UNE RIVIERA POUR JOY
Première partie



L'aéroport de Nice était baigné de soleil, mais il restait frais à cause de la saison qui rechignait à des températures plus clémentes. Emmitouflée dans son manteau, Joy profitait de la lumière et de l'air vivifiant pendant que Simon grelottait et râlait tout son saoul. Avec un rire, elle invita son compagnon de voyage à sortir du jet et à rejoindre le hall de l'aéroport. Il leur fallait procéder au passage en douane et ils étaient attendus par un agent immobilier à l'accueil à neuf heures précises. De plus, le jet repartait pour New York dans l'après-midi et Jerry et Tom, son nouveau second pilote devaient se reposer. Simon se soumit enfin aux rigueurs de janvier.


Madame Pierrotte était très satisfaite de cette opération. L'un des hommes les plus riches de ce monde avait fait appel à elle. Il n'y avait de rien d'exceptionnel dans sa démarche, mais c'était Largo Winch quand même ! Il lui louait une maison dans l'arrière-pays niçois, une coquette villa accrochée à la montagne avec beaucoup d'espace autour. Curieux, quand même, qu'il ait refusé des domestiques, mais il était excentrique, c'était connu ! Elle fit visiter la maison à son service de sécurité, expliqua les commerces dans le village voisin et les distractions possibles dans la ville la plus proche. Elle leur remit les clés des deux voitures, celles de la maison et les quitta avec un sentiment étrange : ces gens-là étaient peut-être des professionnels, mais ils parlaient de leur patron comme s'il était leur meilleur copain. Elle balaya cette dernière pensée : elle faisait là une très bonne opération et elle avait reçu toutes les assurances nécessaires.


« C'est sympa, comme coin, si l'on excepte ce temps exécrable ! »
Joy sourit. Il ne pouvait donc faire abstraction de la température pendant quelques minutes ?
« Oui, c'est très calme. Isolé, loin de la ville. De quoi se ressourcer.
- Je le connais. Il n'arrivera pas à la quitter, cette maison. Il est surmené en ce moment et cet endroit est tout bonnement fabuleux. Regarde ça ! » fit-il en designant le paysage.
Ils se tenaient sur le balcon, quid grelottant, quid respirant à plein poumon l'air frais. La montagne s'étendait devant eux, impressionnante, si proche qu'on pouvait la saisir d'une main et si lointaine que dix jours de marche n'auraient suffi à l'atteindre. La neige la ceignait et elle reflétait le soleil avec plus de vigueur et de joie que la Méditerranée voisine.
Après quelques minutes de sérénité, Simon capitula face au froid qui se rappelait sans cesse à lui. Joy abandonna aussi, mais à cause des tâches qui les attendaient : il fallait remplir le frigo, préparer les chambres et rendre visite à Ernst Wagnau, le propriétaire et vendeur de la Someta. Ce voyage était aussi destiné au travail.
« Par quoi commence t-on ?
- Les chambres ? Comme ça s'il manque des draps, on pourra les acheter en même temps que le reste.
- Entendu ! »
Ils s'attelèrent à aérer la maison et à mettre en place la literie. Malgré la fraîcheur qui envahissait la maison, Simon courrait d'une pièce à l'autre, d'une fenêtre à l'autre. Il ne tarda pas à enchaîner les pitreries, draps et couvertures à l'appui, avec Joy qui dansait en riant aux larmes dans le soleil hivernal. L'humeur était aux rires, à cette joie qu'ils retenaient depuis bien longtemps.

En fait, ça ne faisait que trois semaines que la tempête avait commencé. Le cambriolage des dossiers de Sullivan avait provoqué chez Largo une boulimie de travail sans précédent. Il était prêt à tout pour préserver le Groupe : nuits amputées, réunions de plusieurs heures, repas à la volée et aucune sortie, aucune distraction. Il ne lui serait pas venu à l'esprit de s'arrêter quelques heures, de se reposer quelques minutes, de s'asseoir ne serait-ce qu'un court instant.
A ce jeu, John Sullivan restait le maître, mais de peu. Il s'était installé dans un appartement de l'immeuble et suivait la cadence sans broncher. A son sens, comme à celui du maître du groupe W, établir une nouvelle stratégie était crucial pour l'avenir de la division médicale et pharmaceutique.
