UNE RIVIERA POUR JOY
Cinquième partie
Simon estima que ça faisait un quart d'heure qu'elle était partie. En fait, cinq minutes pouvaient durer une heure dans cet enfer. Pour savoir précisément, il aurait fallu qu'il consulte sa montre. Mais elle n'avait pas d'éclairage intégré et il n'avait pas de torche ou de briquet non plus. Il y avait bien le téléphone portable, mais l'écran illuminait tellement qu'il avait peur d'être repéré et il fallait économiser la batterie, alors le portable restait éteint.
Il serra le sac de la jeune femme contre lui. Il avait froid et la faim commençait à se faire sentir. Lorsque Joy était revenue la fois précédente, elle s'était simplement blottie contre lui. Il aurait fallu se déplacer, mais elle avait opté pour l'immobilité. Comme il voyait leur situation, c'était une erreur. Leurs poursuivants remarqueraient l'absence de l'un des leurs et viendraient vérifier le coin.
D'ailleurs, un autre homme s'était approché d'eux. Il y avait eu le même silence profond que la première fois. La végétation s'était murée dans une absence de bruit révélatrice. C'était curieux que leurs présences, à lui et à Joy, ne soient pas perçues comme étrangères par les bêtes de nuit du quartier. Peut-être qu'ils avaient un truc, une aura ?
Il se concentra sur l'étirement de son dos. Ca l'aidait à oublier la faim. Elle s'était manifestée tout d'un coup en lui procurant une envie soudaine de se jeter sur le réfrigérateur. Il pensa aux courses que Joy et lui avaient faites dans la matinée : la maison regorgeait de victuailles succulentes. Même les aubergines que Joy avaient achetées l'auraient satisfait.
Il repensa à sa compagne. Il avait entendu le bruit sourd d'un corps qui s'écroule. Il avait alors décidé qu'ils se déplaceraient, quelqu'en soit le risque. Mais elle n'était pas revenue et dans cette obscurité épaisse, il ne pouvait s'éloigner de l'endroit où il se trouvait maintenant. Joy n'aurait pas pu le retrouver.
« Que fait-elle ? Je dois aller voir », décida t-il, tout d'un coup.
Il se leva avec hésitation. Il craignait de se froisser un muscle malgré les exercices qu'il faisait depuis une bonne heure. Il remua ses jambes, l'une après l'autre, et fut surpris de leur vivacité. Il se baissa pour récupérer le sac de Joy. Ce serait trop bête de l'oublier alors qu'il contenait probablement de quoi prendre Fort Knox d'assaut ! Il fut étonné de son poids. Il l'ouvrit et plongea la main de dedans. Il en ressortit un appareil tarabiscoté qu'il explora avec ses doigts.
« Comme dans les films ! »
C'étaient des lunettes infra-rouges. Il les enfila et tâtonna pour les mettre en route. L'interrupteur claqua. Le paysage en nuances de vert s'ouvrit à lui. Il était dans un renfoncement à flan de colline. Il se retourna et vit son rocher :
« La note, s'il vous plait, hôtelier ! », songea t-il avec un sourire.
Il aperçut deux hommes inconscients à l'entrée du refuge. Il s'en approcha rapidement et les inspecta. Ils étaient morts tous les deux et aucun ne portait de lunettes comme les siennes. Il mit ce fait en relation avec le moment où Joy s'était levée pour ne plus revenir. Elle avait farfouillé dans son sac, puis l'avait reposé près de lui avant de s'éloigner.
La conclusion ne lui plut guère. L'appareil qu'il tenait lui était attribué. Il provenait de la première intrusion. Joy était maîtrisé le deuxième gorille et était partie avec sa paire de lunettes. Seule.
« Suis-je un handicap pour elle ? »
Cela aurait été à lui de partir, si tel avait été le cas. Mais il restait intimement persuadé qu'ils se tireraient mieux d'affaire ensemble que séparément ; l'union fait la force et il n'était pas complètement un débutant. Voulait-elle le protéger ? La femme qui avait menacé de le tuer, le chauffeur de la voiture qui les avait poursuivis et les hommes qui quadrillaient la montagne savaient exactement ce qu'ils faisaient et ils étaient très bien équipés. En avaient-ils après Joy ? Etait-ce pour cette raison qu'elle avait décidé d'agir en solo ? Si c'était le cas, il aurait du respecter sa décision. Mais autant jeter leur amitié aux orties ! Comment avait-elle pu croire qu'il l'accepterait ?
« Si tu as des ennuis, ma belle, il fallait les partager. Parce que maintenant, je vais te chercher et on sortira d'ici ensemble. »
Il inspecta le sac une nouvelle fois. Il y découvrit un automatique et plusieurs chargeurs de rechange.
