UNE RIVIERA POUR JOY
Deuxième partie
Georgi ne rejoignit pas tout de suite son antre. Il avait projeté de faire un détour par le bureau d'une certaine « secrétaire comme il faut ». Sa présence dans l'immeuble ce matin, alors qu'il était à peine rétabli, aurait pu se justifier par cette visite à elle seule. Mais il avait, bien entendu, quelques vérifications de la plus haute importance à effectuer avant d'entamer le week-end.
Il arriva dans le couloir et il vit la porte ouverte. Elle la laissait fréquemment ouverte, comme si l'agitation frénétique des hommes d'affaires et de leurs subalternes la stimulait. Elle ne s'enfermait que pour les travaux importants et délicats. Comme pour l'élaboration du café, en journée, lorsque la cafetière s'était subitement vidée de la totalité son contenu.
Le matin, la porte ouverte ne laissait pénétrer que le silence des couloirs déserts et sereins. Alors, elle préparait le meilleur breuvage de la journée. Raison de plus pour ne pas laisser la corne d'abondance se vider de trop avant d'agir.
Elle était concentrée sur l'écran et déplaçait la souris de façon très appliquée. Elle frappa quelques caractères sur le clavier et ressaisit la souris pour un clic ultime. Elle tourna alors la tête vers l'imprimante qu'elle avait installée sur le meuble le long du mur opposé. La cafetière crachotait à proximité. Le parfum délicat et corsé embaumait jusque dans le couloir. Cette odeur seule exaltait les gorges et rappelait les sensations chaleureuses et sensuelles de l'ambroisie savamment préparée .
Il aperçut l'extrémité de sa langue toute rose entre ses lèvres : un signe de concentration absolu. A ce jeu, Largo et sa retraite au Tibet étaient de loin surpassés !
Le russe posa son sourire le plus charmeur sur son visage et fit son entrée.
« Mademoiselle Thompson ! Inébranlable et efficace. »
Cécile se retourna brusquement, surprise par cette intrusion. Sa langue regagna prestement son emplacement légitime. A la stupéfaction, succéda une lueur combative dans ses yeux délavés.
« Monsieur Kerensky, vous êtes déjà rétabli ? J'ai entendu parler de votre « mésaventure ». »
Elle se leva et contourna le bureau. L'interruption du russe ne saurait la perturber dans l'accomplissement de son travail.
« Rien de plus qu'un léger malaise. Mais je vais parfaitement bien à présent », fit-il, tout sourire.
Elle se saisit des feuillets tout frais imprimés et les déposant avec soin dans une chemise, continua à badiner, un peu trop affable.
« Que vous êtes solide. Rien ne vous arrête, semble t-il.
- En effet. J'ai peu de faiblesses, mais celle-ci est un péché plus fort que ma volonté. »
Cécile s'occupait à présent de la cafetière qui terminait sa tâche.
« Mais comment se fait-il, Mademoiselle Thompson, que le délicieux nectar qui charme mes journées ne soit pas encore prêt ? Vous êtes bien plus matinale, habituellement. »
Elle ne le regarda pas, mais elle arrêta son occupation présente très visiblement. Elle inspira, rageusement cambrée, puis reprit le rangement de son nécessaire à café.
« J'ai laissé Monsieur Sullivan dormir une heure de plus. Il en avait besoin. Et à présent, je vais lui apporter un café tout frais pour sa réunion avec Monsieur Winch.
- Ca ne fonctionnera pas. Je suis à peu près certain qu'il vérifie son réveil tous les soirs. Il est debout depuis au moins six heures ce matin.
- Pas cette fois. J'ai demandé à Jo et Fred de trafiquer le dit-appareil. Ils ont grillé quelques circuits, tiré sur tous les fils et le tour était joué.
- Vous n'avez pas le moindre scrupule, vous savez ça ! »
Georgi avait dit ça avec moins de détachement qu'il ne l'avait voulu. Elle sourit légèrement, le coin des lèvres lourd de sous-entendus, tout en remplissant un petit broc avec le liquide noir. Elle referma la cafetière-thermos avec son couvercle et se saisit de la pile de documents qui attendait sur le coin de son bureau.
