UNE RIVIERA POUR JOY
Vingt-deuxième partie
Jim se tenait juste derrière Joy au moment de l'explosion. Il se trouva propulsé contre la jeune femme et fit tomber la chaise. Des éclats de verre balayèrent la pièce.
Joy encaissa le choc sans broncher. Ceci n'était rien en comparaison de son présent abîme de douleur. Du coup, elle ne comprit pas sa chance. Jim l'avait protégée des milliers de projectiles tranchants qui gisaient par terre. Il se releva sur les genoux et tatant délicatement son cou et son cuir chevelu, fit état de ses blessures.
"Vos amis sont stupéfiants, mademoiselle Arden. Ce sont des adversaires très intéressants. Malheureusement pour eux, ils ignorent la donne du jeu."
Il se mit complètement debout, puis redressa la chaise de Joy. La jeune femme se retrouva nez à nez avec son tortionnaire. Des filets de sang coulaient autour du visage du vieux baroudeur. L'un d'eux cheminait du front jusqu'à la commissure des lèvres.
Apercevant le regard effaré de la jeune femme, Jim s'excusa immédiatement. Il ajouta, en se tamponnant le visage :
"C'est à cause d'une vieille blessure. J'ai une plaque métallique sur une bonne partie de la tête. Le cou et la base du crâne ne sont pas protégés, mais il faut croire que j'ai de la chance. Pour le moment, je me sens bien. Pas de vertige ! Je vous en prie, mademoiselle Arden, reprenons où nous en étions."
Il porta la main à son oreillette. Il s'exclama d'une voix enjouée :
"Quel heureux hasard ! On m'apprend à l'instant que monsieur Winch vient d'entrer dans le bâtiment par la porte des invités d'honneur. Une balle a même fusé à quelques centimètres au-dessus de sa tête. Si, avec ça, il se doute de quoi que ce soit !"
Jim se baissa et ôta le bâillon de Joy.
"Il est temps de parler des choses sérieuses, mademoiselle Arden, reprit-il d'une voix glaciale. Monsieur Winch, votre employeur, mais aussi l'un de vos amis les plus chers, va entrer dans cette pièce dans quelques minutes," fit-il en désignant l'entrepôt en contrebas.
Joy écouta son tortionnaire lui expliquer le traquenard. Largo la verrait et avancerait vers l'issue qui se trouvait en dessous d'elle. Il devrait traverser l'entrepôt où l'attendaient les hommes de Jim. Le vieux loup n'aurait qu'à prononcer un mot pour garantir la sécurité de son plus précieux ami.
"Nous vous avons observé pendant des semaines. Nous avons surpris les regards, les attentions, les gestes, la douleur qui vous unit à lui."
La jeune femme savait ce qu'elle avait à faire. Même en coopérant, elle n'aurait pas la certitude de sauver Largo. Les conversations avec ses collègues de la CIA sur les chantages manqués et les otages perdus lui revinrent en mémoire. La dure leçon de la vie que son père lui avait inculquée la confortait dans la décision à prendre. Elle devait envoyer Jim au diable et assumer la mort de Largo. Quelle que soit la question de Jim, quels que soient les malheurs que son silence à elle épargnerait au monde, elle devait considérer ce sacrifice comme dérisoire.
Mais des images, des sons, des odeurs, des intuitions de présence s'imposèrent à elles.
Le sourire et les parfums de Simon, ses chemises bariolées et les cris de dégoût qu'elle poussait pour l'agacer. Simon, si vivant.
La sobriété vestimentaire et le mutisme studieux de Georgy, ses trop rares éclats de rire que son abstinence émotionnelle rendait très, très précieux. Immuable Georgy ...
Le Yougoslave était le plus difficile à cerner.
Il y avait l'homme d'affaires humaniste dont les paroles enflammées se concluaient toujours par des actions engagées et réelles. Il croyait fermement en un monde équitable et œuvrait pour ses idées sans se soucier des obstacles. Et il y avait l'ami, le proche, le confident, celui que Joy avait rêvé d'avoir près d'elle depuis toute petite, celui que tout le monde souhaitait avoir ses côtés. Il était si entêté dans son attachement qu'il avait donné foi en lui-même à cet incorrigible vaurien de Simon et bousculé la tranquille indifférence de Georgy.
Croirait-elle en quelque chose si leurs routes ne s'étaient pas croisées ?
Il était parfois des êtres capables de changer le cours de l'histoire et la face du monde. Largo était de ceux-là.
Joy l'admirait, l'adorait presque. La force de cet homme la subjuguait. Au fond de son admiration, il y avait un autre élan, violent et impérieux. Mais qu'en était-il réellement ? Peut-être trouverait-elle une réponse dans ce singulier maelström d'émotions qu'elle redoutait d'affronter ?
