JOUR 60
Hôtel Choza del Pescador
Tôt dans la matinée
- “Arrête de gigoter Simon, tu me fatigues!” cria Largo d’un ton autoritaire.
Simon soupira et fit une moue boudeuse.
- “Si tu ne me martyrisais pas, je ne gigoterais pas!
- Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre...”
Largo se replongea à la tâche en silence, à savoir refaire le bandage de Simon qui s’était légèrement luxé l’épaule suite à sa charmante “rencontre” avec les hommes de mains de Cordoba. Kerensky regardait les deux amis faire leur cirque, l’air songeur.
- “Ca m’énerve... déclara-t-il finalement. On n’avance pas... C’est un vrai bourbon ici, dès qu’on pose trop de questions, on nous claque les portes au nez et si on s’aventure dehors la nuit, on est sûrs de se faire écorcher vifs par le premier passant... On a fouillé tous les endroits possibles et toujours aucune trace de Joy...
- Elle est peut-être aux abords de la ville... Dans une propriété privée... suggéra Simon en reboutonnant sa chemise.
- En tout cas, il faudra s’accrocher si on veut la ramener... conclut Kerensky. D’autant plus que Simon et moi avons été immobilisés plusieurs jours à cause de ce pourri de Cordoba.
- Tu as réussi à joindre Charles Arden? demanda Simon à Largo.
- Moui... Mais je n’ai pas pu tirer grand-chose de lui. Ce mec est une énigme, je lui ai expliqué la situation, demandé de l’aide mais il ne m’a rien répondu... Il m’a dit qu’il lui était impossible d’ameuter la CIA pour sa fille, surtout qu’il n’en faisait plus partie, mais en même temps...”
Largo hésita.
- “Quoi? l’incita à continuer Simon.
- En même temps il m’avait aussi dit qu’il ne pouvait rien faire quand je lui ai demandé des renseignements sur Cordoba. Et puis, il savait peut-être que le téléphone que j’utilisais pouvait avoir été mis sous écoute par Cordoba.
- Alors gageons qu’on puisse compter sur lui...” conclut Kerensky.
Celui-ci se leva et saisit sa veste. Il l’enfila tout en grimaçant légèrement, sûrement à cause de sa cote fêlée qui lui faisait encore souffrir.
- “Où vas-tu? lui demanda Largo.
- Je vais faire un tour, interroger le tailleur de la ville.
- Le tailleur? s’amusa Simon. Tu veux un costume neuf Georgi?”
Le Russe lui lança un regard réfrigérant.
- “Si nous avons affaire à un réseau de proxénétisme, ils doivent bien habiller les filles, non? Ca m’étonnerait qu’il me dise quoi que ce soit, mais s’il a le dos tourné je pourrai peut-être découvrir des choses intéressantes en fouinant dans ses bons de commande.
- Tu veux qu’on t’accompagne? proposa Largo.
- Non, je serai plus discret seul. J’ai déjà une idée bien à moi...”
Kerensky s’en alla alors, sans plus de cérémonial.
Los Enceados
Place de la mairie
Kerensky descendit la place de la mairie, à la recherche du tailleur de la ville, mains dans les poches, ignorant totalement les regards assassins qui pesaient sur lui dès qu’il croisait quelqu’un. Lorsqu’il entra dans la boutique du tailleur, il ne fut pas mieux accueilli car le gérant de la boutique fit semblant de ne pas le voir.
- “Buenos dias, Señor.” commenca-t-il.
Il n’eut aucune réponse de la part du tailleur qui restait la tête plongée sur son ouvrage. Kerensky ne se laissa pas décourager et alla s’asseoir juste en face de lui.
- “Très bel ouvrage... commenta-t-il. Dites-moi, avez-vous reçu récemment une commande massive de robes, de vêtements chics pour un certain nombre de jeunes femmes?”
Son interlocuteur demeurait muet.
- “Dites-moi si je me trompe, mais votre fonds de commerce appartient au Señor Cordoba? Je n’ai pas raison?”
Le tailleur se décida à le regarder droit dans les yeux.
- “Allez-vous en!” aboya-t-il d’un anglais plus que basique.
Kerensky allait rétorquer quelque chose quand une alarme retentit dans le magasin. Bientôt une voix de femme s’éleva, bruyamment.
- “Jorge! Es la alarma del fuego!”
Aussitôt, le tailleur ne se préoccupa pas une seconde de plus de Kerensky et se rua dans l’arrière-boutique. Le Russe sourit, visiblement très content de lui.
