UNE RIVIERA POUR JOY
Troisième partie
Largo était épuisé, mais satisfait. Il en allait de même pour John. Ils en avaient pratiquement terminé.
« Je vais l'apporter à Cécile. »
Le jeune homme ne broncha pas. Le contrat, dans sa forme actuelle, n'était qu'une collection de ratures sans fin. Mais la secrétaire avait prouvé qu'elle s'en contentait parfaitement.
Sullivan n'avait pas tari d'éloges à son propos, tant et si bien que certaines hypothèses faciles avaient commencé à se faire entendre peu discrètement. Largo en avait averti son executive manager. Désormais, John Sullivan était parfaitement silencieux sur le sujet, mais n'en pensait pas moins. Et Largo lui-même avait constaté que les compliment étaient amplement mérités.
Le milliardaire se détendit complètement. C'était la première fois depuis longtemps. Simon avait raison. Il travaillait trop. Mais la machine était désormais lancée. La Someta n'était que le premier élément d'un nouvel édifice et les autres étaient déjà prêts, ou tout au moins repérés et intéressés. Il n'aurait plus besoin d'être aussi présent.
Il fit tourner son fauteuil et décida de se gaver de ciel bleu. Peine perdue ! Le temps maussade n'avait rien de mieux à offrir que des nuages bougons incapables de faire pleuvoir.
Tant pis ! songea t-il. Je vais tirer Monsieur Homme de Glace de son trou et on va aller déjeuner et s'amuser. On va jouer aux échecs dans le Parc. Ou manger des gaufres en regardant les filles. Non, ça, c'est avec Simon. Quoique ...
Il fut interrompu dans l'établissement de ses projets par un bruit à la porte.
« Entrez ! »
L'« Homme de Glace » pénétra dans le penthouse. Il avait une mine particulièrement inquiète.
« Joy ne m'a pas rappelé comme convenu, et elle ne répond pas au téléphone. Je ne parviens pas non plus à la localiser.
- Un problème de réseau ?
- J'espère que ce n'est que ça. Ca ne répond pas à la maison.
- Autre chose ?
- Non, pas pour le moment.
- Alors, attendons encore un peu.
- Entendu.
- D'ici là, tu viens déjeuner avec moi. »
Georgi afficha la mine la plus consternée qu'il lui eut jamais vue. C'est qu'il n'avait aucune envie de se mélanger à la foule !
Largo tira alors le russe par le bras en riant, en l'enjoignant à un peu plus de gaieté. En quelques minutes, le russe se laissa finalement emporter par la joie puérile du milliardaire le plus inconvenant qu'il eût jamais connu.
Simon se terrait sous son rocher et se contorsionnait pour éviter le vent de son mieux. Il savait que c'était vain, mais il ne pouvait s'empêcher d'essayer. Il tentait, dans le même temps de s'abstenir du moindre mouvement et de se fondre dans le paysage, ou plus exactement, dans les infinies variations de l'obscurité environnante. Ca n'était pas facile parce qu'il voulait éviter de s'ankyloser. Il reproduisait de son mieux un exercice que Largo lui avait appris pour faire travailler les muscles sans bouger, une sorte d'étirement immobile. Pour l'instant, il s'attardait sur ses mains glacées et ses avant-bras.
Il faisait noir, si noir qu'il ne voyait pas Joy qui était pourtant à moins d'un mètre de lui.
Cette chasse à l'homme n'était pas à son goût. Lorsqu'ils avaient vu les gorilles se diriger vers leur colline, ils avaient détalé aussi loin, aussi vite et aussi silencieusement que le leur permettaient la caillasse et la lumière résiduelle du soleil mourant.
Quand l'obscurité devint trop profonde pour distinguer ne serait-ce que le bout de leurs chaussures, ils se déplacèrent à tâtons, toujours dans la direction opposée à celle d'où provenaient les torches ennemies.
Puis soudain, il n'y avait plus eu de faisceaux inquisiteurs. Joy l'avait aussitôt poussé sous cet abri précaire et, comme il ne l'avait plus entendue, il avait supposé qu'il devait rester ici, bien sagement.
Il lui avait fallu quelques secondes avant de comprendre sa préférence pour l'immobilité. En fait, s'il n'avait été contraint de s'arrêter, il aurait continué à fuir sans se poser de questions. Leurs poursuivants étaient beaucoup trop opiniâtres pour se retirer et, surtout, ils étaient en position de force. Ils avaient troqué leurs torches, mais contre quoi ? Des lunettes à infra-rouge, comme dans les films ?
En tout cas, Joy l'avait compris immédiatement.
« Elle est efficace, rapide, calme, capable de se discipliner, songea t-il. Au moins, quand un de ses amis est en danger, elle ne fonce pas inconsidérément. Elle établit un plan d'attaque, elle agit et elle gagne à tous les coups.
C'est à la CIA qu'elle a appris tout ça : tirer sans viser, changer de personnalité, savoir où regarder, comprendre les mouvements de son adversaire tout en piquant un « dix kilomètres » dans l'arrière-pays niçois. D'accord, son père y est pour beaucoup, mais aujourd'hui, elle ne lui doit plus rien.
