Un gouffre sans fond



JOUR 87

Hôpital de la Pitié
Tôt dans la matinée

Joy regarda son pull vert, étendu sur son lit, d’un air sceptique.
- “Non... Ca n’ira pas... Ca n’ira pas...” répétait-elle nerveusement.
Le Docteur Chambers sourit et posa une main sur son épaule pour l’apaiser.
- “Allons Joy... Nous en avons déjà parlé ensemble... Vous devez vous calmer... C’est mauvais pour vous de prendre trop à cœur des choses sans importance.
- Mais c’est important!” tenta-t-elle de protester.
Puis elle se mordit la lèvre, consciente qu’elle était devant son médecin traitant et qu’elle avait très peu de secrets pour lui.
- “Oui, je sais... marmonna-t-elle. Je m’attache à des détails sans intérêt pour ne pas avoir à regarder en face mes véritables problèmes...
- Écoutez Joy, vous ne devez pas percevoir cette rencontre comme un problème. Ces gens vous aiment et ils veulent juste vous voir, vous parler. Constater les progrès que vous avez faits en trois semaines...
- Mais j’ai si peur... Je suis devenue si différente de celle qu’ils ont connu... J’étais une battante avant... Avant je... Je contrôlais toutes mes émotions et là, je suis devenue une fontaine à eau, je pleure sans arrêt, je fais des crises d’angoisse, j’ai les nerfs à fleur de peau et rien ne va jamais comme je le voudrais... La Joy qu’ils vont voir est une véritable névrosée...
- Non, la Joy qu’ils vont voir est la Joy qu’ils aiment, avec ses qualités, ses défauts... Et ses blessures.”
Joy se laissa tomber sur un fauteuil.
- “Et s’ils étaient déçus? S’ils ne m’aimaient plus?”
Chambers eut un sourire.
- “C’est impossible ça, vous le savez. Ces personnes ont une affection très sincère et très profonde envers vous. Et vous savez, eux aussi ont changé. Eux aussi ont été blessés par ce qu’il vous est arrivé, et par l’atroce attente, la peur au ventre... Pour vous aussi ils apparaîtront sous un jour nouveau. Vous n’avez aucune crainte à avoir.”
Joy hocha la tête mais Chambers la sentait toujours aussi nerveuse.
- “Vous voulez qu’on repousse cette visite?
- Non... murmura-t-elle. J’ai envie de les voir... Il est temps que je me confronte à ma vraie vie...”
Elle regarda Chambers droit dans les yeux.
- “Vous aviez raison, ce n’est pas en vivant dans le cocon de cet hôpital que je vais remonter la pente. Je ne m’en sortirai pas si je ne regarde pas la réalité en face.
- C’est très courageux Joy... Terminez de vous changer, je vais les chercher.”
Joy acquiesça et retint Chambers par le bras au dernier moment.
- “Je... Vous pourriez rester avec nous? Au cas où ça se passerait mal, je ne veux pas...”
Elle hésita.
- “Si jamais je craque, il ne faudra pas qu’ils me voient dans cet état...”
Chambers hocha la tête.
- “Rassurez-vous... Si je sens que vos nerfs flanchent, j’abrègerai la visite.
- Merci.”
Le médecin lui sourit et quitta la chambre, laissant Joy seule, incertaine, nerveuse, se ronger les ongles, sentant son cœur se décrocher dans sa poitrine à l’idée de revoir ses amis. Si longtemps...


Hôpital de la Pitié
Au même moment

Dans un couloir, menant à la chambre de Joy, Largo, Simon et Kerensky attendaient, tous aussi nerveux que pouvait l’être Joy. Largo tournait en rond, Simon vacillait, d’un pied sur l’autre comme s’il dansait un slow seul et Kerensky, les bras croisés sur sa poitrine, était adossé au mur, et tentait maladroitement de cacher son anxiété sous un stoïcisme mal feint.
- “On va lui parler les mecs.” déclara soudain Simon.
Kerensky lui lança un regard noir.
- “Ah t’es au courant? rétorqua-t-il.
- S’il vous plaît les gars, arrêtez de me mettre la pression... gronda Largo, de plus en plus agité.
- Qu’est-ce qu’on va lui dire? articula Simon, blême.