- “Pile à l’heure... Rien de tel que de déclencher une alarme à incendie pour avoir la paix...”
Puis, il se posta devant l’ordinateur et l’alluma pour consulter ses bons de commandes. Et il découvrit quasiment aussitôt un bon datant de deux mois auparavant pour des parures de robes, à vingt-cinq mensurations différentes au nom d’un certain Youri Korsakoff.
- “Bingo...” souffla-t-il.
Il chercha le nom de l’adresse où les robes avaient été livrées et découvrit qu’il s’agissait d’une propriété aux abords de la ville, “La Casa Peligrosa”. Il eut un sourire satisfait et éteignit rapidement l’ordinateur avant de s’éclipser discrètement du magasin où il avait semé la zizanie. Une fois à l’extérieur, il pressa le pas pour rentrer à l’hôtel faire part de ses découvertes à Largo et à Simon quand il fut le témoin d’un étrange spectacle.
Une femme.
Jeune, belle, vêtue d’une robe de soirée bordeaux froissée et à moitié déchirée, le visage sale, la démarche tremblotante, regardait avec envie l’étalage de fruits frais d’un épicier de la place du village, hésitant à prendre le risque de voler quelques poires. Elle semblait terrorisée et au bord du désespoir. Kerensky comprit tout de suite d’où cette jeune femme pouvait venir.
Le Russe allait se diriger à sa rencontre quand elle se décida enfin à dérober sur l’étalage quelques fruits au hasard avant de se mettre à courir comme une possédée. L’épicier s’en aperçut et lui cria dessus tout en se mettant à sa poursuite. Comme la jeune femme courait dans sa direction, Kerensky comprit qu’elle allait essayer de s’enfuir par une petite ruelle débouchant sur la place principale, mais qui malheureusement pour elle, lorsqu’il y jeta un coup d’oeil, était une impasse.
Il décida de se camoufler au coin de la rue, prêt à l’attraper lorsqu’elle déboulerait précipitamment: non seulement cette femme avait besoin d’aide, mais en plus, elle pouvait avoir vu Joy, savoir si elle était bien vivante et dans quel état elle se trouvait. Il attendit patiemment quelques secondes, puis perçut enfin le souffle exalté et saccadé de la jeune femme qui courait en poussant de temps à autres des gémissements effrayés.
A peine eut-elle mit son nez dans l’impasse que Georgi s’élança vers elle et l’attirait en arrière pour la plaquer contre le mur. Puis, le fameux épicier déboula à son tour et Kerensky, sous le regard effaré et incompréhensif de la femme, le stoppa pour se battre avec lui. Naturellement, le pauvre épicier n’avait aucune chance contre l’ex-agent du KGB qui le mit KO en quelques secondes, d’un crochet du droit magistral.
Puis Kerensky tendit la main vers la jeune femme pour lui faire signe de l’accompagner. Mais elle recula d’un pas, craintivement, refusant de saisir la main charitable qu’il lui tenait.
- “Allez, venez! dit doucement Kerensky. Je ne vous ferai pas de mal, ses amis vont arriver, on doit déguerpir!”
La femme ne bougeait toujours pas. Kerenksy s’approcha un peu plus.
- “Je veux vous aider, je vous le promets... Vous parlez anglais au moins? Ou espagnol? Puede vener conmigo, tiene que fiarse de mi...”
Kerensky hésita une seconde devant la jeune femme qui ne répondait toujours pas mais qui paraissait moins effrayée. Il détailla ses traits de latine et sourit.
- “En tout cas, vous n’êtes pas russe, c’est sûr.”
Cette fois-ci, la jeune femme esquissa un sourire timide. Le Russe fut soulagé.
- “Prenez ma main, je vais vous emmener dans un lieu sûr, vous voulez bien?”
La femme prit la main de Kerensky et tous deux quittèrent l’impasse le plus discrètement possible et rasèrent les murs de la place, le Russe la serrant dans ses bras, à la fois pour la rassurer et pour éviter qu’elle soit reconnue par les passants l’ayant vue voler l’épicier.
- “Vous vous êtes faits des tas d’amis par ici, bravo! commenta-t-il. Pas autant que moi et mes amis, mais ça ne saurait tarder si vous êtes bien celle que je crois...
- Je suis poursuivie...” déclara-t-elle simplement.
Le Russe détailla la jeune femme avec stupeur. Elle était américaine.
- “Nous poursuivons ceux qui vous poursuivent... expliqua-t-il tranquillement. On devrait s’entendre. Je m’appelle Kerensky.”