Il sursauta. Une goutte d'eau glacée venait de tomber sur son cuir chevelu. Une autre arriva, suivie d'une troisième et d'une multitude croissante. Il pleuvait ! Un avantage pour lui. Il serait beaucoup plus difficile à repérer. Il constata aussi qu'il n'avait plus faim.
Il entreprit alors de quitter leur cachette et de chercher Joy.
Cécile Thompson et Michel Cardignac furent prêts dans les temps bien qu'aucun des deux n'avait prévu de voyager dans l'immédiat et qui plus est, pour plusieurs jours.
Cécile avait arrangé son affaire en deux coups de téléphone. Un ami à elle lui avait apporté un vieux sac en cuir et elle l'avait remercié en l'embrassant sur la joue.
En passant à côté d'eux dans le hall de l'immeuble, Cardignac avait laissé tomber un sourire méprisant. Le mélange de naïveté et de force que dégageait l'homme l'écoeurait.
Le jet avait décollé à l'heure prévue – dix-sept heures – pour la plus grande satisfaction de Georgi. Le russe trouvait assez pénible de voyager avec une outre de suffisance, un maître d'armes capitaliste et le remède contre tous les priapiques de la Terre. Au moins ne l'avaient-ils pas retardé. Et contrairement à ses craintes, il eut presque toute la paix nécessaire. Une seule incartade vint troubler son semblant de calme.
Cécile se pencha immédiatement sur la rédaction du précieux contrat à l'aide d'un ordinateur portable qu'elle avait extrait de son sac en cuir. L'objet était antique avec un tout petit écran et il ne paraissait pas très rapide; elle patientait parfois une bonne minute entre deux saisies de texte.
Cardignac s'attacha à comprendre le motif de sa présence à bord. Lorsque Sullivan lui avait annoncé son départ, il avait opposé une résistance de pure forme, mais il n'avait rien appris et il avait dû obtempérer.
« Maintenant, nous avons le temps, John. Alors pourquoi Largo me veut-il ? »
Le vieil avocat soupira. Il n'était pas d'humeur à engager une joute avec son ambitieux cadet, surtout que celui-ci avait très bien cerné la situation.
« Mademoiselle Arden et Monsieur Ovronnaz ont disparu. Alors il se montre prévoyant. »
Georgi nota le sursaut de Cécile et son visage inquiet. Plus tôt, elle avait parlé d'« imprévus » et de « difficultés ». Elle avait manifestement songé à une jambe cassée, pas à une disparition.
« Oh, lâcha le bellâtre, faussement affecté. Il va encore jouer les cow-boys et mettre en péril le groupe. John, je croyais que l'avis du juge avait été assez explicite. Peut-être devriez-vous le lui relire ? »
Georgi se glaça. Un besoin meurtrier avait saisi tout son être et il n'avait pas envie de le réprimer. Il fut retenu par la voix de Cécile rendue un peu trop aiguë par la colère :
« Les vies de deux personnes sont-elles si insignifiantes en comparaison de votre confort personnel que vous les sacrifieriez ? »
Son visage trahissait l'indignation. A la tension visible dans ses épaules et jusque dans ses poings, Georgi détermina qu'elle était sincère. Ses yeux le confirmaient largement.
Comme Cardignac ne répondait pas, l'expression de la jeune femme se durcit, ses pupilles devinrent si claires qu'on l'eût crue aveugle et elle lança, d'une voix calme et claire :
« Les tueriez-vous de vos propres mains ? »
Georgi fut presque choqué par la question. Croyait-elle vraiment en cette hypothèse, Cardignac capable de tuer de sang-froid pour l'argent et le pouvoir ?
Sullivan intervint afin d'éviter le duel :
« Mais non, Mademoiselle Thompson, Michel n'y pense pas un seul instant. Il est seulement incommodé par ce changement de programme de dernière minute, surtout pour la fin de la semaine.
- Oui, ajouta rapidement l'intéressé, sur la défensive. Je n'aime pas être appelé à la dernière minute pour négocier une affaire à laquelle je ne connais rien. Largo essaie de me piéger, une fois de plus.
- Ca suffit, Michel. Vous avez deux jours entiers pour étudier le dossier. C'est plus que suffisant. » Sullivan leva la main pour l'empêcher de parler. « Vous avez relevé des challenges bien plus difficiles avant ça. Nério s'est montré bien plus impitoyable avec vous que Largo et vous avez toujours réussi. »
Cardignac ne répondit pas, ce qui revenait à concéder la manche à l'adversaire. Il se pencha sur un classeur et se réfugia dans le travail.