« Mon pot à café reste où il est. Et son contenu aussi. » jeta t-elle avec un sourire très froid et peu amène, puis elle quitta la pièce en direction de l'ascenseur.
Georgi resta dans le bureau. Il aurait préféré la regarder marcher dans le couloir, mais l'odeur du café était bien trop tentante. Il se servit dans la tasse de la demoiselle, un exemplaire de vaisselle bon marché sur lequel s'ébattaient quelques chatons bleus.
Il s'assit sur le fauteuil de la secrétaire et savoura le plaisir à venir en plaçant la tasse juste sous son nez, laissant la sensualité corsée remonter le long de son système nerveux, excitant ses muscles las et son épine dorsale.
Il préleva une minuscule quantité sur ses lèvres, tâtant la température du liquide et la puissance de l'arôme. Prélevé juste à la source, dans la réserve personnelle de la reine mère. Aucun risque qu'il soit empoisonné, celui-là ! Et elle ne l'attendait pas avant lundi, autre garantie de salubrité.
Il but une gorgée, la laissa rouler sur sa langue et l'avala lentement. La chaleur envahit sa poitrine et le plaisir son vieux corps endolori par deux jours et une nuit de crise ininterrompue. Il avait beaucoup dormi la nuit précédente, mais ça ne suffisait pas. Sale peste ! Elle défendait bien son territoire !
Il promena son regard sur la pièce. Elle était quelque peu spartiate. En dehors du bureau, deux meubles occupaient les murs en face de lui et au fond de la pièce. Les stylos étaient parfaitement alignés et aucun objet personnel n'ornait le plateau.
Il huma encore le café, se laissa envelopper par le caractère puissant et posé du Moka Sidamo.
Il n'était pas parfumé. Sullivan le lui avait formellement interdit depuis qu'il avait compris d'où provenait le « goût de produit à détartrer ». Ni cardamome, ni badiane, pas la plus petite épice n'était tolérée. Elle obtempérait, mais ne l'acceptait pas très bien.
Il revint à Cécile. Elle avait échangé sa garde-robe d'une autre décennie contre une plus moderne, mais qui restait dans des tons extrêmement discrets. Aujourd'hui, par exemple, elle portait une robe en laine grise droite sans manche qui masquait ses formes, avec un pull moulant à col montant et un collant opaque, tout deux blancs cassés. De sa peau, on ne voyait que ses mains et son visages, comme à son habitude. Fausse pudeur ou austérité naturelle ?
Elle n'en était pas moins extrêmement charismatique.
Jo et Fred faisaient partie de l'équipe permanente d'entretien depuis de nombreuses années. Ils avaient essuyé les remarques acerbes des directeurs de service, sous-directeurs, chefs et mêmes des simples employés qui défilaient dans l'immeuble, alors qu'eux restaient – parce que le travail était plutôt bien payé. Et elle les avait convaincus de l'aider.
Elle avait aussi magnifiquement retourné la situation avec les autres secrétaires. A son arrivée, elle avait été désorientée par le matériel résolument moderne mis à sa disposition. Cela lui avait valu les railleries de certaines consoeurs acariâtres. Elle avait étudié son matériel sous toutes ses coutures jusqu'à le maîtriser complètement et désormais, elle aidait ses collègues pour tous les problèmes informatiques, y compris et surtout les pimbêches jalouses de ses facultés d'adaptation et d'apprentissage. C'étaient ses facultés qui l'avaient propulsée au rang d'assistante personnelle, alors que Sullivan s'en était très bien passé jusqu'à présent.
Cécile était une jolie fille, sans excès. Son visage régulier était charmant, mais ses yeux d'un bleu trop clair perturbaient ses interlocuteurs. En revanche, sa stature attirait les regards et sa démarche régalait les yeux. Mais elle devenait réellement attirante lorsqu'elle était furieuse. Il se souvenait du jour où elle était descendue dans le bunker, le lendemain du cambriolage. Cambrée à l'excès, altière, son visage devenu anguleux, elle l'avait interpelé avec ses yeux blancs comme de la glace.