- Vous croyez que ce sera trop brusque si je me jette sur elle?” demanda Largo.
Ses deux amis lui lancèrent un regard réprobateur.
- “D’accord trop brusque... admit-il.
- Et si je lui parlais de la saison des Yankees? suggéra Simon.
- Contente-toi d’être naturel Simon... trancha Kerensky.
- D’accord, mais naturel comment?”
Le Russe se préparait à étriper son remuant confrère helvétique quand Chambers émergea de la chambre de Joy, ce qui stoppa net l’agitation des trois hommes, comme par miracle.
- “Docteur? fit Largo en se jetant avec avidité sur lui. Elle est prête? Je veux dire... Elle n’a pas changé d’avis?
- Non pas cette fois... répondit le médecin, d’un air confiant. Je crois que sa thérapie commence à lui faire du bien... Elle se sent beaucoup moins coupable de ce qu’il lui est arrivé et craint beaucoup moins le regard des autres... Je la crois vraiment prête à vous retrouver... Mais attention, elle est très instable psychologiquement, nerveuse, hypersensible et émotive. Trop d’émotions fortes d’un seul coup pourraient la faire craquer: alors pas de précipitation, prenez votre temps et ne la fatiguez pas. C’est un premier contact.
- D’accord, ne vous en faites pas, tout ce qu’on veut, c’est qu’elle soit bien.
- Alors nous voulons la même chose.”
Chambers jaugea un instant Largo, Simon et Kerensky.
- “Allons-y.”
La tension monta d’un cran en chacun d’eux et ils suivirent, les mains légèrement tremblantes, Chambers jusqu’à la chambre de Joy. Il ouvrit la porte et entra le premier. Largo attendit une seconde, puis il se décida à pénétrer à son tour dans la chambre éclairée de la lumière blanche des matinées d’hiver.
Il la vit.
Elle était assise, sur un fauteuil bleu, près de la fenêtre et se triturait légèrement les doigts, fixant le sol, comme une petite fille prise en faute qui allait passer devant le directeur de son école. Largo la détailla avec attention. Il vit la fraîcheur de son teint, les couleurs qu’avaient repris ses joues, les reflets légèrement auburn que créaient les rayons du soleil dans ses cheveux bruns qui avaient poussé jusqu’à ses épaules. Il vit ses lèvres scellées en une grimace triste et embarrassée. Et surtout, il la vit dans son entier, vivante, en mouvement, en relief, toute fluette dans son jean et son pull vert, à sa portée. Et un immense soulagement prit son contrôle.
Joy, comme si elle avait perçu le soupir de soulagement de Largo, leva les yeux vers lui et en reconnaissant cet homme, CET homme-là, sujet à de si nombreux rêves et cauchemars, son cœur se tordit sous une dizaine de sentiments contradictoires: la joie, la peur, le désir, la jalousie, la colère, la tendresse se mélangèrent en elle dans un flot qui lui donnait le tournis. En un mot: la passion.
Son regard se mit à briller d’une flamme vive et dansante en croisant son regard. Cela ne dura qu’un instant, un très bref instant, avant que la peur et l’angoisse ne reprennent le dessus mais ce fut suffisant pour que Largo ait le temps de l’apercevoir. Cet éclair dans les yeux noisettes de sa Joy embauma son cœur et son corps tous entiers d’un sentiment qu’il pensait perdu pour toujours en lui. L’espoir. L’espoir de vivre heureux avec cette femme-là.
- “Joy.”
Jamais il n’avait prononcé son prénom comme ça, avec autant d’intensité, d’amour et de force. Il voulait lui transmettre tout ce qu’il ressentait par ce simple mot et il l’accompagna par le plus beau sourire dont il était capable. D’ailleurs il n’avait pas à se forcer: il était submergé par le bonheur qu’il sentait à portée de main. Il avança de quelques pas vers elle et s’accroupit en face de la jeune femme pour saisir ses petites mains tremblantes. Il les embrassa délicatement et la dévisagea de nouveau d’un large sourire béat.
- “Je suis tellement content de te revoir enfin... Après tout ce temps... Joy...”