Ce nom familier tilta aussitôt dans l’esprit de la jeune femme qui s’accrocha un peu plus fort à lui.
- “Vous n’avez pas de prénom? demanda-t-elle.
- Non... hésita-t-il après une seconde. Vous connaissez déjà mon nom, c’est ça?”
La belle jeune femme encore tremblante de peur hocha la tête.
- “Je m’appelle Jack.”
Le coeur de Kerensky se mit à battre à un rythme plus rapide lorsqu’il comprit que la femme qu’il tenait serrée entre ses bras connaissait Joy et lui avait parlé, probablement pendant tout le temps qu’avait duré sa disparition. Ils allaient enfin avoir des réponses sur ce qu’il lui avait été fait. Sur ce qu’il leur avait été fait à toutes les deux.
- “Je vous protégerai, faites-moi confiance. Ils ne vous approcheront plus.” lui assura-t-il d’une voix douce tandis que Jack s’agrippait un peu plus à lui.
La Casa Peligrosa
Au même moment
Joy restait allongée au fin fond de son lit, le regard exorbité. Tout allait mal, ça allait de plus en plus mal. Reprendre cette pilule, elle y pensait à chaque minute, de chaque heure, de chaque journée mais obstinément, elle restait sur ses positions, s’en empêchait même si ça lui faisait mal à un point qu’elle n’aurait jamais soupçonné dans ses pires cauchemars. Elle avait compris à présent que cette pilule ne lui servait pas seulement à se sentir bien mais qu’elle lui était devenue nécessaire, indispensable physiquement et que s’en priver la rendait terriblement malade. Mais elle résistait. Elle en avait assez de ne plus se remémorer qui elle était, elle était terrorisée à l’idée de n’être personne, une coquille vide, sans âme, sans passé, sans sentiments. Et la terreur insoutenable qu’elle éprouvait à cette idée l’aidait à résister à l’envie quasi inhumaine de reprendre ces pilules que Youri lui apportait plusieurs fois par jour.
Tout lui semblait différent. Même Youri lui semblait différent. Elle avait confiance en lui auparavant, se fiait à son jugement et se laissait aller à croire tout ce qu’il lui disait mais aujourd’hui, elle ne ressentait qu’un malaise en le voyant et avait l’impression d’avoir été trompée sur tout la ligne. Pourtant il continuait à être si doux. Felipe aussi avait changé à ses yeux, elle avait vu ce qu’il voulait faire à Jack et elle sentait qu’il pouvait faire bien pire. Qu’il pouvait le lui faire à elle. Une sorte de nausée montait en elle lorsqu’elle pensait à lui.
Elle avait aussi la nausée lorsqu’elle pensait que le soir-même, son client reviendrait et qu’elle devrait lui faire l’amour. A cette idée, elle se sentait tellement sale et humiliée sans plus savoir pourquoi. Elle ne savait plus rien et blottie dans ses couvertures, elle observait Ophélie, insouciante, manipulée et droguée, qui venait de rentrer de sa nuit avec son client et qui paraissait enchantée.
- “C’est un homme charmant... Bien plus intéressant que le précédent... disait-elle d’un air désinvolte. Et il me trouve si jolie, je lui plais vraiment... Tu dois avoir hâte de retrouver ton client ce soir, pas vrai?” lui demanda la belge.
Devant l’absence de réposne de Joy, Ophélie fronça les sourcils.
- “T’es encore malade? Tu devrais aller voir Youri, t’as une sale tête... Tu ne seras jamais assez en forme pour ton client ce soir... D’où vient-il déjà? Le mien vient de New York.”
Joy se redressa, et fixa intensément Ophélie car elle venait de dire un mot magique.
New York.
L’évocation de cette ville déclencha une vague de souvenirs en elle. L’agitation, le frémissement constant de cette ville dynamique et fourmillante, les mélanges des genres, la culture, les musées, les très nombreux musées où elle passait parfois des journées entières, les restaurants branchés, Soho, Greenwich Village, Manhattan. Manhattan. Des gratte-ciels immenses, des tours de bureaux. Une Tour plus en particulier.
Elle ferma les yeux et se revit aller chaque matin dans l’une de ces tours, prendre l’ascenseur et monter au dernier étage, rentrer dans cet appartement immense et luxueux, et se diriger directement, sans réfléchir vers la terrasse. Elle se souvint que la vue sur New York était magnifique du haut des soixante-deux étages de cette Tour de Babel. Elle pouvait y passer des heures sans voir le temps passer et parfois, l’occupant de l’appartement rentrait chez lui, tard après une journée de travail et la surprenait, perdue dans ses pensées.
