UNE RIVIERA POUR JOY Vingt-quatrième partie Largo arrêta le moteur du monospace avec soulagement. Il était enfin arrivé à la villa. En ce lundi matin, la circulation s'était avérée lente et stressante. Il soupira. Cela avait été une matinée éprouvante, mais le restant de la journée s'annonçait bien pire. Il descendit du véhicule d'un pas las. Il aperçut alors la silhouette de John Sullivan à l'arrière de la Corsa que Georgy avait louée tantôt. Inquiet, il attrapa son arme sous le siège du conducteur de sa propre voiture, ne referma pas la portière du monospace pour ne pas alerter d'éventuels malfaiteurs et s'approcha de la petite voiture, son bras armé pendant le long du corps. Tout en guettant les réactions de son bras droit et en scrutant les alentours, il prit garde à ne pas faire crisser le gravier de la cour. John se tenait parfaitement immobile, la tête légèrement penchée en avant, comme un vieillard qui se serait inopinément endormi sur un banc public. Il leva tout d'un coup la tête et sursauta, comme il aperçut Largo qui le fixait, l'arme au poing. Immédiatement, un sourire vint égayer son visage et Largo l'entendit l'inviter à le rejoindre. L'avocat tenait un livre ouvert sur ses genoux. "Que faites-vous ici, John ? " Attaqua Largo, sitôt la portière refermée. "Je me ressource. La matinée a été rude. Dans une voiture ? " Lâcha le jeune homme, incrédule. John lui intima le silence par un « chut ! » discret. Largo consentit à se taire. A cet instant, le vent souffla un peu plus fort et les essuie-glaces de la voiture sifflèrent, accompagnés en sourdine par la végétation bruissante de la vallée. Filtré et déformé par l'enceinte calfeutrée du véhicule, ce « chant du silence » prenait une dimension nouvelle. Largo contempla le paysage austère et le ciel obstinément morose. Pas très loin, un arbre tordu le narguait du haut d'une colline. Le jeune homme aurait préféré se tenir à côté de cet arbre, les cheveux en bataille, les mains engourdis et un délicieux frisson glacé parcourant son dos, lui rappelant le plaisir d'être en vie. A l'abri dans l'espace confiné de l'habitacle, la vallée perdait tous ses attraits et le son étrange qui fascinait son bras droit ne le charmait guère. Mais sans doute, cela convenait-il à un citadin confirmé tel que John Sullivan. Le jeune homme reporta son attention sur son aîné. "Vous lisez ? " Demanda-t-il, étonné que ce que John ne profitât pas davantage de la vue. "Une analyse économique du Sud-Est asiatique menée par un malaisien. Je ne lui ferai pas l'injure d'écorcher son nom. Son point de vue est très différent de celui exposé dans les lectures américaines. Je l'avais commencé dans l'avion. C'est fascinant. Cela va devenir la nouvelle bible du groupe W ? Bien sûr que non ! " S'exclama l'avocat, quelque peu hilare. Je me contente de faire connaissance avec l'ennemi. Largo estima que la démarche de son bras droit était très pertinente, mais il s'irrita de ce qu'il la mit en oeuvre à cet instant précis. Il réitéra sa question. "Que faites-vous ici, John ? " L'intéressé referma son livre et se tourna vers son cadet. "C'est véritablement apocalyptique, là-dedans, fit-il en désignant la maison. La Cécilie et le Cardignastan, l'une et l'autre respectivement plus impériale et plus geignard que jamais, n'ont pas arrêté de se déchirer durant toute la matinée. Nous avons manqué de peu l'extermination nucléaire globale. Les négociations ont été rudes, mais ils ont consenti à désarmer. Nous sommes à présent en pleine guerre froide. Il fait un peu frisquet ici, mais ce n'est rien en comparaison de la température du salon, termina-t-il, rieur. Je parlais de Wagnau, " reprit Largo un peu fraîchement, bien que le résumé de la situation l'eût amusé. "Exact, soupira John. En fait, c'est à cause de cela que tout a commencé. Michel a décelé dans le contrat un détail qui pourrait poser problème lorsque nous voudrons modifier les statuts de la société. C'est grave ? C'est difficile à dire. Ce serait une ruse particulièrement vicieuse, le genre d'astuces qu'utilisait Michel pour piéger des clients avant de travailler pour le groupe W. En plus, je