Le cœur de la jeune femme s’emballait de plus en plus dans une course folle. Elle s’était imaginé tous les scénarii possibles de ces retrouvailles, et enfermée dans cet hôpital elle avait le temps pour ça, mais toujours dans son imaginaire, cela se déroulait en larmes et en violence. Jamais dans cette simplicité et cette douceur. Sûrement parce que son âme souffrait trop pour pouvoir imaginer une scène aussi paisible et berçante de quiétude. Elle ne sut comment réagir, alors, à son tour, elle sourit. Un sourire mince, hésitant et convulsé par ses propres terreurs. Mais un sourire tout de même.
Largo embrassa à nouveau ses mains et se redressa sur ses genoux pour arriver à hauteur de son visage et passer délicatement une de ses grandes mains dans ses cheveux.
- “Tu es magnifique...” souffla-t-il d’une voix amoureuse poussée à son paroxysme.
Joy baissa la tête. Ce genre de compliment la mettait déjà mal à l’aise à l’époque où elle était “normale” mais à présent c’était bien pire après tout ce que ce mot signifiait pour elle. Ce mot qu’ils lui répétaient si souvent comme pour justifier ce qu’ils lui faisaient.
Mais là, c’était Largo qui le lui avait dit.
- “Bonjour...” articula-t-elle péniblement.
Ce n’était pas grand-chose, mais ça avait été dur à dire, mine de rien. La première fois depuis des mois qu’elle parlait à une personne qui comptait pour elle et qui ne lui voulait aucun mal.
Largo fut à nouveau aux anges. Entendre sa voix le fit frissonner de tout son être, il se sentait comme un gosse à qui le Père Noël venait d’offrir un train électrique. Il se tourna vers Simon et Kerensky, pour leur faire partager d’un regard son bonheur et leur fit signe de s’approcher, les deux hommes étant restés à l’écart de cette scène silencieuse et chargée d’émotion. Joy suivit son regard et lorsqu’elle découvrit les visages de ses deux amis, son cœur s’emplit d’une joie soudaine et irrationnelle. Elle sourit à pleines dents.
Simon, rassuré par la réaction de son amie, reprit un peu d’assurance.
- “Salut ma grande!” lança-t-il avec énergie, l’accompagnant d’une oeillade dont lui seul avait le secret.
Joy ne put retenir longtemps le flot d’émotions qui se bousculaient en elle et des larmes coulèrent sur son visage.
- “Vous... Vous m’avez tous tellement manqué...” articula-t-elle.
Largo l’embrassa avec tendresse sur le front et se releva, l’invitant à le suivre en la prenant par la main. Il la conduisit vers Simon et Kerensky qui n’avaient pas bougé d’un cil, légèrement hésitants et à peine arrivée devant Simon, la jeune femme se jeta dans ses bras pour lui donner une longue étreinte que le Suisse ne rechigna pas à lui rendre.
- “Simon... murmura-t-elle, entre deux larmes. Je n’aurais jamais pu imaginer à quel point tu me manquerais...
- Moi non plus... répondit-il d’une voix tranquille. Et pourtant, qu’est-ce que tu m’as manqué petite filoute...”
Joy étouffa un rire nerveux et desserra son étreinte pour se tourner vers Kerensky. Celui-ci lui souriait, visiblement rassuré. La jeune femme eut un mouvement d’hésitation et le Russe hocha la tête.
- “Au Diable ma réputation... annonça-t-il avant de tendre les bras vers Joy qui là encore se blottit dans ses bras pour l’étreindre chaleureusement.
- Sale canaille de communiste...” marmonna-t-elle, la voix légèrement éraillée par ce souvenir de leurs disputes d’antan.
Dans son coin, le Docteur Chambers observait les retrouvailles de la petite troupe d’amis, un sourire bienveillant et soulagé sur les lèvres. Il savait que Joy était prête à revoir des éléments clés de son passé, qu’elle en avait même besoin, mais il appréhendait encore la manière dont cela allait se passer et dont elle allait vivre les choses. Ce qu’il se déroulait sous ses yeux était vraiment au-delà de ses espérances. La jeune femme était vraiment très attachée à ces trois hommes, bien plus qu’il n’avait pu l’envisager. Ces retrouvailles, simples mais épuisantes pour ses nerfs fragiles, allaient à coup sûr la lancer définitivement sur les rails de la guérison. La voie de la paix.
Il décida d’intervenir et avança d’un pas.