Le café était délicieux. Il n'en avait pas goûté de tels depuis très longtemps. Il but encore, enivré. Quelle force ! C'était la première fois qu'elle s'essayait au Moka. Il jeta un oeil aux bouteilles d'eau minérale. Elle disposait d'une réserve impressionnante, en particulier pour un produit si coûteux.
Le breuvage évoquait parfois en lui son ancienne vie au KGB. Les préparations des missions, les nuits entières passées à régler tous les détails, se préoccuper des broutilles qui pouvaient tout faire échouer. Il leur était difficile de garder l'esprit alerte et les yeux ouverts sans se doper à la caféine. Le goût d'antan. Mais ce n'était objectivement pas possible.
A ses yeux, c'était un jeu du chat et de la souris. Elle rusait pour l'empêcher d'approcher et il rusait en retour. Elle gagnait rarement. Parfois, il cédait à sa gourmandise et vidait toute la cafetière. Elle piquait alors des colères froides. Il savait très bien pourquoi elle refusait de partager, elle le lui avait expliqué à maintes reprises, arguments à l'appui, ses yeux plus laiteux que jamais, ses boucles brunes dansants comme le feu malgré sa stature immobile et ses postures ensorcelantes. Rien que pour ce spectacle, Georgi aurait continué de chaparder dans la thermos jusqu'à la fin des temps. C'était puéril, certes, mais terriblement excitant.
Cécile jouait les grandes organisatrices, pour le plus grand bonheur de Sullivan. L'executing manager se reposait entièrement sur elle pour les détails pratiques. Comme s'il n'attendait qu'elle.
Elle était efficace et rigoureuse. Et dure également. Il fallait l'être pour tenir tête à Cardignac. Les deux se heurtaient fréquemment. C'était sur ce point que l'esprit soupçonneux de Georgi refusait de se taire. Une telle dureté était souvent le fruit d'une très grande ambition, et de sa position actuelle, la jeune femme pouvait espérer atteindre les sommets très rapidement.
Il y aurait bientôt un autre requin des affaires dans les couloirs du groupe W, forgé par Sullivan qui ne se doutait sûrement de rien et qui croirait être le seul initiateur de sa carrière fulgurante. Elle tourmenterait une jeune assistante pour lui apprendre à préparer le café comme il faut, à moins qu'elle ne décide de perpétuer le rituel elle-même, par crainte des déceptions qu'engendrerait la délégation. Il ne serait pour lui plus question de goûter à cette ambroisie.
Il se délecta du fond de la tasse. Ce ne serait pas la dernière. Il ne pouvait raisonnablement cesser leur joute en lui laissant la victoire. Il continuerait encore quelques temps, mais pas trop, parce que Largo finirait bien par se douter qu'il ne faisait pas ça que par gourmandise. Puis il reviendrait à la mixture de Simon, pas aussi infecte qu'il l'avait déclaré tantôt, mais tellement anodine.
Il songea soudainement : « Je pourrais peut-être négocier un accord. », mais il secoua immédiatement la tête. Aucun espoir pour elle. Il soupira et reposa la tasse à côté du petit pot à café.
Il se leva, quitta le bureau et prit la direction de l'ascenseur. Quand les deux portes coulissèrent, Cécile se précipita, droite comme un I et la mâchoire serrée à briser des noix. Ses yeux étaient voilés. Georgi reporta son attention sur l'intérieur de l'ascenseur et aperçut Cardignac tiré à quatre épingles, mais peu fier. La russe entra, appuya sur le bouton « -3 », puis entreprit d'afficher le sourire le plus cordial qu'il se connaissait. La joue de Cardignac était cramoisie.
Joy tira la main du gros balourd de toutes ses forces. Il finit par prendre pied sur le haut du talus et s'écroula sur le sol caillouteux, complètement épuisé.
« Je t'ai connu plus en forme, fit la jeune femme, un peu essoufflée.