le suspecte de faire du zèle pour vous impressionner. J'ai contacté New-York et ils confirmeront ce soupçon dès que possible. Malheureusement, cela ne se fera pas avant quelques heures et nous ne pouvons négliger ce point. Bien, Michel a fait son travail, mais pourquoi ce retard ? J'y viens. Si le danger était avéré, il faudrait rédiger un nouveau contrat. Or, nous devions en remettre deux exemplaires à Wagnau aujourd'hui même pour étude. Michel m'a triomphalement fait part de ses conclusions cinq minutes avant le départ. Cécile n'avait pas le temps de corriger et imprimer ne serait-ce qu'un seul contrat pour le remettre à Wagnau, en plus des deux autres. Alors elle a téléphoné pour repousser la rencontre cet après-midi. Ensuite, elle a tenté d'étriper Michel. Elle a réussi ? Demanda avidement Largo. Malheureusement, non, soupira l'avocat. Zut, va falloir trouver autre chose, " lâcha l'aventurier sans plaisanter tout à fait. Ils se turent, laissant le vent chantonner. John se remémora l'épique dispute inaugurale du conflit cardino-cécilien avec l'amusement que seul permettait le recul du vétéran survivant. Pour sa part, Largo usait de son imagination pour comprendre comment Michel avait pu réchapper à la détermination de la jeune femme. Il n'en admira pas moins le courage de la secrétaire, car Michel s'y entendait en vengeances sournoises et en coups bas, ce qu'elle n'ignorait certainement pas. Les regards se croisèrent et brusquement, ils éclatèrent de rire. "Mais pourquoi l'agresse-t-elle comme cela ? " Demanda Largo entre deux quintes de rire. L'avocat redevint sérieux tout d'un coup. "Il lui a mis la main aux fesses. Bien sûr, Michel dément, mais je la crois. Malheureusement, ajouta-t-il d'une voix grave, c'est impossible à prouver, alors je ne peux pas prendre parti pour elle. " Largo cessa tout aussitôt de rire. "Nous avons rendez-vous à quatorze heures, " reprit John, très vite. Le jeune homme comprit qu'il n'y avait rien à ajouter sur cette affaire pour le moment et respecta le désir de John de changer de sujet. "Alors, je rentre juste à temps. C'est impeccable, constata le milliardaire, avec une pointe de satisfaction. Justement, Largo. Pourquoi êtes-vous rentrés ? Où sont les autres ? " Largo ne répondit pas immédiatement. Il observa l'arbre tordu en haut de la colline. Ce devait être un très vieil olivier. Sa ramure vert foncé était le jouet du vent, mais il la ramenait toujours en place, patient et en quelque sorte imperturbable dans la lumière grise du ciel hivernal. - Nous avons retrouvé Joy. Elle est indemme, mais très fatiguée. L'hôpital la garde quelques jours pour une histoire de refroidissement potentiel. Si elle attrapait quelque chose, cela pourrait lui être fatale. A vrai dire, je n'ai pas tout suivi. L'aventurier se remémorait surtout les quelques mots qu'ils avaient échangés pendant que le médecin parlait à Penolo. Joy souhaitait qu'il terminât ce qu'il était venu faire ici, à savoir rencontrer Ernst Wagnau, plutôt que de rester auprès d'elle. Cela l'avait troublé pour bien des raisons. "Les autres vont bien ? Renchérit John, perplexe. Georgy est mal en point. Il a une épaule démise et il a utilisé des amphétamines pour tenir le coup. Il a fait une crise de manque assez violente. C'est à cause de sa gastro-entérite, n'est-ce pas ? Il n'avait pas parfaitement récupéré, alors il a triché. Et nous n'avons rien vu, soupira Largo. Nous sommes tellement habitués à le voir calme, inébranlable, en permanence au meilleur de lui-même que nous n'avons même pas songé ... " L'avocat frappa violemment sa cuisse avec le plat de sa main. "Quels idiots nous faisons ! C'est impardonnable. " Largo sentit une boule se former dans le creux de sa gorge. Il avait donné la préférence au groupe W au lieu de se porter au secours de Joy et là où n'importe qui se serait douté des errements de Georgy après deux jours et deux nuits pratiquement sans sommeil, lui, son ami, ne s'était rendu compte de rien. Le Russe avait été obsédé par l'idée de retrouver Joy au point de risquer sa santé. Dans une bouffée de jalousie et de colère à l'encontre de lui-même, le jeune