UNE RIVIERA POUR JOY
Dixième partie
- Qu'est-ce que c'est que cette horreur ?
- C'est du poisson piquant, répondit Cécile d'un ton léger.
Georgi retint un sourire. La soirée tenait toutes ses promesses. Tout d'abord, Cardignac s'était précipité vers la cuisine en vociférant qu'il ne mangerait pas de « fondue aux fromages » comme la secrétaire l'avait annoncé. La jeune femme avait lâché « entendu » avec un sourire fendu jusqu'aux oreilles en plaçant une pile d'assiettes dans les bras de l'avocat. Elle s'en était retournée aux fourneaux, petit tablier sur tenue de ville, sans se soucier d'être obéie. Et là, Michel avait fait quelque chose de tout à fait stupéfiant. Il avait porté sa pile d'assiettes jusqu'à la table du salon et avait commencé à la dresser. Là où on attendait un banal lâcher de vaisselle sur le sol de la cuisine, l'ambition débordant du requin numéro un du groupe W s'était canalisée dans l'alignement des couverts et le pliage de serviettes. Il s'y prenait d'ailleurs très bien.
- Vous ne connaissez pas le poisson piquant ?
Sur le coup, Georgi et Sullivan s'étaient entre-regardés. Aucun d'eux n'avait d'explication. Ils avaient tous deux remarqué la tension marquée dans les épaules de Cardignac. Mais rien ne venait étayer cette incompréhensible soumission.
Depuis qu'il était arrivé à la maison, Georgi avait remarqué que l'avocat se passait de ses habituelles remarques acerbes. Il ne lâchait pas les phrases insidieusement insultantes dont il se délectait. Car, même si autrefois, Georgi lui avait appris à se montrer respectueux à l'égard de Marissa, l'homme d'affaires ne se lassait pas d'humilier le personnel qui le secondait jour après jour.
- Je connais au moins huit recettes. J'ai pris la moins pimentée. C'est aussi la plus parfumée.
Ainsi, il fichait la paix à Cécile. Georgi ne doutait pas que la jeune femme lui en eut remontré, et elle l'avait d'ailleurs magnifiquement giflé le matin précédent, mais le russe avait l'orgueil de s'attribuer la civilité de l'avocat. Pourtant Cardignac obtempérait un rien trop facilement. Mettre le couvert !
- Vous n'aimez pas ? Finit-elle par demander, une délicate pointe de doute dans la voix.
- Mais si, lâcha Georgi dans un sourire charmant, c'est délicieux.
Michel regarda le russe avec appréhension, puis son assiette. Si le communiste s'y mettait, il n'aurait plus qu'à cuisiner lui-même. Cette humiliation-là, seul Largo Winch, le grand patron, l'avait obtenue. Lui, la fine fleur de la finance mondiale, ne laisserait pas une « secrétaire », profession ô combien populaire et commune, accéder au même privilège. Et il ne pouvait laisser Sullivan, le deuxième homme le plus puissant du groupe, participer à cette curée. Il décida donc de se taire.
Un téléphone sonna, celui de Georgi. Le russe quitta la table avec regret et s'isola dans sa chambre. Il décrocha et attendit, sans un mot. Quiconque l'appelait savait qu'il ou elle devait s'identifier en premier.
- Kerensky ?
Georgi reconnut la voix de Penolo Modrillas. Il esquissa un sourire. Il avait descelé dans les intonations que l'aventurier avait accepté sa proposition. Pen était un peu tendu.
- Oui. Comment allez-vous, Pen ?
- Pas trop mal. J'ai repris le travail au début de la semaine. Mon patron m'a envoyé en Amérique Centrale d'entrée de jeu. Il n'a pas apprécié mon absence.
- Cette intolérance à l'égard de la vie privée des individus est caractéristique des entreprises capitalistes. Je suppose qu'il vous a retenu une part conséquente de votre salaire ?
Une pointe d'humour aiderait l'espagnol à se détendre.
