Mur de glace



JOUR 65

Hôpital de la Pitié
Service de désintox

Largo poussa avec violence et détermination les portes à double battant menant au service où se trouvait Joy, bien décidé à ne pas se laisser faire cette fois-ci. Simon et Kerensky le suivaient de près, en colère eux aussi, mais préférant se retenir pour surveiller Largo et l’empêcher de faire des bêtises: s’il était exclu définitivement de l’hôpital, il aurait du mal à réussir à voir Joy. Car depuis l’arrivée de la jeune femme à l’hôpital de la Pitié, aéroportée depuis l’Hôpital Central de Buenos Aires la veille, suite à sa sortie du coma, Largo n’avait pas reçu d’autorisation pour aller la voir. Et après tout ce qu’il avait enduré loin d’elle, il n’était pas prêt de se laisser faire.
Il se dirigea d’un pas sûr vers une infirmière qui s’était mordue la lèvre en le voyant apparaître, car elle se souvenait encore de leur altercation de la veille, pour les mêmes motifs. Elle se leva vers lui, tout en faisant un clin d’œil à l’une de ses collègues pour qu’elle se tienne prête à avertir éventuellement la sécurité.
- “Monsieur Winch? dit-elle en se postant devant lui, l’arrêtant dans sa progression vers les chambres des patients.
- Laissez-moi passer! dit-il le plus calmement possible.
- Je regrette, Mr Winch, c’est impossible. Le Dr Chambers a formellement interdit que vous veniez voir Mademoiselle Arden!”
Largo sentit la colère bouillonner en lui, mais au lieu de lui rentrer dedans, il préféra prendre une grande respiration, et après avoir consulté du regard Simon et Kerensky, il usa de toute sa force de diplomatie pour affronter l’implacable infirmière.
- “Écoutez moi, je sais que vous faites votre boulot, mais il faut que je la voie, j’en ai besoin! expliqua-t-il.
- Comme je vous l’ai déjà expliqué hier, Mr Winch, votre amie est dans un état critique, elle est en état de manque et elle a subi un gros traumatisme psychologique. C’est un miracle que nous l’ayons récupérée vivante!
- Justement, elle a besoin des gens qu’elle aime auprès d’elle! argumenta Largo.
- Nous ne sommes pas dans un service hospitalier classique ici. La santé mentale et physique de nos patients ne tiennent qu’à un fil et nous devons suivre un protocole strict. Essayez de comprendre...
- Non, vous, essayez de me comprendre! s’emporta alors Largo. J’ai passé deux longs mois à la chercher partout, comme un fou, je la retrouve enfin, dans le coma, et après deux jours d’angoisse à la veiller à son chevet, on m’avertit par téléphone qu’elle s’est réveillée et qu’elle a été transférée à New York et une fois là-bas, on m’empêche de la voir! Qu’est-ce que c’est que ces conneries, hein? Et d’abord qui a autorisé son transfert de Buenos Aires pour New York?
- Moi.”
Largo fit volte-face avec brusquerie vers Charles Arden, qui sortait tout juste du quartier des patients.
- “Mr Arden... soupira sombrement Largo, à demi-surpris.
- Bonjour.” dit froidement Charles.
Largo retint son envie de hurler. Si Charles avait utilisé ses relations pour délivrer Joy, il était resté très distant et froid pendant toute l’affaire, et lorsque Joy avait été emmenée à l’hôpital de Buenos Aires, dans le coma, l’ex agent de la CIA n’était même pas venu voir sa fille, pas plus qu’il n’avait demandé de nouvelles de son état. Largo n’arrivait pas à comprendre à quoi il jouait.
- “Vous êtes là vous? lança Largo.
- C’est ma fille, rétorqua tranquillement Charles.
- Oui, à temps partiel, j’ai l’impression... Qu’est-ce qui ne va pas chez vous, Mr Arden?
- Et chez vous? Je vous signale que vous faites un scandale dans un hôpital. Croyez-vous que ce soit le moment et l’endroit?
- Foutez-moi la paix! cria Largo. Je veux la voir et je veux la voir maintenant!
- Je vous conseillerai de vous calmer... grommela Charles d’un ton froid.
- Pourquoi? Vous ferez quoi sinon?” le provoqua Largo en s’approchant de lui.
