UNE RIVIERA POUR JOY
Onzième partie




Simon s'était endormi, pour de bon cette fois. Il s'était assoupi et réveillé brusquement à plusieurs reprises. Il avait du faire des cauchemars, croire qu'on l'arrachait à un éphémère répit pour une autre démonstration de force, une autre séance de torture. Cela pouvait être à cause de la douleur aussi. Ils n'y avaient pas été de main morte. Une multitude d'infimes détails confirmaient que tout son corps le faisait souffrir.
Joy s'arracha à la contemplation de son ami blessé pour reporter son attention sur ses poignets. La pause était terminée. La jeune femme faisait travailler ses liens depuis plusieurs heures et elle espérait se libérer avant l'aube. Elle laisserait ses geôliers emmener Simon. C'était le meilleur moyen pour garantir sa survie. Ils avaient besoin qu'il reste vivant et conscient. Ils ne le frapperaient plus et ne le tueraient pas. Elle attendrait qu'ils reviennent de leur expédition pour s'enfuir dans la montagne.
Une boucle se relâcha soudainement . Ce n'était pas grand chose, mais ça restait positif. Les liens étaient des fils électriques très serrés. Ils ne lui laissaient pas de marge. Ils lui entaillaient la peau. Joy avait noté que, curieusement, cela ne provoquait aucune douleur. Elle était toujours en colère, c'était une rage sourde et froide qui alimentait en elle une détermination précise et implacable.
Le plan de Jim l'étonnait. Non pas qu'elle ne s'y eut pas attendu, elle savait que tôt ou tard, quelqu'un saisirait cette faiblesse. C'était plutôt l'individu qui détonnait avec la finesse du plan. Il fallait une analyse psychologique précise partant de données fiables, pour élaborer une stratégie qui s'adaptait parfaitement à ses convolutions mentales. Jim était de la vieille école. Il vénérait la violence, savait la manipuler. C'était probablement la seule raison pour laquelle il avait été choisi pour cette mission. Il fallait que la violence qui émane de l'interlocuteur de Joy soit si profonde que l'ex-agent renonce à la négociation ou au mensonge.
Jim ne pouvait pas diriger cette équipe, analysa Joy tout en continuant de travailler sur ses liens. Il avait pourtant déjà mené des missions : ses postures, son élocution étaient celles d'un décideur. Il devait rager de ne pouvoir disposer de son libre arbitre. Ce devait être la cause pour laquelle il assénait sa prisonnière de ses rimes de mauvaise facture. Le pauvre chou avait besoin de s'exprimer ! De même, il ne s'était pas réjoui de voir Simon souffrir, il avait seulement profité d'un fugitif retour aux anciennes méthodes : la brutalité pure, sans un psychologue gratte-papier derrière son épaule pour réfréner ses mouvements.
Une autre boucle lâcha du lest. Cette fois-ci, Joy gagna réellement en liberté de mouvement : un demi-centimètre de marge pour contorsionner ses poignets jusqu'aux nœuds. Elle afficha un sourire satisfait et mauvais. Jim n'obtiendrait pas sa fichue information. Il ne lui avait pas toujours pas posé sa question, mais dans le fond, elle s'en fichait. Ca et la réponse étaient des détails insignifiants dans cet affrontement. Ce qui comptait, c'était qui l'emporterait. Car, au-delà de la victoire, dont la jeune femme ne tirerait d'ailleurs aucun orgueil, elle savait que même si elle devait s'en tirer vivante, elle ne survivrait pas aux conséquences de la défaite.
Soudain, les images de Largo et de Georgi vinrent se superposer à celle l'entrepôt et de son
maudit disque de lumière. Sa « famille » lui manquait. Ils devaient être en train de la chercher. Elle soupira, tout en se cambrant vers l'arrière. Non, elle ne le supporterait pas.



Un noir d'encre s'étendait à l'infini. L'océan, cinq mille mètres plus bas, restait invisible. Le vieux Ben volait aux instruments.
Le vol serait plus long que sur son propre jet, mais cela valait mieux que d'attendre dans le penthouse, comme un animal en cage. Largo avait contacté l'aéroport pour vérifier un point qui l'intriguait. Le mécanicien avait été très ferme : le jet devait être contrôlé avant de s'envoler à nouveau, le règlement était incontournable. Mais le pilote avait obtenu que le décollage soit avancé d'une heure. Largo avait remercié un peu sèchement et raccroché. La guigne ! Ca n'était pas le moment de faire le ménage ! Mais cela lui avait donné une autre idée. Il avait loué un autre jet et un autre pilote. Au moins, son argent lui aurait servi à quelque chose dans cette histoire !
Il avait quitté l'immeuble trente minutes après la signature du contrat, vingt minutes de ronds de jambe et dix minutes de galopade dans les couloirs déserts. Il avait empreinté une porte dérobée. La sortie était habituellement destinée à éviter les journalistes. Puis il avait rejoint JFK en taxi.
Ben l'avait très poliment accueilli. Il avait tout du « loup des airs » avec sa tenue de pilote, la quarantaine bien avancée, et vivait probablement de ses talents de pilote depuis toujours. Il s'était acquitté des formalités administratives posément et avait procédé au décollage avec la grâce précise que donnent des années d'habitude. Depuis, il restait parfaitement silencieux, savourant le plaisir du vol de nuit, sans l'aide du pilote automatique. C'était un peu fou, mais Largo aimait ça. Il avait décidé de ne pas fermer l'œil. Le bonhomme, le geste calme et expérimenté, le rassérénait. Entre la nuit profonde devant lui et les bruits feutrés provenant de l'appareil, dans la lumière des cadrans sur le tableau de bord et le silence d'un compagnon qui n'avait rien à dire, l'aventurier se sentait enfin agir.