- Non, il s'est abstenu, répondit Pen dans un rire léger. Il doit avoir besoin de moi. Je dois être meilleur qu'il ne le laisse entendre. Kerensky, j'ai réfléchi à votre proposition, continua t-il plus sérieusement, celle que Largo m'a transmise. C'est d'accord. Je veux vous aider. Et puis, plus vite j'évacuerai cette affaire, mieux ça ira.
- Je suis heureux de l'entendre. Mais je vous préviens, ce ne sera pas aussi trivial que vous avez l'air de le croire.
- Pas grave. Mieux vaut ça que rester sans rien faire.
Georgi sourit. Pen acceptait la situation. Il commençait, du moins. C'était le début de la « guérison ». Le russe décida de passer à un autre sujet.
- Que faites-vous les prochains jours ?
- Pour dimanche, je comptais convaincre Simon et Largo de faire une promenade en montagne. Je connais un parcours assez vivifiant dans les Rocheuses. Largo dépérit comme un poisson hors de l'eau dans cette ville pourrie. Simon va hurler qu'il a rendez-vous avec la moitié des filles de Manhattan, mais ça lui fera du bien. A moi aussi, d'ailleurs.
Georgi réfléchit très vite. Manifestement, Pen n'était pas au courant des projets de Simon pour la fin de la semaine. Le voyage en France avait été organisé quelques jours auparavant et à cet instant, l'aventurier était injoignable. Georgi expliqua en quelques mots la situation à son interlocuteur.
- Nom d'un pied de biche ! Mais dans quoi a t-il encore été se fourrer ? Je parie qu'il a piqué la petite culotte de la fille d'un ambassadeur quelconque. Ne riez pas, Kerensky, c'est tout à fait son genre.
Imperturbable et pince sans rire, le russe rétorqua du tac au tac :
- Pas d'inquiétude à ce sujet, Pen, les épouses, maîtresses et progénitures féminines de plus de quatorze ans des ambassades, consulats et villas diplomatiques de Cannes jusqu'à Monaco répondent à l'appel. C'est la première chose que j'ai vérifiée. Je commence à le connaître, l'oiseau-drageur !
Une crise de fou-rire lui répondit avant même qu'il eut terminé sa diatribe. Puis elle s'interrompit brusquement, dans un silence complet, si ce n'était le grésillement des communications internationales.
- Où avez-vous dit que devait se trouver Largo ? Lâcha soudain Pen.
- Chez lui, à préparer ses affaires, ou bien à la signature d'un contrat « capital », rappela calmement le russe.
- Non, il n'y est pas. Ni à l'un, ni à l'autre. Une requine a failli me renverser quand je suis arrivé à l'étage. Elle remerciait les dieux de Wall Street que « Winch » n'ait pas fait d'esclandre et elle était bien contente que l'affaire soit conclue. Ensuite, j'ai frappé à la porte du penthouse pendant cinq bonnes minutes, mais il n'a pas répondu.
Georgi réfléchit très vite. Il y avait trois hypothèses. Premièrement, Largo s'était fait enlevé. Mais cela ne concordait pas avec la disparition de Joy et Simon. Malheureusement, ceci n'était pas complètement à exclure. Deuxièmement, le milliardaire s'était envolé pour l'Europe en avance sur l'horaire, ce qui était tout à fait inconsidéré et hélas, tout à fait le genre de choses qu'il affectionnait. Troisièmement, il était dans le bunker, en train de mener des recherches de son cru, pour lutter contre la frustration et ne pas devenir fou. Georgi avait établi une liaison permanente entre son ordinateur portable et les machines ronronnantes de New-York, il pourrait vérifier ce point sous peu.
- J'aime pas ça, finit par affirmer Pen. Largo, en ce moment, je le vois plus aux commandes d'un bimoteur à pédales au dessus de l'Atlantique qu'en train de sagement courir la gueuse dans les rues de New-York. Il est assez fou pour ça.