- Ca faisait trente-cinq minutes que je conduisais comme un fou dans ces petites routes de montagne. Ca épuise, martela t-il. Et le ciel est entre chien et loup. Je n'aime pas le rallye dans ces conditions.
- Personne n'aime conduire à la tombée de la nuit. »
Joy se laissa tomber sur le sol, à côté de Simon. Elle avait été brinquebalée dans la voiture pendant plus d'une demi-heure et n'était guère plus en forme que son compagnon. La grimpette du talus n'était résolument pas bienvenue, mais hélas, nécessaire.
Ils regardèrent la grosse voiture noire prisonnière du fossé opposé, une vingtaine de mètres devant leur propre véhicule, fracassé de toutes parts. Les passagers n'étaient pas encore sortis et tous deux estimaient que c'était bien ainsi.
« Que fait-on maintenant ? demanda Simon, conscient de l'expérience de la jeune femme en la matière.
- Le mieux est de rejoindre un lieu habité. On téléphone pour appeler un taxi et on prévient Largo. On avisera du reste plus tard. »
Simon se redressa soudain, plein d'énergie.
« Que nous sommes bêtes ! Nos portables ! »
Et il brandit victorieusement l'amas de plastique et de silicium, symbole ultime de la civilisation. Il déchanta rapidement. Joy le regarda tristement :
« C'est la première chose que j'ai vérifiée. Le signal ne passe pas. Nous sommes encaissés et loin de tous ré-émetteurs. »
Simon se rassit piteusement.
« On est mal barrés, non ? »
La jeune femme sourit faiblement. Qu'il pouvait être attendrissant avec ses airs de gamin sans défense !
« Un peu de marche ne te fera que du bien. Viens, nous allons remonter vers le col par la route. »
Un vrombissement se fit entendre dans le lointain. Le bruit du moteur résonnait entre les deux parois de la vallée et portait loin.
« Notre jour de chance ! » avança Joy.
Simon aurait voulu en être aussi persuadé qu'elle. Mais la musique mécanique lui rappelait certains échos. D'un geste, il fit taire la jeune femme et se concentra. Quelques secondes plus tard, il ne doutait plus.
« D'autres ennuis en perspective. C'est le même moteur que l'autre voiture, fit-il sombrement en désignant la masse métallique tout près d'eux qui disparaissait lentement dans la pénombre. Il est arrangé de la même façon, c'est absolument certain.
- On disparaît ! »
Ils entamèrent alors l'ascension de la colline qui les surplombait. Ils courraient frénétiquement, dérapant dans les cailloux. La pente était raide. Ils s'accrochaient aux buissons tenaces qui leur entaillaient les mains. Le son sinistre du moteur surgonflé s'amenuisait parfois, dans un virage de la route ou un creux du relief, mais il revenait toujours et en plus fort. Vint un point où la mécanique fit vibrer toute la vallée, y compris leurs propres entrailles.
Ils ne parvinrent pas au sommet à temps. La voiture ralentit au niveau de celle qu'ils avaient quittée, puis s'arrêta près de l'autre véhicule. Ils se terrèrent dans les rochers, aplatis au possible, instinctivement serrés l'un contre l'autre à cause du froid qui devenait mordant, et observèrent leurs poursuivants, désormais tout juste visibles.
Ils étaient cinq et descendirent tous de la berline. Des carrures de gorilles, habillés en noir, chemises et costumes. Ils devaient être armés. Bourreaux et croque-morts dans le même temps. Ils examinèrent tout attentivement, de puissantes torches au poing. Finalement, ils se réunirent et il y eut un conciliabule. L'un des hommes remonta dans la voiture et repartit par où ils étaient arrivés, après un demi-tour périlleux sur la route qui ne s'était pas élargie d'un centimètre. Il disparut dans un bruit de tonnerre.
Les quatre hommes restants balayèrent de leurs faisceaux lumineux la colline où Joy et Simon avaient trouvé un refuge précaire, puis ils entreprirent d'escalader le talus.
Les deux fugitifs échangèrent un regard malgré l'obscurité quasi-totale. Quatre contre deux ou la montagne. Ils n'avaient guère le choix.