Et le Conseil se taisait, surpris par la puissance de travail de l'impétueux aventurier, à moins qu'il n'attendisse avec la patience du chasseur embusqué, un faux pas.
C'était précisément l'objectif de cette excursion en France. Largo avait, comme à son habitude, surpris son entourage en adoptant la tactique la moins conventionnelle, la plus irrationnelle qui soit : persister dans la lignée actuelle et renforcer la division le plus vite possible en s'installant dans des marchés de niche complémentaires aux spécialités actuelles.
La Someta, petite société allemande spécialisée dans la fabrication de médicaments d'appoint aux thérapies géniques, était en excellente santé financière et disposait d'un laboratoire de recherche très réputé. Son propriétaire avait décidé de profiter de cette fortune en puissance, ce qui rentrait parfaitement dans les plans de Largo. La transaction devait se dérouler dans le plus grand secret, primes d'encouragement et pénalités de divulgation à l'appui, dans la villa de Wagnau dans le sud de la France.
Joy et Simon avaient saisi la trop belle occasion de forcer Largo et Georgi à se reposer.Car Georgi était aussi surmené.
Il avait enquêté nuit et jour sur les acquisitions potentielles de la division. Sa méticulosité en était la principale responsable, mais son attachement à Largo y jouait un rôle non négligeable : il avait cherché lui-même des candidats et il avait trouvé la Someta, un fruit si parfaitement mûr que sa méfiance confina à la paranoïa. Il parvint à repousser ses soupçons maladifs après quatre vérifications très, très approfondies. Mais il doutait encore. Il jeta un dollar parfaitement anodin en l'air et murmura : « pile ». La pièce annonça « face ». Magré tout, il conclut qu'il ne pouvait priver le jeune homme d'une telle opportunité et il monta au penthouse.
Après ceci, il put se reposer un peu, à l'exception de la gastro-entérite qui l'avait terrassé à deux jours du départ vers la France. De fait, il ne peut se joindre aux heureux vacanciers.
Largo entra dans une phase de travail encore plus intensive. Il passait la plupart du temps seul ou avec John à travailler les termes de l'arrangement, dont aucun des membres du Conseil n'avait encore entendu parler. Officiellement, rien ne se préparait. Le lundi à venir serait décisif.


Certes, il avait bien dormi. Mais il souffrait encore de la fatigue de la nuit précédente. Sans compter que ça ne l'avait pas du tout amusé ! Serrer les dents n'avait pas suffi, il en était venu à se tenir le ventre tant la douleur était aigüe. Sale peste !
Il comprenait le scepticisme de Largo, mais il n'en avait cure.
« Je veux travailler. C'est terminé, je vais bien, plus de virus. Et si je reste enfermé chez moi, je vais devenir fou. »
Le jeune homme observait le géant blond. Pâle, mal assuré, les yeux las, Georgi méritait qu'on le cadenassât au lit. Il s'énerva :
« Largo ! Arrête de me regarder comme si je descendais de la planète Mars. Je. Vais. Bien.
- Désolé, Georgi, les fantômes qui parlent ont tendance à ébranler ma raison. »
Le russe grimaça. Pouvait-il être effrayant à ce point ? Dans la glace, ce matin, il avait considéré son aspect général très satisfaisant.
« C'est entendu. Mais à quinze heures, tu disparais.
- Quinze heures !
- Oui, quinze heures. Et tu vas prendre le petit-déjeûner avec moi.
- Non merci. J'ai essayé d'avaler un encas cette nuit et mon estomac a tout refusé en bloc.
- Si tu ne manges pas, tu rentres chez toi » asséna Largo tranquillement, tout en s'asseyant à la table et tournant très stratégiquement le dos à son ami.
Georgi capitula. Il ne supporterait pas rester cloîtré dans cette antre de douleur qu'était son appartement une heure de plus. Il lui fallait sortir, marcher, faire fonctionner son esprit, vivre. Si on considérait que la pièce maîtresse du troisième sous-sol avait été fermée à clé et interdite d'accès à certain mal-portant, alors, conclut-il, il avait peut-être faim.