- Je vais mener des recherches sur le sujet, rétorqua Georgi, mettant volontairement de côté la possibilité d'enlèvement. Largo était suffisamment puéril pour chercher à griller les étapes et vouloir arriver ici ne serait-ce qu'une heure plus tôt. Si vous avez du temps, fouinez dans l'immeuble. Il ne sera sûrement pas sorti sans que quelqu'un le remarque.
- Si j'ai le temps ? Nom d'une petite culotte, Georgi, mon meilleur pote disparaît, son patron disparaît et une jolie nana disparaît ! Et vous osez me demander ...
Pen raccrocha trois minutes plus tard après avoir lâché une bordée d'injures à faire rougir le moins vertueux des anciens agents du KBG.
Georgi était retourné dans la salle à manger sitôt que Pen avait raccroché. Il avait immédiatement vérifié l'hypothétique présence de Largo dans le bunker. La pièce secrète du troisième sous-sol était déserte. Il procéda donc au contrôle de tous les vols à destination de l'Europe depuis la région de New-York, en commençant par les grandes compagnies et en continuant par les petites sociétés et les indépendants.
Pendant ce temps, Cardignac paradait. Il racontait l'atterrissage héroïque du jet le jour où Ross Naylor les avait pris en otages, avec Joy et Sullivan. Cécile écoutait, avec un sourire indécis, les exploits enjolivés du pilote occasionnel. Sullivan reprenait souvent son cadet pour remettre à leurs places certains détails « héroïques ».
Une fois de plus, la jeune femme avait « pouponné » le russe. Elle avait placé son assiette réchauffée à côté de lui, sur la petite table du salon, pendant que les hommes d'affaires et elle dégustaient le café accompagné de petits gâteaux. Elle n'avait rien ajouté, ni même appuyé son geste d'un regard.
Georgi aurait été hypocrite en affirmant que cela l'irritait ou lui était indifférent. Il adorait se faire dorlotter, et cela lui apportait un précieux gain de temps dans ses recherches. Mais les attentions de la jeune femme l'agaçaient. Elle lui apportait un soutien incontestable, tant matériel que moral, par son calme souverain en particulier, et la distance qu'elle maintenait entre les avocats et lui. Elle avait aussi passé la moitié de l'après-midi à contacter les hôpitaux, cliniques, médecins et vétérinaires dans un rayon de soixante kilomètres à la recherche de Simon et de Joy.
Le russe pouvait indubitablement se reposer sur elle, et c'était précisément ce qu'il aurait souhaité lui reprocher. Il considérait qu'il n'avait besoin de personne, il ne pouvait accepter l'aide parfaite et désintéressée de Cécile, il aurait dépendu d'elle. Il repensa à l'aéroport, à sa boulimie visuelle, comment elle avait dévisagé les passagers, détaillé les avions et l'activité sur le tarmac. Il ne pouvait se détacher de l'idée qu'elle cachait quelque chose et qu'elle était dangereuse.
Cécile lâcha un rire. Le russe observa plus attentivement la tablée. A la gauche de la jeune femme, Sullivan jouait les aïeuls dans l'acception diplomatique du terme. Il s'appliquait à maintenir des relations raisonnables entre Michel et sa secrétaire, visant à ce qu'ils s'adressent la parole sans se provoquer, tout en tentant discrètement de comprendre l'aménité excessive de l'avocat. Cardignac, en face de lui, fanfaronnait. Sa gestuelle trahissait sa volonté d'impressionner l'austère jeune femme, sa moue, celle d'un gamin qui cherchait à se faire pardonner d'avoir renversé le pot de sucrerie. Cécile, au milieu, se laissait emporter par les excès narratifs et l'exagération évidente de l'héroïsme de Michel, tout en croquant des petits gâteaux.
Le russe retourna à ses recherches comme Cécile riait de nouveau. Elle l'avait regardé, comme pour lui demander confirmation du récit. Mais elle n'en avait rien fait, estimant sans doute qu'il s'occupait d'affaires plus importantes.