La question lui parut soudain dérisoire. Dans quelques secondes, elle mourrait d'une balle dans la tête. Exécution réglementaire. Ne pouvait-elle faire abstraction d'elle-même ? Largo devait vivre.
Elle humidifia ses lèvres.
"Que voulez-vous savoir ?"
Georgy plaqua le jeune homme contre le chambranle de la porte. L'élan aggrava le choc et les deux protagonistes ne parvinrent pas à retenir un cri de douleur.
Le Russe recula un peu pour frapper son ennemi, mais l'homme en profita pour raffermir sa prise sur la crosse du pistolet. Le coup que Georgy préparait se transforma en volée et arracha l'arme des mains du jeune homme. Elle atterrit à cinq mètres de là, près du corps du second garde. Sans défense, le Russe ne put éviter le coup de poing rageur et fut projeté dans la pièce. Il se maintint debout avec peine.
Un dixième de seconde.
Ils se jaugèrent.
Le briscard luttait contre les élancements de son épaule. Les heures de sommeil en retard menaçaient de s'abattre sur lui à tout instant malgré les amphétamines qu'il absorbait depuis plusieurs jours.
Le novice peinait à maintenir son équilibre. Sa blessure à la tête l'handicapait et il ne devait qu'à son entraînement intensif de tenir encore debout.
Deux dixièmes de seconde.
Ils n'étaient pas en mesure de tuer qui que ce soit à mains nues. Il leur fallait une arme et il n'y en avait qu'une seule à leur portée.
Trois dixièmes de seconde.
Ils se toisèrent. Lequel céderait le premier et se précipiterait vers le pistolet ? Cet affrontement éroda leurs nerfs sitôt commencé.
Georgy saurait attendre. Il avait l'habitude de réfréner ses impulsions, de garder la tête froide et de choisir le bon moment. Le jeune craquerait en premier.
Sept dixièmes de seconde.
Le Russe admira le calme de son ennemi et les symptômes qui trahissaient son impatience. Il orna ses lèvres d'une expression légèrement moqueuse.
Dix dixièmes de seconde.
L'autre céda. Georgy se jeta sur son dos pour le rouer de coup avec son unique poing valide. Le jeune homme encaissa, puis se baissa brusquement. Il saisit un débris en bois, probablement un pied de table et se redressa un peu à l'écart. Georgy se retourna et lui fit face.
Il comprit tout de suite. Son bras était une faiblesse facile à exploiter. Il n'aurait pas le temps d'aller vers le pistolet. Il se jeta encore une fois sur son ennemi.
Les deux hommes entrèrent dans une danse saccadée. Georgy avait agrippé l'arme de fortune et tentait de l'arracher à son ennemi.
Le jeune homme se mit soudain à injurier le Russe. Les insultes furent sans effet. Alors il lâcha brusquement le gourdin et attrapa le bras gauche de Georgy sans ménagement. Un premier cri de douleur mourut dans la gorge du Russe. Celui-ci tenta un coup de pied sur une jambe, mais il perdit son équilibre et trébucha.
Le jeune homme le retint par le bras et le contraignit à se maintenir debout.
Georgy lâcha un râle de douleur. Il n'y avait plus pour lui que le feu de son épaule gauche. Il serra les dents et tenta de réguler sa respiration. Il tomba à genoux. Il était à la merci de son ennemi.
« Joy ! Joy ! Pardonne-moi ! », songea-t-il.
Ouvrir les yeux. Si on ne voit pas le danger, on ne peut le combattre.
Ce vieux précepte remonta absurdement à la lisière de sa conscience. Il se força à ouvrir les yeux.
Un dixième de seconde.
Le mort était vivant ! Le second garde pointait une arme vers lui.
Deux dixièmes de seconde.
Il lui fallait balayer la douleur, impérativement ! Penser à Joy, penser à Largo qui comptait sur lui, penser à Simon qu'il remplaçait, penser à Cécile en nuisette ! Penser à Joy !
Trois dixièmes de seconde.
Georgy bondit sur ses jambes et tira sur le bras du jeune homme pour le faire basculer devant lui. Il croisa le regard du demi-mort. Les mouvements étaient d'une lenteur exaspérante et Georgy craignit un instant de n'avoir pas le temps de se protéger.
Dix dixièmes de seconde.
L'homme avait appuyé sur la gâchette. Son champ de vision était entièrement accaparé par le regard bleu glacé de l'homme à abattre. Ces yeux-là n'appartenaient définitivement pas à son camp. Il mourut avant de voir le projectile percer l'abdomen de son chef. L'impact projeta Georgy et le cadavre par terre. Le Russe repoussa le cadavre avec peine. Puis il perdit connaissance, terrassé par la douleur et la fatigue.