Si on s'en tire, ce sera grâce à elle. La partie n'est pas à notre avantage. Joy a l'expérience nécessaire. Si seulement je pouvais l'aider ... »
Il se concentra momentanément sur ses épaules, malmenées par le rocher. De mémoire, c'était un mouvement délicat. Il se souvenait des explications nébuleuses et du fait qu'il n'y avait pas compris grand chose, mais d'après Largo, il s'y prenait très bien. Lui, le seul étirement auquel il s'entendait prenait place sur un lit pour aller mettre sa langue ... non, ce n'était vraiment pas le moment de penser à ça !
Il soupira.
« J'aimerais bien être comme Joy. Je pourrais protéger Largo cent fois mieux ! Mais il aurait fallu que je m'engage, que j'apprenne à marcher au pas et que j'obéisse aux ordres. »
Il adressa une moue de dégoût au sombre abîme, devant lui.
« Réflexion faite, c'est pas absolument mon truc. Il ne me reste plus qu'à assurer les boissons et les divertissements pendant le voyage, comme d'habitude. Sauf que faire le pitre la bouche fermée et dans ce noir complet, ça ne va pas être facile. Et tant pis, si la situation devient trop dangereuse, je ferai semblant de me perdre et je les attirerai derrière moi. »
Il considéra le paysage de ténèbres devant lui. Son rocher, tout rugueux et glacial qu'il fut, lui parut soudain particulièrement accueillant.
« Non, mieux encore : je vais me perdre pour de vrai et les attirer quand même à ma suite. Joy va s'inquiéter pour moi, me chercher et se faire prendre. Ca, c'est un plan de première classe ! » ironisa t-il.
Le froissement ténu de deux cailloux attira son attention. Il sentit le parfum de Joy, puis son sac se poser près de sa cuisse. Elle lui posa un doigt sur les lèvres, lui intimant explicitement le silence et l'inaction. Puis le parfum disparut. Que préparait-elle ?
Tous ses sens en éveil, il se rendit soudain compte qu'un silence profond était tombé sur la végétation autour de lui depuis plusieurs secondes. Un étranger s'approchait d'eux.
Il tenta de percer le mur d'encre. Il crut apercevoir un mouvement furtif et rapide, mais il ne put en être sur. Il attendit le retour de sa compagne : elle avait certainement maîtrisé l'ennemi et reviendrait d'un instant à l'autre. Ils iraient alors à la recherche d'une autre cachette.
Joy s'assit près de lui et il sursauta de peur. Elle se blottit contre son flanc, probablement à la recherche de sa chaleur corporelle. Il sentait ses jambes froides et elle grelottait : elle ne portait qu'une jupe et un pull en laine. Il passa un bras autour de ses épaules.
« Curieux qu'elle ne veuille pas se déplacer ! Bah ! Elle veut sûrement reprendre des forces avant de bouger ou c'est une histoire de stratégie et de champ de bataille. Tant qu'on reste ensemble ! »
Largo courait presque lorsqu'il regagna le penthouse. Il se dirigea immédiatement vers sa garde-robe pour remplir son sac de voyage. Dans quelques minutes, à quatorze heures précises, le téléphone sonnerait pour un dernier entretien téléphonique avec Ernst Wagnau avant la rencontre de lundi. Ce serait le « coup d'envoi » d'un après-midi marathonien qui se solderait par un départ précipité vers La Guardia.
Il songea en riant au repas qu'il venait de partager avec son russe d'informaticien. Ils avaient déjeuné dans un bar modeste et discuté de tout et de n'importe quoi. Georgi avait insisté pour qu'ils se placent au fond.
« Près de la porte de secours et loin de la rue.
- Kerensky !
- Assieds-toi et étudie le menu. Je suis certain que les spécialités locales vont te combler », avait-il répondu, tout sourire.
Largo avait saisi la pique au vol et la discussion continua bon enfant jusqu'au moment du retour.
A cette évocation, le visage de Largo se crispa. Dans la voiture, Georgi avait tenté une nouvelle fois d'appeler Joy. Elle n'avait pas répondu. Alors ils avaient décidé d'avancer le départ pour la France. Ils partiraient le soir même. Pour ça, Largo devait réorganiser son après-midi.
Il tira sur la fermeture-éclair de son sac et le jeta près du canapé. La gorge serrée, le jeune PDG se concentra alors pour reléguer Joy et Simon à un niveau inférieur de conscience. Il devrait faire preuve de beaucoup d'efficacité pour partir à l'heure prévue, il le savait. De toute façon, Georgi faisait déjà le maximum.
Sur le bureau, le téléphone sonna. Largo s'approcha et tourna la pendule qui trônait à côté : quatorze heures précises. Ce Wagnau s'y connaissait, en politesse des rois !
La lune aurait dû occuper le bas du ciel, mais elle n'apparaissait pas. Les nuages étaient bien trop opaques.