Largo n'avait pas empreinté une grande ligne. D'ailleurs, aucun vol ne convenait. Il serait arrivé en France de nuit et n'aurait trouvé aucune correspondance vers Nice avant le lendemain matin, heure à laquelle le jet aurait déjà atterri. La vérification des petites compagnies était pratiquement terminée. Il y en avait beaucoup et elles avaient toutes des systèmes informatiques différents, mais grâce à la puissance du bunker, cela allait vite.
Georgi se considérait satisfait du système de « télécommande » qu'il avait mis au point : il se servait de son ordinateur portable pour mettre en route les recherches sur les mastodontes de New-York. Sans cela, il n'aurait pu mener le dixième des recherches dans le même temps.
Les indépendants poseraient plus de problème. Tous n'étaient pas équipés en informatique et le matériel n'était pas nécessairement sous tension et connecté à la toile planétaire en continu. Mais il avait son idée sur la façon de procéder.
Il terminait son inspection des petites compagnies lorsque Cécile et Sullivan se levèrent de table.
Sullivan quitta le salon. La jeune femme se dirigea vers les portes-fenêtres et l'ouvrit en grand, laissant entrer le vent chargé d'humidité. Au dehors, la pluie faisait rage. Avec l'isolation phonique et thermique de la maison, personne ne l'avait remarqué. Cécile agrippa les volets et entreprit de les fermer.
Cardignac n'était pas enclin à l'aider. La secrétaire faisait montre de caractère, qu'elle se débrouille seule ! Il décida d'approcher le russe. Beaucoup de temps avait passé depuis leur altercation. C'était l'occasion rêvée de relever la situation. Tasse à la main, il s'assit à côté de sa proie avec l'attitude suffisante d'un maître de maison.
- Toujours rien, Kerensky ?
Georgi releva la tête.
- Non, répondit-il sèchement.
- Comment, vous n'avez pas encore trouvé Largo ? Il est vraiment trop rustre, vous ne trouvez pas ? Un jet très confortable l'attend à La Guardia et il préfère traverser à la nage.
Derrière Cardignac, Cécile achevait de refermer les portes-fenêtres. Le calme revint dans la pièce, rendant chaque son d'autant plus perceptible. L'ordinateur de Kerensky tinta.
- Je n'ai pas à me poser ce genre de question, lâcha le russe d'un ton brusque en se retournant vers son écran.
Il venait de recevoir un mail. Qui pouvait lui écrire à cette heure-ci ? Sans plus prêter attention à l'omportun, il se précipita vers sa messagerie.
En se levant, Michel Cardignac se prit dans ses lacets. Ne comprenant pas la raison de ce brusque deséquilibre, il lâcha sa tasse et se mit à agiter frénétiquement les bras. Cet élan désespéré pour contrarier les lois de la pesanteur se termina entre un fauteuil et un canapé, sur le tapis mœlleux. Mais il y eut, hélàs, un heurt autrement plus conséquent que celui porté à la dignité d'un respectable directeur d'une multinationale renommée.
La tasse que Cardignac avait lâché virevolta jusque sur la table du salon, plus précisément jusque sur le clavier de l'ordinateur portable de Georgi. Occupé à ouvrir sa messagerie, plus lente du fait de la distance France Etats-Unis, il vit le projectile se fracasser assez artistiquement entre le G et le H sans avoir le temps de réagir. Le liquide noir s'avait pas commencé à s'écouler dans les interstices de la protection brisée par le choc, que le russe avait déjà saisi l'ampleur de l'évènement. Deux dixièmes de seconde plus tard, des étincelles jaillirent de tout l'appareil et il n'en éprouva aucune surprise. Cardignac était un homme mort.
L'intéressé se relevait d'entre les meubles, une expression penaude sur la figure. Il était heureux d'être indemne, mais pas satisfait du spectacle ridicule qu'il venait de donner à l'assistance.
