UNE RIVIERA POUR JOY
Vingt-cinquième partie
Il était vingt-et-une heure quarante. La nuit avait repris ses droits depuis longtemps et la morsure agressive du froid n'incitait guère à la flânerie. Sans doute était-ce la raison pour laquelle deux phares parcouraient vivement la route en lacet. Son chauffeur devait être pressé de retrouver la chaleur de l'une des maisons qui se blottissaient sur les pentes de cette vallée de l'arrière-pays niçois.
La voiture s'arrêta enfin, ses phares s'éteignirent et ses trois occupants la quittèrent rapidement pour se réfugier dans le sein de ces murs accueillants.
Largo se précipita dans le salon et profita de sa première bouffée de chaleur avec volupté. La climatisation du monospace était défectueuse et avait chauffé insuffisamment le large habitacle du véhicule. Il fut suivi de près par Michel Cardignac et John Sullivan, tout aussi heureux de retrouver des températures clémentes.
Penolo et Cécile vinrent les accueillir immédiatement et les aidèrent à se mettre à l'aise. Sans surprise, Michel en fut quitte pour se débrouiller seul. Il disparut tout de suite dans l'un des chambres.
Tandis que John ouvrait sa mallette sur la table de la salle à manger tout en relatant à son assistante les tractations de l'après-midi et les deux ou trois points qu'elle aurait à régler dans la journée du lendemain, Penolo donna à Largo des nouvelles de leur trois amis hospitalisés. Les bosses et les plaies de Simon pouvaient guérir toutes seules. Le Suisse quitterait donc l'hôpital le lendemain. Joy et Georgi, même s'ils n'inquiétaient plus les médecins, resteraient sous surveillance médicale pendant quelques jours.
Le bras droit de Largo nota soudain que son assistante mêlait les prises de notes de Michel Cardignac et les siennes. Ce détail était bénin, car il serait facile de démêler les quelques pages manuscrites, mais il révélait la distraction de la jeune femme. Cécile semblait plus intéressée par les nouvelles de l'hôpital que par celles du contrat Someta. John en conclut que Penolo Modrillas, aventurier de son état, n'avait pas pris le soin d'informer Cécile.
"Je suis heureux de constater que tout se termine bien, lâcha-t-il, sur un ton neutre.
Une fois de plus. J'espère que cela durera," lâcha Largo sur un ton amer.
"Dites-moi, Penolo, pourquoi n'avez-vous pas donné des nouvelles de nos amis à mademoiselle Thompson ?"
L'interpellé se crispa un peu. L'avocat semblait contrarié.
"Désolé, j'ignorais qu'elle .. que vous, reprit-il en se tournant vers la jeune femme, n'étiez pas au courant. C'est que vous avez un don pour tout savoir !
Mademoiselle Thompson est restée ici tout l'après-midi, s'emporta l'avocat. Et comment aurait-elle pu ...
Monsieur Sullivan ! Voyons ! Ce ne sont pas mes affaires !"
Un silence gêné s'ensuivit. Cécile semblait quelque peu intimidée que l'on se préoccupât de son point de vue. Elle prit son inspiration, comme pour reprendre courage, puis lança d'une voix parfaitement maîtrisée :
"Vous feriez mieux de mettre la table. Nous mangeons dans cinq minutes."
Elle voulut alors se diriger vers la cuisine, mais Largo s'interposa :
"Je ne suis pas d'accord avec vous, mademoiselle Thompson. Vous avez sauvé la vie de Joy et accessoirement, vous nous avez permis de retrouver Simon avec quelques heures d'avance. Vu son état, il n'aurait pas été en mesure de nous contacter avant ce matin. Je suis certain que cela a complètement chamboulé le plan du type qui a kidnappé Joy. Nous vous devons beaucoup."
La jeune femme le considéra, mal à l'aise, évitant le regard de son interlocuteur. Puis elle se précipita sur la gauche de l'aventurier, si vive qu'il ne put réagir à temps. Largo se retourna et la regarda disparaître dans la cuisine. Il resta un moment interdit.
"Je ne comprends pas, lâcha John au bout de quelques secondes.
Moi non plus, répondit Largo de plus en plus perplexe.
Elle n'a rien de timide, habituellement.
Tout-à-fait. Les tyrans ne sont pas des timides.
Largo ! "
L'avocat avait pris prit un air indigné.
"C'est de la modestie, affirma Penolo.
