UNE RIVIERA POUR JOY
Sixième partie
Georgi dormait mal. La couverture avait glissé. Il avait froid et nageait à la lisière du sommeil et du plein éveil. Le pilote passa à côté de lui et conversa rapidement avec Cécile. Cela acheva de réveiller le russe.
« Mademoiselle Thompson, nous arrivons dans une heure.
- Mmmm. Il est quelle heure en France ? »
Sa voix était ensommeillée.
« Six heures et demi.
- Merci. »
Il attendit que le pilote repasse à côté de lui, puis il souleva ses paupières très légèrement, juste assez pour observer la scène, mais suffisamment peu pour qu'on le croie encore endormi.
Il la vit s'étirer. Elle était ankylosée et prenait soin de mettre ses muscles en mouvement avec douceur. Elle finit par se tortiller lascivement, pour détendre tout son corps, et cela réveilla un certain désir en lui. Heureusement que la couverture n'était pas complètement tombée !
Elle entreprit d'inspecter la cabine du regard. C'était une ambiance particulière avec le bruit des moteurs, les dormeurs sur les fauteuils et les veilleuses qui donnaient juste assez de lumière pour ne pas se cogner contre les meubles. Elle sourit doucement. Elle aimait le calme du matin, avant que les gens, proies fébriles d'activités primordiales, n'envahissent l'espace et ne le polluent de leur nervosité. Son visage était détendu et ne masquait pas ses émotions.
Elle aperçut son supérieur. Sullivan était allongé tant bien que mal sur l'une des banquettes du jet. Elle fit une grimace. Il souffrirait certainement du dos tout au long de la journée.
Son regard tomba ensuite sur Cardignac. Il occupait l'autre banquette. Une expression fugitive de mépris traversa le visage de la jeune femme.
Puis elle se tourna vers lui. Elle eut un sourire tendre et attentionné, presque maternel, mais pas tout à fait. Il y avait un soupçon d'intérêt féminin dans son expression et il ne sut pas l'interpréter. Elle resta à le regarder « dormir » pendant quelques instants, inclinant parfois la tête pour des raisons parfaitement obscures, souriant un peu plus, un peu moins, rêveuse. L'observait-elle dans les couloirs de l'immeuble de New York ? Et de cette manière ? Elle faisait un tel scandale quand il piquait du café qu'il n'aurait jamais soupçonné ça ! Il dut se reconnaître surpris, dépassé et, dans une certaine mesure, ému de lui découvrir de la douceur.
Elle se leva soudain et s'approcha de lui. Il eut peur d'être découvert et fit tous les exercices connus pour se détendre, prendre l'air de rien ... façon de parler.
La démarche de la jeune femme n'était pas empreinte de sa rigueur habituelle. Ses hanches ondulaient, ondulaient, ... elle était sensuelle comme le café qu'elle préparait.
Cécile se pencha sur lui et saisit la couverture qu'elle remonta avec doigté jusque sur les épaules du russe. Elle le borda, coinçant la toile ça et là pour qu'elle ne retombe pas. A présent, il avait bien chaud. Il se sentait heureux d'être dorloté. Cela faisait bien longtemps que cela ne lui était pas arrivé. Il avait envie de se blottir encore plus dans la couverture, mais il se retint pour protéger son subterfuge.
Elle alla fouiller dans son sac en cuir, en tira un calepin et retourna s'asseoir. Elle décrocha le téléphone de bord, ouvrit le carnet et composa un numéro.
« Bonjour. Loc'auto ? ... Je voudrais réserver une berline pour huit heures et demi. ... Vous n'avez pas d'autre modèle ? ... Un monospace ? Ca ira. Au nom de ... Kerensky. »
Georgi faillit s'étouffer. Elle ne manquait pas de culot pour utiliser son nom sans sa permission. Sa manière à elle de lui faire passer ses envies de café ?
« Notez aussi celui de Sullivan. »
Manifestement non, elle faisait seulement son travail, très consciencieusement en plus puisqu'elle avait demandé à être réveillée pour effectuer la réservation. Il devenait un peu trop paranoïaque avec l'âge. En tout cas, il nota que Cardignac n'avait pas eu droit à l'honneur.