- “Écoutez... déclara-t-il. Je crois que Joy a déjà eu sa dose d’émotions fortes pour la journée... Un seul d’entre vous peut rester encore un moment près d’elle... Les autres reviendront dans les jours à venir, mais pour le moment, c’est trop à la fois...”
Kerensky desserra son étreinte de la jeune femme et lança un regard entendu avec Simon.
- “Ok ma jolie... dit Simon. On te laisse avec Largo... Mais tu ne t’en tireras pas comme ça, ok? On te tient, on ne te lâche plus maintenant, on viendra te harceler tous les jours maintenant.”
Joy ne répondit rien et se hissa sur la pointe des pieds pour embrasser Simon sur la joue.
- “Merci... souffla-t-elle. Merci à vous deux...”
Puis elle sécha ses larmes distraitement, sans se douter le moins du monde que ses paroles avaient fait trembler ces deux grands sensibles cachés qu’étaient Simon et Kerensky. Ceux-ci firent un signe dans la direction de Largo et quittèrent la chambre, en compagnie du Dr Chambers, laissant les deux amants terribles à leurs retrouvailles...


Quelque part aux États-Unis
Repaire secret de la Commission Adriatique

Les hauts dirigeants de la Commission Adriatique se regardaient dans le blanc des yeux, apparemment très nerveux. Chacun se dévisageait les uns les autres, tentant de lire en son “frère” ce qu’il pensait et quelle résolution il allait prendre. Car s’ils s’étaient réunis ce jour-là, c’était pour prendre une grave décision. Le Maître chargé du déroulement de la cérémonie se redressa sur son siège situé au milieu de leur table de débats et se racla la gorge pour attirer l’attention de tous les autres membres.
- “Bien... dit le Maître. Vous savez tous pourquoi nous sommes réunis ici. Il s’agit de déterminer les derniers détails à régler au sujet d’une certaine affaire, concernant une des villes sous notre contrôle, en Argentine.”
Le Maître tourna les yeux vers un de ses ailiers, qui, un dossier sous les yeux, était visiblement chargé du “problème”.
- “La CIA est arrivée sur les lieux, contrairement à nos attentes. Heureusement, la plupart des clients qui étaient nos membres ont pu s’échapper par les portes secrètes prévues à cet effet. Les trois qui se sont faits prendre par la CIA se sont malencontreusement “suicidés” pendant leur garde à vue. Les hommes de main ne savent rien et ne nous inquiètent pas le moins du monde.
- Et pour ce qui est de Korsakoff et de Guttierez? demanda l’un des membres.
- Youri Korsakoff nous a fait la bonne surprise de nous épargner la tâche de le faire disparaître... Il s’est donné la mort en s’ouvrant les veines avec les ressorts de son matelas, en cellule. Il était à moitié cinglé, je crois qu’il s’était entiché de cette idiote d’Arden..
. - Et Guttierez?
- Le problème a été réglé hier... annonça tranquillement l’ailier. Nous avions un homme parmi les gardes de la prison de Haute Sécurité de Bridowaks. Tous les documents attenant à la maison close et aux affaires de Cesare Cordoba avec nous ont été détruits par des incendies. La CIA n’a rien pu récupérer.”
L’ailier se tut, refermant son dossier. Le Maître ne paraissait pas totalement satisfait de son exposé.
- “Tu oublies Cesare Cordoba?” demanda-t-il à l’ailier.
Chacun des membres lança un regard sombre vers la chaise vide qui trônait au beau milieu de la table ronde autour de laquelle ils étaient attablés.
- “C’est un haut dirigeant. Ce qui veut dire qu’il a les moyens de révéler tous nos secrets... expliqua-t-il. Or Winch est capable de l’identifier, et tel que nous le connaissons, ou plutôt avons appris à le connaître, il est capable de le retrouver.”
Chacun des membres hocha la tête et ils échangèrent quelques mots dans un brouhaha incompréhensible.
- “Je crois que nous savons ce qu’il faut faire au sujet de Cesare, messieurs... reprit le Maître. Votons. Qui est pour son élimination?”
Le Maître leva la main et fut bientôt suivi par un vote unanime de tous les hauts dirigeants installés près de lui. Il parut satisfait.
