UNE RIVIERA POUR JOY
Quatrième partie
« C'est une erreur, je refuse de la cautionner et vous le savez parfaitement, Largo. »
L'intéressé s'enfonça encore plus dans son fauteuil. Il avait furieusement envie de bouder, mais cela n'appartenait pas à la panoplie des hommes d'affaires.
« Alicia a déjà réalisé un tour de force en leur faisant accepter d'avancer la rencontre à demain matin. Ce sera une humiliation sans bornes si nous demandons à l'avancer encore, et qui plus est, pour dans deux heures. C'est complètement fou ! »
Largo adressa un regard irrité à son executive manager et resta muré dans son silence. Sullivan soupira :
« J'aurais espéré que ça ne se produise jamais. Mais plus je retourne le problème, plus je dois reconnaître que c'était inéluctable. »
L’expression de Sullivan s'adoucit. Il était en proie à une nostalgie toute personnelle.
« Il vous faut décider ce qui est le plus important pour vous. Vos amis ou le Groupe. Tôt ou tard, ça devait arriver. Vous avez magnifiquement bien géré la situation jusqu'à aujourd'hui. Mais vous devez choisir. »
Largo ne répondit pas, laissant le silence durer. Il n'acceptait manifestement pas très bien le dilemme et la nécessité de le résoudre. Sullivan reprit :
« Ca a été la même chose avec ma famille. A un moment donné, je me suis retrouvé entre l'écorce et la sève. J'ai essayé de concilier les deux, mais un jour, il a fallu que je choisisse entre eux et Nério. En fait, je crois que j'ai fait ça sans m'en rendre compte.
- Vous avez des regrets ? »
L'avocat se retint de sourire. Le jeune homme avait enfin desserré les mâchoires.
« Oui, bien sûr. Mais c'était incontournable.
- Vous en porterez le fardeau toute votre vie et c'est précisément ce que je refuse. Il doit y avoir un moyen.
- Vous voulez signer avec les japonais ?
- Oui.
- Et vous voulez porter secours à Joy et à Simon ?
- Oui ! Scanda t-il agressivement.
- Mais vous ne pouvez être en deux endroits à la fois », asséna Sullivan, peu fier de faire appel à ses compétences d'homme du barreau pour acculer son patron. Mais une décision devait être prise très rapidement.
Largo se leva, excédé. Il reconnaissait le bien-fondé des propos de John, mais il ne pouvait accepter une solution aussi ... lâche.
« Dans ce cas, on repousse la rencontre à mercredi.
- C'est irréalisable. Nous avons fait avancer la signature, puis maintenant, nous la retardons. Nous allons nous humilier, répéta t-il.
- Je ferai n'importe quoi pour sauver Joy et Simon ! l'interrompit Largo violemment. Alors, on repousse cette fichue rencontre !
- Ca ne servira à rien, continua Sullivan calmement. Il menait là un affrontement-clé pour la survie du groupe W. Votre présence en France n'apportera pas grand chose. Quant aux japonais, ils refuseront de signer. Nous devrons recommencer les négociations, ça durera des mois et nous serons très largement désavantagés. Et si vous vous imaginez que le Conseil va vous laisser jeter le travail d'Alicia aux orties sans réagir ! Ca va être la curée ... »
On frappa fermement à la porte.
« ... qu'ils attendent depuis le procès. Entrez ! »
La porte s'ouvrit sur Cécile qui pénétra dans le bureau, accompagnée de l'insupportable couinement d'une valise qu'elle trainait à sa suite. Les deux hommes la suivirent des yeux alors qu'elle s'avançait au centre de la pièce, manifestement contrariée.
« Mademoiselle Thompson ? »
Curieusement, ni Sullivan, ni Largo ne pouvaient se résoudre à l'appeler par son prénom. Elle avait ce petit quelque chose dans le regard qui décourageait fortement.
« Qu'attendez-vous pour régler ce problème ? Fit-il en désignant la valise.
- Précisément. Je viens m'assurer que ceci est bien le bagage que vous souhaitez emmener avant de faire huiler ses roues. »
Face à l'incompréhension visible de son patron, elle compléta :
« Les hommes d'entretien s'occupent de réparer la climatisation de Monsieur Buzetti. Il ne tolèrera pas mon intervention. De fait, je ne pourrai les déranger qu'une seule fois. Alors, autant que ce soit la bonne. »
Elle fit tourner l'engin dans un crissement strident et se campa dans un reste de dignité, la mâchoire crispée, dans l'attente d'une réponse.
