UNE RIVIERA POUR JOY
Vingtième partie



Georgy tendit les lunettes infrarouges à Largo, puis se retourna vivement sur le dos pour regarder le ciel à travers la ramure des arbres. Le jour allait bientôt se lever.
"Ce gadget est formidable, lâcha Largo en ajustant l'appareil. Tu l'emportes partout avec toi ?
Chaque fois que je peux, mais il est assez compliqué à faire passer en douane. C'est tout de même du matériel militaire. "
Largo se tut et se concentra sur le bâtiment délabré.
"Ils sont quatre à l'extérieur, tous armés de pistolets mitrailleur.
Il y en a un cinquième de l'autre côté du bâtiment.
Comment le savez-vous ?" demanda Penolo.
Dans le même temps, il arracha une baie rouge sur un petit arbuste. Cela faisait vingt minutes qu'ils restaient dissimulés dans des haies à observer l'ancienne gravière. Pen avait hâte de passer à l'action.
"Arrêtez de jouer avec ça ! C'est toxique !"
L'intéressé fixa Georgy, interloqué.
Regardez attentivement les feuilles de cet arbuste. C'est du fragon.
"Ô miséricorde ! Le « petit houx » de mademoiselle Thompson. Le machin à feuille trucmuche qui ne fleurit qu'en hiver. Heureusement que vous êtes là, monsieur Kerensky, j'ai bien failli oublier ma leçon, rétorqua l'espagnol en imitant le ton professoral de Cécile. C'est donc grâce à cette belle plante que vous avez trouvé cet endroit ? Elle paraît très banale, vue de près. "
Georgy aurait voulu ne pas répondre, mais cela eût été un manque de courtoisie :
"Elle n'y est pour rien, fit-il d'un ton égal.
Le sieur Sertal s'était en effet montré trop enthousiaste, à moins que ce ne fut là l'emportement de Cécile. La fameuse plante était relativement courante dans la région. A l'exception de l'indispensable présence d'arbres autour de l'endroit recherché -le « petit houx » préférait l'ombre et les sous-bois -, elle n'avait guère contribué aux recherches.
Les clichés satellites n'ont rien donné ? demanda Largo, étonné.
Les défenses du centre du Middle West ont vaillamment résisté", railla Georgy.
Le russe sentit soudain une grande lassitude l'envahir. L'aube approchante agissait sur lui.
« Pas maintenant ! », songea t-il. « Je suis à cours d'amphétamines. »
Cécile a trouvé seule, à l'ancienne. Mais il n'en aurait pas été de même si Cardignac n'avait pas bousillé mon ordinateur.
Ses compagnons le fixèrent, encore plus étonnés. A leur départ, la jeune femme avait laissé entendre qu'elle n'était là que pour la logistique : elle leur avait confié un panier-repas et des vêtements pour Joy, et une thermos pleine de café pour eux, non sans avoir tenté de leur faire prendre un petit-déjeuner. Elle avait jeté un regard empesé de reproches au stoïque Georgy pour oser prendre part à l'opération dans son état de fatigue avancé.
"Je plains John Sullivan, conclut Penolo. Et ce cinquième homme ?
Il a emprunté une cigarette et il est parti fumer à l'abri des regards.
L'aube est proche, il a besoin de nicotine pour tenir le coup, avança Largo. C'est bon pour nous.
Oui et non. Ils sont au moins aussi nombreux à l'intérieur et ceux-là sont reposés.
A trois contre dix, calcula Pen.
Au minimum. Il va falloir opérer en douceur."
Il élaborèrent un plan, puis se mirent en marche.



Jim dansait.
"Ouvrira, ouvrira pas ? Ouvrira, ouvrira pas ?"
Il brandissait la boîte blanche à quelques centimètres du visage de sa prisonnière, puis la reprenait et l'agitait en lançant :
"Surprise ! Surprise !"
L'aube était bien avancée. Joy était dans une phase d'éveil. C'était une notion toute relative, dans le sens où le sommeil l'appelait violemment, mais les douleurs de son corps ou de son esprit étouffaient ce besoin pour de courts instants. En l'occurrence, la faim lui tailladait l'abdomen.
Pendant que Jim tripotait la boîte, le plan de Habouf se révélait dans toute son efficacité. Habouf était le nom de l'homme que Jim avait exécuté, celui qu'elle voyait mourir dans son cauchemar.
Le repas avait assuré la satiété de la jeune femme et la toilette lui avait rendu un semblant de dignité. Elle avait profité de cette trêve, mais cela l'avait amenée à baisser sa garde. Lorsque Jim l'avait rattachée à cette chaise maudite, sa détermination avait faibli. Lorsque, quelques heures plus tard, la faim s'était manifestée pour la première fois, obsédante, elle avait manqué de fléchir. Lorsque son corps avait joué son rôle et qu'elle avait souillé ses vêtements propres, une fêlure insignifiante s'était formée sur le bord de son esprit. Lorsque Jim avait brandi la boîte, la fêlure s'était brusquement étendue et depuis, elle ne parvenait plus à contenir ses angoisses.
La mort d'Habouf n'arrangeait rien. Joy avait vu en lui un interlocuteur raisonnable. Elle avait entraperçu l'espoir d'une négociation, son âme contre la vie de Largo. Elle avait été prête à livrer tout ce qu'elle savait sur la CIA. Habouf l'aurait crue. Il aurait eu d'autant plus confiance en elle qu'il aurait disposé d'une menace imparable : Largo Winch n'oubliait pas. Un appel qui aurait évoqué le nom de Joy, aurait suffi pour l'amener dans un endroit désert et l'exécuter, même dans plusieurs années.
Joy n'avait pas tenté de parler avec Jim. Tout d'abord sous le choc de la mort de Habouf, elle s'était tue, en deuil de l'unique échappatoire qui s'était offerte à elle. Le bâillon avait ensuite rempli son office. De toute façon, il n'aurait pas écouté.
Cet homme était pour le moins atypique, avait-elle songé plus tôt dans la nuit. Il abhorrait les générations nouvelles et les techniques sophistiquées qu'elles espéraient fièrement imposer aux vieux de la vieille. Pourtant, il semblait suivre à la lettre les instructions de feu-Habouf. Il harcelait sa prisonnière en suivant un schéma qu'il ne pouvait avoir élaboré lui-même. Il prônait la violence de l'ancienne école, mais appliquait avec soin les méthodes modernes de psychologie. En un sens, il n'était rien moins qu'un opportuniste et sa carrière devait être basée sur les compromissions aux pratiques en vogue du milieu. Il était curieux que cet homme qui avait assassiné son supérieur hiérarchique et se devait donc de réussir cette mission, continue d'utiliser un mode d'opération qu'il maîtrisait peu.
"Ouvrira, ouvrira pas ?"
La boîte blanche contenait le téléphone portable de Joy. Georgy aurait pu le localiser, même éteint, alors Jim utilisait cette boîte spéciale pour rendre l'appareil invisible. Et bientôt, il l'ouvrirait. Ce serait au moment où la fatigue se ferait sentir avec le plus de violence : à l'apparition du soleil, dans l'enchantement sobre du levant qui avait accompagné, vingt-quatre heures plus tôt, son évasion manquée, ou plusieurs heures après, dans la froide lueur du jour lorsqu'au plus profond de son abattement, elle le supplierait de cesser l'affrontement.
Bientôt, Largo serait là.




Intel Unit