Les deux hommes se postèrent face à face, se toisant sévèrement, et tandis que l’infirmière faisait signe à sa collègue d’appeler la sécurité, Simon et Kerensky prenaient Largo par le bras pour le calmer et l’éloigner de Charles. L’infirmière fit une nouvelle tentative pour renvoyer Largo chez lui.
- “Mr Winch, je peux concevoir que vous soyez triste et bouleversé par ce qui est arrivé à votre amie, mais elle est dans un état émotionnel très instable. Nous nous devons de limiter strictement ses visites aux membres de sa famille.”
En entendant ces mots, Largo crut péter un plomb.
- “Sa famille? Lui, vous l’appelez sa famille? s’énerva-t-il en désignant Charles. Non, vous vous trompez sur toute la ligne, il est tout sauf ça! C’est nous sa famille! Vous voulez la laisser seule avec son père pour que lui aussi lui lave le cerveau à sa manière, comme il l’a fait dans son enfance? Comme il l’a toujours fait? Vous voulez qu’il lui réapprenne à refouler ses sentiments et à souffrir, c’est ça? Vous voulez la tuer?
- Vous n’êtes pas le mieux placé pour me donner des leçons, Winch! gronda Charles, sur les nerfs.
- Ca suffit maintenant! cria l’infirmière avec plus d’assurance, à présent qu’elle voyait la sécurité sur les lieux. Allez-vous en tout de suite! C’est un hôpital ici! Vous verrez votre amie quand le Docteur Chambers estimera que vous le pouvez et pas avant, inutile d’insister!”
Largo allait protester et insister quand Simon l’attrapa par l’épaule et lui fit non de la tête. Largo dévisagea son ami, dont le regard brillait de tristesse et il comprit qu’il n’était pas le seul à souffrir de ne pas pouvoir voir Joy. Cet état de fait le calma, et alors que Kerensky lançait aux agents de la sécurité un regard signifiant le rappel au calme, le jeune milliardaire hocha la tête et baissa les bras.
- “C’est fini, pour l’instant. Je me battrai.” déclara-t-il avant de s’en aller, talonné par Simon et Kerensky.


3 allée des Iris, banlieue de New York
Heure du déjeuner

Simon avait passé une matinée épuisante. Après leur insertion ratée auprès de Joy à l’Hôpital de la Pitié, lui et Kerensky avaient dû passer toute la matinée à essayer de calmer Largo, qui oscillait comme un fou entre colère, tristesse, amertume envers Charles Arden et culpabilité, à la fois pour ce qui était arrivé à Joy, mais aussi vis-à-vis de lui et de Kerensky, dont il estimait ne pas prendre assez en considération leur chagrin à eux aussi. Bref, il était désaxé, désorienté.
- “On le serait à moins à sa place, tu ne penses pas?” lui lança la voix douce de Loreena, interrompant son monologue inquiet.
Simon sourit à Loreena. Dès l’heure du déjeuner, il s’était précipité chez la jeune femme, histoire de trouver une oreille amie et attentive ainsi qu’un réconfort chaleureux. Loreena était tout ça pour lui. Et bien plus encore. Même si Simon le cachait sous ses exubérances et sa joie de vivre inaltérable, il était doté d’une grande sensibilité à fleur de peau et ne pouvait tomber amoureux que de femmes qui pouvaient l’entrapercevoir et agir en conséquences. Des femmes douces, jolies, simples, maternelles. Il prit la main de la jeune femme et la lui baisa.
- “Oui, tu as raison... répondit-il finalement après l’avoir fixée d’un sourire béat pendant un moment. Je suis inquiet pour lui. Et pour Joy.”
Loreena passa ses doigts fins et délicats dans la chevelure noire corbeau du jeune homme et relaxé par cette subtile caresse, il finit par fermer les yeux et poser sa tête sur son épaule. Elle passa son bras autour des siennes et l’embrassa sur le front.
- “Et toi? Comment tu vis tout ça? demanda-t-elle.
- Mal.”
Cette franchise surprit Simon lui-même, lui qui d’habitude faisait tout pour cacher ses faiblesses afin de ne jamais inquiéter les gens qu’il aime et tout prendre sur lui, se sentait complètement libre de toute sorte de ces entraves avec Loreena. Le rythme de son cœur s’accéléra tout doucement lorsqu’il le réalisa.