homme l'envia avec rage. Sa nuit d'insomnie passée dans le penthouse en attendant de faire la grimace aux japonais lui revint en mémoire. Que n'avait-il tout abandonné pour faire ce que sa conscience lui dictait ? Le vieil olivier s'imposa à nouveau dans le champ de vision du jeune homme. Il avait grandi en haut de cette colline, agrippant obstinément la terre de ses racines pour affronter les intempéries et les plongeant le plus profondément possible pour puiser l'eau nécessaire en période de sécheresse. L'oeil humain lui attribuait une carrure fière et l'orgueil d'avoir subsisté en un endroit aussi incongru. « Pourtant, il est blessé », songea aussitôt Largo. L'arbre ne se tenait plus droit depuis longtemps. Les branches cassées et l'écorce déchirée avaient laissé des cicatrices. De la même façon, l'épaule démise de Georgy ne retrouverait plus sa force et sa souplesse d'avant. C'était le prix de son abnégation. Simon aussi avait dérouillé. Il s'en tirait avec des bleus et quelques os fêlés qui se reconstitueraient rapidement. Mais la mise en scène du passage à tabac ne pouvait s'oublier si facilement, sans compter qu'il ne comprenait toujours pas pourquoi Joy avait préféré faire cavalier seul. Quant à la jeune femme, ce qu'elle avait vécu là-bas la marquerait pour toujours. Elle serait encore plus fière et dure qu'auparavant. Il était fort probable qu'elle n'évoquerait jamais ces évènements devant quiconque. Largo se rappela sa garde du corps ligotée sur cette chaise avec ses poignets en sang et le corps faible comme celui d'une marionette abandonnée. Pourtant, elle rayonnait de sérénité et de force. Qu'est-ce qui pouvait bien mener à une telle contradiction ? Mais que faisait-il ici ? Joy l'avait poussé à rencontrer Wagnau. Il avait songé qu'elle ne voulait qu'on la voit dans un tel état de faiblesse, mais était-ce la vraie raison ? "Largo ? Pardonnez-moi, John, je revâssais. Cet arbre semble vous fasciner. Il est là où je voudrais être. Seul, vieux et immobile, livré à tous les éléments sans autre défense que son instinct de survie ? Je ne l'avais pas vu comme ça. Je comprends vos préoccupations. " Le milliardaire considéra son bras droit avec étonnement. "C'était prévisible, Largo. Nous en avons déjà discuté, rappelez-vous. Je savais que vous en viendriez là. Vous auriez souhaité être avec Georgi pour l'aider et l'empêcher de tricher, et vous vous dites que cela aurait peut-être changé quelque chose. Dans le même temps, vous avez rempli vos obligations de chef d'entreprise responsable – ne croyez pas que cela soit une boutade – et vous avez assuré l'avenir du groupe W. Mais tout s'est bien passé et il n'y a plus lieu de vous en soucier. Jusqu'au jour où cela se passera mal et où ma présence aurait pu faire la différence, protesta l'aventurier. De toute façon, si Georgy avait obtenu le moindre élément, je l'aurais accompagné. Je n'aurais probablement pas été d'un grand secours avec mon coeur fragile et mon dos de vieillard, mais j'aurais fait de mon mieux. Et je vous aurais aussi attribué une permission exceptionnelle de court-circuiter les japonais pour venir me seconder. C'est pour cela que les amis sont là. Vous auriez fait ça ? En fait ... oui. Vous auriez emmené Cécile ? Lança Largo d'un ton taquin. Risquer ma meilleure secrétaire ? Vous plaisantez ! " Ils rirent en choeur. Mais Largo n'était pas complètement convaincu. Il changeait alors que le vieil olivier, là-haut, restait égal à lui-même. John insista : "Qu'en est-il de Penolo et de Simon ? Pen s'occupe des formalités administratives. Simon a préféré réintégrer son lit et subir les foudres du personnel hospitalier. Pourtant, les infirmière sont toutes mariées. Je n'y comprends rien. Ma foi, c'est une excellente stratégie, observa pensivement John. En fait, c'est la seule qui offre un dénouement raisonnable. Je vous demande pardon ? Fit Largo, désorienté. Simon a été déposé par une voiture devant la maison environ vingt minutes après votre départ. Cécile ne dormait pas. En fait, elle se lève habituellement vers cette heure-là. " Le jeune homme émit un sifflement admiratif. "Ils ont discuté, continua