UNE RIVIERA POUR JOY
Douxième partie
La route humide défilait sous lui à toute vitesse. Une tentative de suicide, voilà ce que c'était ! Largo s'amusait à lancer sa machine de plus en plus vite dans les virages serrés. Il sentait que la moto était en quasi permanence aux limites du dérapage, mais il en gardait le contrôle.
L'adrénaline continuait de monter tandis qu'il accélérait encore et encore, s'approchant de la limite au-delà de laquelle il « passerait la rampe » et terminerait sa course au fond du ravin, dans une ultime chute vertigineuse.
Il sentit soudain la moto glisser et il accéléra pour compenser le changement de trajectoire. Il vit la rambarde de sécurité s'approcher très lentement et derrière elle, un abîme hypnotique. Il fut un instant tenté de se laisser capturer par l'oubli rassurant qui se dessinait dans l'obscurité. Mais la moto se redressa et il repartit en faisant rugir le moteur dans une courte ligne droite.
L'adrénaline, la vitesse, l'excitation, autant de compagnes qu'il avait délaissées depuis tant de mois, le ramenaient à la vie. Il se lavait des milliards que Largo Winch brassait pour redevenir le vagabond planétaire Largo Winczslav. Au diable le groupe W ! Nério devait se retourner dans sa tombe, mais Nério n'avait jamais connu le goût de la liberté.
Le jeune homme aperçut une enfilade de virages à flan de montagne. Il mit les gaz.
Largo rejeta la tête en arrière. La pluie avait repris. Elle ruissela sur son visage, derrière ses oreilles, dans son cou. Vivant. L'eau entra dans la combinaison, imbiba le chandail, coula le long de sa poitrine et de sa colonne vertébrale. Vivant. Il avait passé l'épreuve. Pas d'obstacles pour le jeter hors du grand chemin de la vie. Le destin avait décidé. Il sauverait Joy et Simon. Oserait-il quitter le groupe ?
Vivant. Et sur le point d'attraper un magnifique rhume, ou pire. Il chercha les clés de la maison dans sa combinaison. Madame Pierrotte avait loué la moto et apporté les clés à sa demande une heure auparavant à l'aéroport de Nice. L'argent était utile, parfois. Il posa le monstre sur la béquille et entreprit de gagner la chaleur de la villa.
Il fut surpris de ne pas être accueilli par Georgi. Connaissant le russe, celui-ci devait pianoter sur sa merveille portable, traquant inlassablement la piste de Joy et Simon. Il y avait une lumière diffuse dans le salon, mais pas le moindre signe d'activité. Sur le coup, Largo en fut troublé, voire inquiet. Mais il s'exhorta tout de suite au calme. Georgi était le meilleur.
Le jeune homme ôta sa combinaison et son chandail tout humide. Il sortit immédiatement un tee-shirt sec et l'endossa avec un certain plaisir. Il devenait un peu trop casanier, songeait-il tout en s'avançant vers la salle à manger.
Il s'immobilisa net, aussitôt le seuil franchi. Une arme pointait sur sa tempe droite. La poigne était ferme et il ne put tourner la tête. Une main le fouilla rapidement. Puis il ne se passa plus rien. L'inconnu semblait attendre, conservant son arme fortement appuyée sur la tête du jeune homme. Cela dura une, deux, peut-être trois minutes. En face de lui, Largo apercevait un assemblage hétéroclite de pièces technologiques posé sur une table basse. Il y avait un écran et il crut reconnaître un disque dur. L'éclairage se limitait à une lampe à pied près du canapé, il n'était pas certain des détails qu'il apercevait. Pour que l'ordinateur de Georgi finisse comme ça, c'est qu'il y avait eu du grabuge.
Il abandonna l'examen de la salle à manger pour trouver un moyen de sortir de ce mauvais pas. Il y avait une porte ouverte sur la gauche et la pièce n'était pas éclairée. Il l'atteindrait peut-être. En tout cas, il pouvait renoncer au couloir en face de lui. Il y ferait une cible parfaite.
Avant qu'il eut pris sa décision, Largo sentit l'arme s'éloigner de la tête. Dans un réflexe de curiosité, il tourna la tête vers l'inconnu. Il n'eut pas le temps de voir son agresseur qu'un violent coup de poing le propulsait en arrière. Il leva la tête et aperçut Georgi. Le russe avait l'air furieux. Il regarda Largo, puis se détourna de lui et se dirigea vers la table basse. Il se mit à pianoter sur le clavier.
- Georgi ...
- N'élève pas la voix. John et Cécile dorment, l'interrompit le russe sans quitter son écran des yeux. Je t'en voudrais de les réveiller. Ta chambre est au fond à droite, ajouta t-il rapidement comme Largo ouvrait la bouche. C'est celle de Simon.
Le jeune homme observa son interlocuteur. Le russe avait des cernes autour des yeux, sa voix était empreinte de fatigue, ses mouvements étaient marqués par le manque de sommeil. Et il l'avait frappé.
- Tu n'as jamais ressenti le besoin d'agir envers et contre tout ?
Le regard du russe se voila. Ô combien de fois l'avait-il ressentie, cet envie impérieuse de se précipiter au devant du danger, juste pour ne pas avoir à subir l'attente des ordres venant d'en haut. Il leva la tête vers son cadet.
- Si. Mais j'ai appris à réfréner mes pulsions. Je préfère rester en vie.
- Je ne pouvais pas rester à New-York.