Mademoiselle Thompson ? Impossible. Elle passe son temps à donner des ordres, même à moi.
Est-ce qu'elle se promène partout en claironnant « moi, je ! » ? Non. Au contraire, elle fait son travail correctement et s'en contente. Essaie de lui faire reconnaître que Joy ne doit la vie sauve qu'à elle seule. Elle va inventer un tas de mauvaises raisons pour te prouver le contraire. "
Un instant dubitatif, John finit pas acquiescer en silence.
"Cela ne cadre pas avec le personnage," bougonna Largo dans le même temps.
Mal lui en prit, car Cécile sortit de la cuisine à cet instant avec une pile d'assiettes dans les bras, le pas majestueux et les yeux assassins. Elle posa la vaisselle sur la table.
"Le repas sera prêt dans quelques minutes. Mettez la table au lieu de médire."
Largo résolut que si « Mademoiselle Thompson » était modeste, elle le cachait extrêmement bien et qu'en définitive, Simon avait bien fait de rester à l'hôpital. Il aida ensuite ses compagnons à dresser le couvert.
Michel Cardignac, vêtu de frais, les rejoignit pour le repas.
Le potage de légumes et le ragoût défilèrent dans une ambiance animée et la soirée se poursuivit dans les fauteuils et le canapé confortable du salon, débarrassé de l'équipement de Georgi. Cécile revint de la cuisine avec une cafetière fumante et une boîte de gâteaux.
"C'est tout ce que j'ai trouvé, fit-elle en désignant la boîte, mais ils sont périmés.
Avec une belle assiette, nous ne verrons pas la différence," répondit Largo tandis que John s'avançait pour faire le service. Comme à l'hôtel !
"Je ne vais certainement pas m'empoisonner sciemment !" S'exclama Michel.
"Tant mieux ! Cela en fera plus pour nous ! Rétorqua Penolo en se frottant les mains.
C'est une conspiration, maugréa l'avocat en se renfonçant dans son fauteuil, une tasse de café à la main.
Cessez de protester à tout va, Michel, intervint Largo sur un ton réprobateur. Cela ne changera rien au programme de demain. Vous ne pouvez pas venir avec nous, autant vous en accommoder.
Pourquoi monsieur Cardignac ne peut-il vous accompagner ? Demanda Cécile. Sa présence paraît nécessaire pour l'aspect juridique et il a désormais une excellente connaissance du dossier.
J'ai justifié la présence de Michel en faisant état de ses compétences juridiques, justement. Wagnau a bataillé ferme, mais il a fini par accepter d'étudier la question et de modifier l'article correspondant dans le contrat. Ses avocats ont besoin d'une journée. Donc, demain nous parlons technique, c'est-à-dire de tous les brevets que détient la Someta et de ses capacités de recherche et développement, et Michel reviendra après-demain pour la discussion finale. D'ici là, il est consigné à la maison."
Cécile afficha une mine contrariée. Cela signifiait supporter Michel Cardignac durant toute une journée. Mais cela ne dura qu'un instant. Son visage redevint très vite impassible.
"Bien, fit-elle assez durement, je vais contacter le cabinet Stirling pour organiser une conférence téléphonique demain après-midi."
Michel se redressa subitement, surpris, voire paniqué.
"Qu'avez-vous fait à Stirling ? Et qu'est-ce que c'est que cette affaire de rencontre téléphonique ?
Vous aviez rendez-vous avec monsieur Stirling père à Los Angeles, lequel rendez-vous a été annulé du fait de votre déplacement en France. Si on considère le décalage horaire, il aurait eu lieu demain à quinze heures, heure française. J'ai évoqué le sujet avec monsieur Stirling père. Il conserve l'horaire libre jusqu'à confirmation ou infirmation de votre part.
Comment ça, vous avez annulé le rendez-vous ? J'ai ordonné à Stella de s'occuper de mon carnet de rendez-vous ! Cette petite incapable va m'entendre," vociféra Michel.
Parfaitement indifférente à l'emportement de son interlocuteur, Cécile répondit posément :
"Votre emploi du temps a été parfaitement remis à jour, monsieur Cardignac. Stella est plus que compétente en la matière. Il se trouve seulement que monsieur Stirling père accuse son âge et est très soucieux de prouver le contraire à la gente féminine. Il use de termes particulièrement vulgaire, au point de terroriser toutes mes collègues. En revanche, il a eu le tact de mettre de côté ses jérémiades libidineuses dès que la conversation est devenue professionnelle.