- “Enfin, je suis très inquiet... Surtout pour elle. On l’a ramenée mais je n’aurais l’impression qu’elle est de retour, saine et sauve, que lorsque je la verrai engueuler Largo pour ses imprudences, se lancer dans une joute verbale avec Kerensky ou me sortir une vacherie sur une de mes chemises...”
Loreena eut un sourire éclatant.
- “Moi j’adore tes chemises... commenta-t-elle.
- Oui, ben moi j’aime quand Joy ne les aime pas... Je sais, je suis un mec bizarre...
- Non, je trouve ça attendrissant. Comme dans une famille, votre manière de vous montrer que vous vous aimez, c’est de vous chamailler... Moi, je suis fille unique, je n’ai jamais connu ça...
- Oui, c’est vrai, ils sont ma famille. Largo c’est mon frère et Joy ma petite sœur... Quant à Kerensky, on va dire le grand cousin éloigné qui fait peur aux enfants le jour d’Halloween... Je le dis parce qu’il n’aime pas les familiarités, mais je tiens à lui autant qu’à Joy et à Largo...”
Simon était reparti sur le ton de la plaisanterie mais soudain son visage se teinta à nouveau de gravité.
- “J’ai tellement peur qu’elle ne soit plus jamais comme avant... J’ai peur de ce qui lui est arrivé là-bas... D’ailleurs je fais tout pour essayer de me sortir ces images de la tête, ces pensées si horribles mais à chaque fois qu’on prononce son nom, je ne vois que ces horreurs... Merde Loreena, qu’est-ce que je lui dirai quand je la reverrai?
- Simon, je ne te connais pas depuis très longtemps, mais je sais que les discours, ce n’est pas ton truc et que tu montres ton affection par tes actes. Alors, quand tu la reverras, tu n’auras qu’à te contenter de la soutenir et d’être un ami. Tu n’auras rien besoin de lui dire. Elle aura seulement besoin de chaleur humaine, de se sentir en sécurité. Il faudra la rassurer...”
Simon se tut un long moment.
- “Pour ça, encore faudrait-il que je cesse d’avoir peur.
- Moi je sais que tu y arriveras.”
Les deux amants échangèrent un sourire et Simon frôla ses lèvres des siennes pour goûter à leur douce saveur sucrée. Puis il l’embrassa langoureusement, ses mains cherchant le contact soyeux de ses longs cheveux blonds. Les deux jeunes gens furent interrompus dans leur silencieux échange d’amour par la présence hésitante d’une tierce personne. Ils s’arrachèrent à leur interminable baiser en souriant et levèrent la tête vers Allison, son sac de cours en bandoulière sur son épaule, qui venait de rentrer du Collège.
- “Euh... Désolée... murmura-t-elle.
- C’est rien...
- Salut Allison! s’exclama Simon en allant la saluer. Alors, t’es pas en cours?”
Allison eut un sourire goguenard.
- “T’aurais préféré? décocha-t-elle en lançant un regard évocateur vers Loreena.
- Effectivement, sourit-il. Mais je ne vais pas me plaindre: deux jolies plantes pour le prix d’une!
- Pourquoi tu rentres si tôt?” s’inquiéta Loreena.
Allison fronça les sourcils, comme une petite fille prise en faute. Après son retour à une “vie normale”, Loreena l’avait aussitôt réinscrite, dans un autre Collège, pour éviter que la pauvre jeune fille ne subisse trop de questions et de pressions dans son ancien environnement scolaire. Mais l’adolescente avait eu beaucoup de mal à reprendre un rythme normal après ce qu’il lui était arrivé, et avait séché quasiment tous ses premiers jours de cours. Ce problème s’était peu à peu résolu, mais Loreena restait très vigilante.
- “Ca va, balise pas! fit Allison. Notre prof de bio a choppé une gastro... Je retourne au bahut dans deux heures... J’ai le droit de manger ou je dois vous laisser à vos échanges salivaires?
- Oh qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre! s’exclama Loreena en levant les yeux au ciel. Tu traînes trop souvent avec Knees et Noromo.”
Allison lança un regard amusé vers Simon qui prit une mine déconfite. Loreena eut un regard réprobateur envers son petit-ami.
- “Ah parce que c’est toi qui lui as appris à parler comme ça?