Georgi sentit la colère monter en lui, une fureur qu'il ne chercha même pas à contenir. Sans Largo pour le calmer, rien ne pouvait s'interposer entre le fautif et lui. Loin de New-York, et même hors de la pièce secrète dans le troisième sous-sol de l'immeuble du groupe W, Georgi Kerensky n'aurait été qu'un mercenaire comme un autre s'il n'avait eu son ordinateur portable pour le relier au Bunker. Cet ordinateur ne se contentait pas d'être un simple « PC » compact. Il était capable de fonctionner à des températures négatives ou très élevées, il avait été renforcé pour résister à des chocs violents, et il comportait des équipements additionnels qui augmentaient sa puissance de travail. Réseaux, calculs, traitement d'images : il était aux ordinateurs portables commerciaux ce que les machines du Bunker étaient à l'ordinateur de bureau du cadre moyen. Pour Kerensky, c'était une arme avec laquelle il avait eu l'intention de sauver Joy et Simon, à n'importe quel prix. Une arme qui venait de périr par la bêtise arrogante de Michel Cardignac.
En regardant l'avocat arranger son col de chemise, le russe sentit son esprit s'effacer, écrasé par la nécessité absolue d'exterminer. Il ne voyait plus que cela : Joy et Simon morts, une balle dans la tête chacun, abandonnés au fond d'une crevasse perdue dans les montagnes. Seul le sang semblait capable d'effacer cette image.
Georgi sauta brusquement à la gorge de Michel Cardignac, les mains en avant, les yeux injectés de sang.
- Maiiis ...
Le mot mourut dans la gorge de l'avocat, comme il se débattait piteusement. Soudain, l'air revint et il fut catapulté contre la table sans ménagement. Il voulut parler, mais il s'abstint. Le spectacle le terrifia. Kerensky avait le visage déformé et piétinait de droite à gauche et de gauche à droite. Ses muscles jouaient sous la toile de la chemise. Sa carrure paraissait plus imposante que dans le souvenir de l'avocat. Le plus terrifiant étaient ses yeux. Ils vrillaient Cardignac, sondaient son esprit, l'assassinaient des pires manières, lui promettaient l'enfer avant la mort.
Face au tumulte animal qui embrasait le russe, Cécile s'interposait fermement, les deux mains sur la poitrine du monstre, lui parlant d'une voix basse et ferme, si basse que l'avocat n'entendait pas ce qu'elle disait. Cette tentative de conciliation paraissait ridicule, mais Michel savait de source sûre que la jeune femme savait se défendre.
Il se souvenait de la lame qu'elle avait placé sous sa gorge et de la leçon qu'elle lui avait fait réciter : ne plus importuner le petit personnel, montrer du respect à ses pairs et surtout ne plus mettre la main aux fesses des secrétaires. Sinon, elle se montrerait moins clémente. L'avocat se souvenait encore du mouvement de genou qui avait ponctué l'avertissement. Il était sans équivoque. Elle ne lui avait pas fait mal. Disons plutôt qu'elle lui avait rappelé jusqu'où une femme susceptible peut aller.
Michel aurait volontiers fui dans les chambres ou même dehors, sous la pluie torentielle. Mais la terreur le paralysait, une terreur salvatrice à en croire le regard de Kerensky qui continuait de guetter le moindre mouvement de sa victime.
Cécile continuait de parler, un peu plus fort qu'auparavant. Michel entendait des bribes de mots. Ce devait être du russe. Imperceptiblement, elle gagnait l'attention du mercenaire, l'éloignait de ses instincts meurtriers et de sa juste revanche. Sentant sa détermination faiblir, Georgi tenta de passer outre le barrage de la jeune femme et se jeta en avant brusquement avec un cri rauque. Cardignac sursauta et se précipita par dessus la table, prêt à défendre sa vie avec ses moyens dérisoires. Mais il n'eut pas à mordre ou à griffer. Cécile gifla le russe, avec une force insoupçonnable.