Largo se releva.
« Installe-toi, je vais mettre les caméras et la télévision en route. »
Le russe ne prêta que peu d'attention au jeune homme, bien qu'il en fut intrigué. Il ne pouvait détacher son regard de la corbeille de petits pains. Les arômes boulangers excitaient ses papilles et soulignaient son état de faiblesse. Il se servit un chocolat chaud et attaqua la corbeille avec toute la mauvaise foi dont il se sentait capable. Largo ne devait pas deviner qu'il avait eu le dernier mot.
Le jeune homme vint le rejoindre, une télécommande à la main. Il s'assit et mit en route le téléviseur.
Georgi faillit protester. Trop, c'est trop : se nourrir, certes, mais pas dans cette ambiance de société de consommation qui caractérisait l'Amérique ! Il se tut lorsqu'il aperçut Simon et Joy attablés devant des croissants, des pots de confiture et une cafetière, à moins que ce fut une thière. Il resta muet de stupeur.
« Bonjour, Largo !
- Bonjour Joy, bonjour Simon ! Comment s'est passé le voyage ?
- Très bien. La maison est fantastique ! »
Ils échangèrent quelques banalités.
« Georgi ? C'est bien toi ? Tu es blafard, je ne t'avais pas reconnu ! intervint soudain Joy
- Avec une tête pareille, tu devrais rester alité, renchérit Simon. Largo, ne reste pas si près de lui, tu vas attraper sa maladie.
- Je ne suis plus contagieux et je vais très bien », protesta l'intéressé.
Largo rit de bon coeur. Ca, c'était un vrai petit-déjeûner en famille, si l'on exceptait que la journée commençait à peine à New-York et que le soleil inondait la salle à manger chez Joy et Simon, annonçant l'après-midi en France.
La conversation continua bon train jusqu'à la fin du repas. Puis il fallut bien éteindre le téléviseur et les caméras.
Le russe interpella son employeur.
« Largo, qu'as-tu fait pour Penolo ?
- Simon l'a appelé pour lui faire part de ton indisponibilité.
- Comment va t-il ? Simon te l'a dit ?
- Pas très bien, comme on pourrait s'y attendre. »
Le visage de Georgi prenait quelques couleurs, à la suite de ce bienfaisant repas où il avait discrètement dévoré toute la corbeille de petits pains. Mais il n'en était pas plus expressif. Le russe contrôlait toujours et encore étroitement ses émotions, ce qu'il fit encore plus durement à cette nouvelle. Le cas « Penolo » le touchait dans le sens où cette expérience leur était commune, à la différence que lui y avait été préparé.
Largo vit les yeux de Georgi devenir plus distants, plus froids. Il les connaissait trop bien, ces yeux glacés, et la barrière qu'établissait son ami entre lui et les souffrances du monde, il l'identifiait à tous les coups.
« Qu'est-ce qui se passe, Georgi ?
- Ca n'est pas bon d'attendre aussi longtemps. J'ai repoussé l'entretien à la demande de Simon, mais aussi parce que j'espérais que Penolo le solliciterait de lui-même. Dans quelques jours, il se fermera définitivement sur lui-même et il risque de changer, de devenir très différent.
- Différent ? Je ne comprends pas.
- Il faut que je rencontre Penolo. Sinon il deviendra froid, calculateur, impersonnel. Je préfère encore supporter un deuxième Simon que « ça ». »
Largo ne releva pas. En un sens, la nécessité d'interroger Penolo sur son ancienne femme – Sandera Hurricane, alias Elisabeth Marini, connue sous le pseudonyme de Cassiopée – n'avait pas besoin d'être justifiée et Penolo lui même avait proposé son aide, malgré la cruauté apparente du de la méthode. Cela signifiait pour lui ressasser des souvenirs heureux qui, aujourd'hui, avaient éclaté en une multitude de schrapnels et s'étaient enfoncés dans son coeur, dans son corps et dans son âme. Attendre sans bouger revenait à laisser sa chair cicatriser autour.
Georgi avait affirmé pouvoir aider le compagnon d'armes de Simon tout en obtenant les informations nécessaires pour le groupe W. Tout reposait dans l'art de poser les bonnes questions, d'apporter les bonnes réponses. Un art dans lequel Georgi, en tant qu'ancien agent de terrain du KGB, excellait.