- Ben... Je me suis dit que c’était bien pour une fille de son âge d’avoir l’esprit de répartie...
- Ok... Je suis bien entourée moi... soupira Loreena. Entre toi, Kerensky qui lui apprend à intercepter des mails et Sullivan qui lui fait étudier les cours de la Bourse, je ne sais plus quoi faire d’elle, moi!
- Ca aurait pu être pire! s’amusa Simon. Elle aurait pu apprendre à manier un M-16 si Joy...”
Simon s’arrêta, pris d’un regain de tristesse.
- “Si Joy était là...” compléta-t-il d’une voix rauque.
Un malaise traversa tout le monde. Timidement, Allison eut un mouvement vers Simon.
- “Est-ce que... Euh... Elle va mieux? demanda-t-elle, embarrassée.
- Elle se remet doucement d’après les médecins... répondit Simon tristement. Mais on n’est pas encore autorisés à lui rendre visite...”
Simon soupira et se reprit.
- “Si tu veux, je te la présenterai dès qu’elle ira mieux! Tu verras, c’est une copie en mieux de Buffy contre les vampires, elle devrait devenir ton nouveau modèle! fit-il avec plus de vivacité.
- Euh... Je sais pas... hésita Allison. Elle aura peut-être pas envie de me connaître...
- Pourquoi ça?”
Allison détourna les yeux et haussa les épaules.
- “Je vous laisse, je vais grignoter un truc dans la cuisine...”
L’adolescente les laissa, sous le regard perplexe de Simon.
- “Quoi? s’enquit-il auprès de Loreena.
- Je crois qu’elle se sent un peu coupable pour ce qui est arrivé à Joy... Elle doit penser que si elle avait averti la police plus tôt de ce qu’elle avait vu, ton amie n’aurait pas vécu tout ça...
- Oh elle ne pouvait pas prévoir... Et puis ça n’aurait peut-être rien changé... soupira-t-il en haussant les épaules.
- Oui, mais ça a de l’importance pour elle. N’oublie pas que c’est une adolescente, elle prend tout à cœur.”
Simon hocha la tête.
- “J’essaierai de lui parler pour la rassurer sur ce point...
- Merci! T’es un mec génial!”
Joignant le geste à la parole, Loreena se lova dans ses bras et l’embrassa tendrement.


Groupe W, penthouse
Plus tard dans la journée

Largo était installé à son bureau, penché sur ses dossiers, mais il n’arrivait pas à se concentrer et ne cessait de lever les yeux toutes les deux minutes vers un cadre contenant une photo de lui, Simon et Joy, prise quelques mois avant cette sombre histoire. Quand tout allait bien entre lui et Joy, ou du moins quand ils faisaient comme si, ignorant leurs sentiments. Il fut tiré de ses sombres rêveries par la sonnerie de son téléphone.
- “Oui? soupira-t-il, craignant d’avoir à l’autre bout du fil Cardignac ou n’importe lequel des serpents venimeux du Groupe W.
- J’ai été contacté par Vaughn, expliqua directement la voix froide de Kerensky à l’autre bout du fil. Il m’a fait part des suites de l’affaire.
- Alors ça y est? s’enquit Largo. La CIA a toutes les preuves qu’il leur faut contre Cordoba?
- Pas vraiment non... soupira Kerensky. La maison close a brûlée.
- Quoi?
- Incendiée, il n’en reste plus rien. Le domicile de Cordoba aussi a été réduit en cendres, ainsi que tout ce qui aurait pu nous mener jusqu’à lui.
- Comment ça “aurait pu”?”
Kerensky fit une légère pause.
- “Il a réussi à filer. La CIA n’a pas pu l’arrêter.
- Tu veux dire que ce salaud court toujours? hurla Largo, sortant de ses gonds.
- Oui, c’est ce que je veux dire. Mais Felipe Garcia Guttierez est sous les verrous, ainsi que Youri Korsakoff. Ils devraient tous deux nous apprendre des choses intéressantes.
- Et les autres filles?
- Elles ont toutes été rapatriées dans leurs pays d’origine, près de leurs familles, mais la guérison sera très longue et incertaine pour un certain nombre d’entre elles. Elles sont dans un état inquiétant.
- Les pauvres filles... marmonna Largo. Tu as des nouvelles de Jack?