De son côté, Cécile se fit violence. Elle lutta pour quitter l'objet de son courroux des yeux et se concentra à nouveau sur son ordinateur. Elle décolérait lentement.
Sullivan, curieusement, ne donna pas l'air de vouloir la sermonner, ni sur le moment, ni plus tard. Il avait opté pour la détente depuis le début du vol et préféra reprendre la lecture des journaux financiers et économiques qui étaient miraculeusement apparus sur la table après le décollage. Il y avait même un livre dont il avait déclaré tantôt qu'il désespérait de l'ouvrir un jour. Encore un coup de la « fabuleuse » Cécile. Georgi ne parvenait toujours pas à décider si elle faisait de l'esbroufe ou pas. En attendant, l'executive manager s'absorbait dans la lecture de l'ouvrage avec volupté. Et en silence.
L'incident passé, la cabine du jet retrouva son ambiance studieuse et Georgi recommença de plus belle à ronger son frein. Il avait mis en route un programme de recherche automatique des portables de ses amis, une merveille acquise à grand prix et à force hurlements, ceux de Simon en voyant la facture. Cela lui arracha un sourire et le coeur juste après. Il songea alors à la récupération des clichés satellite de la région. Il avait de bons espoirs à ce sujet.
« Il vaut mieux que je me concentre sur l'installation de la villa. »
Arrivé sur place, il devrait mettre en place un équipement informatique de fortune et la maison n'était pas adaptée pour ça. Il n'aurait pas droit à l'erreur. Penser technique le calma. Plus tard au cours du vol, la fatigue de la journée le rattrapa et il s'endormit.
Rien à faire ! Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Largo se tournait et se retournait dans le lit en proie à la culpabilité. Il finit par céder. Il se leva dans l'obscurité et dégotta un de ses vieux jean's qu'il enfila par dessus son caleçon. Il ôta son tee-shirt, en fit une boule et le lança à travers la chambre au hasard. Puis il rejoignit la baie vitrée près de son bureau.
Il se laissa son front tomber contre la vitre, les yeux vissés sur ses pieds nus. Elle était froide. Un coup à attraper une migraine. Il n'en avait cure.
Envoyer Cardignac était une bonne idée. Le Français avait les dents longues, certes, mais Largo savait qu'il pouvait avoir confiance en lui sur cette affaire. Le contrat lui tenait beaucoup à coeur, ne serait-ce que pour damer le point à son ennemi invisible. Michel le savait et saisirait l'occasion d'impressionner son patron.
Quant à Sullivan, au moins, il ne l'avait plus dans les jambes. Leur coopération avait été très fructueuse, mais il se sentait sincèrement dépassé par les compétences du vieil homme. Il avait beau travailler et travailler encore, il ne lui arrivait pas à la cheville. John était tellement exigeant envers lui-même qu'il en était parfois à peine supportable.
Largo releva la tête et contempla la Big Apple de nuit. Les tours avoisinantes étaient sombres avec des points lumineux içi et là ; il y avait encore des travailleurs acharnés à cette heure plus que tardive.
Il regarda plus loin encore, au-dessus de la forêt de tours. Le ciel était bleu foncé, pas noir, à cause de la chape de pollution où se reflétait la lumière de la ville. Il chercha les étoiles. Elles avaient abdiqué face à la marée humaine new-yorkaise. En France, on les voyait, les étoiles. Et les constellations. On pouvait les reconnaître.
Il sentit de l'humidité sur sa joue. Il la tâta et goûta le liquide. Salé. Une larme. Des larmes. Les siennes. Joy et Simon étaient en France. Ils n'avaient certainement pas le temps d'admirer la voûte céleste.
Il se retourna brusquement et scruta le penthouse plongé dans l'obscurité. Il n'y avait personne. Normal. Il fallait qu'il oublie les étoiles, au moins jusqu'au lendemain matin. En fait, jusque dans la soirée : le jet ne pourrait pas revenir avant l'après-midi et Jerry avait l'obligation de se reposer. Il avait déjà enchaîné deux aller-retours de seize heures en deux jours. La réglementation était stricte en la matière. Un troisième vol en tant que pilote était hors de question. Il avait résolu le problème en faisant appel à un collègue et ami. Pour autant, laisser son hirondelle d'acier entre d'autres mains que les siennes n'était pas une mince affaire pour lui, mais il se ferait violence parce que c'était important pour Largo. Il l'avait dit.
« Les vies de Monsieur Ovronnaz et Mademoiselle Arden sont très importantes à mes yeux. Je ne serai pas à bord, mais le jet décollera samedi soir sans faute. »
Largo pleurait encore, tout doucement. Les larmes n'étaient pas douloureuses, au contraire. Elles sortaient lentement, malgré lui, avec leur vie propre, lui octroyant un pardon qu'il refusait.