John. Elle lui a fait part de votre « opération de sauvetage » et là, Simon a subitement déclaré que s'il ne vous rejoignait pas, vous vous feriez tirer comme un lapin. Cécile était très inquiète qu'il ait quitté l'hôpital en pleine nuit. Alors, sur le coup, elle a cru qu'il était fou. Elle a tenté de l'empêcher de partir et d'appeler le service d'urgences, le SAMU, je crois. Mais il l'a enfermée dans la cuisine et il est parti avec votre moto. Elle est restée enfermée pendant combien de temps ? Michel a déverrouillé la porte sur le coup de huit heures. Cela fait donc deux heures et demi. Cela n'a pas dû arranger son cas, commenta Largo, tout sourire. Il a tenté de se moquer, mais il a été question de faire une croix sur son golf du mardi après-midi s'il parlait. Mais comment sait-elle cela ? Même moi, je ne le savais pas. En attendant, c'est dommage qu'il soit encore en vie. Que croyez-vous, Largo ? Cécile est une jeune femme raffinée ! Elle ne tuerait pas une mouche ! John avait pris un air indigné. Pas devant témoin, en tout cas, répondit Largo. Je vous rappelle qu'il y a cinq minutes, il était question de laisser le Cardignastan se faire étriper par la Cécilie sans intervenir. " Après une demi-seconde d'hésitation, le directeur adjoint se résigna à ne pas contester cette affirmation. La discussion s'interrompit donc une nouvelle fois d'elle-même. Les deux hommes profitèrent alors des derniers instants de calme de la journée. Bientôt, ils devraient se préparer à la rencontre avec Ernst Wagnau. "Quand Michel vous apercevra, il va encore plus détester Cécile, avança John pour briser le silence. Mmm ... pourquoi ? Sa présence n'est plus nécessaire pour les dernières négociations. C'est même préférable, en fait. Wagnau pourrait considérer le déséquilibre numéraire d'un mauvais oeil et se méprendre sur nos intentions. Du coup, Michel ne va même pas assister à la conclusion du contrat. Il va le reprocher directement à Cécile et il va crier au complot communiste. CQFD, finit John, quelque peu crispé. Il craignait en effet de laisser les deux belligérants sans surveillance durant toute l'après-midi. Communiste ? Un des innombrables mots doux dont il l'a affublée. Cécile, en revanche, est restée d'un calme polaire et d'une politesse quasi-excessive. Elle est stupéfiante ! On va finir par le savoir, grommela Largo, se rappelant le rôle de la secrétaire dans le sauvetage de Joy. En ce qui concerne Michel, on l'emmène et tant pis si Wagnau se braque. J'ai besoin de lui pour défendre ce fameux détail et pour batailler la question si nécessaire. Tant pis pour Cécile ! Elle trouvera bien un autre jouet. Et si on lui disait que Georgy a fait des bêtises ? Cela lui fera les pieds, répondit John le plus sérieusement du monde. Elle déteste les drogues dures. Elle a perdu une amie à cause de cela. Elle m'a sévèrement tancé lorsqu'elle a eu connaissance de mes antécédants. Entre le docteur Toussaint et elle, il va déguster, asséna Largo. Bien fait. Croyez-vous qu'il nous en voudra ? Et que pourrait-il nous reprocher ? De ne pas s'être interposé entre Cécile et lui ? Nous sommes des hommes d'affaire très occupés et nous ne pouvons pas enfermer notre chère amie dans la cuisine pour un oui ou pour un non ! " John ne put s'empêcher de rire. Il reprit : "Qui est le docteur Toussaint ? "Une femme à la beauté lunaire et aussi aimable que la porte d'un tombeau à minuit sonnante. C'est le médecin urgentiste qui a soigné Georgy. Elle est très distante avec ses patients. Le métier, je suppose. " Largo songea alors qu'il était temps de prendre une douche et d'enfiler une chemise. Il aimait cette discussion avec John, mais il ne voulait pas arriver en retard. Il se pencha alors pour ouvrir la portière. "Il est temps ! Fit-il Ne soyez pas aussi zélé, Largo. Nous avons largement le temps. Et puis, c'est réellement l'apocalypse là-dedans. " Sans hésiter, le jeune homme referma la portière et se rassit. Si John Sullivan craignait d'affronter les éclats de ses subordonnés, c'était que personne ne faisait le poids. Pour passer le temps, l'aventurier entreprit de raconter le sauvetage de Joy.