Cécile avait envoyé chercher la valise, qui était déjà prête, au domicile de Sullivan et en avait pris possession dans le hall d'entrée de l'immeuble. Ce bruit obsédant l'avait suivie dans les couloirs et l'ascenseur, déclenchant une vague de sourires sur son passage. Elle s'en trouvait passablement furieuse.
Sullivan acquiesça. C'était bien son bagage.
« Bien. Monsieur Osborne a téléphoné. Le jet est prêt à décoller.
- Osborne ? Intervient Largo.
- Jerry-les-petits-hélicoptères-roses-qui-volent-sur-dos ! Fit-elle d'un ton léger et un peu las.
Cela eut le mérite d'arracher un sourire aux deux hommes. Largo fut totalement désarçonné par sa fraîcheur alors qu'elle passait manifestement un très mauvais moment. Il en oublia sa colère.
« Jerry ne pilote pas d'hélicoptère.
- Euh, balbutia t-elle, s'adressant à Largo, Monsieur Osborne, votre pilote, m'a parlé une fois. Il a dit que lorsqu'il était fatigué, il voyait des petits hélicoptères ...
- roses ?
- avec des étoiles vertes ...
- et qui volent sur le dos ?
- en substance, termina t-elle, un peu intimidée par le sourire narquois du jeune homme. Il y a la location de la voiture, continua t-elle rapidement, reprenant un peu d'aplomb. Il est neuf heures du soir en France. Il n'y a plus moyen de réserver un véhicule. Il faudra vous débrouiller sur place. Mais comme vous arriverez vers les huit heures, vous serez devancés par les vols réguliers. Je doute que vous obteniez une berline. »
A présent, sa voix complètement assurée de trahissait plus aucune hésitation. Largo l'avait déstabilisée en la suivant dans son jeu. Elle n'en avait pas l'habitude. Sullivan se contentait toujours de sourire et passait à la suite.
« Nous nous débrouillerons, répondit Largo doucement. On fera de l'auto-stop.
- Merci, Mademoiselle Thompson. » termina Sullivan pour l'inciter à quitter la pièce.
Cécile entendit son supérieur commencer un sermon alors qu'elle fermait la porte, son cauchemar à roulettes sur les talons. Elle se dirigea d'un pas ferme vers son propre domaine, altière au possible pour faire taire les téméraires de service.
Lorsqu'elle entra dans son bureau, elle s'arrêta net pour contempler Georgi Kerensky qui se servait généreusement. Elle laissa choir brutalement la valise et s'avança dans la pièce. C'était réellement une très mauvaise journée.
« C'est assurément une conspiration pour me gâcher le week-end. Nous sommes vendredi, Monsieur Kerensky. Ne pouvez-vous aller faire des ravages ailleurs ? »
Georgi posa la thermos et se retourna tranquillement vers elle. En d'autres circonstances, il aurait provoqué le duel, d'autant plus qu'il avait entendu la cacophonie qui la suivait dans le couloir. Cela aurait été facile. Mais il n'était pas d'humeur à jouter; Joy et Simon restaient introuvables. En plus, il n'était pas en grande forme. En début d'après-midi, il lui restait juste assez de force pour flemmarder honnêtement devant son ordinateur jusqu'à la quille. Mais retrouver deux personnes disparues était un exercice exigent et il avait épuisé toutes ses réserves en une heure à peine. Il ne lui restait plus qu'à se gaver de caféine pour tenir debout encore un peu. La potion magique de Cécile, même tiède, était parfaite pour cet usage. Il en avait d'ailleurs « kidnappé » le reste.
« Je venais y goûter une dernière fois avant de partir en France. Je vais disparaître de votre paysage pendant au moins cinq jours.
- Vous partez avec Monsieur Winch ?
- En effet. »
Le regard de la secrétaire se troubla laissant entrevoir un court instant d'intense réflexion.
« Servez-vous. »
Toute trace d'animosité avait disparu de sa voix. Le russe arrêta de siroter et la considéra longuement. Il lâcha finalement :
« Je vous demande pardon ?