- Oui, une de ses sœurs m’a appelé ce matin. Elle va beaucoup mieux. Elle a subi un choc moins profond et n’a jamais été endoctrinée par les drogues. Elle va s’en remettre assez rapidement. Apparemment, on peut lui rendre visite alors je passerai la voir cet après-midi.
- Tu lui transmettras tous mes vœux...
- Elle voudra savoir ce qui est arrivé à Joy... reprit Kerensky. Je lui dis quoi?”
Largo lâcha un soupir d’impuissance.
- “Tu lui dis ce qu’on espère tous: qu’un ange gardien veille sur elle.”
Kerensky ne répondit rien et raccrocha, laissant le jeune milliardaire seul avec ses incertitudes.


Hôpital de la pitié
Au même moment

Joy ouvrit les yeux péniblement et aussitôt un mal de tête l’assaillit. Elle poussa un gémissement plaintif et aussitôt, une infirmière et un médecin, qui discutaient tout près de la porte de sa chambre, se précipitèrent à son chevet.
- “Bonjour Joy! sourit le médecin. Vous avez mal quelque part? Vous avez besoin de quelque chose?
- Mal de crâne...” répondit-elle simplement.
Le médecin fit un léger signe à l’infirmière qui s’éclipsa pour chercher ce dont Joy avait besoin. Puis il s’assit sur une chaise tout près de la jeune femme, allongée sur un lit d’hôpital.
- “Nous n’avons pas encore vraiment eu l’occasion de faire connaissance tous les deux... annonça-t-il. Je suis le Docteur Matthew Chambers. C’est moi qui vais m’occuper de vous jusqu’à ce que vous soyez prête.
- Prête à quoi?
- A reprendre votre vie là où vous l’aviez laissée.”
Joy fronça les sourcils.
“- Je ne sais même plus ce que c’est qu’une vie...
- Vous avez des difficultés pour retrouver vos souvenirs? demanda-t-il.
- Je me rappelle de gens, d’endroits... Je sais qui je suis mais tout est tellement flou... Je n’arrive pas à saisir les détails...”
Son regard brilla de quelques larmes.
- “Je... Je commence à peine à réaliser tout ce qu’on m’a fait là-bas...”
Bouleversée, la jeune femme porta sa main à sa bouche et plissa les yeux de douleur, en repensant à tout ce qu’elle avait vécu: les drogues, les électrochocs, les tortures. Alan Smythe.
- “Oh Mon Dieu...” gémit-elle en se recroquevillant dans son lit.
Chambers eut un regard triste.
- “Ce sera long Joy, mais vous irez mieux. Pour l’instant, ne pensez qu’à prendre du repos, votre métabolisme est encore très fragile. Nous nous occuperons des blessures de l’âme en temps et en heures...
- Je suis où? Que m’est-il arrivée?
- Vos amis ont retrouvé votre trace et vous avez été délivrée par une opération de la CIA. Vous et toutes les autres filles.
- La CIA?” A ces initiales, la jeune femme frissonna, sans plus savoir exactement pourquoi.
- “Vous êtes à New York, à l’Hôpital de la Pitié, au service de toxico... Mais d’après nos examens préliminaires, vous avez enduré la plupart des symptômes de l’état de manque... Vous ne preniez plus de drogues? demanda-t-il.
- Non... Youri ne me surveillait pas... Il avait confiance en moi...”
Joy eut une grimace de dégoût.
- “Où est-il?”
Chambers fit une grimace ennuyée.
- “Je suis médecin, vous savez... On ne m’a pas donné les détails de ce qu’il s’est passé...”
Joy eut un regard paniqué et Chambers comprit qu’il avait fait une bourde.
- “Mais rassurez-vous, il y a eu des arrestations massives et cet homme n’est plus en liberté.”
Joy hocha la tête mais dévia son regard, gênée, voire oppressée par ce regard extérieur qui pesait sur la loque qu’elle croyait être devenue.
- “Je... Je voudrais qu’on me laisse tranquille. Laissez-moi... Je ne veux voir personne...
- Joy, je ne suis pas ici pour vous juger, expliqua doucement le médecin. Je suis juste là pour m’assurer que votre état de santé n’est plus inquiétant. Vous avez frôlé la mort de très près vous savez. Le reste, ça reste à l’intérieur de vous, vous en parlerez à qui vous voudrez, quand vous le voudrez. Laissez-moi juste faire mon travail, je ne veux pas vous importuner, je vous le promets...”