Il lui était arrivé de la prendre dans ses bras pour la réchauffer lorsqu’elle s’égarait face à cette vue vertigineuse, il lui parlait doucement, murmurant presque au creux de son oreille et elle se sentait si sereine. Il vivait là, cette vue toute entière lui rappelait de tendres égarements avec cet homme. Et doucement, presque comme dans un rêve, son prénom revint dans un souffle entre ses lèvres.
- “Largo...” murmura-t-elle d’une voix à peine audible.
Ophélie, qui retirait un à un ses bijoux devant un miroir, tourna la tête vers Joy.
- “Tu disais?”
Joy ne sut quoi lui répondre et ne put que lui lancer le sourire le plus lumineux dont elle était capable. Elle connaissait enfin l’identité de l’homme sans nom et se répéta inlassablement son prénom dans sa tête, d’une infinie délectation: Largo. Joy se sentit heureuse soudain et replongea avec plaisir au fond de sa couette, rêvant de ce bel homme, qui s’appelait Largo et qu’elle aimait tant.
Hôtel Choza del Pescador
Un peu plus tard
Kerensky ouvrit la porte de la chambre double de Simon et Largo, attirant aussitôt l’attention des deux hommes.
- “Ah Kerensky, enfin! T’as du nouveau?” s’exclama Simon en se levant.
Le Suisse stoppa net, apercevant avec stupeur Jack, que le Russe tenait derrière lui par la main et qui le fixait l’air hagard.
- “Qui est-ce?” s’enquit aussitôt Largo en se levant à son tour.
Kerensky ne répondit pas tout de suite et fit entrer Jack totalement à l’intérieur de la pièce, refermant soigneusement la porte derrière eux. Puis il la fit s’asseoir sur l’un des lits simples de la chambre, ignorant totalement ses deux amis.
- “Vous voulez quelque chose? A manger ou à boire?”
Jack hocha la tête et Kerensky lança un regard évocateur à Simon qui acquiesça et s’empressa d’aller fouiner dans la chambre à la recherche de denrées.
- “Elle s’appelle Jack, annonça-t-il finalement. Elle vient de Floride. Elle a été emmenée en même temps que Joy.”
Le coeur de Largo manqua un battement et il devint livide tout en détaillant la jeune femme fragile, blessée et hagarde qu’il avait sous les yeux. Il se reprit bien vite, après un regard autoritaire de Kerensky et tenta de détendre les traits de son visage.
- “Bonjour... sourit Largo. Vous êtes blessée, vous voulez qu’on vous soigne? On est devenus de parfaits petits infirmiers ces derniers jours... L’expérience...” poursuivit-il en désignant du menton à la fois Kerensky et Simon, qui portaient encore des cicatrices toutes fraîches de leur séance de tabassage en bonne et due forme par les hommes de Cordoba.
Jack esquissa un faible sourire, puis Simon revint avec une bouteille d’eau et un paquet de gâteaux secs qu’il lui tendit.
- “Voilà... C’est pas grand-chose, mais il vaut mieux ne pas faire monter de plateau-repas, ça ameuterait la réception de l’hôtel et donc Cordoba.”
Jack haussa les sourcils.
- “Cordoba?
- C’est lui qui est à l’origine de tout... expliqua succinctement Kerensky.
- Moi qui croyais que c’était cette ordure de Felipe qui commandait tout...” murmura-t-elle le regard sombre.
Soudain, elle sentit ses nerfs flancher et elle craqua littéralement, prenant sa tête dans ses mains et pleurant à chaudes larmes. Largo et Simon lui lancèrent un regard triste et navré tandis que Kerensky, avec lequel elle était le plus en confiance, la prenait dans ses bras pour la réconforter.
- “Je suis désolée... hoqueta-t-elle entre deux sanglots. Mais ça fait tellement longtemps que... Que je me retiens... Je ne pouvais pas pleurer sinon ils auraient deviné...
- Deviné quoi?
- Que je faisais semblant...”
Jack se mit à pleurer de plus belle, ramenant ses genoux contre sa poitrine, se balançant d’avant en arrière et camouflant son visage inondé de larmes. Les trois hommes ne surent ce qu’ils devaient faire exactement et Kerensky se contentait de passer sa main dans ses cheveux pour lui apporter une présence rassurante tandis que Simon et Largo s’asseyaient tout autour d’elle, en silence, la gorge nouée en imaginant ce qu’elle avait dû subir.