« Le pouvoir est une prison, songea t-il. Je le savais, mais j'ai accepté quand même ».
Il fut soudain frappé par le bruit de sa respiration. Il l'entendait, alors qu'il avait appris à la maîtriser et à la rendre silencieuse. Son thorax était contracté. Il réalisa alors à quel point son corps était tendu. Il était dans un état de stress avancé, comme jamais auparavant.
« Tu m'as bien eu, salopard. Je devrais être en France, avec Georgi, à chercher mes amis. Au lieu de ça, je me bats pour protéger ton foutu Groupe. »
Il se demanda alors s'il ne s'apitoyait pas sur lui-même. Il se mit à marcher dans le penthouse et retourna la question. Il finit par admettre que non. Il était fou d'inquiétude, c'était ça qui le déstabilisait.
Il ressentit alors l'impérieux besoin d'agir. Il ne pouvait attendre le lendemain soir pour partir. Il se précipita dans sa chambre et enfila la première chemise qu'il trouva, puis quitta le penthouse en courant.
La sonnerie du téléphone s'éleva dans l'appartement désert quelques secondes après que la porte de l'ascenseur se fût refermée sur Largo, l'emportant vers les profondeurs de l'immeuble et le bunker.
Simon avait croisé leurs ennemis à plusieurs reprises et il leur avait échappé sans difficulté. Forts de leurs avantages, numérique et technologique, ils ne supposaient pas que leurs cibles puissent leur échapper avec autant de facilité.
Il avait passé plusieurs minutes interminables à observer leurs positions et leurs déplacements pour déterminer où Joy allait frapper et si ce n'était pas déjà fait. Mais il ne voyait rien et il ne la trouvait pas. C'était à en pleurer.
Son enthousiasme premier était très ébranlé. La faim était revenue, lancinante, comme un bruit de fond qui volait ses forces vives petit à petit. La pluie avait trempé ses vêtements et il grelottait. Il aurait dû voler la gabardine de l'un des hommes que Joy avait tués. Il aurait pu s'abriter de l'eau, du vent et du froid.
Grace au portable qu'il s'était résolu à allumer régulièrement, il savait qu'il était entre quatre et cinq heures du matin. Encore trois heures d'ici le lever du soleil. S'il ne trouvait pas Joy avant, il devrait chercher un abri pour la journée. Il ne pourrait leur échapper en plein soleil. Et de la nourriture aussi. Un endroit pour dormir.
Il se déplaçait avec détermination. Par moments, il se sentait plein de force, pas d'une vigueur extrême, mais il était suffisamment solide pour escalader une montée en suivant le chemin le plus direct. A d'autres, il se sentait terriblement affaibli.
Il s'assit. Si Joy ne les avait pas attaqués, qu'avait-elle fait alors ? Elle ne les avait pas appâtés, sinon ils ne seraient plus là. Elle n'avait pas fui. Où était-elle ? Il avait beau retourner la question, il ne parvenait pas à deviner ses intentions.
Il saisit le téléphone portable et l'alluma. Il s'était pas mal déplacé depuis la dernière fois qu'il l'avait mis en route. Il retint un cri de joie. Le réseau passait : les petites barrettes qui indiquaient la force du signal n'étaient qu'au nombre de deux, mais ce serait suffisant. Il composa immédiatement le numéro du penthouse. Il n'obtint pas de réponse et pesta. Il passa alors au portable de Georgi. Le russe répondait toujours, même à un canular à quatre heures du matin. Il aboutit directement sur le répondeur. Il laissa un message.
Il réfléchit quelques minutes. Le portable de son ami n'était certainement pas éteint, sauf s'il était dans un hôpital. Il rejeta les hypothèses qui allaient avec cette supposition, car elles supposaient une conspiration. La Commission avait peut-être des moyens, mais pas à ce point. Le russe était donc hors d'atteinte du réseau. Il exulta une nouvelle fois : ils venaient les chercher, Largo et Georgi étaient dans l'avion à destination de la France ! Cette idée était trop belle pour être vraie, mais il ne trouva pas d'autres explications.
Il devait leur donner le temps d'arriver et retéléphoner après leur atterrissage. Disons vers huit ou neuf heures, si Jerry avait suivi le même plan de vol que la veille. Ce n'était pas infaisable. Il devait s'éloigner de ses poursuivants. Il reviendrait pour Joy. Il éteignit le portable, puis il jeta un oeil rapide autour de lui et reprit sa marche.