- Vous pouvez vous servir, répondit-elle calmement sans le regarder. Elle retournait sans conviction des feuilles couvertes de notes raturées. Il doit en rester assez pour deux ou trois tasses. Prenez tout.
- Habituellement, vous en profitez pour me remonter les bretelles ! Que me vaut l'honneur ? »
Elle releva son joli visage. Elle était parfaitement calme.
« Vous appartenez à la garde rapprochée de Monsieur Winch. Si vous allez sur place alors que Monsieur Ovronnaz et Mademoiselle Arden s'y trouvent déjà, c'est qu'ils ont rencontré des difficultés, fait face à un imprévu malencontreux. Le moment n'est pas aux chamailleries de bureau. De toute façon, je n'ai jamais pu vous empêcher d'approcher de la cafetière. »
Georgi la considéra, perplexe, puis il sortit du bureau sans un mot. Il était intrigué par la perspicacité de la jeune femme, sans compter qu'elle lui avait donné tout le café. Il chassa l'affaire de son esprit et se dirigea vers le bureau de Sullivan. Il était trop fatigué pour approfondir le sujet.
Il frappa à la porte. Il fut invité à entrer de façon bourrue : l'avocat était plutôt tendu. C'était mauvais signe.
« Et que ferez-vous lundi matin si vous ne les avez pas trouvés ?
- Je continuerai de chercher. Wagnau attendra. Il suffira de lui dire que je suis malade ou retardé !
- Je croyais que vous vouliez faire de Wagnau un partenaire. Ment-on à un partenaire ? » accusa l'avocat, une fois de plus.
Largo se daigna pas répondre à la question. Il s'adressa à son informaticien :
« Apporte-moi des bonnes nouvelles, Georgi. »
Le visage du russe se ferma.
« J'ai trouvé des traces du téléphone portable de Joy. Certains relais ont capté son signal et ont retransmis l'information aux serveurs qui gèrent les réseaux. Le problème, c'est que le trajet obtenu est parcellaire. Je dirais qu'ils quittaient la propriété de Wagnau et rentraient à la villa lorsqu'ils ont changé de cap. Ils s'en sont ensuite beaucoup éloignés en roulant très vite. C'est une estimation. Il m'est impossible de savoir où ils sont maintenant. »
Il s'arrêta et inspira. Il parla avec peine :
« Ils ont des problèmes sérieux. Ca n'est pas une panne de portable. »
Un silence étouffant s'installa. Largo se mit à tourner dans la pièce, sous les regards inquiets de Georgi et John, le corps tendu par son impuissance face à la situation. Il devait concilier l'inconciliable. S'il renonçait à la rencontre de samedi et à l'achat de l'usine lundi, il sacrifiait le plan de sauvetage que John et lui avaient mis au point à la suite du cambriolage. Ils avaient tant travaillé ! Il ne pouvait raisonnablement renoncer. Sauf si les vies de Joy et Simon en étaient le prix.
Il en était à ressasser la question, lorsqu'il fut soudain saisi d'une suggestion toute simple qui répondrait momentanément à tous ses problèmes.
« Georgi, tu vas en France dès ce soir, comme prévu mais sans moi. »
Il se tourna vers son bras droit :
« Vous aussi, John, avec Cardignac. Voilà votre réponse à mon absence de lundi matin.
- Vous plaisantez ! C'est vous que Wagnau attend.
- Michel est notre meilleur négociateur, non ?
- Les contrats ne sont pas prêts », répliqua Sullivan en dernier recours. L'idée de son patron d'enrôler l'homme le plus ambitieux du groupe dans l'affaire lui déplaisait fortement. Cela lui donnerait un pouvoir encore plus conséquent au Conseil.
« Emmenez la fabuleuse Cécile, alors ! » jeta le jeune homme en quittant la pièce au pas de charge. « Je dois réviser mon japonais », songea t-il. Mais il se lassait surtout des tergiversations.
Le russe sortit également avant de croiser le regard de l'executive manager. Il n'avait aucune envie de compatir avec un capitaliste premier cru sur les misères que leur imposait Largo à tous les deux. Une fois dans le couloir, il vida sa tasse d'un trait et se précipita vers le bunker. Autant préparer le départ.