- J'ai constaté. Et tu ne m'as même pas prévenu.
- Mais j'ai envoyé un mail différé depuis le Bunker. C'est resté dans le système, par mesure de sécurité.
Georgi soupira.
- On en parlera demain.
- Mais ...
- La journée a été longue et éprouvante, Largo. N'en rajoute pas.
Le jeune homme se tut. Ce n'était en effet par le meilleur moment pour discuter.
- Je te relève vers quelle heure ?
- Penolo sera là sur les coups de sept heures. Tout est prévu.
Le ton était formel : il n'y avait rien à rajouter. Largo capitula et s'en alla rejoindre Morphée.
Joy s'accroupit près de la porte de sa cellule en prenant soin de ne pas toucher ses poignets. Ils étaient en sang, mais elle ne ressentait aucune douleur. C'était plus qu'étrange, c'était inquiétant. Elle avait ôté sa jupe et l'avait jetée dans un coin. Jim avait pourvu à sa réhydratation, mais pas au reste. L'odeur était infecte.
Dehors, le gravier crissa. La camionnette qui avait emmené Simon revenait. Pour elle, c'était l'heure du départ. Bye bye, Jim !
Joy entrebâilla la porte. A priori, il n'y avait personne dans l'escalier, mais la prudence était une règle de base.
Tout allait bien, l'escalier était désert. Elle s'y engagea et referma la porte derrière elle. Elle attendit que son regard s'adapte à l'obscurité plus profonde que celle de la nuit mourante. Puis elle descendit silencieusement les marches, l'ouïe aux aguets.
Il y avait une autre porte en bas de l'escalier. Cette fois, elle ne laissa passer que quelques secondes. S'il y avait un garde, il ne bougerait pas avant plusieurs minutes au moins. L'attente n'apporterait rien. Elle entrouvrit la porte et plissa les yeux. Le couloir était désert et faiblement éclairé. Elle s'y engagea. A droite ou à gauche ? Au hasard.
L'entrée principale devait être proche, puisque sa cellule la surplombait. Joy devait s'en éloigner le plus vite possible et trouver une sortie de secours. Elle arriva à un croisement. Ce coup-ci, elle décida en fonction de sa direction approximative. Toujours personne. Son évasion se présentait bien.
Elle continua à marcher en s'orientant au jugé. Le bâtiment semblait complètement désert. Cela confirmait ses soupçons. Jim et ses hommes ne s'étaient installés ici que depuis quelques jours et ils en repartiraient sitôt leur mission accomplie, en laissant un cadavre derrière eux. A moins qu'ils ne brûlent son corps, ne l'enterrent ou ne l'emmènent avec eux. Ce détail revêtait une certaine importance pour la jeune femme. Elle connaissait suffisamment Largo pour savoir qu'il la rechercherait sans relâche. Un cadavre, ça permet de faire son deuil, de passer à la suite, tandis que son absence ... C'était une blessure qu'elle ne lui souhaitait pas.
Elle arriva dans un couloir comportant une enfilade de portes métalliques et épaisses. Elle en détailla une. La serrure était aveugle. Il n'y avait même pas de poignées à l'intérieur. Joy scruta rapidement l'intérieur des pièces. On ne pouvait s'en échapper. Ces pièces constituaient de parfaites geôles.
Jim aurait dû l'enfermer ici, pas dans cette pièce mignonnette d'où elle pouvait apercevoir le ciel et se bercer avec l'idée qu'elle en réchapperait. Il y avait aussi cette façon de prévoir ses mouvements. Ce fut l'élément déclencheur. Joy commença à élaborer une théorie. Il ne s'agissait pas d'un simple chantage sur la vie de ses amis. L'objectif de Jim était de la briser de façon à garantir qu'elle dirait la vérité quelle que soit sa fichue question. Elle connaissait cette technique. Elle était très efficace et parfaitement adaptée au cas « Joy Arden ». Elle expliquait aussi l'absence de douleur dans ses poignets. L'eau contenait un puissant antalgique et probablement un excitant. Joy se demanda de quels produits il pouvait bien s'agir. Au moins, pour l'instant, elle ne ressentait aucun effet secondaire.
La jeune femme décida d'en rester là de ses réflexions et de ne se préoccuper que de sa fuite. C'était le meilleur moyen pour contrer le plan de Jim. Elle s'engagea donc dans le couloir et continua à rechercher une sortie.
Elle trouva une porte. Elle était verrouillée très sommairement, cela ne lui poserait aucun problème. Elle estima le temps écoulé depuis qu'elle avait quitté sa cellule à moins de vingt minutes. Jim viendrait commenter l'aube dans cinq à dix minutes. Mieux valait se presser. Elle regarda autour d'elle, chercha un outil suffisamment lourd pour attaquer le cadenas de la porte. Cela ferait du bruit, mais elle n'avait pas d'alternative. Cinq à dix minutes, c'était aussi ce que durerait l'obscurité.
Elle trouva une pièce de moteur grasse et sale. Elle se concentra pour la soulever. La pièce n'était pas très lourde, mais Joy était dans un état de faiblesse non négligeable. Elle la lança contre la serrure avec toute la rage qui lui restait. Quitte ou double.
Le craquement de la porte résonna dans tout le bâtiment, c'est du moins l'impression que le bruitlaissa à la jeune femme. Elle ne s'attarda pas. Elle ouvrit la porte à la volée et se précipita dehors en courant. C'était maintenant que tout se jouait.