UNE RIVIERA POUR JOY
Huitième partie




Largo ouvrit les yeux brusquement. Il faisait encore nuit et il sentait qu'il n'avait pas beaucoup dormi. Il tourna la tête vers la table de chevet. Le réveil indiquait cinq heures. Quatre heures de sommeil. C'était insuffisant pour la journée qui l'attendait. Il aurait voulu sombrer de nouveau, mais il savait que c'était impossible. Il était beaucoup trop nerveux : le contrat à signer et son vol à prendre à JFK avant midi trente. S'il manquait son avion, il ne serait pas à Nice avant le lendemain matin, heure française.
Il se leva, prit une douche, s'habilla et commença à tourner dans le penthouse. La baie vitrée lui offrait la même désolation que tout à l'heure. La forêt d'immeubles, la lumière des rues de New-York perpétuellement animées, l'absence des étoiles.
Il se rabroua. Georgi était arrivé en France à cette heure. Il avait peut-être trouvé une information, même minime, qui lui donnerait un espoir, et la force de supporter l'inaction. Il décrocha le téléphone. Le portable de Georgi ne répondit pas. Il appela à la villa.
- Bonjour John. Vous êtes bien arrivés ?
- Ah ! Bonjour Largo ! Oui merci, tout s'est bien passé. Nous sommes installés et nous avons déjà commencé à travailler sur le contrat. Michel a été un peu décontenancé par la maison, mais dans l'ensemble, tout se passe bien.
- Je ne m'inquiète pas pour ça. Michel a largement les compétences nécessaires. Il saura négocier l'affaire en douceur. Georgi est là ?
- Non, il nous a quittés à l'aéroport . Un instant, je vous prie. Oui, mademoiselle Thompson ?
Largo entendit la voix de la jeune femme, mais ne put comprendre distinctement ce qu'elle disait.
- Mademoiselle Thompson me dit qu'il a retrouvé la trace de Simon. Il a loué une voiture et est parti à sa recherche.
Nouveau murmure en fond.
- Il avait l'air soucieux.
- Georgi est très consciencieux et les gens consciencieux donnent souvent cette impression.
Il y eut un très court silence, à peine perceptible. Sullivan semblait hésiter sur la conduite à adopter face au positivisme forcené de son patron.
- Mais dites moi, il n'est pas plus de ... cinq ou six heures à New-York, reprit l'avocat d'un ton qu'il voulait plus léger. Vous souffrez d'insomnie ?
- Oui. La nervosité, je suppose. J'ai révisé mon japonais hier soir et c'était catastrophique. J'espère que je ne vais pas saborder le contrat à cause que mes aligato américanisés.
- Laissez Alicia faire et tout se passera très bien.
Il y eut encore un silence, les deux interlocuteurs réfléchissant à la suite de leur conversation. Largo louvoyait, Sullivan n'avait rien à ajouter. L'avocat brisa le silence le premier.
- Vous devriez retourner vous reposer. La journée sera longue.
- Oui, merci John. A demain.
- A demain.
Largo reposa le combiné. Se reposer ? Il avait l'impression qu'il ne faisait que ça depuis la veille. Depuis que Joy et Simon ne répondaient plus au téléphone. Il s'affala dans le canapé et saisit la télécommande. Il comptait sélectionner une chaine japonaise et se gaver de manga jusqu'au lever du soleil. Ce n'était peut-être pas la meilleure école, mais il n'avait pas la volonté de regarder autre chose.
Il parcourut le penthouse du regard : le bureau où l'équipe se réunissait fréquemment pour résoudre une énième énigme aventureuse, le bar où Simon et lui avaient testé certain nombre de cocktails insensés, le large espace dégagé devant la porte où il avait découvert le parfum des cheveux de Joy.
Largo serra les dents. Pourquoi évoquait-il ces moments forts ? Quand Joy avait été enlevée, il ne s'était pas révélé aussi négatif. Pareil pour Simon lorsqu'il s'était fait expulsé du casino du comte de Nieberg. Il y aurait d'autres souvenirs, d'autres instants mémorables. Il regarda la télécommande. Ca ferait bientôt vingt-quatre heures qu'il n'avait pas de nouvelles, qu'il était bloqué à New-York quand le danger était en France. Largo mit en route le téléviseur et sélectionna une chaine. La pièce s'emplit de la présence des inépuisables combattants nippons. Eux, au moins, n'avaient pas de multinationale à diriger.