« Vers neuf heures au plus tard. Au revoir. »
Il réalisa soudain qu'elle avait parlé français pratiquement sans accent. Cela figurait dans son curriculum vitae, avec le russe et des bribes d'allemand. Elle avait passé une année comme fille au pair en Russie et avait ensuite voyagé en Europe de l'Est pendant deux ans. Puis elle s'était rendue en France pour y travailler, alors qu'elle ne connaissait pas la langue. Il fallait une sacrée dose d'inconscience pour oser l'aventure.
La jeune femme rangea le calepin et ressortit son livre. La couverture annonçait « Les liaisons dangereuses », et en version originale, s'il vous plait ! Elle avait commencé à le lire lorsque la batterie de son ordinateur portable s'était trouvée épuisée, l'empêchant de travailler.
Elle articulait silencieusement. Georgi n'était pas très bon pour lire sur les lèvres, mais il avait saisi quelques mots très clairement, comme taïna (secret), zvanit (téléphoner), pogonia (poursuite), mikrokilm (micro-films) ou vzruv (explosion). C'était une histoire d'espionnage en russe. La couverture n'était là que pour décourager les importuns quand elle voyageait en train ou les transports en commun. Elle devait penser qu'il était difficile d'engager la conversation sur les moeurs légères du dix-huitième siècle pour quelqu'un qui souhaitait seulement les mettre en pratique. Pour un peu, il aurait relevé le défi !
Georgi finit par se rendre à l'évidence. La jeune femme avait beaucoup de côtés charmants, dont la colère n'était pas le moindre, mais il ne parvenait pas à la cerner. Son sens de la nature humaine se rebiffait lorsqu'il essayait de la comprendre. Quelque chose en elle ne cadrait pas : tantôt dure et implacable, tantôt tendre et sereine. Elle dirigeait son petit monde sans scrupules, se montrait très efficace et ne pouvait qu'avoir de l'ambition. Un requin. Mais elle avait fait preuve d'humanité lorsque Cardignac avait critiqué les intentions supposées de Largo de partir lui-même à les rescousses de ses amis. Cela plairait à Largo, sans l'ombre d'un doute. Et c'était incompatible avec sa nature ambitieuse.
Il résolut de se rendormir jusqu'à l'atterrissage. La journée à venir serait difficile. Autant prendre du repos, puisqu'il en avait l'occasion.
L'air devenait plus humide. Ca signifiait que l'aube approchait. Simon, accroupi, se blottit encore plus près de la plante grasse qui l'abritait du vent et considéra son téléphone portable. Il était trop tôt pour appeler, mais il se savait en sursis. Il avait aperçu des hommes tout autour de sa position. Il avait cru les semer, mais il se demandait à présent s'ils ne s'étaient pas contentés de le laisser s'épuiser dans la montagne. Il ne voyait pas comment leur échapper.
Il ôta ses lunettes et considéra le ciel où des étoiles solitaires perçaient. Il avait arrêté de pleuvoir pour de bon. Les nuages se dissipaient avec lenteur, poussés par le vent d'altitude.
Simon regarda à nouveau le téléphone. Ses poursuivants avaient démontré leur excellence dès le début de cette sinistre aventure. Ils ne savaient pas que leur cible était là, si proche d'eux, mais ils ne le laisseraient pas s'enfuir une seconde fois. Simon accepta avec accablement le fait qu'il tenait là sa dernière chance d'alerter ses amis de vive voix. Il mit le téléphone en route.
Soudainement, un frisson glacé lui saisit l'échine et il se figea sous l'effet de la peur. Un cercle de métal annonciateur de mort venait de se poser sur sa nuque, balayant sa dernière tentative de donner l'alerte et ses hypothétiques chances de fuite.
L'individu qui tenait l'arme ne perdit pas de temps. Il força tout de suite le Suisse à se relever. Cela fit sortir Simon de sa stupeur et dans un dernier sursaut de résistance, il laissa choir à la hâte le téléphone sur le sol, tout en raclant la caillasse de ses chaussures pour masquer le bruit de la chute. S'il y avait une possibilité même infime de localiser l'appareil avant que la batterie ne s'épuise, Georgi la saisirait.
Simon se raccrocha à cet ultime espoir pendant que le gorille le fouillait avec vigueur et que le vent froid battait ses vêtements encore humides. Quelques secondes plus tard, il sombra dans un abîme sans rêves. Il n'avait pas senti le coup sur la nuque.