Dans les couloirs, Largo progressait à l'instinct. Le sol était crasseux. La lumière était chiche. L'aventurier stoppa soudain devant une porte entrouverte. Il avait aperçu Joy.
Il aurait voulu s'élancer à son secours, mais un pressentiment le retint.
Depuis son entrée dans le bâtiment, il n'avait abouti à aucune impasse. Il avait été droit au but, devant cette porte d'où il ne pouvait manquer d'apercevoir Joy ligotée sur une chaise avec un inconnu qui marchait derrière elle. A bien y réfléchir, il avait toujours bifurqué vers le couloir le plus éclairé, les autres étant plongés dans une obscurité opaque. Habituellement, il s'égarait bien deux ou trois fois avant de trouver le bon chemin.
Il y avait aussi cette balle qui était passée très près de lui, comme si le tireur avait attendu le dernier moment.
Largo observa plus attentivement la salle à travers l'entrebâillement de la porte. Elle était grande et a priori entièrement encombrée de caisses. Joy se trouvait derrière une véranda en hauteur.
Ces éléments mis bout à bout instillèrent subitement un doute au sujet de la spontanéité du sauvetage. Pouvait-il s'agir d'un traquenard ? Il y avait une multitude d'autres façons plus simples de procéder. Et puis Cécile avait trouvé la planque toute seule. Largo résolut de faire preuve de plus de prudence qu'à l'accoutumée.
"Il ne saurait tarder à arriver. Il a passé le dernier capteur de mouvement il y a vingt-cinq secondes."
Joy cilla. La porte du fond s'ouvrait. Elle reconnut la mèche blonde familière qui parvenait si facilement à l'exaspérer.
Largo s'avança dans l'entrepôt et stoppa net. Il écoutait. Il fit quelques pas, circonspect. Il semblait redouter quelque chose. Avait-il aperçu ou entendu les hommes de Jim ?
"Allons, mademoiselle Arden. Il est temps."
Joy écouta la question tout en suivant la progression étonnamment prudente de son patron. Lorsque Jim eut terminé, elle fut saisie de terreur. Cela datait d'après son départ à la CIA ! En contrebas, Largo arrivait dans une zone découverte.
Jim se plaça subitement devant sa prisonnière et lui saisit le menton. Il ne pipa mot. Son regard vrillait la jeune femme.
"Matherson.
Il a repris le service santé ?
Barclay est trop introverti. Il n'a pas l'autorité nécessaire pour retirer des agents du terrain. Certains le prennent très mal.
Foutaises. "
Le briscard lâcha le menton de la jeune femme et se plaça à côté d'elle. Largo avait avancé jusqu'à un abri où il était en sécurité relative. Il leva les yeux vers sa garde du corps. Malgré la distance, Joy y aperçut une lueur d'encouragement.
"Je vous jure que c'est Matherson. Il n'y a aucune autre possibilité.
Possibilité ? Mais c'est d'une certitude dont j'ai besoin."
Joy décida de jouer son va-tout. Mais avant qu'elle n'eût entrouvert les lèvres, un coup de feu éclata en contrebas.
"Non !"
Largo riposta du mieux qu'il put. Il était cerné. Ses chances de s'en sortir vivant venaient de disparaître.
"Largo !"
L'aventurier se recroquevilla dans son abri de fortune. Il ne pouvait plus tirer.
Joy hurla de rage.
Ce fut alors que la personne la plus inattendue et la plus imprévisible qui soit entra en scène. Son apparition plongea la jeune femme dans un mutisme extatique. Simon venait de surgir de la porte du fond. Il courut en direction du premier homme. Il l'abattit au troisième tir. Il se tourna alors pour constater qu'il était devenu la cible d'un autre tireur. Il se rua derrière une caisse.
Dans le même temps, Largo, sans trop comprendre la raison de ce retournement de situation, tenta une sortie. Il se tint bientôt au milieu d'un espace dégagé en faisant feu à tout-va.
"Largo ! Derrière toi !"
Le milliardaire obtempéra. Simon se précipita d'entre les caisses et vint se coller dos à dos à son meilleur ami. Ils entamèrent un ballet funeste, tournant et tirant sans aucune protection. En l'espace de quelques secondes, tout fut terminé. Les deux compères baissèrent leurs armes tandis que le silence retombait. Ils se précipitèrent vers la sortie qui devait mener à Joy.
Derrière la véranda, la jeune femme célébrait son bonheur en pleurant. Jim contemplait son échec, atterré.