Je me fiche de savoir que le vieux croûton a été grossier avec vous ! Si vous avez fusillé cette affaire, vous me le paierez cher.
Comme j'ignorais si vous aviez emporté le nécessaire pour traiter cette rencontre potentielle, continua-t-elle, impavide, j'ai fait faxer les éléments principaux du dossier ainsi que les fiches techniques des investissements financiers que vous souhaitiez étudier lors de la rencontre. Il ne manque que les fiches malaises et indonésiennes. J'ai dû secouer les puces à monsieur Wates du bureau de Kuala Lumpur pour qu'il achève de les mettre au propre, mais vous les aurez en temps et en heure.
Laissez-moi deviner, intervint John, tout sourire. Le dossier jaune sur la commode !
Manqué, rétorqua aussitôt la jeune assistante d'une voix enjouée. Le bleu !"
Michel se tourna vers son supérieur hiérarchique et le considéra avec étonnement.
"A présent, vous connaissez mon arme secrète, lâcha John très fièrement.
Bien, bien, conclut l'ambitieux cadet, quelque peu décontenancé. Téléphonez donc."
Il se laissa alors tomber dans le fauteuil et entreprit de déguster le café sans prononcer un mot et sans tenir compte de l'expression hilare de son patron. Largo se pencha vers lui et déclara :
"Elle est agaçante, n'est-ce pas ?"
Ceci lui valut le regard foudroyant de la jeune femme et celui non moins réprobateur de John.
"Je tuerais pour en avoir une pareille, répondit Michel après quelques secondes de réflexion. Mais je la choisirais vénale," marmonna-t-il pour lui-même et seul Largo l'entendit.
Le milliardaire préféra ignorer cette dernière observation. Il aurait été dans l'obligation de justifier sa réaction et il ne donnait pas cher du devenir de Michel si patron et assistante venaient à être au courant. Or, pour retors que fut l'avocat, Largo avait encore besoin de lui. Pour couper court à la discussion, il s'avança et procéda à un second service de café. Seul Penolo s'abstint. Il préférait grignoter les petits gâteaux.
"Il y a un autre point, avança Cécile, comme elle finissait sa tasse. C'est qu'avec monsieur Sullivan, j'aurais su quoi faire tout de suite. Mais comme j'ignore vos habitudes, ...
Je crains le pire, commenta Michel.
... et qu'il ne faudrait pas que certaines affaires pâtissent de votre déplacement. Disons que ..."
D'un regard, John l'encouragea à continuer.
"J'ai jeté un oeil sur toutes vos affaires courantes," lâcha-t-elle sur un ton coupable.
Cette fois-ci, ce fut Michel qui, d'un geste de la main, l'invita à parler.
"Il s'agit de l'usine de visserie aéronautique de Gottwaldov. Le passage au conseil municipal de la demande de viabilisation du terrain est prévue pour jeudi de la semaine prochaine et le dossier n'est pas prêt.
Je sais, je sais. Le comité directeur de Mécaéro est incapable de me fournir les garanties nécessaires.
En effet, acquiesça Cécile. Mais j'ai consulté la liste des priorités. Il se trouve que ce projet est extrêmement important pour le groupe W. Alors j'ai tout revérifié. Mécaéro n'a pas besoin de faire appel aux garants usuels. Monsieur Winch a signé une décharge à cet effet. J'ai contacté le bureau de Gottwaldov et la centrale électrique pour récupérer tous les éléments du dossier. La section juridique est sur le pied de guerre pour l'étudier. Je ne suis pas parvenue à contacter Monsieur Wiorvsky qui a fait l'enquête sur le terrain. Il devait déterminer s'il avait été utilisé comme décharge ou quelque chose de ce type qui le rendrait inutilisable. Il a fait des analyses, mais elles sont introuvables pour le moment. J'ai téléphoné partout, mais c'est comme si elles avaient disparu ! "
Michel prit une mine crispée :
"Cet homme a certainement disparu avec la caisse et il n'aura pas procéder aux analyses. Cela arrive tout le temps. Ne jamais faire confiance à un local. J'enverrai un laboratoire américain procéder à de nouvelles analyses. Bien, voulut-il conclure, si avec cela, je manque l'affaire, ce sera vraiment de la malchance. Merci, mademoiselle Thompson.