- “Vous... Vous voulez qu’on vous laisse tranquille? articula Simon, la voix rauque.
- Non! éclata-t-elle vivement en relevant vers lui ses yeux rougis par les larmes. Non, il faut aider les autres... Il faut les sortir de là... Elles ne sont plus personne... Ils les droguent...
- Comment vous êtes-vous enfuie? demanda calmement Kerensky.
- Ils m’ont isolée... Je n’avais pas le choix, ils savaient que je ne prenais pas les drogues... Ils savaient qu’ils n’arriveraient plus à me détruire alors ils voulaient me tuer... Je le sais, ils m’auraient tuée ces enfoirés!”
Jack étouffa un gémissement et sécha fébrilement les nouvelles larmes qui lui montaient aux yeux.
- “Je ne pouvais plus supporter la cave... Il fallait que ces tortures cessent... J’ai réussi à faire venir mon garde dans ma cellule pour...”
Elle s’arrêta un long moment, le regard hébété par les souvenirs qui défilaient en masse dans son esprit.
- “Au moment où il s’y attendait le moins, je l’ai émasculé avec un morceau de verre que Felipe avait oublié dans ma cage... Et je suis partie en courant... Je ne sais pas comment j’ai réussi à atteindre la grille, mais je sais que quelqu’un a coupé le générateur à temps pour que je ne m’électrocute pas en l’escaladant...
- Un ange gardien? s’intéressa soudain Kerensky.
- Vous devez retourner là-bas! cria-t-elle, faisant une crise de nerfs. Vous devez aider les autres, avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’ils n’aient réussi à les détruire totalement... Si vous saviez ce qu’ils leur font subir... J’ai si peur pour elles...”
Affolé par le discours déchirant de la jeune femme dont les sanglots brisaient au fur et à mesure la voix déjà bien éraillée par les longues heures passées à hurler sous la torture, Largo lui prit le bras, l’agrippant nerveusement.
- “Quand vous étiez là-bas... hésita-t-il. Avez-vous vu une femme qui s’appelait Joy? Joy Arden?”
Au nom de son amie, Jack écarquilla les yeux et attrapa Largo par les épaules, enfonçant ses ongles dans sa chair, le regard exulté.
- “Joy! Joy! Vous devez aider Joy! hachura-t-elle en tremblant de rage et de peine. C’était la plus forte d’entre nous et ils ont réussi... Ils ont réussi!”
Jack explosa alors littéralement, plissant les yeux de douleur et éclatant de larmes déchirantes. Elle se replia à nouveau sur elle-même, cherchant à tout prix à enfouir sa tête entre ses bras croisés et gémissant atrocement.
- “Non... Joy... Ils lui font si mal...”
Kerensky serra à nouveau contre lui Jack, mais cette fois-ci, celle-ci était dans un état d’anxiété crescendo qui ne lui rendait pas la tâche facile. Puis il lança un regard entendu à Simon, lui désignant Largo, dont le témoignage affolant de Jack sur ce que vivait Joy, semblait le faire perdre pied. Simon prit son ami par le bras.
- “Viens Largo, on va prendre l’air...
- Simon... articula-t-il, sans parvenir à détacher son regard de Jack. Simon, elle et Joy ont vécu la même chose... Tu as entendu ce qu’elle a dit? Joy...
- Suis-moi, je te dis, elle a besoin de calme, dépêche-toi...”
Le Suisse dut quasiment tirer son ami par la manche de sa chemise pour le faire décoller du fauteuil sur lequel il restait prostré, tétanisé, et l’emmena de force hors de la chambre. Une fois dehors, Largo se mit à zigzaguer bizarrement, tournant en rond, se prenant la tête entre les mains, le visage crispé par une grimace de douleur.
- “Simon... lâcha-t-il finalement d’une voix tremblante qui tentait de retenir ses larmes. Je la veux, je la veux maintenant... Je ne peux plus attendre... Il me faut Joy... Je ne peux plus la laisser là-bas... J’ai besoin qu’on la laisse tranquille...
- Moi aussi Largo, je te jure qu’on va la ramener! tenta de le rassurer son ami.
- Non Simon! le coupa-t-il violemment. Il faut y aller maintenant! A l’idée de ce qu’elle subit... C’est insupportable Simon... C’est insupportable.”