Le ciel noir s'éclaircissait lentement. Les premiers rayons du soleil vinrent frapper les derniers nuages épars, résidus des pluies qui avaient sévies durant la nuit. L'homme debout près de la véranda racontait à Joy ce qu'elle ne pouvait voir du spectacle : la côte qui s'éveillait, la montagne qui s'illuminait. Il avait la cinquantaine, le type arabe, un accent à couper au couteau dont elle ne parvenait pas à déterminer l'origine. Il s'épanchait en mauvaise prose sur la beauté de la nuit mourante.
Rien ne s'était déroulé comme prévu. Dès qu'elle avait compris qu'elle était l'unique objectif de cette opération, elle s'était résolue à se séparer de son compagnon. Elle connaissait suffisamment Simon pour anticiper son refus, alors elle était partie sans un mot. Il y avait une chance infime pour qu'il comprenne et qu'il ne la poursuive pas. Elle espérait qu'il quitterait la montagne sans se retourner et qu'il avertirait Largo.
Bien sûr, à eux deux, trouver le responsable des hommes lancés à sa recherche eût été plus facile. Mais ils avaient à faire à des professionnels du renseignement. Elle préférait savoir son Suisse favori hors de danger. En ce sens, l'abandonner lui avait paru parfaitement acceptable.
Elle observa son interlocuteur à la dérobée. Il était entièrement absorbé par la composition d'une ode abominable sur le soleil. Il était bien meilleur stratège.
Elle avait franchi les lignes ennemies sans trop de facilité, mais sans rencontrer de difficultés non plus. Elle s'était approchée du bâtiment où elle se trouvait maintenant et avait observé comment il dirigeait son équipe. Résolument efficace. Un vétéran.
Ce qui s'était passé ensuite était confus. Elle avait tenté de le tuer, mais manifestement, il l'attendait. Elle avait abattu cinq hommes avant d'être maîtrisée. Piètre consolation.
Il n'avait pas laissé entrevoir ce qu'il attendait d'elle. En fait, il ne s'était même pas présenté. Il l'avait immédiatement fait monter dans cette pièce où deux baies vitrées donnaient sur des abîmes d'obscurité insondable. Maintenant que le jour se levait, elle savait que l'une d'elles donnait sur l'extérieur, en direction du sud. Elle tournait le dos à l'autre.
Jim, ainsi qu'elle l'avait nommé, était monté quelques minutes auparavant pour admirer le crépuscule. Il l'avait très courtoisement saluée puis lui avait annoncé une grande – sinistre – nouvelle : Simon avait été capturé. Joy avait fait appel à toutes ses ressources mentales pour ne pas ciller. Son visage de marbre avait paru beaucoup décevoir son geôlier. Depuis, il palabrait sur les beautés du paysage tout en surveillant les réactions de la jeune femme.
Le lever du soleil se terminait. Jim, après une interminable description des plages et des constructions humaines voisines, se décida à épiloguer :
- Ô Joy, permettez que je vous offre ce joyau munificent, cette perle si éphémère qu'on ne saurait fixer dans une châsse de cristal. La Riviera est votre, ma douce. Les merveilleuses eaux de la Méditerranée battent la côte française, bénissant ce jour nouveau lavé durant la nuit ...
La Riviera, c'est en Italie, vociféra Joy intérieurement. Ici, c'est la côte d'Azur. Le jeune femme se laissa emporter et, abandonnant toute réserve, lui jeta un regard courroucé. L'interminable déclamation mettait ses nerfs à bien plus rude épreuve qu'elle ne l'avait estimé.
- Acceptez, je vous en prie. Il est fort probable que ce soit le dernier présent que vous receviez jamais.
L'homme se pencha sur Joy et malgré la fureur apparente de la jeune femme, déclara :
- Je suis bien content que vous acceptiez. C'est un grand honneur pour moi que d'être votre hôte. Je dois me retirer. Nous nous reverrons ce soir.
Joy laissa le silence regagner la pièce après le départ de son « hôte ». Puis elle serra les mâchoires de frustration, donnant cours autant à sa colère qu'à peine : Simon ne pouvait-il aller contre sa nature au moins une fois dans sa vie ? Faire ce qui était nécessaire plutôt que ce qu'il estimait juste ! Elle aurait voulu hurler et s'écorcher les poings sur les murs, mais un bâillon lui scellait les lèvres et ses mains, ainsi que ses chevilles, étaient fermement liées à la chaise en bois sur laquelle elle attendait depuis des heures, impuissante. Elle laissa les larmes couler le long de ses joues.