- “Parfait. Il ne nous reste plus qu’à envoyer à ses trousses plusieurs de nos tueurs. Ils finiront bien par le retrouver et l’éliminer, où qu’il soit. Sur ce, la réunion est close. A mardi prochain.”
Et les membres de l’obscurantiste association criminelle se dispersèrent, sans émotion.


Hôpital de la Pitié
Chambre de Joy

Largo observait inlassablement, à la dérobée, le visage gracieux de Joy, ne pouvant se résoudre à lâcher sa main qu’il tenait fermement et précieusement serrée dans la sienne depuis le moment où il l’avait revue. Ils avaient parlé. Longuement. Pendant plus d’une heure, de tout et de n’importe quoi, du temps qu’il faisait, de ce qu’ils faisaient de leurs journées, et un peu de ce qu’ils ressentaient. Mais Largo sentait que Joy n’était pas prête à se dévoiler à lui dans ce domaine.
Elle souffrait beaucoup trop et il se sentait tellement soulagé de pouvoir enfin l’avoir à ses côtés, qu’il voulait tout faire pour éviter de la faire souffrir d’une quelque manière que ce soit, en évoquant ces douloureux souvenirs. Alors ils se contentaient de rester assis l’un près de l’autre. Parfois ils ne disaient rien et se regardaient, tentant de percer l’autre à jour, derrière sa fragilité exacerbée par l’horrible séparation. Et parfois ils se lançaient dans des sujets de conversation superficiels, juste histoire d’entendre la voix de l’autre, juste comme ça.
Joy ne parlait pas beaucoup de sa thérapie. Elle se contentait de dire qu’elle parlait à des gens qui arrivaient à lui faire exprimer sa douleur. Que chacune des séances était un supplice car se souvenir, et devoir tout raconter en détails la torturait à un point qu’elle était souvent prise de nausée et obligée de s’arrêter en pleine séance pour aller vomir aux toilettes. Mais c’était nécessaire. Elle se sentait un peu soulagée à chaque fois...
- “Tu vois... expliqua-t-elle d’une voix rauque, tentant de trouver ses mots... C’est comme si j’étais emprisonnée dans un immense bac rempli de deux tonnes de ciment. Il faut à tout prix que je m’en libère avant que la matière ne sèche et que je sois emmurée à l’intérieur mais le seul moyen pour moi d’y arriver, c’est de creuser dans le ciment à l’aide d’une petite cuillère. A chaque coup de cuillère, je me dis que c’est rien, que jamais j’en viendrai à bout... Mais je sais que c’est la seule manière de m’en débarrasser...”
Largo sourit et lui embrassa la main, tendrement.
- “Tu veux que je te loue un tractopelle? demanda-t-il d’un ton plus léger.
- Tu fais beaucoup plus pour moi Largo, crois-moi... sourit-elle. Je croyais que jamais je n’arriverais à te reparler, à te regarder droit dans les yeux...”
Les magnifiques yeux de la jeune femme s’emplirent de larmes.
- “Tu ne peux pas t’imaginer comme tu me rends les choses plus faciles... poursuivit-elle tout de même, la voix enrouée par son envie d’éclater en sanglots. J’ai eu peur que tout soit compliqué et dur. J’avais peur que ce soit une épreuve. Mais tu as su comment tout simplifier... Quand je t’ai vu me sourire, comme si rien ne s’était passé... Tu ne peux pas imaginer le poids en moins que j’ai ressenti. Toi, Simon et Kerensky, vous avez été parfaits...”
Cette fois-ci les larmes coulèrent pour de bon et Joy se cacha la tête dans ses mains, et eut un petit sourire honteux.
- “Je suis désolée... se justifia-t-elle doucement. Mes nerfs flanchent sans arrêt... La moindre émotion et je craque...”
Largo ne répondit rien et saisit ses mains couvertes de ses larmes salées qu’il embrassa plusieurs fois, doucement, fermant les yeux.
- “Tu n’as pas à t’excuser Joy... Je t’admire, tu sais...”
Il approcha sa grande main de son visage et essuya du pouce les quelques larmes qui perlaient encore sous ses yeux.
- “Tu as tellement de courage... Je ne sais pas où tu trouves la force d’être cette femme-là, que j’ai sous les yeux, après tout ce qui t’est arrivé... Alors que moi-même je suis encore malade de culpabilité à l’idée d’avoir mis tant de temps à te récupérer...”