La raison pour laquelle la rencontre n'avait pas encore eu lieu se présentait sous la forme d'un Suisse devenu aussi protecteur et enragé qu'une lionne défendant sa portée. Simon refusait le procédé, sans discussion. Joy avaient usé de tous les moyens, de la diplomatie à l'engueulade consommée, pour obtenir gain de cause, Largo et Pen n'aidant que peu, l'un par excès de travail, l'autre par manque de volonté. En définitive, une date avait été arrêtée et Georgi était tombé malade.
« Je lui téléphonerai dans la journée. Que dirais-tu de mercredi ?
- Parfait. Au fait, je n'ai encore rien trouvé sur le commanditaire. Je n'ai que des soupçons et aucune preuve. Je ne voulais pas en parler devant Joy.
- Je t'écoute.
- Il y aurait, parmi les commanditaires habituels de Cassiopée, trois personnes occupées par des contrats de grande envergure en ce moment.
Le premier se nomme John Chaning-Thornton. Il s'occupe de transferts de fond pour des grands comptes de l'underground, mafia, barons de la drogues, organisations criminelles ou parfois légales, en général pour des paiements.
- Ses activités ne s'accordent pas très bien avec la division médicale.
- Il se peut qu'il passe par l'une des entreprises de la division pour transférer des fonds et qu'il ait voulu dissimuler des traces ou prendre des marques pour des opérations futures. Il peut aussi se diversifier dans le cambriolage d'argent électronique. »
Largo acquiesça silencieusement.
« La seconde personne se nomme Veran Dossalev. Elle est une sorte de super-mercenaire qui organise des opérations complètes, du recrutement des hommes de main à l'établissement du plan d'action. Celui qui fait appel à ses services demande un résultat. Il n'impose pas de méthodes, de plans d'action ou de directives, contrairement aux usages, il ne fournit que très peu d'informations. Elle est unique en son genre. Et elle est spécialisée dans les domaines économiques et financiers. Elle aurait poussé un porteur de titres très influents à la faillite et au suicide, mais de façon à ce que les titres en question n'aboutissent pas dans n'importe quelles mains. On en a entendu parler parce que le commanditaire a rechigné à payer, croyant au hasard. Il lui est arrivé des bricoles.
- Elle a l'air redoutable.
- Difficile à dire, c'est un vrai fantôme. Pas de photo. Interpol doute de son existence, et je douterais aussi si la CIA n'avait tenté de l' « intégrer » à ses effectifs. Joy a eu affaire à elle et elle m'en a parlé. Mauvais souvenirs.
- Cette Veran Dossalev semble correspondre au profil.
- Ne t'emporte pas. Tout ce que nous avons, c'est qu'elle fait appel parfois aux services de Cassiopée. Ca n'est pas très solide.
- Et le troisième ?
- Elios Rossi, un indépendant du renseignement économique. Il récupère des informations et les revend au plus offrant. Si l'une des entreprises de la division a fait parler d'elle récemment, Rossi l'aura remarqué. Cassiopée travaille fréquemment pour lui.
- Le problème étant que, même si c'est lui le responsable, nous ne connaîtrons probablement jamais l'acheteur final, compléta Largo.
- C'est ma meilleure piste. Je vais continuer à l'approfondir.
- Je ne sais pas, affirma Largo, rêveur. Il vaut peut-être mieux attendre que tu aies rencontré Pen. Sans compter que nous sommes vendredi et que demain, tu viens avec moi en France. Ce sera idéal pour te reposer, avança t-il immédiatement pour faire taire la protestation naissante du russe. Fais ce que tu as à faire, mais ne te fatigue pas, tu entends ? »
Georgi maugréa une ralerie incompréhensible en guise d'affirmative, tout en consultant sa montre.
« Je dois descendre.
- Si vite ?
- Si je dois partir à quinze heures, je ne tiens pas à perdre la moindre minute. »
Largo sourit et lui tendit le sésame du bunker. Le géant blond quitta le penthouse, le pas plus alerte qu'à son arrivée.





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