Joy déviait toujours son regard mais elle acquiesça en silence. Chambers détailla un instant la jeune femme, recroquevillée sur elle-même, tremblante comme une feuille, qui se tenait face à lui et fronça les sourcils.
- “Écoutez Joy, normalement c’est interdit par le règlement mais vous ne relevez plus vraiment de notre service, alors si vous voulez, nous pouvons autoriser vos proches à vous rendre visite.
- Mes proches? répéta-t-elle la voix éteinte.
- Oui... Vos amis font des pieds et des mains pour pouvoir vous approchez, ils sont très inquiets... Cela vous ferait peut-être du bien de voir des gens qui vous aiment.”
Le cœur de Joy se serra et elle fixa pour la première fois son médecin droit dans les yeux.
- “Largo?” articula-t-elle.
Chambers sourit.
- “Oui, Largo Winch. C’est un très bon ami que vous avez là... Il est très inquiet pour vous.”
Joy ferma les yeux un bref instant, pour se chasser une image de la tête. Une image où Allan Smyth la touchait. Elle fut prise de nausée et secoua la tête violemment.
- “Non... Largo, non... Pas Largo... Je ne peux pas le voir... Non, je ne peux pas... Non pas lui... Ca non... Ce n’est pas possible... Non... répéta-t-elle d’une petite voix étouffée en secouant la tête dans tous les sens.
- Je crois qu’il serait très déçu s’il vous entendait. Il est tellement inquiet, il veut vous revoir.
- J’ai dit non! cria-t-elle soudain. Je ne peux pas le voir! Regardez-moi! Je suis sale! Je suis horrible, on m’a touchée, on m’a violée!
- Joy, écoutez-moi, c’est dur, je le lis dans vos yeux mais vous savez que vous n’avez rien à vous reprocher! Vous êtes la victime, vous n’avez pas à continuer à vous faire souffrir comme ça... Vous avez le droit de vous laisser aimer...
- Non! hurla-t-elle les larmes aux yeux. Je ne pourrai plus jamais... Je ne veux pas le voir! Je ne supporterai jamais son regard... Jamais plus...”
Joy se cacha la tête dans ses mains et éclata en sanglots.
- “Je ne peux plus... articula-t-elle en hoquetant de larmes. Ils ont foutu ma vie en l’air... Je veux mourir... Je veux mourir...”
Démuni face à la violente crise de désespoir de la jeune femme, le médecin ne sut quoi faire à part la prendre dans ses bras et essayer de la rassurer. Elle s’accrocha à lui comme à une bouée de sauvetage.
- “J’ai si mal... pleura-t-elle. Pourquoi on m’a fait ça à moi? Qu’est-ce que j’ai fait? Pourquoi j’ai mérité ça?
- Je... Je n’ai pas de réponse à vous donner Joy... Je sais que c’est injuste, mais la douleur s’estompera avec le temps... Je regrette de ne pas pouvoir faire plus... murmura Chambers, la voix tremblante.
- Pourquoi moi? Pourquoi? Souffrir autant, c’est pas humain... Je voudrais tellement oublier... Je vous en supplie, aidez-moi, je ne sais plus quoi faire pour me tirer ces images de la tête... Aidez-moi... Aidez-moi...”
Chambers berça doucement Joy, le visage contracté par la tristesse et l’injustice que lui inspirait ce qui était arrivé à cette pauvre femme.
- “On va vous aider Joy, je vous le promets... Tout le monde vous aidera, moi, cet hôpital, votre famille, vos proches... Personne ne vous laissera tomber...”
Joy serra plus fort le médecin et lorsque l’infirmière revint pour administrer à Joy quelque chose pour son mal de tête, elle resta profondément choquée par le spectacle auquel elle assistait. Elle et le médecin échangèrent un regard navré et elle les laissa seuls, maudissant les monstres qui s’étaient acharnées sur cette pauvre jeune femme, si vulnérable.