Joy baissa les yeux.
- “Tu m’as sauvée Largo... Pas comme tu le crois... Déjà bien avant que tu ne reviennes... Je faisais souvent des rêves où je te revoyais... Et je me sentais si bien quand je rêvais de toi... C’est comme ça que j’ai retrouvé mes souvenirs et que j’ai arrêté de prendre ces drogues qu’ils nous fourguaient... Sans toi, je serais encore très loin de la guérison... Je te dois tout. Je te dois d’avoir conservé intact le fil fragile de ma raison...”
Largo frissonna de tout son être. Il ne trouvait pas les mots pour exprimer ce que les phrases de Joy suscitaient en lui. Il était juste soulagé et heureux. Joy était différente. Fragile. Vulnérable. Mais pourtant il n’avait plus aucun doute à présent: il avait bien retrouvé celle qu’il aimait. Elle se tenait devant lui, encore un peu lointaine et difficilement saisissable, mais elle était là et il comptait bien ne plus jamais la laisser partir car il en était sûr: plus le temps passait, plus il l’aimait. Et il voulait l’aimer encore plus ainsi jusqu’à la fin de ses jours.
- “Largo... murmura-t-elle. Je vais te poser des questions qui seront dures. A la fois pour moi et pour toi, je pense. Mais je veux savoir maintenant. Mon médecin dira sûrement que c’est trop tôt ou que je ne dois pas me concentrer sur ça en ce moment, mais je sens que c’est une étape que je veux passer maintenant. Je ne veux pas avoir à la passer après ma sortie d’ici.
- De quoi tu parles?
- Je veux tout savoir. Savoir ce qui est arrivé à ceux qui m’ont fait ça.
- En substance, Joy, tu sais déjà tout... soupira Largo, la voix légèrement tremblante. Cordoba est en fuite, mais la CIA est à ses trousses. Je suis en contact avec Vaughn, l’agent qui est chargé de le courser. Il me donne des nouvelles régulières de l’enquête pour lui mettre la main dessus. Et crois-moi, cette enflure paiera. Quant à Youri Korsakoff...”
Le cœur de Joy s’accéléra en entendant ce nom si familièrement malsain.
- “Il s’est suicidé, déclara finalement sèchement Largo.
- Et Felipe?
- On l’a retrouvé assassiné à coups de couteaux dans les douches communes de la prison où il était enfermé. La direction de la prison enquête sur sa mort, mais ils pensent à un règlement de comptes entre truands..
- Non... C’est la Commission.” éclata soudain Joy, comprenant que Largo n’était pas au courant.
Et effectivement, le jeune homme pâlit en entendant ce mot et fixa la jeune femme d’un air interrogatif.
- “De quoi tu parles?
- C’est la Commission Adriatique qui a orchestré tout ce trafic, du début à la fin. Cesare Cordoba en était membre et la maison close leur appartenait... Youri m’a même dit que toute la région était sous leur contrôle...”
Largo se sentit mal d’un coup et lâcha pour la première fois la main de Joy.
- “Tu... Tu as été enlevée... articula-t-il. Tu n’étais pas une cible au hasard, c’est ça? Ils ont demandé à Crystal de te droguer parce... Parce que c’était toi, c’est ça?”
Joy hocha la tête. Largo se prit la tête dans ses mains et se dirigea vers la fenêtre de la chambre, se pinçant les lèvres, cachant à son amie les larmes qui lui montaient aux yeux car il venait de comprendre.
- “Ils t’ont enlevée par vengeance contre moi...” dit-il simplement.
Joy croisa les bras contre son ventre et se mit à grelotter légèrement, comme si la température de la pièce avait baissé de plusieurs degrés au moment même où Largo avait lâché sa main.
- “Alors tout est de ma faute... hachura-t-il d’un ton douloureux. Ils t’ont fait ça uniquement à cause de moi...” Joy baissa la tête et guidée par son bon vieil instinct d’ange gardien, elle se dirigea sur la pointe des pieds vers son ami, le regard collé à la vitre, dissimulant ses yeux embués de larmes, et frôla du bout des doigts sa nuque.
- “Largo... J’ai besoin de toi.”