Georgi gara la Corsa à côté du monospace devant la maison. Il sortit de la voiture et observa les alentours. La nature s'étendait, sauvage, à perte de vue. Les fils du téléphone pendaient sur des poteaux antiques. L'électricité ne valait guère mieux : lorsque le vent jouait avec les fils, les lumières devaient clignoter dans les quatre ou cinq habitations de la vallée. Il s'attarda sur la maison. Elle était d'architecture moderne, construite dans la pierre du pays. Vaste, mais pas luxueuse, la vie comme l'aimait Largo. Comment le jeune milliardaire était-il parvenu à la louer ? Mystère, mais il était riche, justement.
Georgi haussa les épaules. Temps d'affronter la multitude capistaliste. Il se retourna vers la maison. Sullivan se tenait dans l'embrasure de la porte. Le russe s'approcha calmement de lui, le visage impassible. Des années d'entrainement et de vie à cent à l'heure avaient fait de cette attitude un réflexe. Dans l'occasion présente, il remerciait cette plus-qu'expérience qui lui permettait de cacher ses sentiments. La situation était pour le moins sombre.
- Largo a téléphoné, commença l'avocat.
- Je vais le rappeler immédiatement.
- Euh, non, hésita Sullivan, il est en pleine signature avec les japonais en ce moment. J'ai bien peur qu'il faille attendre un peu.
- Entendu.
- Aucune nouvelle de Simon ?
- Rien de significatif, répondit le russe en passant à côté de son interlocuteur.
Il s'engouffra dans la maison. Il découvrit le salon spacieux. La grande table était couverte de papiers et Cardignac tournait autour en feuilletant un dossier. Il jeta un regard venimeux à Georgi et retourna à sa lecture.
Cécile passa à côté de lui, accompagnée de l'odeur entêtante du café. Elle déposa le plateau par dessus les dossiers de Cardignac qui la fusilla du regard, mais ne pipa mot. Elle se retourna vers le russe :
- Vous avez l'air harassé. Votre chambre est la deuxième à droite. Allez vous reposer.
Elle avait asséné cette constatation d'un ton un rien péremptoire. Georgi aurait volontiers protesté, mais il avait besoin de se rafraîchir. Il se dirigea vers les chambres.
Il referma la porte et s'assit sur le lit avec soulagement. Première pause depuis le matin. Il avait passé trois heures à fouiller la montagne à la recherche d'un indice. Il avait retrouvé le téléphone de Simon assez vite, après une heure de voiture sur des routes tortueuses à souhait et vingt minutes de marche. Il avait fouillé la zone à vingt, cinquante, puis cent mètres à la ronde, à la recherche d'une trace révélatrice, un indice pour le mettre sur la piste de ses amis. Mais il rentrait bredouille. Il savait que Simon avait été là, à cet endroit, quelques heures auparavant, mais ses ravisseurs s'étaient montrés aussi habiles que des fantômes. Seuls des individus parfaitement entraînés pouvaient atteindre ce niveau de discrétion. Cela l'inquiétait beaucoup. Les chances de retrouver Simon et Joy s'amenuisaient d'autant.
L'attitude de Joy l'interpellait. Elle avait abandonné Simon livré à lui-même dans la montagne. Qu'avait-elle découvert qui justifie une décision tellement insensée ? A deux, ils auraient eu plus de chances de s'en tirer. Se croyait-elle la cible de leurs poursuivants ? L'hypothèse était envisageable.
Il avait gardé le téléphone de Simon. Il le regarda. La batterie était vide. Il comptait le recharger pour tirer un maximum d'informations de l'appareil, mais les résultats seraient maigres, même dans le meilleur des cas.
Il posa le téléphone sur le lit et se redressa. Il continuerait de chercher, mais après s'être requinqué sous une douche froide. Il ressentait aussi le besoin de passer des vêtements propres. Une courte sieste lui ferait du bien.
Il revint dans le salon une heure après l'avoir quitté. Il se sentait mieux, alerte.
Cécile se leva à son entrée et se rendit dans la cuisine. Sullivan lui fit un signe et Cardignac fut aussi dédaigneux qu'à son habitude.
Georgi s'assit alors sur la petite table du salon et entreprit de commencer les recherches. Pendant que son ordinateur portable s'initialisait, une main délicate vint poser près de lui une assiette pleine -le repas de midi- et une tasse de café fumant.





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