Georgi vacilla, puis se redressa, parfaitement immobile. Il y eut une seconde de silence, durant laquelle il la regarda avec stupeur. Puis il porta son attention sur Cardignac, recroquevillé sur la table. Le tueur avait disparu. Ne subsistait que l'ami blessé, perdu, désespéré.
Cependant, la colère reprit le dessus. Il se dirigea vers l'avocat et Cécile, une fois de plus, s'interposa. Elle prit sa tête entre les mains et le força à la regarder.
- Il y a d'autres moyens, d'autres solutions. Ne perdez pas votre temps avec lui.
- Il a condamné Simon et Joy et il va le payer. Très cher.
Sa voix brisée portait la douleur inexorable du deuil.
- Mais non, répondit-elle avec un sourire qui se voulait charmeur et s'avéra malsain. Monsieur Cardignac va réparer son erreur. Il en est d'ailleurs ravi.
Elle se retourna vers l'avocat. L'intéressé frémit en apercevant son expression. Elle le tenait. Peu importait la manière. Cardignac était intimement persuadé que Kerensky n'hésiterait pas à le mettre en pièce à la première occasion. Et cette fois-ci, le russe procéderait froidement, méthodiquement.
- Oui, oui, répondit-il hâtivement, sans même chercher à masquer son épouvante.
De toute façon, il n'y serait pas parvenu. Il était trop éloigné de sa sphère pour garder le contrôle de lui-même. Cette violence à l'état brut n'était pas son univers. C'était celui de ce fou furieux de Kerensky, peut-être même celui d'Arden. Etait-ce aussi celui de Largo ? La raison pour laquelle il lui était tellement étranger et ne parvenait pas à le vaincre ?
Dans le même temps, Georgi lâcha un sourire dédaigneux. Y avait-il un nouvel espoir ?
- Monsieur Cardignac, entama t-elle d'une voix calme et didactique, dispose d'une carte de crédit d'urgence. Je l'ai découvert lorsque j'ai effectué les démarches pour en obtenir une. On me l'a refusée à cause de vous, fit-elle en pointant un index accusateur. Demain matin, j'irais vous acheter un ordinateur, Monsieur Kerensky, et vous pourrez continuer vos recherches.
- Demain matin, ce sera dimanche, lâcha Cardignac, avant de se rendre compte qu'il torpillait sa propre position.
- Oui, mais il y aura des magasins ouverts à Nice. Je suis optimiste en ce qui concerne les grandes surfaces.
- D'ici là, je suis impuissant, nota Georgi en fixant hargneusement l'avocat perché.
- Je vais vous prêter mon appareil. Il a dû faire la dernière guerre, mais il vous permettra d'avancer au moins un peu.
Il y avait une pointe d'optimisme dans sa voix. Georgi se trouva quelque peu rassénéré de la générosité de la jeune femme. Ce serait difficile, mais au moins, tout n'était pas perdu.
- Allez me chercher la carte, Monsieur Cardignac.
- C'est-à-dire que ...
L'homme recroquevillé sur sa table n'acheva pas sa phrase. Cécile le fixa, une pointe de colère dans le regard, et il pressentit que cette vague meurtrière serait pire que la précédente. Il n'y survivrait pas.
- Continuez, asséna t-elle froidement.
- Je ne l'ai pas ici.
Elle fit un pas en avant.
- Je la garde chez moi, au cas où ... Et ...
Cécile fit encore un pas en avant, plus lentement que le précédent. Son visage se fermait, son corps se tendait imperceptiblement. Mû par un absurde instinct de sauvegarde qui lui laissait croire que la confession était son unique chance de survie, Michel continua à parler :
- de toute façon, le compte est pratiquement vide. Il n'y en a pas assez pour l'...
- Imbécile, vous rendez vous compte que vous condamnez deux personnes à une mort certaine ?
Elle bondit. Et fut brusquement retenue par un bras passé autour de sa taille. Cardignac en fut quitte pour une autre montée d'adrénaline et un second remake de sa vie passé en accéléré douze fois.