J'allais oublier ! Monsieur Winch s'est aussi engagé à mettre en oeuvre dans cette usine les préceptes de l'économie durable et solidaire. Monsieur Sullivan a établi tout un dossier sur la question. Je me suis permis de faire photocopier et faxer des articles adaptés au cas Gottwaldov pour vous permettre de préparer un dossier cohérent."
La jeune femme adressa un regard incertain à son supérieur. Elle avait agi sans son autorisation, alors que le dossier en question était un outil de travail très personnel. John lui adressa un mouvement de tête rassurant. Les circonstances justifiaient la transgression.
"D'après la correspondance échangée à ce jour, le comité directeur de Mécaéro et le conseil municipal de la ville n'attendent pas les arguties habituelles sur la construction d'une nouvelle usine. Ils placent beaucoup d'espoir sur l'évolution sociale de la banlieue Sud, en particulier pour lutter contre le chômage et la pauvreté. Le département social a accepté de jeter un oeil sur le projet, ce qui n'est pas plus mal puisque vous devrez travailler avec eux de toute façon. Ils vous fourniront les points-clés à mettre en oeuvre pour remporter l'adhésion du ...
Cela suffit, Cécile ! Je connais mon travail. J'ai embobiné plus d'un politique dans ma vie. Je n'ai pas besoin de vos conseils d'apprentie femme d'affaires.
Permettez que j'en doute, Michel," intervint Largo d'une voix sèche, tandis que les yeux de Cécile palissaient dangereusement. Il y a trois mois, vous m'avez affirmé que ce dossier serait l'affaire de deux semaines.
Le téléphone sonna. Largo n'en tint pas compte et entreprit de sermonner son directeur de division, assisté par John. Ce fut Cécile qui décrocha. L'appel était pour Penolo. A peine l'Espagnol se fut-il présenté qu'une exclamation tonitruante éructa du combiné téléphonique :
"Dites donc, Modrillas, vous n'en avez pas assez de vous moquer de moi ! Vous n'êtes qu'un tire-au-flanc, un manqué, un minable, un voleur d'étal qui pisse au-dessus de sa condition, ..."
L'interloculeur de Penolo s'étendit largement en insultes colorées et jurons variés dont l'assistance put profiter sans restriction. L'aventurier tenait le combiné à une cinquantaine de centimètres de son oreille. Il articula :
"C'est mon chef !"
Puis il laissa le flot injurieux envahir la pièce avec un soupir. Largo fixa d'abord le combiné avec stupéfaction, puis face à la mine déconfite de Penolo, il se mit à rire sans réserve.
"Qu'est-ce que c'est que ça ? Modrillas ! Vous vous foutez de moi ?
C'est un repas, monsieur, les gens ont beaucoup bu. Ils rient très fort," inventa Pen, crispé, tout en faisant signe au milliardaire de calmer le jeu.
La diatribe reprit de plus belle. Penolo fixa rageusement son compagnon, et celui-ci parvint à contenir son hilarité. Largo resta néanmoins tout sourire, en attendant la suite de la conversation.
John fut stupéfait par la verve colorée qui s'échappait du combiné, tandis que Michel bénit cette aubaine qui lui donnait le temps de contruire un semblant de défense. Cécile resta immobile, subissant stoïquement l'assaut verbal.
Dans le combiné, l'employeur de Penolo continua de faire état des multiples désaffections de l'aventurier durant les dernières semaines et dénonça les mensonges éhontés utilisés pour justifier cette spoliation de la société qu'il avait montée seul à force de courage et d'obstination. Il résolut enfin de se taire, après avoir craché une question absurde sur la date de retour éventuel de son employé. Après quelques secondes de silence, le temps de s'assurer que son interlocuteur n'avait plus rien à ajouter, Penolo répondit sur un ton soumis :
"Je prends le premier vol, monsieur."
Pour toute réponse, la communication fut coupée. Largo éclata aussitôt de rire :
"Où as-tu trouvé un énergumène pareil ?
Le gars est très professionnel, mais rude. Il n'a pas une haute opinion des femmes et il se fiche de savoir que la mienne m'a quitté. En plus, il estime que les peines de coeur sont un mal typiquement féminin et uniquement destinées à repousser les avances des hommes bien attentionnés dans son genre.
Comment peut-on être aussi ... vulgaire !" Intervint Cécile, la voix déformée par la colère.
Elle était roide d'indignation et d'une pâleur fantomatique.
"Vous n'allez tout de même pas rentrer aux Etats-Unis pour vous allonger aux pieds de ce ... malotru ? Fit-elle en agitant ses poings.