Georgi contempla le montage : les deux ordinateurs éventrés étalaient leurs pièces sur toute la surface de la table et il devait frapper sur le clavier avec délicatesse s'il ne voulait pas provoquer de faux contacts. Mais ça fonctionnait. Certes, il manquait de puissance, mais au moins, il avançait.
Il eut un pincement au coeur en repensant à sa réaction envers la maladresse de Cardignac. Il était tombé, tout bêtement. C'était le genre d'évènements mineurs qui pimentaient l'existence de tout un chacun ; ils aidaient à fabriquer des souvenirs, à cimenter le groupe.
N'importe qui d'autre aurait eu droit à sa clémence. Sullivan, par exemple, avait beau être l'âme damnée du groupe, il lui aurait pardonné. Georgi aurait trouvé tout seul la solution et il s'en serait arrangé. Joy ou Largo, toujours attentionnés, n'auraient pas commis l'erreur. Simon ne se serait pas contenté de tomber, il fait ça avec drôlerie, avec cet humour décalé dont il était coutumier.
« Etait », avait-il dit « était » ? Oui, c'était pour ça qu'il avait voulu tuer Cardignac, qu'il avait véritablement souhaité le voir mourir lentement, douloureusement. Il n'avait pas ressenti une telle colère depuis le jour où il avait trouvé Dimitri, son meilleur ami, dans le lit d'Anya. Leur lit. A l'époque, cela l'avait comme anesthésié, effacé du monde des vivants. Aujourd'hui, la disparition de Joy et de Simon provoquait une douleur encore plus forte. Il était redevenu humain et il en payait le prix. Son âme contre leurs vies. Et après, il détruirait Michel Cardignac, ce pompeux capitaliste arrogant. Son sang bouillait d'exultation à cette évocation.
Il se laissa aller en arrière sur le canapé. Il était en train de récupérer le mail perdu quelques heures plus tôt. Cela prenait beaucoup de temps. Il avait fallu installer les logiciels sur l'appareil de Cécile, pour des questions de compatibilité, et reconfigurer complètement le système. Il ne pouvait pas modifier les paramètres du Bunker, aussi la liaison ultra-sécurisée devenait un boulet, limitant le débit avec New-York. Depuis une demi-heure qu'il était de nouveau opérationnel, l'informaticien avait consacré toute son énergie à ce message. Joy ? Largo ? Simon ? Ce pouvait être une question de vie et de mort.
Georgi se servit une crêpe dans le plat posé à terre à côté de lui. Il tourna son regard vers la cuisine. Il avait posé la liste près de la cafetière, comme convenu. Cécile n'aurait pas fait une telle idiotie. Il en était désormais persuadé. La jeune femme était méthodique, précise, incisive, toutes qualités requises pour un agent d'infiltration.
Le russe avait aperçu la violence sourde dans les yeux de la jeune femme lorsqu'elle s'était retournée après qu'il l'eût attrapée par la taille. C'était une rage venue du fond de son être qui attendait depuis toujours de se manifester, l'expression d'une colère juste et incontrôlable, une révolte. Un agent devait maîtriser ses sentiments, passer outre les injustices auxquelles il peut être confronté. Il devait accomplir sa mission. Elle n'en était pas un.
Cécile ne pouvait passer à côté d'une personne agonisante sans l'aider. Elle ne cherchait pas à s'attirer les bonnes grâces de qui que ce soit. Elle vivait, entière, et s'investissait dans ce qui l'intéressait. Elle aimait son travail, les idées de Largo et devait être fière d'apporter sa contribution à la rêverie insensée de Largo. Lui aussi avait été comme ça, il y avait très longtemps.
Cela n'expliquait pas pourquoi elle se passionnait pour l'embarquement de voyageurs dans un aéroport reculé, elle qui avait voyagé plusieurs années durant, ni une multitude d'autres détails quasi-insignifiants. Mais quels que soient les secrets inavouables qui les auraient justifiés, elle n'était pas une ennemie et c'était le principal.
Il croqua dans la crêpe. La recette était étrange, mais pas désagréable. Il y avait de la fleur d'oranger et de la cannelle, à croire qu'elle aimait parfumer tout ce qu'elle préparait, comme si elle repondait au besoin impérieux de corser son existence. Peu importe, songea t-il encore une fois, elle est de notre côté.
Il se pencha sur le montage hétéroclite qui le liait au Bunker. La récupération du mail était terminée. Les résultats des recherches qui avaient abouti durant son arrêt forcé suivaient. Un bruit se fit entendre dans l'entrée. Georgi se précipita près de la porte qui reliait la salle à manger au couloir de l'entrée, sortit son arme et se plaqua contre le mur.





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