Hôpital de la Pitié, New York
Plus tard

Kerensky restait debout derrière la porte, hésitant. Il avait vu une infirmière qui lui avait appris que Jack Ripley pouvait recevoir des visites et lui avait indiqué le numéro de sa chambre. Mais il hésitait à franchir le pas: allait-elle le reconnaître? Sa présence risquait-elle de rappeler à la jeune femme de douloureux souvenirs? Il se ressaisit, se disant que sa sœur Tommie avait eu plutôt l’air confiante quant à l’état de Jack. Et le russe avait envie de la voir, d’être rassuré et de pouvoir rassurer Largo et Simon sur la santé de la jeune femme.
Il se décida et frappa à la porte de la chambre, attendant que la voix de Jack s’élève pour l’inviter à entrer. Ce qui arriva aussitôt. Il abaissa la poignée de la porte et entra en silence, tout en tentant de détendre légèrement les traits de son visage, ce qui n’était pas chose facile pour lui. Il l’observa un instant en silence: elle paraissait lasse, fatiguée, vidée. Mais la peur ne luisait plus au fin fond de son regard sombre.
- “Hey! Kerensky!” sourit-elle faiblement en l’apercevant.
Il hocha la tête et referma la porte derrière lui.
- “Bonjour... Je passais dans le coin... annonça-t-il.
- Et vous me faites l’honneur de votre présence? Je suis très touchée.”
Kerensky esquissa un sourire.
- “Alors ça va mieux? dit-il doucement.
- Euh... Je ne sais pas... Je ne suis pas sûre d’aller bien, c’est une notion devenue si lointaine... Physiquement, je me répare peu à peu. J’ai été torturée. Ca ne va disparaître du jour au lendemain...
- Oui, je sais ce que c’est.
- Vous avez déjà été torturé? demanda-t-elle sceptique.
- Ca m’est déjà arrivé. Une fois ou deux.”
Jack détourna les yeux, et parut réfléchir.
- “Oui... Je me rappelle que Joy m’avait dit que vous étiez du KGB. Vous avez dû en voir pas mal...
- Mais j’étais entraîné à ça. Ce qui vous est arrivé est profondément injuste et inexcusable. J’aurais aimé arriver plus tôt. Pour vous et pour Joy.
- Vous nous avez sauvées, c’est l’essentiel. Le plus dur sera de traverser cette épreuve, pour nous toutes. D’aller de l’avant. De ce côté là, je ne suis pas la plus à plaindre... Au moins, je ne les ai pas laissés me toucher. J’ai pu l’éviter... A la place, ces enfoirés me frappaient... Je ne ressens que de la colère envers cette bande d’ordures. De la rage.
- Je vois. Je ne sais pas si c’est sain, mais c’est mieux que se sentir lessivée et coupable.”
Jack se tritura les doigts nerveusement et regarda Kerensky d’un air légèrement craintif.
- “Et... Joy?”
Le Russe soupira.
- “Je crois qu’elle est très fragile. Nous n’avons pas encore pu la voir, mais elle a subi un grave choc d’après le personnel médical qu’on a vu.
- Oui... Elle a eu un client, elle...”
A ces mots, Kerensky déglutit difficilement. Il s’en doutait mais en avoir la confirmation, c’était autre chose.
- “Pas facile à avaler la pauvre... poursuivit Jack. Vous pensez...
- Qu’elle va s’en sortir? compléta Kerensky. Oui. Vous ne la connaissez sans doute pas comme je la connais, mais elle est forte. Ca va être dur pour elle d’accepter qu’elle est la victime de cette histoire. Elle va se battre contre elle-même pendant un certain temps et elle guérira.
- Vous en êtes certain?
- Il le faut.”
Jack se redressa sur son lit, grimaçant légèrement sous l’une de ses blessures la tiraillant.
- “Parlez-moi de Joy.
- Je ne suis pas le mieux placé pour ça.”
Le Russe finit tout de même par céder devant le regard suppliant de la jeune femme. Elle avait apparemment besoin d’entendre quelque chose qui lui changerait les idées, de découvrir son amie autrement qu’à travers ce qu’elle avait vu d’elle au cours de ce sombre voyage et de l’entendre racontée par quelqu’un qui l’aimait. Kerensky s’assit près de Jack et commença alors à lui raconter l’histoire de cette petite fille triste et perdue qui conquit l’amour et l’affection profonde de trois hommes à part, qui faisaient tout pour la protéger...


