largo, soucieux de la rassurer et d’être présent pour elle, s’était un peu plus approché et caressait doucement sa nuque d’une main pour la détendre.
- “Joy, il ne va rien m’arriver, je ne te laisserai jamais...
- Tu devrais être plus prudent... Et songer à...”
Elle hésita sur ses mots.
- “Prendre un nouveau garde du corps? compléta-t-il d’un sourire.
- Si tu attends mon retour hypothétique à ce poste je peux t’assurer tout de suite qu’il y a peu de chances que ça arrive... expliqua-t-elle d’un ton embarrassé.
- Oui, je m’en doutais. De toute façon, je n’aurais pas accepté que tu redeviennes ma garde du corps.”
Largo et Joy se dévisagèrent longuement en silence. Ils n’avaient pas besoin de mots, à ce moment précis, pour se comprendre.
- “Moi qui me demandait comment te l’annoncer sans te décevoir... sourit-elle.
- Et ne te soucies plus de ma sécurité, d’accord? lui dit-il. Simon est là en attendant qu’on trouve une meilleure solution...”
Il fit une légère pause, admirant la jeune femme, dont l’inquiétude avait déserté le visage, et fut pris d’une envie soudaine de frôler du bout des doigts ses lèvres minces et naturelles, dénuées de toute trace de maquillage. Elle frissonna à ce contact mais ne trouva pas la force de s’écarter.
- “Ca fait plaisir de voir que tu n’as pas totalement perdu tes habitudes... souffla-t-il, le regard concentré sur elle. Tu seras toujours mon ange gardien...
- Tu es mon ami Largo, je tiendrai toujours sincèrement à toi...
- Ami seulement?”
Joy prit une grande respiration, prête à lui déballer tout ce qu’elle s’était répétée par cœur avant de venir le voir, sur leur amitié qui ne devait rester qu’une belle amitié, sur leur relation qui était vouée à l’échec, mais elle fut prise d’un soudain trou de mémoire en se plongeant dans les yeux azur de Largo qui ne lui parlaient que d’amour, de tendresse et de désir. Le souffle coupé, elle le laissa se pencher sur son visage, prendre sa nuque entre ses mains et l’embrasser passionnément. Elle ferma les yeux, se laissant envahir par le subtile délice de ses lèvres contre les siennes et des caresses de sa langue, profitant seulement de l’instant présent.
Mais les vieux démons se manifestèrent finalement. La peur, la honte, la douleur. Son cœur s’accéléra dangereusement, sa respiration se faisait de plus en plus difficile, et glacée sur place, elle ne put que le repousser d’un coup sec et détourner la tête en fermant les yeux pour ne pas avoir à affronter ce qu’il lui arrivait. Largo ne sut comment réagir. Il avait agi par instinct, sans réfléchir, et le regrettait à présent.
- “Je suis désolé... murmura-t-il. Je n’aurais pas dû faire ça...”
Joy l’interrompit en levant la main vers lui.
- “Largo... articula-t-elle, la voix enrouée par les larmes. Ce n’est pas de ta faute... Tu n’y es pour rien... C’est moi, je ne peux plus, c’est au-dessus de mes forces... Je regrette... Tu devrais m’oublier...
- Tu sais que c’est hors de question... commença-t-il.
- Il va pourtant bien falloir! reprit-elle plus nerveusement. Parce que moi, j’en ai bien l’intention.”
Joy ramassa sa veste et son sac et quitta le penthouse en claquant la porte, bouleversée, sans laisser le temps à Largo de la retenir.