- Allons, mademoiselle Thompson, il y a d'autres moyens, d'autres solutions. Ne perdez pas votre temps avec lui.
Malgré l'ironie évidente de la tirade, Kerensky ne souriait pas. Cécile se retourna vers lui, mais ne répliqua pas. Ses yeux étaient laiteux et son visage paraissait sculpté dans le marbre le plus blanc. « Elle est magnifique », songea brièvement le russe. La jeune femme se tourna de nouveau pour s'adresser à Cardignac.
- Vorte carte de crédit est-elle internationale ?
L'intéressé frémit. Il avait beau faire face à ses pires cauchemars, l'évocation du pillage de son porte-monnaie, fut-ce d'un centime, le mit en rogne.
- Bien sûr, mais si vous imaginez que je vais vous la donner, vous vous faites des illusions.
Georgi ne s'étonna pas de l'avarice de ce capitaliste fini ! Il lâcha Cécile. Elle lui infligerait une correction méritée. Après ça, Cardignac se montrerait on ne peut plus coopératif.
Mais la jeune femme ne réagit pas du tout de cette manière. Elle s'avança lentement vers sa victime.
- Michel Cardignac.
Sa voix était à peine audible, mais sa sonorité dure et claire atteignait directement les lobes de terreur de son interlocuteur.
- Votre maladresse et votre inconsidération ont annihilé les seules chances de survie de Monsieur Ovronnaz et de Mademoiselle Arden.
Elle laissa planer un silence lourd de sous-entendus.
- Allez chercher votre carte de crédit. Et son code. Tout de suite.
Le murmure glaça le sang de Cardignac, qui descendit de la table et, comme un automate, se dirigea vers les chambres. La jeune femme le suivit, l'air plus impériale que jamais. Georgi resta dans le salon, immobile.
Sullivan se tenait près de la cuisine. Depuis quand était-il là ? Son expression était indéfinissable, entre la peur panique et le désir de calmer le jeu, de rendre le contrôle, mais il y avait autre chose, de la fascination peut-être. Il s'approcha de l'ordinateur brisé et observa les débris de la tasse. Il semblait ne pas accepter ce qu'un objet aussi insignifiant pouvait déclencher.
- C'est absurde. Je vous le paierai, cet ordinateur. Et tout ce qui sera nécessaire.
Cécile revint à cet instant. Elle posa son vieil appareil sur la table du salon, puis elle dit, d'une voix posée et souveraine :
- Vous pouvez le modifier comme vous voulez. J'ai fait des sauvegardes des fichiers importants.
Elle avait retrouvé son calme, du moins elle en donnait l'impression. Elle montra une carte de crédit.
- Faites moi une liste de ce dont vous avez besoin. J'irai l'acheter à l'aube.
- Je laisserai la liste près de la cafetière.
Elle acquiesça.
Sullivan la regarda disparaître dans la cuisine, puis il se tourna vers Kerensky, à la recherche d'une réponse. Mais le russe ne savait pas d'où elle tirait cette force, tantôt violente, tantôt tranquille. John aurait voulu parler, dire qu'il n'avait pas connu quelqu'un comme ça depuis la mort de Nério, dire qu'elle l'impressionnait et lui faisait peur aussi. Il préféra se retirer dans sa chambre.
Georgi resta debout à marcher en long et en large, tranquillement. Dans la pièce voisine, la cafetière crépitait et la poêle grésillait. Une fois de plus, Cécile mettait sa clairvoyance au service du russe. Elle préparait la nuit, avec du café parfumé à la cardamome qui embaumait déjà la salle à manger, et des crêpes. Les crêpes étaient assurément une idée incongrue, mais la jeune femme ne paraissait pas très à l'aise dans les arts culinaires, en dehors de ses huit recettes de poisson piquant. La « purée d'aubergines » du midi en attestait !
C'était une nuit longue et interminable qui commençait, une nuit de plus sans nouvelles de Joy ou de Simon, sans oublier les très probables facéties de Largo. Georgi retint un cri de frustration et se mit au travail.