J'y compte bien, mademoiselle Thompson, répondit Pen, d'un ton doucereux. Je ne renoncerais pour rien au monde au plaisir de lui présenter en personne ma démission."
Cécile eut un sourire mauvais.
"Est-ce que je peux écrire la lettre ?
J'en serai honorée, mademoiselle.
Et ensuite, je vais vous réserver un vol pour demain matin.
Tu devrais prendre le jet, intervint Largo.
Il est hors de question que je parte si tôt. Je dois accompagner mademoiselle Thompson pour faire les courses et apporter quelques affaires à Joy et Georgi. En revanche, j'accepte le jet avec plaisir. Puis Jerry est sympa.
Monsieur Cardignac m'accompagnera. Son rendez-vous téléphonique n'a lieu qu'à quinze heures. Nous pouvons être rentrés pour treize heures, voire midi. Il aura tout le temps de réviser le dossier Stirling.
Ca, certainement pas ! S'exclama l'intéressé. Je n'irai pas me mêler à la populace des grands magasins. Et je vous saurai gré de me demander mon avis avant de prendre des décisions sur mon emploi du temps à l'avenir, mademoiselle Thompson."
Cécile fit la moue :
"Mais il me faut un chauffeur. Je n'ai pas le permis.
Ce sera sans moi," rétorqua-t-il si vite que ni Largo, ni John, pourtant désireux de stopper net l'altercation, ne purent intervenir.
"Très bien, fit-elle sans hésiter. Je me débrouillerai sans vous. Je descendrai au village par n'importe quel moyen, même si je dois apprendre à conduire cette fichue voiture sur le tas, et je prendrai le bus jusqu'à Nice. Vous rendez-vous compte que vous n'avez strictement rien fait pour aider mademoiselle Arden ? Que croyez-vous qu'elle pensera de votre égoïsme lorsqu'elle l'apprendra ?
Il y a vingt-huit mille personnes qui travaillent dans la division aéronautique grâce à moi. L'opinion de mademoiselle Arden ne vaut rien du tout en comparaison. Dites-lui donc que c'est moi qui assassine les petits enfants en Erythrée. Cela m'est complètement égal !
Vous en avez renvoyé trois mille la semaine dernière !
Pour sauver les vingt-cinq mille restants ! Cela suffit ! Vous n'êtes qu'une misérable secrétaire trop ambitieuse. Vous ne comprenez rien à rien ! Je vais étudier le dossier Stirling au calme."
Michel s'empara rageusement des dossiers bleu et jaune, et quitta le salon. La porte de sa chambre claqua quelques secondes plus tard. Le milliardaire et son bras droit s'entre-regardèrent, dépassés.
"Zut ! S'exclama l'assistante, soudainement paniquée. J'ai oublié de lui dire qu'il avait rendez-vous avec Mécaéro mardi après-midi de la semaine prochaine pour une dernière mise au point.
Ne me dites pas que vous avez sacrifié sa partie de golf sans le consulter ? demanda aussitôt John.
Mais c'était le seul moment disponible ! Il n'y a aucun moyen de décaler ses autres rendez-vous et cette affaire est prioritaire. En plus, ils étaient furieux d'apprendre que la rencontre de vendredi est annulée. Ils doivent savoir pour le golf. Lorsque je leur ai proposé le mardi après-midi, ils ont paru très satisfaits. "
Contrite, elle fixa son supérieur pendant plusieurs secondes, puis ajouta :
"Je n'ai pas fait une bêtise, au moins ?
Il s'en remettra, avança Largo, avant que John ne répondît quoi que ce soit. Penolo ?"
L'Espagnol sourit :
"Bien sûr que je vais rester encore un peu. Simon quitte l'hôpital demain. Il prendra le relais. D'ici là, je suivrai religieusement les consignes de mademoiselle Thompson."
La jeune femme ne répondit pas. Elle décrocha le téléphone et se mit en devoir de contacter le cabinet Stirling pour confirmer le rendez-vous du lendemain. Après tout, Michel Cardignac n'avait pas exprimé de refus ferme sur ce point précis.
Plus tard dans la soirée, après avoir consolidé le dossier Someta, Largo et John se retrouvèrent en tête à tête dans la cuisine dont ils avaient clos la porte. Dans le salon, Cardignal régentait par téléphone la vie de la division aéronautique dont il était en charge. N'étant plus utile, Cécile avait rejoint son lit quelques minutes auparavant. Penolo caressait les doux bras de Morphée depuis longtemps.