La Casa Peligrosa
Dans la soirée
- “Tu n’as pas faim Nikki?”
Joy lança un regard perdu à son client, Alan Smythe, dont elle ignorait le nom bien entendu. Son “rendez-vous”, elle l’avait subi mécaniquement, sans entrain, sans intérêt, essayant d’oublier ce qu’elle faisait mais ça devenait de plus en plus difficile, plus les souvenirs concernant ce Largo devenaient précis en elle. Cet homme l’obsédait alors comment accepter l’idée de coucher avec un autre?
Elle ressentait une forme de dégoût et regardait son assiette de mets fins et succulents d’une grimace nauséeuse. Tout dans cette chambre lui donnait envie de vomir ses tripes. Ainsi que tout dans cette maison. Elle aurait tant aimé avoir accompagné Jack lorsqu’elle s’était enfuie. Mais le courage lui avait manqué. A présent, elle avait perdu toutes ses chances de quitter cet endroit et ça la rendait malade.
Tandis que perdue dans ses pensées, elle fixait impassiblement son assiette, Allan s’était levé sans qu’elle s’en rende compte. Il avait fait le tour de la table et posait à présent ses deux grandes mains sur ses épaules, la paralysant sur place.
- “Alors ma jolie? Tu sembles bien pensive ce soir?”
Joy ne répondit rien. Si elle avait répondu, ça l’aurait forcée à regarder cet inconnu droit dans les yeux, à lui adresser la parole, à lui accorder une trace d’intérêt. L’une de ses mains glissa dans son dos tandis que l’autre chatouillait doucement sa nuque. Il se pencha un peu plus d’elle pour lui parler au creux de l’oreille.
- “Nous pouvons très bien nous passer du dîner...” murmura-t-il.
Joy sentit une forme de révulsion de plus en plus violente monter en elle. Cette voix lui paraissait si familière. Oui, elle connaissait cette voix. Elle connaissait ce visage. Elle en était sûre à présent. Elle faillit crier lorsqu’elle sentit les lèvres de Smyth se poser sur son cou et remonter lentement vers son visage. Percevant la tension qui secouait la jeune femme, il saisit sa mâchoire entre sa main puissante et la força à le regarder droit dans les yeux. Il eut un sourire étrange, une sorte de rictus triomphaliste qui déplût à Joy encore plus que tout le reste. Ce visage, ce visage... Elle sentait qu’elle était sur le point de se souvenir...
Et Smythe l’embrassa. Il serra contre lui brusquement la jeune femme raide comme un piquet et la toucha, la caressa, sans que celle-ci ne fasse quoi que ce soit, tétanisée et obsédée par cet air de déjà-vu. Et d’un coup, elle se rappela. Ce visage était le visage du père de Largo.
Alors violemment, tandis que Smythe faisait glisser les bretelles de sa robe hors de ses épaules fines, elle le repoussa en arrière.
- “Non! Nério!” hurla-t-elle.
Smythe écarquilla les yeux, comprenant ce que ces deux simples mots signifiaient, et sentant la rage monter en lui, il la frappa de toutes ses forces au visage, la faisant s’écrouler sur le sol, la mâchoire en sang.
- “Espèce de petite garce!” cria-t-il.
Puis, il saisit un téléphone, furieux.
- “Amenez-moi Felipe ici tout de suite!”
Puis il tourna de long en large dans la chambre, hors de lui, lançant de temps à autres un regard méprisant sur la pauvre Joy, qui sonnée, se tortillait de douleur sur le sol.
- “Aidez-moi...” supplia-t-elle.
Pour toute réponse, Smythe s’approcha d’elle et lui donna un coup de pied dans le ventre qui lui coupa le souffle. Sur ces entrefaites, Felipe débarqua dans leur chambre, suivi de deux de ses gorilles.
- “Señor Smythe? l’interrogea-t-il du regard en regardant ce qu’il avait fait à Joy.
- Cette petite garce est redevenue lucide! Elle se rappelle de Nério!
- Quoi? demanda Felipe, interloqué.
- Tu as bien entendu! Tu devrais t’en débarrasser... Je vais immédiatement en parler à Cesare!”
Felipe se remit rapidement de sa surpise et fit signe à ses deux gorilles de s’occuper de Joy. Ils la soulevèrent de terre.
- “Emmenez la à la cave! Nous attendrons les instructions du Señor Cordoba!” ordonna-t-il.
Et la pauvre Joy fut emmenée, à moitié consciente hors de la chambre, sous les regards mauvais de Smyth et de Felipe.