Hôpital de la Pitié
Dans la soirée

Après avoir tourné comme un lion en cage dans le moindre recoin du Groupe W, Largo dut se résoudre à retourner à l’hôpital où était Joy. Il ne voulait pas faire d’esclandre, mais il n’avait pas la force de passer une nuit supplémentaire loin d’elle, sans savoir comment elle se sentait. Il était donc venu pour harceler de questions ses infirmières sur son état, espérant obtenir des réponses, même s’il savait qu’il avait peu de chances d’en avoir, n’étant pas un membre de sa famille. En se dirigeant vers l’accueil des infirmières, il tomba nez à nez avec Charles Arden qui s’écartait du distributeur à café, la mine endormie. Le visage de Largo se contracta et il voulut passer devant lui, comme s’il ne l’avait pas vu. C’était trop tard.
- “Bonsoir Mr Winch... dit Charles.
- Bonsoir... répondit distraitement Largo. Je venais juste demander de ses nouvelles.”
Le père de Joy hocha la tête et but une gorgée de café.
- “Il y a des progrès, à ce qu’il semblerait. Elle s’est un peu confiée à un médecin cet après-midi... Ils ont bon espoir de la faire accepter une thérapie...
- Est-ce qu’elle... hésita Largo. Vous lui avez parlé? Que ressent-elle?”
Le visage de Charles se ferma.
- “Je ne lui ai pas parlé.
- Mais... Vous êtes le seul à avoir un droit de visite...
- Je sais, le coupa-t-il sèchement. Je suis allé la voir dans sa chambre une fois... Mais elle était encore très instable et ses idées étaient confuses... Elle ne m’a pas vraiment reconnu. Depuis, je vais dans une pièce adjacente à sa chambre, dotée d’un miroir sans tain. Je la regarde, je la surveille, pour m’assurer qu’elle va bien. Mais je ne préfère pas la voir en personne. Je ne saurais pas quoi lui dire.”
Largo ne sut quoi lui répondre, étonné par ces aveux de la part de l’insaisissable ex agent de la CIA.
- “Venez avec moi...” dit-il en faisant un signe à Largo.
Le jeune homme ne trouva rien à redire et le suivit en silence. Charles l’emmena dans le quartier des patients et ouvrit avec une carte d’accès la porte de la fameuse pièce adjacente à la chambre de Joy. Largo eut le souffle coupé en apercevant à travers la glace sans tain la jeune femme, profondément endormie, qui avait été mise sous calmants après sa violente crise de l’après-midi. Il resta à la contempler bouche bée, les larmes aux yeux.
- “Le Docteur Chambers lui a déjà proposé de faire venir ses proches à son chevet. Elle a refusé, elle n’est pas prête à soutenir un regard extérieur pour le moment... Mais ça viendra. Vous pourrez bientôt être à ses côtés... Si elle vous voyait maintenant, je crois que ça lui ferait un gros choc émotionnel. Elle est si instable. Fragile. Je reconnais à peine ma fille. Enfin... Le soldat que j’ai élevé... précisa-t-il, un brin d’amertume dans la voix que Largo ne sut comment interpréter. Quand elle ira mieux vous n’aurez qu’à prendre mon droit de visite.” Largo écarquilla les yeux, sans comprendre.
- “Vous ne voulez pas la voir?
- La question n’est pas là, rétorqua-t-il sèchement. C’est vous qu’elle voudra voir quand elle se sentira plus lucide et moins fragile. En attendant, restez ici tant que vous le voulez... Je vous donne ma carte d’accès.”
Le père de Joy se tut une seconde.
- “Elle mérite plus d’avoir un ange gardien comme vous plutôt que comme moi.”
Charles ne laissa pas à Largo le temps de lui répondre et s’éclipsa. Le jeune homme colla à nouveau son regard vers l’image de celle qu’il aimait, qui dormait sereinement dans cette sombre chambre d’hôpital. Il approcha de la glace sans tain et y posa les mains.
- “Joy...” souffla-t-il, espérant qu’elle s’éveillerait et qu’il pourrait enfin voir briller l’éclat noisette de ses yeux de chat.
Mais rien ne se passa et il dut se contenter de caresser sur la glace le reflet de son visage, retenant ses larmes.
- “Reviens-moi...” dit-il simplement.
Et il passa toute la nuit derrière ce mur de glace, à la regarder, inlassablement, sourd aux appels du monde extérieur.





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