« Mauvais signe, ça, maugréa Joy intérieurement. Il ne manquerait plus qu'il pleuve ! »
Elle entendait Simon qui bougeait pour ne pas s'ankyloser. C'était une excellente chose. Il en aurait besoin plus tard.
Elle décida d'étudier une nouvelle fois les évènements. Elle avait pris une décision pénible, et elle voulait s'assurer que Simon ne courrait plus aucun danger quand elle aurait agi.
Deux heures auparavant, alors qu'ils avaient quitté la propriété de Wagnau et qu'ils n'étaient plus qu'à quelques kilomètres de leur villa, ils avaient croisé une jeune femme sur le bord de la route qui, manifestement, était en panne. Ses proportions généreuses, ses vêtements exhibitionnistes et son expression désespérée avaient immédiatement monopolisé les facultés d'observation de Simon qui s'était empressé de lui porter secours.
Joy n'avait pas eu le temps de l'inciter à la prudence qu'il avait déjà empoigné le cric et la manivelle. Le goût légèrement métallique du danger avait envahi son palais à la simple vue de leur situation/position. La voiture était trop distinguée pour l'endroit, la femme trop au goût du bellâtre, la route trop merveilleusement isolée pour une embuscade et la panne extraordinairement éculée.
Joy était à peine sortie de la voiture que l'automobiliste emprisonna Simon contre elle, un poignard de combat sous la gorge du Suisse. Les réflexes de Joy avaient joué bien avant sa pensée. Elle était déjà dissimulée derrière la berline de l'étrangère lorsqu'elle avait entendu : « Jette ton arme à terre ! ». Elle s'était aussitôt redressée et avait tiré au jugé. Droit entre les yeux. Simon avait fait une de ses têtes ! Mais il n'avait pas eu le temps de sortir une de ses fameuses remarques à l'emporte-pièce. Le bruit d'enfer d'un moteur surgonflé s'était fait entendre au loin. Ils avaient échangé un regard catastrophé. Ce ne pouvait être une coïncidence ! Ils s'étaient précipité dans la voiture, abandonnant le cadavre sans cérémonie, et la course-poursuite avait commençé. Trente minutes d'un calvaire vrombissant, entre le fracas des tôles et les méandres des étroites routes pré-alpines.
Brusquement, elle cessa sa réflexion, aux aguets. Mais elle se détendit aussitôt. Ce n'était que Simon. Il soupirait, à un mètre de là. A quoi pouvait-il penser ? A son lit et à ses conquêtes ? A Largo et à leur famille ? Elle avait toujours un peu de mal à le comprendre, mais elle adorait sa présence dans les moments difficiles. Elle reprit le cours de ses pensées.
L'automobiliste était du métier. Pas un mouvement excessif n'avait entaché sa prise d'otage. Le bolide qui les avait poursuivis n'avait pas non plus commis d'erreurs. Simon et elle n'en étaient sortis saufs que grâce à l'adresse du Suisse. Ils avaient à faire à des professionnels, mais pas de n'importe quel école : un tel niveau de compétences ne se rencontrait que chez des gens qui s'entraînaient en permanence avec du matériel de pointe. En la matière, elle devait reconnaître que malgré ses séances intensives d'entraînement, elle n'était pas aussi performante qu'à l'époque de la CIA. Et il en allait de même pour Kerensky.
Elle sursauta, tous les muscles tendus comme les cordes d'un violon, prête à l'action. Ce n'était pas son compagnon, ce coup-ci. Elle avait perçu de l'activité à quelques mètres à peine. Elle analysa à toute vitesse ce qui l'avait alarmée : ce n'était pas le bruit, mais l'absence de bruit que l'intrus avait généré. La vie nocturne avait cessé toute activité, le vent lui-même s'était immobilisé. Elle repéra la direction approximative de son adversaire.
« Agir, tout de suite. Le maîtriser avant qu'il ne donne l'alerte. S'éloigner pour mettre Simon hors de danger. Vite. Mais il va essayer de me suivre ! »
Elle confia son sac à son compagnon, posa un doigt sur ses lèvres et avança dans l'obscurité avant que celui-ci ne pût réagir.
Pas à pas, elle s'approcha de sa cible. Elle contrôlait ses mouvements, épousant le silence alentour. Elle laissa l'homme passer devant lui, puis envoya/propulsa sa main en direction de sa trachée et la brisa net. La masse sombre s'écroula et elle se mit en devoir de le fouiller immédiatement. Excellent ! Exactement ce qu'elle espérait obtenir ! Elle récupéra aussi l'arme à feu.
Elle rejoignit Simon, son butin serré contre elle. Sur une inspiration subite, elle s'assit à côté de lui, au lieu de récupérer son sac et de retourner s'installer à quelque distance. Elle avait besoin de sentir sa présence, encore une fois. Il passa un bras autour des épaules. Sacré Simon ! Elle se rendit compte qu'elle tremblait. Etait-elle effrayée à ce point ? C'était bien possible.