Le jeune homme tourna la tête vers elle. Sa main descendit le long de sa nuque et vint se poser sur son dos, bien à plat, cherchant sa chaleur.
- “Je t’en prie Largo, j’ai besoin de toi maintenant alors ne me laisse pas... Je me fous complètement des raisons... Je me fous complètement des responsables. Je veux juste que tu sois là pour moi... J’ai besoin de ta force.”
Le jeune homme fit un effort surhumain pour se reprendre. Il hocha la tête et il déposa un rapide baiser sur le front de la jeune femme avant de la serrer dans ses bras.
- “D’accord... murmura-t-il la voix tout de même étouffée par les remords. Je serai là pour toi Joy. J’ai si peur...
- Je veux te demander quelque chose...
- Tout ce que tu veux.
- Promets-moi de les arrêter.
- Je te le promets.”
Toujours serrée contre Largo, Joy ferma les yeux et laissa les souvenirs influer et vagabonder en elle.
- “Ils étaient tous de la Commission Adriatique... Tous les clients... J’y ai même...”
Elle s’arrêta, hésitant sur les mots.
- “J’y ai même vu Alan Smythe... Le sosie de Nério... Il faut retrouver les carnets de clients de la maison close... Tous leurs noms doivent y être inscrits... Ce ne sera pas aussi complet que de posséder le Livre de la Commission Adriatique, mais ça désignera un bon nombre d’entre eux, des hauts dirigeants... Il faut les avoir ces enflures, Largo...
- Joy... la stoppa Largo. Tout a brûlé.
- Quoi?
- La maison close, les domaines de Cordoba. Tout a été réduit en cendres... On se demandait par quel tour de force il avait réussi à faire ça en fuite, mais maintenant je ne me pose plus la question... La Commission a fait le ménage... Il ne reste plus aucune preuve de leur passage là-bas...” Joy ferma les yeux et se raidit soudainement; comme prise de nausée.
- “Alors tout ça n’a servi à rien? se désespéra-t-elle.
- Si... On t’a retrouvée Joy... C’est tout ce qui compte... Je te promets qu’on retrouvera Cordoba. Il est la clé qui nous mènera à ces enfoirés... On le retrouvera et tu pourras dire adieu à ce cauchemar Joy... Fais-moi confiance.”
Elle desserra son étreinte et hésita. Elle semblait tourmentée et inquiète. La présence de Largo ne suffisait plus à la rassurer. Le jeune homme mourait d’envie de lui insuffler toute sa confiance et toute sa foi en eux deux pour qu’elle se sente mieux, par un baiser. Un simple baiser. Mais comme si elle avait lu dans ses pensées, elle s’écarta légèrement.
- “Largo... souffla-t-elle d’un ton las. Je ne suis pas encore sûre d’être sortie de l’enfer... Je ne veux pas paraître ingrate mais... Je me sens encore si mal... Mes idées sur ma vie sont confuses... Mon esprit est embrumé. Je suis perdue dans le noir... J’ai encore des trous de mémoire... Le médecin dit qu’ils se combleront d’eux-mêmes avec le temps, comme tous les autres, mais en attendant je suis incertaine sur tout... J’ai l’impression de chuter dans un gouffre sans fond et je n’ai rien à quoi me raccrocher...
- Tu m’as moi.”
Joy trouva la force de lui sourire.
- “Non... Pas toi Largo... Tu n’es pas le genre de repère inaltérable qu’il me faut.... Ce qu’il me faut c’est... Je ne le sais pas très bien moi-même... Mais s’il y a une chose dont je me rappelle très clairement sur toi, Largo, c’est que tu es un électron libre. Malgré toute ton affection pour moi, ça ne suffira pas... J’ai besoin d’une pierre de touche, d’un roc.”
Largo hocha la tête essayant de ne pas montrer à quel point ces phrases le désespéraient.
- “Tu ne veux pas que je m’occupe de toi à ta sortie, c’est ça?
- Je veux ton soutien Largo. Mais pas ce genre de soutien.”
Largo pénétra du regard la jeune femme, tentant de percer en elle.
- “Alors que veux-tu?”
La jeune femme réfléchit un long moment, et finalement, sans trop savoir pourquoi, elle prononça cette phrase surprenante:
- “Je veux voir mon père.”





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