"Excellente idée, ce chocolat chaud !" Fit le numéro deux du groupe W en humant les arômes veloutés du cacao brûlant. Cela va nous aider à dormir.
"Quelle idée de boire du café si tard !
Oui, acquiesça John. Cela paraissait si naturel après le repas !
C'était surtout nécessaire pour digérer. Cécile aurait besoin de quelques cours de cuisine.
Ne vous moquez pas. Elle se débrouille mille fois mieux que moi. C'était très acceptable.
Oh que oui ! Acquiesça le jeune PDG à son tour. Je me souviens encore du stage ...
Quelle bérézina !
Détrompez-vous ! Si nous n'avions pas dû l'interrompre, cela aurait été un succès formidable. Nous en serions tous sortis bras dessus, bras dessous, comme les meilleurs amis du monde.
Vous rêvez, Largo !"
Ils rirent de concert, comme en début d'après-midi dans la voiture. Puis ils burent chacun une gorgée de chocolat, et Largo reprit :
"Vous avez des projets pour elle, n'est-ce pas, John ?
Elle est très douée, plus encore que Michel.
Qu'est-ce que vous avez en tête ?
Je ne peux pas vous le dire pour le moment. Il importe qu'elle en soit informée en premier et qu'elle donne son accord. Il importe également que je sois sûr de mon coup. Cela va prendre du temps.
Je ne parlerai pas !" Protesta le jeune homme.
"J'en suis certain, mais elle le sentirait. Elle a une intuition incroyable. Du diable si je ne sais d'où elle tient ce don ! Elle est très sensible, Largo, et elle ne s'y attend absolument pas. Il y a une sorte d'innocence en elle. Elle est parfaite. Il faut y aller en douceur.
Entendu. Je patienterai autant que nécessaire.
Il ne faudra pas autant de temps que ça. Nous serons fixés dans deux ou trois mois. D'ici là ...
... motus et bouche cousue. Croix de bois, croix de fer !
Cela vous plaira. J'en suis certain.
Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
Vous vous ressemblez. Elle ne connaît pas la compromission.
J'ai vu cela. Elle a manifestement décidé de faire virer Cardignac. Elle est redoutable à ce jeu : elle a asséné ses cartes très calmement, comme si elle ne comprenait rien à ce qu'elle faisait. La secrétaire la plus consciencieuse qui soit !
Mais elle est consciencieuse !" Protesta John.
Largo marqua une pause, puis demanda :
"Qu'est-ce que vous lui avez dit tout à l'heure, dans la cuisine ?
Je lui ai demandé de limiter sa sphère d'action. Désormais, elle ne s'occupera plus que de mes dossiers. Elle avait l'air déçu. Le projet de Gottwaldov l'intéresse énormément. Demain matin, j'entretiendrai Cardignac pour qu'il ne réitère pas cette « erreur d'inattention ».
Vous croyez réellement qu'il n'a pas fait exprès ? S'exclama le milliardaire.
Oui, j'en suis presque convaincu. Cette erreur est grossière. Il se serait montré beaucoup plus fin s'il avait voulu mener le projet à l'échec. En réalité, le dossier ne l'intéresse pas. Il se fiche de l'économie solidaire encore plus que de son premier dollar. Nous ne saurons jamais ce qu'il en est réellement. Mais c'est sans importance désormais. Il a tous les éléments pour conclure cette phase du projet.
Il manque les analyses du terrain.
C'est un détail qui sera très vite réglé. Michel se sent humilié. Il obtiendra l'accord de viabilisation du conseil municipal. "
Largo acquiesça. Après quelques secondes de silence, il murmura pour lui-même :
"Cette histoire n'est pas terminée. Quel dommage ! Cécile commence à m'être sympathique, malgré ses travers tyranniques."
Le numéro deux du groupe W ne répondit pas. Largo eut le temps d'apercevoir un sourire énigmatique sur le visage de son aîné avant qu'il ne le dissimule derrière sa tasse de cacao. Le milliardaire savait que ce soir, il n'apprendrait rien de plus sur les projets de son bras droit. Aussi y renonça-t-il. Il porta le chocolat encore chaud à ses lèvres et y goûta en toute quiétude. Joy était sauve, Cécile Thompson n'était pas une ennemie et Michel Cardignac complotait. Tout n'allait pas si mal.
Fin.
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Opération Octobre
Chapitre 3